Éditorial

Cette nouvelle livraison d’ Épistémocritique invite à explorer des territoires du savoir dont les relations avec la littérature vont plus loin et plus profond que la simple allusion ou le recyclage plus ou moins habile. Hervé-Pierre Lambert apporte à la lecture de Proust une information rarement prise en compte par les proustiens: pour les neurosciences, la Recherche n’est pas une référence vaguement littéraire destinée à montrer une certaine culture, elle est par bien des côtés un énoncé qui préfigure les théories contemporaines. Anouck Cape fait en quelque chose le chemin inverse en désenfouissant de façon spectaculaire les savoirs souvent anciens sur la paraphasie exploités par Jean Tardieu dans la plus célèbre de ses oeuvres, Un Mot pour un autre: là où le jeu et la fantaisie paraissent régner, apparaît un travail complexe sur la réalité des désordres linguistiques. Gisèle Séginger, quant à elle, montre avec rigueur et précision le sérieux et la gravité du débat de Flaubert avec la philosophie: la force de ses fictions est inséparable de l’ampleur de ses interrogations et de l’interpellation des philosophes.




La Mémoire : Proust et les neurosciences

Premières études des neurosciences sur l’œuvre de Proust

Les neurosciences incluent la neurobiologie, la neurophysiologie, la neuropsychiatrie, mais aussi la psychologie cognitive, sans omettre la philosophie cognitive. Les sciences du cerveau ont fait grâce aux nouvelles techniques d’imagerie médicale, particulièrement l’image à résonnance magnétique fonctionnelle, des découvertes essentielles au sujet de la localisation et du fonctionnement des différentes activités cognitives. Une neurobiologie des arts visuels, de la littérature et de la musique s’est développée, longtemps disséminée dans des revues scientifiques et médicales avant la récente publication de deux livres, Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature [1] , dirigé par F. Clifford Rose, président de la Société Médicale de Londres, en 2004 et Neurological Disorders in famous Artists [2], dirigé par Julien Bogousslavsky du CHUV de Lausanne et François Boller de l’Inserm en 2005. Si l’une des fonctions majeures actuelles de la neurobiologie des arts est d’étudier les conséquences des désordres neurologiques sur la production des créateurs, artistes visuels, musiciens ou écrivains, les neurosciences traitent surtout des mécanismes des phénomènes cognitifs. Zemir Zeki, l’auteur d’un livre devenu déjà un classique Inner vision : An Exploration of Art and the Brain [3] , connaisseur incontesté de l’art moderne occidental et concepteur d’un livre de dialogue en français avec Balthus, a créé la notion de neuroesthétique qui désigne deux éléments, tout d’abord les études des relations entre les fonctions visuelles, la perception de l’art et l’exploration par les artistes du système visuel mais aussi un concept programmatif des relations entre neurosciences et production artistique, aux présupposés jugés toutefois trop exclusifs par l’esthétique traditionnelle.

« Les avances spectaculaires dans notre connaissance du cerveau visuel nous permettent de commencer à essayer de formuler les lois neuronales de l’art et de l’esthétique, -bref-, d’étudier la neuro-esthétique . »S [4]]

En France, après la parution en 1997 d’un article intitulé « Marcel Proust, Prophète de l’inconscient ou la dialectique des hémisphères dans la création », dans lequel le docteur Jean Cambier s’intéressait surtout à l’« équilibre entre l’activité entre les deux hémisphères » [5] de l’écrivain, la relation entre les neurosciences et la conception proustienne de la mémoire semble commencer avec l’article de Jean-Yes Tadié « Nouvelles recherches sur la mémoire proustienne », présenté devant l’Académie des Sciences Morales et Politiques dans sa séance du 9 novembre 1998. Le spécialiste de La Recherche du temps perdu écrivait en introduction : « la description que Proust nous a donnée du fonctionnement de la mémoire a-t-elle quelque rapport avec celle qu’en fournissent les neurosciences ? » [6] L’auteur qui nomme la première partie de son article « Proust neurologue » rappelle les épisodes relevant de la neurologie dans l’œuvre avec l’invention du personnage du neurologue Du Boulbon et la description de deux pathologies neurologiques l’amnésie et l’aphasie, celle de Charlus après une attaque cérébrale. Le fait le plus révélateur de l’intérêt de Proust pour la neurologie serait son « emploi constant du mot cerveau ». Tadié présente l’étude proustienne des processus de la mémoire de manière problématisée, en commençant par les moyens d’acquisition. Il en distingue trois chez Proust : la répétition, le choc affectif, l’association. Tadié souligne que la mémoire dite involontaire, sans véritable équivalent dans la tradition psychologique anglo-saxonne, constituait depuis longtemps un thème de la littérature française depuis Chateaubriand, Nerval, Baudelaire et l’objet d’études scientifiques avec Ribot et Frédéric Paulhan à l’époque de Proust. S’appuyant sur des références à des neurologues, il met en parallèle la mémoire olfactive et gustative chez Proust avec les enseignements de la neurologie.

« On voit donc que les souvenirs olfactifs, gustatifs, tactiles sont beaucoup plus prêts à revenir, beaucoup plus efficaces lorsqu’il s’agit de reconstituer tout un passé, que les souvenirs visuels, trop usés. Une raison en est sans doute aussi qu’ils sont conservés dans une zone archaïque du cerveau, comme chez les animaux . »

Dans un second temps, Tadié interroge le processus de conservation des souvenirs chez Proust et souligne que la remémoration est pour Proust comme pour le psychologue anglais Bartlett, auteur de Remembering en 1932, une « reconstruction imaginative » [7] . Dans sa conclusion, l’auteur observe la pertinence de la conception proustienne des processus de la mémoire par rapport aux études scientifiques actuelles : « Il semble bien que les neurosciences décrivent le processus de la mémoire comme le romancier, qui n’a pas négligé un seul des domaines maintenant explorés par la science . [8] » Au début de son article, Tadié faisait part de sa surprise déçue devant ce qui lui semblait le manque d’intérêt des neurosciences pour Proust, rarement mentionné dans les manuels anglais, américains et français. Dans son livre suivant [9], Le sens de la mémoire , écrit en collaboration avec le professeur de neurochirurgie Marc Tadié, le spécialiste de Proust semble vouloir pallier ce déficit, ouvrant l’étude à la littérature en général, sans la limiter au cas initial de la mémoire sensitive chez Proust. Comme dans l’article de l’année précédente, le rôle de l’imagination dans la reconstitution du souvenir est souligné. Les auteurs remarquent que les déclencheurs de la mémoire sensitive proustienne sont multisensoriels, aussi bien l’odorat que le goût, l’audition que le toucher. Ils proposent une explication neuroanatomique et neurophysiologique de l’expérience proustienne de la mémoire dite involontaire, s’attachant à l’épisode de la madeleine :

Cette forme de mémoire sensitive a vraisemblablement pour support un circuit reliant directement les neurones à potentialisation à long terme et le noyau amygdalien. […] Le support neuroanatomique est sans doute formé par des connexions synaptiques constituées entre les neurones de l’hippocampe, la circonvolution limbique et le noyau amygdalien, et procède à l’inverse de l’entrée en mémoire [10]. 

Les auteurs affichent un scepticisme sur la valeur des études en laboratoire de ce qu’ils appellent la psychologie comportementale, qui resteraient incapables de cerner la complexité de la mémoire. C’est pourtant dans le domaine de la psychologie cognitive que va se réaliser en alliance avec la nouvelle imagerie du cerveau l’application des neurosciences à l’œuvre proustienne.

Proust et les neurosciences durant les dix dernières années

L’appropriation proustienne par la neurologie s’explique par l’état des travaux spécialisés sur la mémoire sensorielle à partir de la moitié des années Quatre-vingt dix et par une politique de communication dans le cadre d’une concurrence entre équipes. Une série d’études en laboratoire de psychologie cognitive sur la mémoire provoquée par les stimuli sensoriels, notamment olfactifs, corroborées par l’imagerie médicale ont fait partie des avancées scientifiques actuelles dues aux neurosciences. Deux laboratoires, l’un anglais, l’autre américain, en compétition sur le même terrain ont associé leurs recherches à des études sur la conception proustienne de la mémoire. Aux Etats-Unis, il s’agit du laboratoire de Cupchik et Rachel Herz. La liste de leurs publications est éloquente et montre la spécialisation dans l’étude de la mémoire humaine liée à des stimuli olfactifs [11] . Le premier article de Rachel Herz sur le sujet date de 1992 avec « An experimental characterization of odor-evoked memories in humans ». Ces études de psychologie cognitive concernant les domaines de la perception, de l’émotion et de la cognition olfactive vont s’ouvrir au domaine de la neuroimagerie et se corréler avec elles comme en témoignent différents articles dont « Neuroimaging evidence for the emotional potency of odor-evoked memory » [12] . Il faut noter qu’aucune référence particulière n’est faite à Marcel Proust dans ses nombreux articles avant celui de 2002 intitulé : « A naturalistic study of autobiographical memories evoked to olfactory versus visual cues : Testing the Proustian hypothesis » [13] . Cet article résultait d’une expérience relevant d’une opération d’animation et de communication menée par l’Exploratorium Museum de San Francisco, qui présentait une exposition intitulée « Memory » de mai 1998 à janvier 1999 [14]. Les premières lignes de l’article problématisaient l’enjeu de l’expérience : « Dans Du côté de chez Swann, (Proust, 1928), l’odeur d’une madeleine trempée dans une tisane de tilleul déclenche une joie intense et des souvenirs de l’enfance de l’auteur. Cette expérience appelée souvent le phénomène proustien est à la base de l’hypothèse que les souvenirs provoqués par l’odeur sont plus émotionnels que les souvenirs provoqués par d’autres stimuli. Cette proposition est maintenant étayée sur la base d’études descriptives et de laboratoire . [15]

Les modalités de l’expérience sont abondamment décrites. Les participants étaient des visiteurs recrutés sur place, non payés, le temps de participation étant de quinze minutes. Tous originaires de Californie, ils comprenaient vingt-cinq femmes et vingt hommes, d’un âge moyen de trente-quatre ans, avec un niveau minimum d’éducation correspondant au lycée et ayant l’anglais comme première langue, L’expérience aurait pu s’appeler : la preuve de Proust par Johnson and Johnson baby powder. En effet cinq éléments odorants avaient été choisis comme représentatifs de l’enfance, dont cette poudre. L’expérimentation comprenait deux phases, chaque participant étant testé individuellement. Lors de la première phase, il était demander d’associer des souvenirs personnels avec le seul nom de l’objet, comme cette poudre. Les souvenirs étaient classés selon un tableau à six entrées : âge du souvenir, émotion durant la remémoration, etc. Dans une seconde phase, l’on présentait aux participants l’objet sous une forme non plus verbale mais soit visuelle, soit olfactive. Là aussi les intervenants indiquaient leurs réactions à partir des échelles classiques de psychométrie. Les tables obtenues permettaient de tester les différences entre représentations olfactives et visuelles et de comparer ces réponses avec les résultats obtenus à partir du stimulus verbal. Le résultat de l’expérience confirme l’hypothèse que les odeurs accroissent la qualité émotionnelle du souvenir alors que l’action des stimuli visuels ne différent pas des stimuli verbaux. L’étude se veut la démonstration par la psychologie cognitive que les déclencheurs olfactifs augmentent l’intensité émotionnelle des souvenirs autobiographiques, relativement aux déclencheurs verbaux ou visuels. En fait, cette étude qui se déroule lors d’une opération médiatique d’un musée vient confirmer ce que les mêmes scientifiques avaient remarqué durant la décennie précédente par toute une série d’études auxquelles Rachel Herz avait participé. Mais ces études scientifiques n’étaient pas aussi médiatisées et se faisaient sans référence à la littérature. Rachel Herz corrèle ces données de la psychologie expérimentale avec les résultats neurobiologiques acquis grâce à des recherches sur l’imagerie cérébrale qu’elle a elle-même conduites, et rappelle l’implication de l’hémisphère droit aussi bien pour le traitement émotionnel des odeurs que de manière générale pour l’extraction des souvenirs. Toutefois, la conclusion de l’étude est plus nuancée sur la validité des propositions proustiennes et ne corrobore pas complètement « l’hypothèse proustienne ».

« Ainsi, bien que Proust ait pu avoir la préscience de noter la relation entre l’odorat et l’expérience phénoménologique de revivre des émotions du passé, il se peut que sa confiance dans les contenus précis des souvenirs liés aux odeurs aient été mal fondées . [16] »

Mais c’est son propre point de vue sur la conception proustienne de la remémoration et de la vérité du souvenir qui paraît en fait mal fondé.

La paternité de l’idée d’associer Proust à des recherches sur la mémoire, l’idée de tester le syndrome proustien en laboratoire semblent pourtant appartenir à un laboratoire anglais celui de Simon Chu et John Downes qui dès 2000, font paraître deux articles, un « Long live Proust : The odour-cued autobiographical memory bump » [17], article reçu par la revue Cognition, dès le 29 septembre 1998 et un « Odour-evoked Autobiographical Memories : Psychological Investigations of Proustian Phenomena [18]  » dans Chemical Senses. A Liverpool, ils ont ainsi étudié chez un groupe de personnes âgées le pouvoir des odeurs à évoquer des souvenirs, des événements précis et lointains. La comparaison entre les souvenirs liés à des stimuli verbaux et ceux obtenus par des stimuli olfactifs montrent que les réminiscences olfactives concernent des souvenirs liés à une époque plus ancienne, entre l’âge de six et dix ans. Leurs résultats, écrivent-ils, fournissent une confirmation empirique au phénomène dit proustien. Au début de l’étude, les auteurs introduisent ainsi la première tentative chronologique d’expérimentation scientifique de Proust.

L’intérêt pour l’odorat et la mémoire en particulier a été stimulé par la sagesse populaire concernant le pouvoir des odeurs pour faire se souvenir de manière intense des expériences particulières du passé. Un exemple souvent cité est une anecdote littéraire de Proust (1922/1960) dans laquelle l’auteur se souvient avec intensité d’expériences de l’enfance grâce à l’odeur d’une pâtisserie imbibée de thé : […] Les expériences de Proust ont formé la base de ce qui est devenu connu comme le phénomène proustien, la capacité des odeurs à spontanément enclencher des souvenirs autobiographiques qui soient très intenses, émotionnels et très anciens. Cependant, de telles expériences ne sont pas limitées au seul domaine de la liberté artistique. Beaucoup d’individus rapportent des expériences similaires avec des odeurs, même si bien peu peuvent décrire leurs expériences de manière aussi poétique et claires que Proust . [19]

Peut-être plus influencés par le contexte culturel de la philosophie analytique, Chu et Simon problématisent leur travail avec acuité :

« Notre propre approche de la recherche des phénomènes proustiens implique de traduire l’essence des descriptions littéraires anecdotiques de Proust en des hypothèses scientifiques utilisant le langage de la psychologie cognitive contemporaine . [20]]  »

Dans un article critiquant les travaux de Chu sur la mémoire proustienne, « Proust Remembered : Has Proust’s Account of Odor-cued Autobiographical : Memory Recall Really been Investigated ? » [21] , J. Stephan Jellinek remarquait non sans raison et sa critique pourrait aussi s’appliquer aux travaux de Rachel Herz que la tentative de traduire le texte proustien en hypothèses testables repose sur une formulation erronée dès les prémisses car la reformulation se fait en termes de stimuli olfactifs alors que chez Proust, rappelle Jellinek, le stimulus est multisensoriel, à la fois olfactif et gustatif. Dans ce contexte de concurrence entre laboratoire sur des thèmes identiques, la référence proustienne semble jouer un rôle dans la communication des études. Elle apparaît en fin de parcours après que la grande majorité des études ont été réalisées sur les questions de la mémoire sensorielle et notamment olfactive. Si les études du laboratoire américain possèdent dans le domaine de la mémoire olfactive une antériorité et une reconnaissance qui manque à ce laboratoire de Liverpool, celui-ci semble avoir néanmoins le premier émis l’idée d’un rapprochement avec l’œuvre proustienne. Mais c’est la reprise de l’idée par l’équipe américaine qui lui a conféré une plus large audience. La référence à Proust venait conférer un label, voire un prestige à un domaine traditionnellement mésestimé dans une culture puritaine, celui des odeurs. Au même moment, en France, un scientifique s’essayait à la vulgarisation pour un article dans un numéro spécial de La Recherche, consacré à la mémoire. Dans son exercice pédagogique de mise en scène de la mémoire olfactive, Rémi Gervais, de l’Institut des sciences cognitives de Lyon I, adopte une stratégie d’écriture différente. Il met en scène la mémoire olfactive sans référence à la madeleine proustienne et la culture noble pour privilégier un scénario emblématique d’une francité populaire à l’imaginaire rural.

Alors que vous avez entrepris de tondre votre pelouse, vous marquez un temps d’arrêt. C’est l’odeur marquée de l’herbe coupée qui vous envahit. Elle vous évoque une chaîne de souvenirs : l’étable de l’oncle Georges en Corrèze où vous ave passé plusieurs semaines de vacances au début de votre adolescence. Vous revoyez clairement l’étable, la disposition des bêtes et du matériel, puis aussi le gros berger allemand qui vous a fait peur le jour où vous vous êtes retrouvé seul avec lui. Cette expérience, vécue par tout un chacun suggère que certains indices olfactifs auraient un pouvoir évocateur particulièrement puissant et permettraient d’accéder à des souvenirs anciens. Les travaux de psychologie expérimentale et de neurobiologie confirment-ils ce sentiment ? [22]

L’interprétation « postmoderne » d’un scientific writer

Proust was a neuroscientist est le titre d’un livre de 2007, écrit par un jeune journaliste américain Jonah Lehner. Le titre est celui d’un des chapitres du livre consacré également à Walt Whitman, George Eliot, Paul Cézanne, Igor Stravinsky, Virginia Woolf. Toutes ces études ont pour point commun l’idée énoncée dans l’introduction :

« Ce livre est sur des artistes qui ont anticipé les découvertes des neurosciences. Il est sur des écrivains et des peintres et des compositeurs qui ont découvert des vérités sur l’esprit humain – des vérités réelles, tangibles-, que la science est seulement en train de redécouvrir. Leurs imaginations ont prédit les faits du futur . [23]  »

Le journaliste veut prouver que la conception de Proust sur les processus de la mémoire étaient justes et anticipaient les découvertes scientifiques contemporaines : « Il a vraiment eu de nombreuses intuitions sur la structure du cerveau. […] Les neurosciences savent maintenant que Proust avait raison . [24] » Le livre risque d’agacer un public français lettré par les approximations ou les erreurs liées à la connaissance de l’œuvre et de la littérature en général, par exemple lorsque l’auteur écrit : « les romans de Proust jouent de manière tentante avec la fictionnalité (sic) de la mémoire d’une manière très postmoderne », ce qu’il explique ainsi : « le narrateur, qui s’identifie lui-même comme Marcel Proust seulement une fois dans les trois mille pages, commence ses phrases par un « Je » [25] … L’idée que les artistes sont des neuroscientifiques qui s’ignorent est un topos de la littérature neuroesthétique. Elle est particulièrement développée par Semir Seki dans son brillant Inner Vision : An Exploration of Art and the Brain. Pour John Hyman, dans un article intitulé « Art and Neuroscience » [26] , l’idée que les artistes seraient des neurologues en étudiant le cerveau avec leurs propres techniques ne serait qu’une réécriture actualisée de la théorie du savant allemand Helmholtz qui écrivait dès 1871 que les artistes étaient des explorateurs du système visuel. Dans un premier temps, le journaliste se réfère aux articles écrits par les scientifiques déjà évoqués mais il en force le sens. Il retient ainsi de l’article de Rachel Herz une confirmation scientifique de l’hypothèse proustienne alors que la chercheuse présentait une conclusion contrastée. Le premier élément de la mémoire proustienne qu’il met en avant est celui de la mémoire olfactive lié à l’épisode de la madeleine. Le journaliste rappelle qu’en 1911, au moment où l’auteur écrivait cette scène, la physiologie ne possédait aucune théorie pour l’expliquer. Lehner, journaliste vulgarisateur, suppose que son public connaît mal Proust et l’épisode de la madeleine est largement décrit, incluant de longues citations. Il résume à sa manière l’expérience de Rachel Herz pour affirmer le rôle pionnier de Proust en mettant en avant les recherches neurophysiologiques plus que celles de psychologie cognitive :

 C’est parce que l’odorat et le goût sont les seuls sens qui sont connectés directement à l’hippocampe, le centre de la mémoire à long terme du cerveau. Leur marque est indélébile. Tous nos autres sens (vue, toucher et audition) sont d’abord traités par le thalamus, la source du langage et la porte d’entrée de la conscience. Il en résulte que ces sens sont beaucoup moins efficaces à évoquer notre passé. Proust a eu l’intuition de cette anatomie . [27]

Pour larges que soient ces analogies, elles reposent néanmoins sur un nouveau savoir scientifique considéré comme acquis. Mais dans un second temps, comme le jeune vulgarisateur veut montrer le rôle d’anticipation des théories proustiennes dans le domaine de la reconsolidation de la mémoire, il ne peut s’appuyer sur des écrits de scientifiques ayant fait une comparaison ou établi un parallèle avec Proust. Les neurosciences avaient établi une sorte de droit d’inventaire sur la théorie proustienne de la mémoire olfactive, mais dans le domaine de la recherche des processus de la mémoire à long-terme, jusqu’à présent, elles l’ignorent ou l’interprètent de manière erronée Il va donc construire des analogies et des rapprochements à partir d’études qui ne font aucune référence à Proust et dont certaines sont considérées comme hautement spéculatives. Si la validation des thèses proustiennes de la mémoire sensorielle passait par la psychologie expérimentale sur des êtres humains, l’expérimentation concernant les processus de remémoration impliquent des êtres non-humains, des rats et des escargots de mer. C’est à cette animalerie que Proust va être dorénavant confronté. Le journaliste crée donc de lui-même une analogie entre ce qu’il considère la théorie proustienne de la remémoration et des expériences scientifiques connues menées à l’Université de New York en 2000 par l’équipe de Joseph LeDoux et de Tim Otto à Rutgers, qui ont montré le rôle de l’amygdale pour la remémoration. Dans cette analogie entre l’expérimentation animale et la conception proustienne de la mémoire, l’expérience sur les rats viendrait confirmer l’idée proustienne que la mémoire ne dépend pas d’un stockage mais qu’elle est un processus sans fin de remémoration. « Proust avec préscience anticipa la découverte du processus de remémoration . [28] » Le paradoxe est que si la découverte des mécanismes de la mémoire à long-terme sur les rats est sans doute tout aussi valide que l’idée de la remémoration imaginative chez Proust, l’explication de l’une par l’autre peut soulever des problèmes logiques. Le journaliste passe alors de la confirmation par les rats à l’hypothèse du prion un domaine de recherche que lui-même présente comme « controversé », en changeant de laboratoire et d’animal. Il existe en effet une théorie issue du laboratoire du Prix Nobel Eric Kandel pour tenter d’expliquer comment la mémoire peut résister au temps. Kandel l’expose dans un livre de vulgarisation A la recherche de la mémoire. Une nouvelle théorie de l’esprit  [29] , dans lequel aucune allusion n’est faite à Proust.

Le journaliste ouvre une sorte de parenthèse, un récit d’aventure scientifique en fait directement inspiré du livre de Kandel. La preuve de Proust s’appelle l’aplysie, un mollusque étudié d’abord dans des laboratoires français. L’aplysie est un sujet fantastique car elle possède peu de neurones, vingt mille regroupés en neuf ganglions. Le récit met en scène un héros, un jeune indien Kausik Si découvrant que toutes les synapses du système nerveux de l’aplysie présentent une protéine, la CPEB (cytoplasmic polyadenylation element binding protein) dont les extrémités ont toutes les caractéristiques peu banales du prion. Cette théorie encore controversée du rôle du prion pour expliquer le fonctionnement de la mémoire a été publiée dans la revue Cell en 2003 [30] . Une étude suisse « The prion gene is associated with human long-term memory [31] » en 2005 est venue confirmer cette idée du rôle du prion dans la mémoire à long-terme. Sans doute usant d’une de ces pratiques analogiques proches de ce qui avait été dénoncé il fut un temps par Alan Sokal, la stratégie d’écriture du scientist writer américain est de créer un lien entre la conception proustienne de la mémoire comme une reconstruction à la fois réelle mais non nécessairement juste du passé et les développements sur la nouvelle théorie de la mémoire par le prion. Le journaliste conclut ainsi :

Dr Kausik Si, un ancien postdoc du laboratoire du Prix noble, Eric Kandel, croit qu’il a trouvé la “marque synaptique” de la mémoire [le grain assez puissant pour subsister dans les effets électriques extrêmes des neurones]. La molécule que le Dr Kandel et lui ont découverte pourrait très bien être la solution à la recherche de Proust de l’origine du passé . [32

En effet, la théorie du prion est présentée comme une confirmation de la thèse proustienne et son explication.

Les souvenirs, comme le soutenait Proust ne font pas que perdurer stoïquement. La CPEB appuie l’hypothèse de Proust. […] Le modèle de la CPEB demande aussi que nous transformions nos métaphores sur la mémoire. Nos ne pouvons plus imaginer la mémoire comme un miroir parfait de l’existence. Comme Proust le soutenait, le souvenir des choses passées n’est pas nécessairement le souvenir des choses telles qu’elles étaient. Les prions reflètent ce fait, puisqu’ils possèdent un élément de hasard bâti dans leur structure. […] C’est ce que Proust savait : le passé n’est jamais le passé. Aussi longtemps que nous vivons, nos mémoires restent superbement volatiles . [33]

En conclusion, la référence à Proust relève en partie d’une opération de communication dans le cadre d’une concurrence entre laboratoires, pour laquelle il est possible d’avancer une explication anthropologique. Comme l’indiquent les auteurs de l’article « Variabilité et universaux au sein de l’espace perçu des odeurs : approches interculturelles de l’hédonisme olfactif » dans Géographie des odeurs, le puritanisme anglo-saxon considère l’olfactif et le gustatif comme des « sens inférieurs » [34]. De manière plus générale la philosophie de la perception est fondée sur les sens nobles : la vision et l’audition. C’est pourquoi se référer à Proust, dans ce contexte, c’est donner des lettres de noblesse à des études sur des domaines traditionnellement réprouvés. Le fait de s’interroger sur la valeur scientifique de Proust présente un aspect culturellement dérangeant dans la culture française. Dans Inconvenient Fictions : Literature and the Limits of Theory [35], Bernard Harrison, souligne un paradoxe du fait littéraire : la littérature est supposée apporter des gains cognitifs mais le discours littéraire est situé en dehors des normes de vérité. Le comportement traditionnel face à l’œuvre se heure à l’idée de transformer le discours proustien en hypothèse scientifique à évaluer, à l’idée de soumettre le texte à des critères de validité, à des normes scientifiques. Les propositions proustiennes sur la mémoire constitueraient une conjecture scientifique qu’il convient de réfuter ou de confirmer par les méthodes scientifiques. La démarche semble pourtant compatible avec l’esprit même de l’entreprise proustienne. Comme le rappelle Jacques Bouveresse dans La connaissance de l’écrivain, Proust « décrit son entreprise littéraire comme une recherche de la Vérité » [36] . Il s’agit, commente le philosophe :

[…] de la vérité tout court et de la possibilité, pour la littérature, d’atteindre celle-ci et de parvenir à la connaissance par des moyens qui n’appartiennent qu’à elle. « Tout ce qui peut, dit-il, aider à découvrir des lois, à projeter de la lumière sur l’inconnu, à faire connaître plus profondément la vie, est également valable . [37

Situation paradoxale, les neuroscientifiques américains, en utilisant Proust à des fins communicationnelles autant que scientifiques, auraient sans le savoir parachevé l’œuvre proustienne. Il est probable que le feuilleton commencé avec l’article Jean-Yves Tadié de 1998 des relations entre les théories proustiennes de la mémoire et les neurosciences soit loin d’être terminé. Et peut-être immodestement, le nôtre aimerait-il à s’intituler : « Dix ans après » … Un nouvel acteur entre Proust et les neuroscientifiques s’est immiscé, le journaliste scientifique, le scientific writer dans ce que les anglo-saxons se plairaient à nommer un ménage à trois. Aussi bien sur la mémoire sensorielle que sur la remémoration que sur les propriétés de la mémoire à long-terme, quelles seront les prochaines stratégies d’écriture et de communication entre théories scientifiques et discours proustien ?

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (Hiver 2009)

Une première version de cet article a été présentée lors des Journées d’étude des 27 et 28 mars 2008, « Dynamiques de la mémoire : transmission des savoirs et des représentations » à l’Université de Franche-Comté, organisées par Mme Laurence Dahan-Gaida.

ps:

Hervé-Pierre LAMBERT (Centre de Recherches Littérature et poétique comparées. Paris X Nanterre.)

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (Hiver 2009)

notes:

[1] F. Clifford Rose, (éd) Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004

[2] Julien Bogousslavsky et François Boller (éd), Neurological Disorders in famous Artists, « Frontiers of Neurology and Neuroscience », vol.19, Bâle, Karger, 2005.

[3] Semir Zeki, Inner vision : An Exploration of Art and the Brain, Oxford, Oxford University Press, 1999.

[4] emir Zeki, « Neural concept Formation and Art : Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd) op. cit., p. 13. [Traduit par nous

[5] Jean, Marcel Cambier, « Proust, Prophète de l’inconscient ou la dialectique des hémisphères dans la création », Bulletin Marcel-Proust, no47, 1997, pp. 172-174.

[6] Jean-Yves Tadié, « Nouvelles recherches sur la mémoire proustienne », Revue des Sciences morales et politiques, Paris, no4, 1998, p.71.

[7] Ibid., p. 80

[8] Ibid., p. 80-81.

[9] Seules deux sommités le mentionnent mais rapidement, Schacter, directeur du département de psychologie de Harvard, dans Searching for memory de 1994 et Rosenfield dans L’invention de la mémoire, traduit en français en 1994.

[10] Jean-Yves Tadié et Marc Tadié, Le sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 203.

[11] Parmi l’abondante production de l’équipe américaine, l’on peut ainsi citer : Herz, R.S., & Cupchik, G.C. (1992). « An experimental characterization of odor-evoked memories in humans ». Chemical Senses, 17, 519-528.
- (1995). « The emotional distinctiveness of odor-evoked memories. Chemical Senses, 20, 517-528. Herz, R.S. (1996). « A comparison of olfactory, visual and tactile cues for emotional and non-emotional associated memories. Chemical Senses, 21, 614-615.
- (1997). « Emotion experienced during encoding enhances odor retrieval cue effectiveness. » American Journal of Psychology, 110, 489-505.
- (1997). « The effects of cue distinctiveness on odor-based context dependent memory ». Memory & Cognition, 25, 375-380.
- (1998). « Are odors the best cues to memory ? A cross-modal comparison of associative memory stimuli ». Annals of the New York Academy of Sciences, 855, 670-674.

[12] R.S. Herz, J.C. Eliassen, S.L. Beland, T. Souza. « Neuroimaging evidence for the emotional potency of odor-evoked memory. » Neuropsychologia, 42, 2003, p. 371-378.

[13] R.S. Herz, J.W. Schooler, « A naturalistic study of autobiographical memories evoked to olfactory versus visual cues : Testing the Proustian Hypothesis ». American Journal of Psychology, 115, 2002, p. 21-32.

[14] Depuis, Sacha Herz est devenue elle-même une scientific writer, une vulgarisatrice à succès de ses travaux. Voir : Rachel Herz, The Scent of Desire : Discovering Our Enigmatic Sense of Smell, New York, William Morrow/HarperCollins Publishers, 2007.

[15] R.S. Herz, J.W. Schooler, « A naturalistic study of autobiographical memories evoked to olfactory versus visual cues : Testing the Proustian Hypothesis », op. cit., p. 22. [Traduit par nous] « In Swann’s Way (Proust, 1928), the smell of a madeleine biscuit dipped in linden tea triggers intense joy and memory of the author’s childhood. This experience often called the Proust phenomenon, is the basis for the hypothesis that odor-evoked memories are more emotional than memories evoked by other stimuli. Currently, there is descriptive and laboratory based support for this proposition. »

[16] Ibid., p. 30.

[17] S. Chu, J.J. Downes, « Long live Proust : The odour-cued autobiographical memory bump ». Cognition, 75, 2000, B41-B50.

[18] Simon Chu and John J. Downes, « Odour-evoked Autobiographical Memories : Psychological Investigations of Proustian Phenomena », Chem. Senses, Oxford University Press, 25, 2000, p.111-116. http://chemse.oxfordjournals.org/cg… Voir aussi : Simon Chu and John J. Downes. « Proust Nose Best : Odors are better cues of autobiographical memory ». Memory & Cognition, 30, 2002, p.511-518.

[19] Simon Chu and John J. Downes, « Odour-evoked Autobiographical Memories : Psychological Investigations of Proustian Phenomena », op. cit., p. 111. « Interest in olfaction and memory in particular has been stimulated by folk wisdom concerning the power of odours to vividly remind one of particular past experiences. One often-quoted example is a literary anecdote from Proust (1922/1960) in which the author is vividly reminded of childhood experiences by the smell of a tea-soaked pastry : […] Proust’s experiences formed the basis of what has become known as the Proust phenomenon, the ability of odours spontaneously to cue autobiographical memories which are highly vivid, affectively toned and very old. However, such experiences are not merely limited to the realms of artistic licence—many individuals report similar experiences with odours, although few could describe their experiences as poetically and articulately as Proust. » [Traduit par nous]

[20] Ibid., p. 111. « Our own approach to the investigation of Proustian phenomena involves translating the essence of Proust’s anecdotal literary descriptions into testable scientific hypotheses using the language of contemporary cognitive psychology. » [Traduit par nous

[21] J. Stephan Jellinek, « Proust Remembered : Has Proust’s Account of Odor-cued Autobiographical : Memory Recall Really been Investigated ? », Chem. Senses, 29, 2004, p. 455–458

[22] Rémi Gervais, « Neurobiologie des odeurs », La Recherche, 144, juillet-août 2001, p. 63.

[23] Jonah Lehner, Proust was a neuroscientist, Boston, Houghton Mifflin Company, 2007. p. IX. « This book is about artists who anticipated the discoveries of neuroscience. It is about writers and painters and composers who discovered truths about the human mind –real, tangible truths- that science is only rediscovering. Their imaginations foretold the facts of the future. » [Traduit par nous

[24] Ibid., p. 80.

[25] Ibid., p. 88.

[26] John Hyman, « Art and Neuroscience », 2006,

[27] Jonah Lehrer, op. cit., p. 80.« This is because smell and taste are the only senses that connect directly to the hippocampus, the centre of the brain’s long-term memory. Their mark is indelible. All our other senses (sight, touch, and hearing) are first processed by the thalamus, the source of language and the front door to consciousness. As a result, these senses are much less efficient at summoning up our past. Proust intuited this anatomy. » [Traduit par nous

[28] Id., p. 85. [Traduit par nous]« Proust presciently anticipated the discovery of memory reconsolidation. »

[29] Eric Kandel, A la recherche de la mémoire : Une nouvelle théorie de l’esprit, trad. franç., Paris, Odile Jacob, 2007.

[30] Kausik Si, Eric Kandel, S. Lindquist, « A Neuronal Isoform of the Aplysia CPEB Has Prion-Like properties » Cell, 115, 2003, p. 879-891.

[31] A. Papassotiropoulos, M. A. Wollmer, A. Aguzzi, C. Hock, R. M. Nitsch, D. J.-F. De Quervain. « The prion gene is associated with human long-term memory », Human Molecular Genetics, Publié en ligne le 29/06/05.

[32] Jonah Lehrer, op. cit., p. 91. « Dr. Kausik Si, a former postdoc in the lab of Nobel Laureate, Eric Kandel, believes he has found the “synaptic mark” of memory, [the potent grain that persists in the far electrical reaches of neurons.] The molecule he and Dr. Kandel have discovered could very well be the solution to Proust’s search for the origin of the past. » [Traduit par nous

[33] Ibid., p. 94-95 ; « Memories, as Proust insisted, don’t just stoically endure : they also invariably change. CPEB supports Proust’s hypothesis. […] But the CPEB model also requires that we transform our metaphors for memory. No longer can we imagine memory as a perfect mirror of life. As Proust insisted, remembrance of things past is not necessarily the remembrance of things as they were. Prions reflect this fact, since they have an element of randomness built into their structure. [….]This is what Proust knew : the past is never past. As long as we are alive, our memories remain wonderfully volatile. » [Traduit par nous

[34] Robert Dulau et Jean-Robert Pitte, (dir), Géographie des odeurs, colloque, Pierrefonds, mai 1995, Paris, l’Harmattan, 1998.

[35] Bernard Harrison, Inconvenient Fictions : Literature and the Limits of Theory, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1991.

[36] Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain, Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, Banc d’essais, 2008, p. 16.

[37] Ibid., p. 19.




PROUST AU LABORATOIRE

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De Tardieu à Lordat : palimpsestes de la paraphasie

Poésie et troubles du langage

Depuis le début des années vingt, les troubles du langage ont offert un matériau particulièrement séduisant aux poètes d’avant-garde soucieux renouveler la langue, qu’aucune expérience n’effraie. Troubles de la syntaxe, du vocabulaire, néologismes et glossolalies ont ainsi fait le bonheur de Vitrac ou de Queneau [1] qui se sont plus à faire l’éloge des écrits d’aliénés. Un pas a été franchi en 1930 avec la publication, dans L’Immaculée Conception de Breton et d’Éluard [2] , de simulations de discours de malades mentaux qui empruntaient leurs caractères stylistiques aux langages pathologiques en respectant la nosographie psychiatrique. Les textes ressemblaient à ceux produits par écriture automatique, mais ils étaient écrits dans un langage globalement désagrégé reproduisant les procédés identifiés par les psychiatres dès le XIXe siècle.

Vingt ans plus tard, dans Un mot pour un autre, Tardieu reprend à son tour certaines caractéristiques des troubles du langage pour en tirer un procédé à part entière qui lui permet de tenter plusieurs expérimentations linguistiques et poétiques. De ce recueil, qui contient les œuvres complètes d’un certain Professeur Frœppel, farfelu personnage féru de recherches sur le langage, on ne retient le plus souvent que la pièce éponyme dans laquelle tous les protagonistes sont conjointement frappés d’une mystérieuse maladie qui leur fait prendre « les mots les uns pour les autres, comme s’ils eussent puisé les paroles au hasard dans un sac » [3] . Or il ne s’agit pas, dans les cahiers du professeur Froeppel, d’une fantaisie théâtrale, mais bel et bien de l’expression d’un symptôme très réel dont il est atteint, et dont on trouve la description dans de nombreux manuels de psychiatrie dès le XIXe siècle. En faisant l’archéologie de ce trouble, on se propose ici de mettre au jour une série d’intertextes oubliés, qui amènent à considérer le texte de Tardieu comme un palimpseste témoignant de l’importance de ses sources scientifiques.

Un mot pour un autre

Dans la pièce de Tardieu, « le plus curieux est que les malades ne s’apercevaient pas de leur infirmité, qu’ils restaient d’ailleurs sains d’esprit, tout en tenant des propos en apparence incohérents ». Remplaçant systématiquement le mot correct par un autre qui n’a rien à voir, ils se font néanmoins parfaitement comprendre les uns des autres et du spectateur, tant les phrases prononcées sont prévisibles et stéréotypées. Les verbes « être » et « avoir » sont conservés, ainsi que les pronoms, certains adverbes et les conjonctions. En fait, seuls les substantifs, adjectifs et verbes sont remplacés. La situation générale, les gestes et les intonations (ou les didascalies) suffisent donc à l’intelligence de l’intrigue, et même de chaque réplique. Il s’agit, en l’occurrence, d’une comédie de boulevard du genre le plus éculé qui soit : une femme, qui attend chez elle son amant, voit venir à l’heure dite une amie passant à l’improviste ; visite d’autant plus gênante que cette amie est aussi la femme de l’amant en retard. Quand ce dernier arrive, il doit trouver un prétexte pour justifier sa venue aux yeux de son épouse ; le cocasse de la situation est encore renforcé par l’incongruité totale des substitutions de mots. Les situations sont si stéréotypées que ces substitutions n’entravent en rien la compréhension. Il s’agissait pour Tardieu, par cet exercice ludique, d’avancer quelques remarques sur le fonctionnement du langage et de souligner : 

que nous parlons souvent pour ne rien dire, que si, par chance, nous avons quelque chose à dire, nous pouvons le dire de mille façons différentes, que les prétendus fous ne sont appelés tels que parce que l’on ne comprend pas leur langage, que dans le commerce des humains, bien souvent les mouvements du corps, les intonations de voix et l’expression du visage en disent plus long que les paroles, et aussi que les mots n’ont, par eux-mêmes, d’autre sens que ceux qu’il nous plait de leur attribuer  [4].

La proposition sur les fous est d’une grande naïveté ; elle nous met pourtant sur la piste d’une possible influence des travaux sur les troubles du langage dans la genèse de la pièce. Car la mystérieuse épidémie qui touche les personnages est une maladie bien connue en psychiatrie, où elle porte le plus souvent le nom de paraphasie. Je propose ici, non sans arrière-pensée, la définition qu’en donne Kussmaul dans son ouvrage de référence, traduit en France en 1884 : « la paraphasie est l’état dans lequel la parole n’est pas perdue mais où à la place du mot propre un autre est prononcé » ; il précise encore : « on voit des mots se remplacer mutuellement, qui sont entièrement bien construits et n’ont souvent pas la moindre relation de son. Souvent le langage coule sans arrêt en mots sans aucun sens, qui donnent à la pensée de celui qui parle, une expression erronée et incompréhensible. » [5]. Hormis l’incompréhensibilité, c’est une description rigoureuse des mécanismes à l’œuvre dans la pièce de Tardieu – ou plutôt, de Frœppel.

Première source : le Traité de psychologie de Georges Dumas

Tardieu, à deux reprises au moins, a montré de la curiosité pour la psychiatrie. Une première fois en 1920, quand, élève au lycée Condorcet, il est très marqué par son professeur de philosophie André Cresson, qui s’intéresse aux maladies mentales et aux troubles du langage et de la personnalité. En 1932, il approfondit le sujet en suivant le cours de psychopathologie de Georges Dumas à Sainte-Anne, où il côtoie sans le savoir un autre jeune élève, Claude Lévi-Strauss, qui a laissé un témoignage sur cet enseignement [6]. Georges Dumas écrivait à l’époque un Traité de psychologie qui connut deux éditions, une première en deux volumes, et une seconde, en huit tomes, dont l’édition s’étend de 1930 à 1942 [7] . Si l’on conjecture que Dumas utilisait dans ses cours la matière de ses ouvrages en travaux, on peut penser qu’en 1932 Tardieu l’entendit disserter sur ce dont traite le troisième tome du Nouveau Traité de psychologie, à savoir : « Les Associations sensitivo-motrices : L’équilibre et l’orientation. L’expression des émotions. Les mimiques. Le langage ». Or, on retrouve tous ces thèmes dans les carnets du professeur Frœppel. Le chapitre sur le langage du traité de Dumas donne même, parmi les différentes manifestations de l’aphasie, celle-ci, où l’on retrouve l’expression éponyme de la pièce de Tardieu :

Emploi d’un mot pour un autre. […] Dans les cas les moins marqués, le sujet s’en aperçoit, s’arrête, fait effort pour arriver à une expression plus correcte. Dans les cas les plus marqués, il parle, avec tranquillité (semble-t-il) et inconscience, le nouveau langage ainsi forgé. Certains malades ont un vocabulaire à eux spécial, employant constamment tel mot pour tel autre. […] Quand on a l’habitude de parler avec eux, leur langage, d’abord mystérieux, finit par devenir compréhensible.  [8]

On peut donc, sans trop de risque, postuler l’influence de ce traité dans la genèse du livre de Tardieu.

Un Mot pour un autre se compose de deux parties, elles-mêmes subdivisées en plusieurs chapitres. La première, « Le Professeur Frœppel », présente ses « Dernières notes du journal intime » dans lesquelles il élabore ses travaux sur la langue, et plus globalement l’expression des émotions et la communication :

J’irai, moi, plus loin : passionnante rencontre de la linguistique, de la mimologie, de la psychanalyse, de la sociologie, de l’ethnographie et du magnétisme. Une chaise que l’on occupe craque soudain parce qu’on réprime une pensée hostile à l’égard d’un invité. Un mouchoir tombe (cas célèbre) parce qu’une femme, inconsciemment, veut le faire ramasser par l’élu de son cœur. Tenir compte de tous ces « actes manqués », en les annexant carrément à l’empire du langage vivant. [9]

On croirait lire une version burlesque du tome trois du Nouveau traité de psychologie (« Les Associations sensitivo-motrices : L’équilibre et l’orientation. L’expression des émotions. Les mimiques. Le langage »), ou bien le programme d’un fou littéraire de Queneau : Frœppel projette même l’établissement d’un dictionnaire, un « Lexique de l’infra-langage », couronnement de sa carrière, où l’on trouve ces défintions : « Pied (agitation du) : Impatience, agacement, irritation. (voir aussi : Pfouh !) Peuh ! : Mépris. », etc. [10]. Et quand il constate l’importance des onomatopées et des signes dans la communication, l’interrogation de Frœppel semble la généralisation de telle observation rencontrée, encore, dans l’ouvrage de Kussmaul :

Que conclure ? Serait-ce que l’homme subit en permanence la tentation d’abolir en lui le langage ? de revenir en arrière, du langage au grognement, du signe à l’infra-signe […] ? » (Les carnets du professeur Froeppel) [11] « Nous voyons en effet chez un grand nombre de nos malades la parole remonter pour ainsi dire à son point de départ primitif ; nous voyons des sujets plus ou moins mutilés dans leurs facultés mentales s’exprimer par de simples interjections, par des mots sans liaisons grammaticales, par des phrases écourtées et souvent incompréhensibles, quelquefois même par des cris et des gestes à la façon des animaux.  (Les troubles du langage) [12]

Le journal montre la lente détérioration du langage chez Frœppel, qui sombre en même temps que sa raison. Il est à la recherche de la « voyelle inconnue », « la voyelle des voyelles qui les contiendra toutes, qui dénouera tous les proglèmes, la voyelle qui est à la fois le commencement et la fin », et s’exclame :

« Quand je l’aurai trouvée, la création s’enbloutira elle-même et il ne restera plus rien – rien que la NOYELLE INCONNUE ! » [13]

L’apparition de coquilles renforce le délire, où elles trouvent aussitôt leur place. Frœppel y voit l’expression de l’inconscient, exactement au même titre que le lapsus, et il décide dès lors de ne plus les corriger (ce qui donne lieu à de merveilleuses trouvailles : « À force de vouloir être méticuleux, l’esprit risque de mourir d’onanition »). Enfin, ses réflexions sur le langage conduisent le professeur à nier toute possibilité de communication réelle : « tout langage convenu entre les hommes est une duperie » puisque, par définition, « toute pensée est irréductible en termes communs » [14]. Il conclut que la seule vérité se trouve dans le langage individuel et en déduit immédiatement à la nécessité d’une « langue moi », (pour laquelle il propose de multiples dictionnaires « moi-moi »), « la seule qui soit universelle, la seule qui ne serve pas à déguiser la pensée, la seule qui soit pure effusion, dialogue immémorial entre le sujet et l’objet » : la glossolalie. À ce stade, le journal est envahi de coquilles, de mots déformés, de néologismes, et s’achève en onomatopées :

« 19 novembre : Mibig docteur. Pratév el poto beg’necou caotirdi eg Alpes og Pyrénées. Fodos peppig, ô muspig Ida ! 20 covembre : NIANN ! 21 corembre : NIANN, NIANN, NIANN ! » [15]

Ainsi prend fin le journal du professeur Frœppel, et le premier chapitre. Puis un second chapitre intitulé « Le Professeur Frœppel guéri et sauvé » raconte sa sortie de l’hôpital après six mois de séjour (les médecins renoncent à le soigner) ; en fait de guérison le professeur se révèle incapable de parler normalement. Dans un premier temps, il continue de parler sa langue-moi glossolalique, puis il prend, lui-même, « un mot pour un autre ». Mais dans la pièce, tous les personnages sont atteints du même syndrome, qui n’entravait en rien la communication, alors que la famille du professeur se montre dans un premier temps complètement décontenancée, et que lui-même ne comprend rien à ce qui se raconte – « comme le lui dit un jour cruellement son fils aîné : « Nous ne parlons pas la même langue » » [16] . Puis un compromis s’installe, chacun pactisant avec le langage de l’autre pour parler une étrange langue truffée de néologismes ; au bout de quelques mois, Frœppel retrouve l’usage du français courant. Mais le professeur, en même temps que le langage articulé, a perdu également celui des gestes les plus communs. C’est ainsi que, décontenancé par les poignées de mains et les regards significatifs, il entreprend la rédaction d’un « Dictionnaire de la signification universelle ». Le troisième chapitre raconte la « Mort héroïque du Professeur Frœppel ». On retrouve ce dernier, parti étudier les arbres et le langage des branches, étendu par terre et balbutiant à un jeune bouleau les rudiments de sa langue universelle. Il ne sort pas de son délire, et meurt. La deuxième partie d’Un Mot pour un autre se compose des œuvres posthumes du professeur. On y trouve la pièce éponyme et divers textes expérimentaux : un poème traduit en langage bébé, l’ébauche d’un dictionnaire des « Mot sauvages de la langue française », comportant onomatopées, argot et diminutifs [17] et quelques exercices.

Lordat ou l’autobiographie de l’aphasie

La convergence du programme de Frœppel avec celui de Dumas pourrait n’être qu’un hasard. Elle nous met pourtant sur la piste d’une autre coïncidence troublante : le Traité de psychologie cite le livre de Kussmaul sur les troubles du langage, d’où j’ai extrait la définition de la paraphasie. C’est dans cet ouvrage, fondateur et incontournable au début du XXe siècle pour qui s’intéresse aux troubles du langage, que l’on trouve la mention du cas, célèbre en son époque, d’un professeur qui lui-même atteint de cette affection en guérit et en donna le récit détaillé, témoignage unique tant pour sa précision qu’en raison de l’éminence du malade :

Enfin on renvoie au professeur de médecine Lordat de Montpellier, qui perdit subitement pendant plusieurs mois, à la suite d’une affection fébrile, le pouvoir de parler et fut dans cette circonstance si complètement dépouillé de la mémoire des mots qu’il ne comprit pas une fois ce qu’on lui disait ; cependant il prétend avoir bien reconnu sa situation, avoir convenablement associé ses idées et même avoir suivi le fil des idées dans ses lectures aussi bien qu’avant l’attaque. […] Lordat non seulement ne prononçait plus aucun mot, mais dit clairement que les mots résonnaient à son oreille mais n’étaient pas compris, et cependant il entendait et pensait en qualité de médecin et philosophe à sa situation. [18]

Le professeur Lordat, physiologue, consacra un important mémoire à l’étude de son propre cas, qui fit longtemps référence en la matière ; un institut spécialisé porte aujourd’hui son nom [19]. Et l’aventure du professeur Froeppel pourrait bien lui avoir été empruntée. Il a publié le récit de sa maladie dans une étude publiée en 1843, dans laquelle il s’exprime ainsi :

Je n’étais plus en état de recevoir les idées d’autrui, parce que toute l’amnésie qui m’empêchait de parler me rendait incapable de comprendre assez promptement les sons que j’entendais pour que j’en pusse saisir la signification.[…] Il s’écoula longtemps pour que je pusse me rendre compte de mon état. Quand j’étais seul, éveillé, je m’entretenais tacitement de mes occupations de la vie et de mes études chéries. Je n’éprouvais aucune gêne dans l’exercice de la pensée.[…] Je ne me croyais donc pas malade […] et je me disais chaque jour qu’il ne me restait aucun symptôme ; mais dès qu’on venait me voir, je ressentais mon mal à l’impossibilité où je me trouvais de dire : Bonjour, comment allez-vous ? [20]

De même, Frœppel continue à réfléchir à ses études. Il ne se pense pas malade, mais est déconcerté quand il se trouve confronté au langage des autres :

« Bladala blekuiï ? » demanda-t-il avec son affabilité coutumière [à sa concierge]. Et il ajouta avec un sourire content et une légère inclinaison du buste : « Sokok, Sokok, Professeur Frœppel ! » À sa grande stupéfaction, la digne femme, au lieu de répondre en termes intelligibles, se mit à bredouiller quelques exclamations bizarres, en levant les bras au ciel. [21]

Il y a plus. Lordat précise bien qu’il n’a pas seulement perdu la parole, ce qui serait un cas d’aphasie simple, mais que des mots inappropriés lui viennent aux lèvres :

La maladie n’était pas simplement un oubli des mots et un oubli du sens des mots présents, mais encore une suggestion instinctive de sons connus mais mal employés. Il n’y avait pas seulement amnésie, mais encore ce que j’appellerais paramnésie, si vous me le permettiez, c’est-à-dire un usage vicieux des sons connus et rappelés. Ainsi, quand j’avais l’intention de demander un livre, je prononçais le nom d’un mouchoir. […] un autre mode de paramnésie consistait à intervertir les lettres des syllabes d’un mot composé que je venais de retrouver : par exemple, pour dire raisin, je demandais du sairin. [22]

Ces déformations de mots constellent les dernières pages du journal de Froeppel ; quant à l’inversion du type mouchoir/livre, c’est le procédé même qui fonde la pièce de théâtre Un mot pour un autre.

Ainsi les « Carnets du Professeur Frœppel » sont-ils inspirés d’un cas psychiatrique bien plus ancien. L’effacement du texte source nous ramène au cas des « Possessions » de L’Immaculée Conception. Breton et Éluard prétendirent les avoir écrits sans avoir effectué aucun emprunt à des textes cliniques et proclamèrent triomphalement la possibilité, pour l’esprit sain, de se couler provisoirement dans les rets du délire, abolissant dès lors la frontière séparant le normal du pathologique. Pourtant, ces poèmes soi-disant purs de toute influence médicale sont en réalité directement inspirés par quelques travaux psychiatriques précis, désormais formellement identifiés [23] . La comparaison entre les textes sources et ceux de Breton et Éluard remet évidemment en cause l’expérience tentée par les auteurs : si l’imitation de discours d’aliénés est une réussite, c’est en grande partie grâce à l’assimilation secrète d’études psychiatriques et d’authentiques textes de fous, qui gagnait évidemment à être dissimulée. Vingt ans ont passé depuis L’Immaculée Conception, et la comparaison des démarches respectives montre assez combien les temps ont changé : Tardieu ne se sent aucunement tenu de justifier son texte, le militantisme cède la place au jeu pur. On chercherait vainement chez lui la trace quelconque d’une visée polémique : les troubles du langage font désormais partie de ces « curiosités » d’ors et déjà admises dans la pratique de l’écriture poétique. Les expérimentations langagières de la folie sont entrées dans le corpus littéraire et ne donnent plus lieu à aucune controverse. Chez Breton et Eluard, la dissimulation des sources était partie prenante de l’entreprise mystificatrice et critique ; chez Tardieu, simple nécessité de la fiction, elle ne relève d’aucun enjeu, tant le débat n’a plus lieu d’être.

ps:

Anouck Cape

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (Hiver 2009)

notes:

[1] Roger Vitrac, « Le langage à part », Transition n°18,Paris, novembre 1929, Raymond Queneau, « Words from the unconscious, collected by Raymond Queneau », Transition n°21,Paris, mars 1932 ; voir Anouck Cape, Ecrivains et fous au temps des avant-gardes, thèse de doctorat, Littérature et civilisation françaises, Nanterre, 2007.

[2] André Breton et Paul Éluard, L’Immaculée Conception, Editions surréalistes, Paris, 1930, André Breton, Œuvres Complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition établie par Marguerite Bonnet, T.I, Paris, 1987.

[3] Jean Tardieu, Un mot pour un autre, Gallimard, 1951, Œuvres, Gallimard, Quarto, Paris, 2003, p. 390.

[4] Ibid., p. 390.

[5] Adolf Kussmaul, Les troubles de la parole, (1874), Baillière et fils, Paris, 1884, p. 33 et 240.

[6] « J’avais été l’élève de Georges Dumas à l’époque du Traité de psychologie. Une fois par semaine, je ne sais plus si c’était le jeudi ou le dimanche matin, il réunissait les étudiants de philosophie dans une salle de Sainte-Anne, dont le mur opposé aux fenêtres était entièrement couvert de joyeuses peintures d’aliénés. […] La seconde heure, et parfois la troisième, étaient consacrées à des présentations de malades ; on assistait alors à d’extraordinaires numéros entre le praticien madré et des sujets entraînés par des années d’asile à tous les exercices de ce type ; sachant fort bien ce qu’on attendait d’eux, produisant les troubles au signal, ou résistant juste assez au dompteur pour lui fournir l’occasion d’un morceau de bravoure. Sans être dupe, l’auditoire se laissait volontiers fasciner par ces démonstrations de virtuosité. Quand on avait mérité l’attention du maître, on était récompensé par la confiance qu’il vous faisait d’un malade pour un entretien particulier. », Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, coll. Terre humaine, Paris, 1955, Presses Pocket, Paris, 1984, p. 12-13.

[7] Georges Dumas, Traité de psychologie, Alcan, Paris, 1923-1924, Nouveau Traité de psychologie, 8 tomes, Alcan, Paris, 1930-1942.

[8] Georges Dumas, Nouveau Traité de psychologie, T.III, Les associations sensitivo-motrices, l’équilibre et l’orientation, l’expression des émotions, les mimiques, le langage, Alcan, Paris, 1933, chapitre « Le langage », par André Ombredane, p. 412.

[9] Jean Tardieu, Un mot pour un autre, op. cit., p. 374.

[10] Ibid., p. 375.

[11] Ibid., p. 374.

[12] Ball, préface, p.VIII, Adolf Kussmaul, Les Troubles de la parole, op. cit.

[13] Jean Tardieu, Un Mot pour un autre, op. cit., p. 378.

[14] Ibid., p. 379.

[15] Ibid., p. 380.

[16] Ibid., p. 381.

[17] On y notera cette définition, à Dada, succédant à celles de cheval, de jouet pour enfant et d’idée fixe : « 4. Célèbre école poétique du début du XXe siècle, par allusion à Pégase, le cheval ailé, symbole de l’inspiration », ibid., p. 411.

[18] Adolf Kussmaul, Les Troubles du langage, op. cit., p. 24 et 225.

[19] Le laboratoire de neuropsycholinguistique Jacques-Lordat, Centre Interdisciplinaire des Sciences du Langage et de la Cognition, à Toulouse.

[20] Jacques Lordat, Analyse de la parole pour servir à la théorie de divers cas d’alalie et de paralalie que les nosologistes ont mal connu, leçons tirées du cours de physiologie de l’année scolaire 1842-1843, Castel, Montpellier, 1843, p. 22-23.

[21] Jean Tardieu, Un Mot pour un autre, op. cit., p. 381.

[22] Jacques Lordat, Analyse de la parole…, op. cit., p. 31.

[23] Voir Alain Chevrier, « Une source secrète de L’Immaculée Conception », Mélusine n° XIII, Le Surréalisme et son psy, dir. Anne-Marie Amiot, L’Age d’Homme, Lausanne, 1992.




Flaubert et le philosophique : éthique et esthétique

« La morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai » (lettre à Louis Bonnenfant du 12 décembre 1856) . [1]

Flaubert rompt ainsi avec un platonisme dont on a souvent montré la permanence ou la résurgence au XIXe siècle . [2]Il dénoue radicalement le lien que Cousin s’efforçait de renouer entre les idées du Vrai, du Beau et du Bien . [3] Dans sa correspondance, à partir de 1846, la philosophie et les philosophes deviennent les cibles d’une critique . [4] Mais c’est au nom d’une autre idée de la philosophie qu’il s’en prend aux philosophies : « La recherche de la cause est antiphilosophique et antiscientifique, et les Religions en cela me déplaisent encore plus que les philosophies, puisqu’elles affirment la connaître. » (lettre à Mme Roger des Genettes de l’été 1864). Il y a donc deux sens du mot « philosophie » employé par Flaubert : l’un péjoratif lorsqu’il désigne la métaphysique, l’autre à l’inverse positif lorsqu’il renvoie à la Critique, invention majeure du XIXe siècle, selon Flaubert, avec le « sens historique » (lettre à Edmond et Jules de Goncourt du 3 juillet 1860) duquel elle est d’ailleurs indissociable. Contre les discours de Vérité, il défend ce qui a pu passer pour un scepticisme voire un nihilisme : « […] il n’y a de vrai que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets », écrira-t-il en 1878 (lettre à Maupassant du 15 août) . [5]Il ébauche déjà l’idée avant la lettre d’une archéologie nécessaire des représentations. Il ne pouvait donc qu’être irrité par la foi naïve en l’existence d’une réalité stable dont la connaissance pourrait progresser : « Cette manie de croire qu’on vient de découvrir la nature et qu’on est plus vrai que les devanciers m’exaspère. La tempête de Racine est tout aussi vraie que celle de Michelet. Il n’y a pas de Vrai ! Il n’y a que des manières de voir. » (lettre à Léon Hennique du 3 février 1880) . [6]

Dans ces conditions, comment redonner à l’œuvre littéraire une raison, une valeur éthique, et une dignité à une époque où le rapport avec la connaissance et la vérité semblait encore en être la condition ? Flaubert se pose la question en 1852 : « […] nous tâtonnons dans les ténèbres. Nous manquons de levier, la terre nous glisse sous les pieds. Le point d’appui nous fait défaut, à tous, littérateurs et écrivailleurs que nous sommes. À quoi cela sert-il ? À quel besoin répond ce bavardage ? De la foule, à nous aucun lien » (lettre à Louise Colet du 24 avril 1852). La « foule », écrit-il, et non le peuple, ni la nation et pas même le public. Le terme employé dit à lui seul que Flaubert – qui, contrairement à Hugo, fait définitivement l’économie de Dieu – ne cherchera pas non plus la raison et la valeur éthique de la littérature du côté d’une transcendance de l’histoire. Il ne croit pas à la possibilité d’une articulation harmonieuse de l’individuel et du collectif, du particulier et de l’historique : l’accord de l’écrivain et d’un peuple en devenir est un rêve naïf . [7]Il n’est pas de ceux qui se croient la voix de leur siècle [8] ou qui s’autorisent d’un quelconque sacerdoce pour écrire. Il ne pense d’ailleurs pas l’articulation de l’individuel et du collectif mais une atomisation sociale : « […] la fantaisie d’un individu me paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes » (lettre à Louise Colet du 24 avril 1852). Certes, « chaque chose a ses raisons », reconnaît-il aussi dans la même lettre. Mais la caractéristique du XIXe siècle est l’égalité des raisons. Comment refonder la puissance et la légitimité de la littérature ? D’abord en prenant acte des conditions historiques qui expliquent sa situation pour en déduire une stratégie :

Je crois […] que les règles de tout s’en vont, que les barrières se renversent, que la terre se nivelle. Cette grande confusion amènera peut-être la Liberté. – L’art, qui devance toujours, a du moins suivi cette marche. Quelle est la poétique qui soit debout maintenant ? La plastique même devient de plus en plus presque impossible, avec nos langues circonscrites et précises et nos idées vagues, mêlées insaisissables. Tout ce que nous pouvons faire, c’est donc, à force d’habileté, de serrer plus raide les cordes de la guitare tant de fois raclées, et d’être surtout des virtuoses, puisque la naïveté à notre époque est une chimère. (Lettre à Louise Colet, 4 septembre 1852).

Il explique la déréglementation de l’art et l’atomisation sociale de la même façon : elles proviennent d’une structuration démocratique du mode de la pensée, du triomphe de ce qu’il appelle « le point de vue démocratique ». Les effets sociaux sont les suivants : « pas d’autorité, de règle. […] maintenant il y a anarchie et chacun est livré à son caprice » (lettre à Louise Colet du 29 janvier 1854). Il en tire aussi les conséquences pour « la Beauté » : désormais elle ne dépend plus que « d’un rapport exact  », à un moment donné, et dans des circonstances particulières, entre divers éléments – rapport qui est à inventer pour chaque œuvre et par chaque artiste. Contrairement à la rhétorique, ce que Flaubert appelle la « poétique » n’aura donc aucun caractère prescriptif. Elle est tout entière (ajoute-t-il dans la même lettre) contenue et manifestée dans la forme de chaque œuvre particulière : « Chaque œuvre à faire à sa poétique en soi, qu’il faut trouver ».

Il veut écrire contre son époque mais il sait aussi qu’il ne peut écrire sans elle. Il peut bien tonner, selon son terme, contre l’égalité, contre l’esprit démocratique, contre le pêle-mêle des idées reçues. Mais il a aussi conscience que son écriture ne s’exclura que difficilement de ce mouvement démocratique, et n’y résistera, ne s’en démarquera efficacement qu’en retournant contre lui ses propres armes. C’est l’objectif par exemple de sa poétiques de l’égalité des points de vue et des discours dans ses romans : ainsi essaie-t-il d’inventer un regard absolu et de reconstituer dans l’art – contre l’histoire dont le mouvement le fascine pourtant – le domaine d’une ontologie. Il rêve d’un style qui serait « à lui seul une manière absolue de voir les choses » (lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852) et qui refonderait donc l’ontologie comme fiction interne à l’œuvre. De ce point de vue, Flaubert partage avec Mallarmé [9] une conception matérialiste de la valeur et de la raison de l’art comme fiction.

La valeur propre de la littérature se définira donc pour Flaubert par rapport à la « virtuosité » de son auteur, par rapport aussi à l’organisation particulière d’une œuvre, à sa force de cohésion, enfin par rapport à sa capacité – tout en représentant le réel – de renvoyer avant tout à la puissance de son langage. Le « livre sur rien » n’a jamais été un roman sans sujet et sans mimésis, mais un texte (au sens que la critique moderne a donné à ce terme) qui fait du travail sur le langage (et non plus de la visée mimétique) l’objectif essentiel de l’art. Car Flaubert préfère le terme « art » au mot « littérature », probablement pour rappeler (par le sens étymologique du mot) que la conscience, le savoir, la technique, la maîtrise sont indispensables à sa réalisation. Même s’il ne partage pas l’opinion de Hegel selon laquelle l’histoire irait dans le sens d’une fin de l’art (et on peut même dire qu’il en retourne la proposition), il estime avec regret que la littérature de son époque nécessite beaucoup d’art, une conscience dans le travail alors que les Grecs pouvaient se permettre la « naïveté » et le naturel, un art sans art . [10]La modernité se caractérise par le fait que la conscience de soi est la seule raison possible. Mais le modèle hégélien du retournement de l’esprit sur lui-même est détourné au profit de l’art. Pour Flaubert la conscience doit être double : une conscience de l’art de la littérature (retournement de l’art sur lui-même) et d’autre part une conscience critique de la part de représentation (donc de la part d’historicité, et d’imaginaire) que comporte toute pensée, toute philosophie. C’est leur part de représentation, d’imaginaire qui fait basculer les représentations du côté des images (soupçonnées autrefois par Platon de n’entretenir qu’un rapport indirect et lointain avec les Idées). Mais la conscience critique chez Flaubert n’est pas le signe d’un retour au platonisme. Bien au contraire. On le voit lorsqu’il écrit le 29 janvier 1859 : « Tout doit parler dans les Formes, et il faut qu’on voie toujours le plus possible d’âme » . [11] L’œuvre, selon Flaubert, parle mais le terme « âme » indique assez bien l’intériorité de cette parole à l’œuvre (« dans les Formes »). La lettre dit aussi l’intransitivité double de cette « parole dans les Formes » car son objectif n’est ni de discourir sur un sujet ni de s’adresser à des destinataires pour communiquer et convaincre (différence majeure avec le discours philosophique). Le terme « âme » suggère bien le monisme de cette conception de l’œuvre (car on sait par ailleurs que l’âme est toujours indissociable du corps pour Flaubert) comme expression et non comme discours. La conception de l’expression est spinoziste et liée à une pensée de l’immanence.

Le terme « expression » apparaît plusieurs fois dans le texte latin de L’Éthique (que Flaubert a lu en latin précisément) et permet au philosophe d’imaginer une conciliation entre l’unité (de la Substance) et la différence (par rapports aux attributs), l’unité et la diversité du monde. Il veut ainsi élaborer une pensée de l’immanence tout en évitant de tomber dans le panthéisme dont on l’a malgré tout accusé. Spinoza conçoit « une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » . [12] L’idée d’expression est précisée par deux autres termes : les attributs expliquent (développent) et enveloppent (impliquent) la substance . [13]Il ne s’agit donc pas d’une incarnation de quelque chose d’extérieur. Si les termes employés par Flaubert dans sa lettre du 29 janvier 1854 ne sont pas spinozistes, l’idée d’un langage intérieur, d’une âme impliquée et indissociable de l’œuvre, d’une raison intérieure (tout comme Dieu est cause immanente dans le monde), et d’un développement intérieur à l’œuvre (« parler dans ») est élaborée sur le modèle spinoziste de l’expression. Le glissement du verbe employé intransitivement « parler » au verbe « voir » indique bien aussi que l’œuvre n’est pas le discours d’une vérité extérieure, et que son rapport à la pensée n’est pas de l’ordre de l’incarnation (de l’inscription du lisible dans le visible) : il ne s’agit pas d’une descente de l’idée, d’une signification, d’une pensée dans une forme. Pourtant il y a quelque chose qui relève de la pensée mais il se trouve impliqué dans la constitution même des Formes : « Tout doit parler dans les Formes… ». Tout est calculé. Flaubert se donne pour objectif d’abolir le hasard. On le voit dans ses brouillons : l’essayage des termes, les réécritures, la chasse aux mauvaises assonances et allitérations doivent donner au style la force de la nécessité. Le vrai en sera l’effet et la récompense. L’exactitude par rapport au réel n’est donc pas essentielle (pourtant on sait qu’il se documentait et enquêtait). Il donne ce conseil à Feydeau : « Travaille ton plan au milieu des monts et pense à ceci que je livre à tes méditations. L’histoire vraie ne signifie rien. Change, raccourcis, allonge ! Et ne te préoccupe pas de reproduire exactement les faits ou les caractères » (lettre à Ernest Feydeau du 18 juillet 1859).

C’est que le vrai tel que le conçoit Flaubert dépend de la conception même de l’œuvre : « La difficulté capitale [c’est] le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du vrai comme dirait Platon » (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 18 mars 1857). Mais Flaubert déconstruit en fait le dualisme platonicien puisque le style est le lieu de la vérité, où elle se manifeste et se produit tout à la fois : « Où la Forme, en effet, manque, l’idée n’est plus. […] Ils sont aussi inséparables que la substance l’est de la couleur et c’est pour cela que l’Art est la vérité même » (lettre à Louise Colet du 15-16 mai 1852). La relation entre l’idée et la forme est conçue sur le mode d’une relation de la substance avec les attributs, ce qui explique à la fois les déclarations sur l’unité (du fond et de la forme) et les déclarations sur la tension qui anime l’écriture :

[…] je me trouve incapable de rendre l’Idée » (lettre à Louise Colet, 2 octobre 1846). Impliquée, enveloppée, développée dans la forme, l’Idée, comme l’indique alors la majuscule, n’en demeure pas moins ce qui n’est jamais totalement localisable en un point, ce qui reste inépuisable par une formulation, ce qui déborde toujours, tout comme la substance spinoziste, qui est indissociable des attributs mais n’est pas tout entière confondue avec chacun d’eux. Flaubert utilise un mot plutôt platonicien – Idée – mais le détourne en recourant à un modèle d’intelligibilité spinoziste – l’expression – et à un philosophème spinoziste aussi : la substance.

L’ « Idée » – ce mot que Flaubert affectionne dans la correspondance – ne désigne donc pas une signification antérieure ou qu’il serait possible d’extraire après-coup mais ce qui construit la totalité harmonieuse de l’oeuvre, créant ces rapports indispensables à l’existence des effets de vérité dans une nouvelle ontologie paradoxale (et anti-platonicienne) qui confond l’être avec ce qui n’en est qu’une ombre inventée, puisqu’il s’agit d’un effet d’art. Dans ses œuvres de jeunesse, Flaubert avait élaboré l’idée d’un Absolu littéraire indexé sur un au-delà inaccessible . [14]

Après 1845 et surtout à partir des années 1850, prévaut une pensée de l’art qui s’élabore contre la prééminence de l’idée de certitude et de causalité. Percevant l’aliénation de l’infini du réel dans les représentations et l’ordre du discours, Flaubert imagine un roman paradoxal entraîné – semblerait-il – par une force d’anti-représentation vers son propre dépassement :

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’Avenir de l’Art est dans ces voies. Je le vois, à mesure qu’il grandit, s’éthérisant tant qu’il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron. La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui l’a produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout et les gouvernements l’ont suivi […]. (Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852).

Flaubert reprend à Hegel l’idée d’un « affranchissement de la matérialité » – relevée et soulignée dans son dossier de notes sur « Esthétique de Hegel » : « ce que l’esprit cherche dans un ouvrage d’art ce n’est ni la réalité matérielle que veut le désir, ni l’idée dans sa généralité abstraite, mais un objet sensible dégagé de tout l’échafaudage de la matérialité » [15] – ainsi que ses principales étapes – et il part comme Hegel de l’Égypte – mais au lieu d’achever son parcours par un dépassement dialectique de l’art, il l’infléchit au profit du roman et de la prose, et d’une sorte de dépassement de l’art par l’art.

N’invente-t-il pas ainsi une autre mort de l’art, bien que différente de celle que prévoyait Hegel ? Elle serait en effet symétrique et inverse : symétrique car dans les deux cas l’ordre de la représentation est contestée ; inverse car pour Hegel l’art se résorbera dans une intelligibilité absolue, pour Flaubert dans une « manière de voir absolue », libéré du poids du logos, et qui s’identifie au style. Chez l’un c’est l’ordre du conceptuel qui l’emporte, chez l’autre l’ordre du style et du visuel. Toutefois on peut considérer que la représentation flaubertienne qui s’efforce de délier les rapports du monde et du logos est bien une paradoxale mimésis du monde qui recèle une profonde tendance anti-mimétique en ce qu’elle résiste à ce qui faisait traditionnellement la cohérence de la mimésis : la force d’interprétation.

En fait Flaubert ne pense pas le dépassement de l’art mais un art qui excède. Il fait se rejoindre « rien » et « tout ». C’est l’effet qu’il vise en tant qu’artiste et qu’il éprouve parfois en tant que lecteur, par exemple devant l’œuvre de Shakespeare : « […] il me semble que je suis sur une haute montagne. Tout disparaît, et tout apparaît. On est plus homme. On est oeil. » (lettre à L. Colet du 27 septembre 1846). Ce qui disparaît ce n’est pas tant le sujet, qu’une cohésion du monde, ce qui pourrait en faire un sujet éminemment représentable parce que significatif et signifiant. Tout disparaît, et tout apparaît : l’essentiel est dans ce battement. La cohésion de l’œuvre, la force d’un style unificateur d’un côté, et d’un autre côté une résistance à la cohésion douteuse du monde qui provient des manières de voir limitées (discours, idées, représentations, sciences, religions, philosophies).

L’infini (ou l’illimité, l’idée) s’ouvre de l’intérieur du visible, non tout à fait comme une essence repliée au cœur des choses mais comme un espace créé par le battement d’un regard qui s’éblouit au contact du divers. Le jugement est suspendu et laisse apparaître le divers irréductiblement, comme le montre ce récit d’une expérience d’harmonie dans le pêle-mêle des choses :

J’ai fait aujourd’hui une grande promenade dans le bois de Canteleu. Promenade délicieuse […]. J’ai été jusqu’à Montigny. – Douze fidèles tout au plus. – De grandes orties dans le cimetière et un calme ! un calme ! Des dindons piaulaient sur les tombes et l’horloge râlait ! (Lettre à Louis Bouilhet, 24 août 1856).

Le réenchantement du monde s’opère par l’espacement des choses, par la juxtaposition qui ne crée pas un désordre mais une nouvelle mimésis et une syntaxe paradoxale qui fait du blanc (à la place des « car » et des « donc ») une force de liaison suggestive. La discontinuité devient une nouvelle forme d’harmonie. Le regard absolu délie et relie par une autre force, par une signifiance qui est comme la vibrativité du réel (d’ailleurs soulignée dans ce récit par les points d’exclamation) . [16] Aux relations causales, Flaubert substitue un autre mode de liaison : le rythme. La conception flaubertienne de l’art comme regard absolu s’ordonne à une pensée générale du monde, à une épistémologie matérialiste et vitaliste : la conception sadienne de la matière comme agrégat d’atomes espacés, donc mobiles, en perpétuelle décomposition/recomposition, c’est-à-dire une conception hostile aux catégories stables de la finalité et de la causalité.

La représentation en pointillé du monde suggère la conversion, le rapprochement du subjectif et de l’objectif, une suspension de l’entendement, et l’éblouissement de la vision, comme dans ce passage de Salammbô sur le regard d’Hamilcar, tellement emblématique de cette écriture rythmique du monde qu’il pourrait en être aussi la métaphore :

[…] il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l’idole ; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup, illuminèrent la salle. Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d’or accrochées comme des lampadaires aux lames d’airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C’étaient des callaïs arrachées des montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l’urine des lynx, des glossopètres tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrum, des béryls, avec les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze espèces d’émeraudes. Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d’argent, et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles . [17]

Aucun Verbe ne hante plus le visible . [18] Les objets redeviennent des « choses » – mot que Flaubert préfère lorsqu’il évoque une matérialité paradoxale du visible qui peut devenir subtile comme une lumière dans le passage cité de Salammbô comme si le regard absolu avait une force de sublimation au sens chimique.

L’« idée du beau pur » (lettre à Louise Colet du 13 septembre 1846), libéré de toutes les tentations du discours, Flaubert cherche à l’atteindre par un travail qui repense le monde et ses représentations – qui délie/délit et relie/relit différemment, non – certes – pour produire un nouveau système interprétatif, mais pour faire de cette dynamique à deux temps la raison interne de l’œuvre, sa pensivité. Il ne faut donc pas chercher à faire avouer au texte flaubertien un refoulé philosophique. Mais il serait aussi périlleux de considérer son œuvre comme une architecture du vide construite grâce à une entreprise de désertification intellectuelle et dans le seul but de magnifier la Forme, nouvelle idole vaine d’un culte sans sujet. Flaubert opère en fait un dépassement (par un art qui parle, selon son terme) dont les moyens sont empruntés aux philosophies elles-mêmes sans que cela suppose une complète adhésion à aucune d’elles, malgré cette réputation de spinozisme qu’on lui a souvent faite. Dans ce dernier cas, Flaubert n’adopte pas la philosophie en elle-même, l’ensemble de ses articulations qui constituent un système cohérent , [19] mais il prélève un modèle d’intelligibilité (l’unité fondée à la fois sur l’immanence et sur un mode d’articulation qui relève de l’expression) qu’il déplace vers un autre domaine, celui de la littérature, en procédant à toutes les adaptations et transformations nécessaires (par le recours à d’autres philosophies – à Hegel et Platon même dans le cas de l’Idée [20] –, par une condensation de philosophèmes).

S’il élabore l’idée du livre sur rien à partir d’une pensée hégélienne de l’intellectualisation (et de l’exténuation) de l’art, il en refuse les fondements idéalistes : l’idée du livre sur rien s’appuie sur le refus à la fois du dualisme matière/esprit [21].et du dépassement du monde matériel vers un mystérieux Esprit – refus auquel la substance spinoziste donne un fondement épistémologique. Aussi, bien qu’il ait été frappé dans sa lecture de Hegel par l’idée de ce qu’il appelle dans la marge de ses notes sur L’Esthétique un « art supérieur à la Nature », Flaubert s’en démarque radicalement et multiplie dans sa correspondance les comparaisons de l’art à la nature – la Substance spinoziste ayant télescopé la dialectique de l’Esprit hégélien –, et cette Nature devient un modèle à la fois éthique et esthétique. À la pensée de l’incarnation qu’était encore chez Hegel l’objectivation de l’esprit dans l’histoire de l’art (pensée qui permettait dans un second mouvement le rêve d’une désincarnation par la philosophie), Flaubert préfère une conception non dualiste : l’expression qui concilie l’immanence et le développement, qui concilie le temps et l’éternité, le « sens historique » et le désir de faire échapper l’œuvre au temps pour atteindre à l’éternel . [22]

Par ce travail d’intertextualité, perceptible dans les énoncés de sa correspondance, mais aussi par la forme critique – qui est encore une forme de pensée – Flaubert conserve un rapport au philosophique. Il est même au centre de son esthétique et de son éthique parce que la Vérité étant frappée d’immoralité lorsqu’elle a la forme d’un discours, il lui faut régler différemment le rapport de l’œuvre au cognitif.

ps:

Gisèle SÉGINGER, LISAA EA 4120, Université Paris-Est

http://www. univ-mlv.fr/lisaa

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (Hiver 2009)

notes:

[1] Sauf indication contraire, la correspondance est citée dans l’édition établie par Jean Bruneau, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1973-1998, 4 volumes.

[2] Michel Brix, « Romantisme et aspiration platonicienne », Le Romantisme français, Peeters, 1999, p. 21-83.

[3] Cours de philosophie de 1818 : du fondement des idées du Vrai, du Beau et du Bien, Hachette, 1836.

[4] Avant 1845 et l’achèvement de la première Éducation sentimentale (dont les derniers chapitres exposent une nouvelle esthétique), les années de jeunesse se caractérisent par une conception métaphysique de la vérité, et un idéalisme radical : la vérité extérieure au langage demeure inaccessible et le poète – philosophe raté – échoue toujours à en rendre compte. Flaubert met en scène des personnages et des narrateurs dont la parole nostalgique s’enlise dans la déploration. La coupure métaphysique dévalorise à la fois le monde réel et l’art impuissant. Leurs raisons sont ailleurs mais le poète ne parvient pas à faire œuvre de réappropriation. « Écrire, oh ! écrire, c’est s’emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus et le résumer dans un livre. C’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser debout sur son piédestal, et y rester toujours », s’écrie le narrateur d’Un parfum à sentir (Œuvres de jeunesse, édition de Guy Sagnes et Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, « coll. Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 112). Or, cette pensée de la totalité échappe toujours. Le narrateur des Mémoires d’un fou déplore son impuissance à exprimer sa compréhension intuitive du monde : « la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée » (p. 470).

[5] Correspondance, publiée par Yvan Leclerc, Flammarion, 1993.

[6] Édition du Club de l’Honnête Homme, 1976, t. XVI.

[7] Voir par exemple la lettre à Louise Colet du 13 juin 1852.

[8] C’est ainsi que Balzac désignait l’écrivain dans la préface de 1843 aux Souffrances de l’inventeur (dernière partie d’Illusions perdues).

[9] Mais précisons que Flaubert est mort trop tôt pour connaître grand-chose de Mallarmé. Celui-ci ne deviendra célèbre auprès du public qu’après la parution en 1884 d’À rebours de Huysmans qui fait l’éloge de son œuvre. Et ce n’est qu’en 1887 qu’il réunit en recueil les poèmes dispersés jusque-là. Néanmoins, admirateur de Salammbô et de La Tentation de saint Antoine Mallarmé a dédicacé à Flaubert un exemplaire de sa traduction de Vathek (de Beckford), en 1876. Mais l’admiration n’était pas réciproque. Une lettre de Maupassant à Flaubert laisse entendre que les deux écrivains n’appréciaient guère le « galimatias » du poète (8 janvier 1877, Correspondance Flaubert/Maupassant, op. cit., p. 114).

[10] Voir la lettre à Louise Colet du 24 avril 1852.

[11] Lettre à Louise Colet du 29 janvier 1854. C’est moi qui souligne.

[12] Définition 6, cité par Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression (Éditions de Minuit, 1968, p. 9). Dans le texte latin (et Flaubert avait lu Spinoza en latin), on trouve plusieurs fois le terme : « aeternam et infinitam certam essentiam exprimit (I, 10) ; « divinae substantiae essentiam exprimit » (I, 19) ; « existentiam exprimunt » (I, 10, c).

[13] Les termes employés sont « explicare » et « involvere ». Voir le commentaire de ces termes par Deleuze, op. cit,, p. 121.

[14] Le narrateur des Mémoires d’un fou se désole de son impuissance littéraire : « J’avais un infini plus immense, s’il est possible, que l’infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses ailes dans une atmosphère d’amour et d’extase ; et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, – et comment rendre par la parole cette harmonie qui s’élève dans le coeur du poète, et les pensées de géant que font ployer les phrases […] / Par quels échelons descendre de l’infini au positif ? par quelle gradation la poésie s’abaisse-t-elle sans se briser ? comment rapetisser ce géant qui embrasse l’infini ? / Alors j’avais des moments de tristesse et de désespoir, je sentais ma force qui se brisait et cette faiblesse dont j’avais honte, car la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée » (édition établie par Yvan Leclerc, Flammarion, coll. « GF », 1991, p. 272). Sur l’absolu littéraire dans les premiers écrits de Flaubert avant 1845 et l’évolution ultérieure, voir « Du poète à l’artiste », Une Éthique de l’art pur, SEDES, 2000, p. 19-30.

[15] Notes de Flaubert sur l’Esthétique de Hegel, publiées par G. Séginger, Dix ans de critique, textes réunis par G. Séginger, série Gustave Flaubert 5, Éditions Lettres Modernes — Minard, Paris-Caen, 2005, p. 265.

[16] Jacques Rancière souligne ce paradoxe : « La « manière absolue de voir » ne se laisse pas voir. Faut-il dans le silence de ce type de « parole muette » entendre, comme le veut Jacques Rancière (qui en étudie la manifestation dans Madame Bovary), une musique et considérer celle-ci comme la manifestation d’un « art d’anti-représentation » ? (« Le livre en style », La parole muette, Hachette, 1998, p. 115). Sans doute est-ce tirer un peu trop Flaubert vers Mallarmé.

[17] Salammbô, édition établie par Gisèle Séginger, Flammarion, « GF », p. 200.

[18] Jacques Rancière considère que l’œuvre du style est de disjoindre « l’écriture muette-bavarde, de faire taire son bavardage ». (La parole muette, op. cit., p. 118). Il étudie les procédés stylistiques utilisés par Flaubert, la suppression de coordinations, le style indirect libre qui efface toute trace de voix, et l’imparfait qui suspend la différence entre la réalité et la conscience. Ainsi Flaubert parvient-il à créer « l’absolue passivité de la contemplation perdue dans son objet » (p. 114).

[19] La philosophie de Spinoza fait de la connaissance de Dieu l’objectif de l’homme car ainsi peut-il développer pleinement sa force rationnelle. Flaubert n’a jamais suivi Spinoza dans cette direction.

[20] Sur ce point voir Jacques Derrida, « Une Idée de Flaubert. La lettre de Platon », Confrontation. Correspondances, Cahiers 12, Aubier, 1984, p. 155-170).

[21] « […] je ne sais pas ce que veulent dire ces deux substantifs Matière et Esprit ; on ne connaît pas plus l’une que l’autre. Ce ne sont peut-être que des abstractions de notre intelligence. Bref, je trouve le Matérialisme et le Spiritualisme deux impertinences égales » (lettre à sa nièce Caroline du 23 mars 1868)

[22] « Il faut […] tâcher d’écrire pour l’éternité » (lettre à Ernest Feydeau du 21-25 février 1861).