Editorial

Cette cinquième livraison de la revue Epistemocritique pourrait être placée sous l’égide de Goethe, dont la pensée esthétique et épistémologique est mise à l’honneur dans plusieurs études. Outre ses travaux en optique, Goethe a œuvré dans de nombreux domaines scientifiques : botanique, anatomie, physique, géologie, météorologie, etc. Ses théories sur l’émergence des formes naturelles et sur la perception ont intéressé aussi bien les scientifiques que les écrivains, contribuant ainsi à tisser des liens entre dynamique de la forme et discours de la biologie.

Michael Jonak s’attache ici à l’usage fait par Emerson du concept de métamorphose, dont les racines plongent dans le travail de Goethe sur la morphologie des plantes. Cette notion permet d’envisager l’émergence des formes naturelles comme un processus dynamique et de rompre ainsi avec le paradigme de la classification dominant au 18ème siècle. La théorie goethéenne de la métamorphose fournit à Emerson une métaphore mobile pour fonder une « science de l’esprit » qui culminera dans le projet inachevé d’une Histoire naturelle de l’intellect. Elle est également au cœur de sa théorie de la perception – ce qu’Emerson appelle la « perception poétique de la métamorphose » – qui ouvre la voie à un mode de pensée relationnel, oeuvrant à l’unité poétique du monde grâce au travail de l’analogie et de l’imagination créatrice.

Cette épistémologie du vivant est repérable dans de nombreux textes littéraires, où elle informe non seulement l’écriture mais aussi la dynamique mémorielle. Anne Bourse examine les affinités qui unissent cette épistémologie au roman généalogique à partir de trois oeuvres paradigmatiques d’Émile Zola (Docteur Pascal), William Faulkner (Absalom, Absalom !) et Ricardo Piglia (Respiración artificial). La lecture croisée de ces romans montre que le travail de reviviscence du passé mené par les héritiers ne peut être fécond qu’à se faire pleinement historique, c’est-à-dire à épouser les modes de transmission du vivant, avec leurs hasards, leurs défaillances et leur errances. Le roman généaologique, dans la tension qu’il instaure entre survie de la lignée et désordres héréditaires, s’avère ainsi être une véritable « machine » à produire de la transmission, le site d’inédites « formations de formes » susceptibles d’enrichir profondément ce que Canguilhem appelle la « connaissance de la vie ».

Hildegard Haberl aborde elle aussi la question de la mémoire et de la transmission, non plus sous l’angle de la génétique cette fois, mais à travers deux dispositifs de conservation du savoir collectif : l’archive et la copie. La mise en scène narrative de ces pratiques par Goethe (Les Affinités électives) et par Flaubert (Bouvard et Pécuchet) réfléchit non seulement le rôle de la littérature en tant que mémoire discursive et témoin de l’historicité des savoirs mais aussi celui de l’auteur en tant qu’archonte, c’est-à-dire interprète et critique du savoir et de son archivage. Tout en soulignant le plaisir de la scription, cette critique débouche chez les deux auteurs sur une revalorisation de l’imaginaire – à côté de la mémoire et de la raison – dans un nouveau partage du savoir.

Bénédicte Abraham aborde un autre aspect de l’épistémologie goethéenne en s’attachant aux différents emplois des notions de « force » et d’ « énergie » dans Faust I. Comme elle le rappelle, la force (Kraft) est, dans la langue allemande, indissociablement liée à l’effet qu’elle produit, à la réalisation efficace de son action. Elle ne peut donc être pensée sans son corollaire, la Wirkung (l’effet) qui désigne l’actualisation d’un pouvoir. L’association de ces deux termes dans la tragédie de Goethe sert une apologie de l’action, qui a pour support épistémologique la notion de force en tant qu’elle est potentialité de l’être réalisée dans l’action, vie engendrée par l’être en mouvement.

Ce numéro contient également un dossier consacré aux « fossiles en évolution ». Les contributions présentées dans ce dossier sont issues du dernier Congrès des dix-neuvièmistes à Salt Lake City en octobre 2009.

Claude Millet propose une lecture « écologiste » du roman de Rosny aîné, La Mort de la terre. Projetant l’histoire humaine dans la très longue durée de l’histoire du vivant, ce roman annonce le triomphe du règne minéral et la disparition de la race humaine sous l’effet de transformations climatiques auxquelles les hommes ont dû s’adapter. S’appuyant sur l’évolutionnisme pour engager une critique radicale de toutes les formes d’organicismes politiques, cette fable des « derniers hommes » peut se lire à la fois comme une confirmation du darwinisme et comme une dénonciation de tous les darwinismes sociaux de son temps.

Michel Pierssens se penche sur ces lieux de mémoire que sont les ruines , « monuments fossilisés » d’un passé aboli, dont il propose une lecture renouvelée. Plutôt que de les envisager comme symptômes d’une pathologie mélancolique ou comme allégories de l’éphémère dans sa tension avec l’éternité, il propose de les considérer comme lieux d’inscription d’une épistémè émergente qui va traverser tout le 19ème siècle et qui permet de penser ensemble ordre et désordre, mémoire et créativité.

Muriel Louâpre s’interroge sur le déclin de la poésie scientifique comme mode légitime de diffusion des savoirs au cours du 19ème siècle. Très tôt menacé par la fossilisation, ce genre exhibe peut-être le plus clairement les raisons de son extinction dans le traitement qu’il réserve aux objets fossiles. En effet, la paléontologie impose vers 1860 une méthode généalogique et probabiliste de reconstruction du passé, qui consiste à remonter le fil du temps pour faire des hypothèses sur le passé. Or la poésie scientifique reste prisonnière de l’illusion historiciste et de ses enchaînements chronologiques, décevant ainsi l’horizon d’attente du 19ème siècle que la paléontologie a formé à une remontée archéologique du sens. Si la poésie scientifique s’est condamnée à devenir fossile à son tour, c’est finalement qu’elle n’a pas su retenir la leçon des fossiles et qu’elle a confondu la mémoire avec l’histoire.

Pour finir, Paule Petitier se tourne vers la notion d’« arrêt de développement », utilisée comme principe explicatif en anatomie comparée, dont elle analyse l’usage chez Quinet et Michelet. Chez le premier, elle sert une vision totalisante de l’évolution comme déploiement de formes successives, fixées dans une sorte de mémoire immanente de la nature qui serait prête à se prolonger dans l’histoire écrite par les hommes. Chez Michelet en revanche, l’arrêt de développement signale à la fois une anomalie du cours de l’histoire, une évolution bloquée et le retour à un stade antérieur à la différenciation, le ressourcement au « fleuve vivant » et à son unité. Transposée en histoire, la notion sert ainsi deux visions de l’évolution et deux poétiques de l’histoire distinctes : clef de voûte d’une poétique de la totalité et d’une vision apollinienne du développement historique chez Quinet, elle sert chez Michelet une poétique dyonisienne du devenir.




Écriture généalogique et « connaissance de la vie »

Ramifications

Cette citation de Benjamin, tirée d’un célèbre texte Walter Benjamin, [1] qui associe le problème de la traduction des œuvres (Übersetzen) à celui de leur survie (Überleben) en faisant du traducteur un sujet irrémédiablement endetté à l’égard de la tradition, pose sérieusement à la littérature la question de la mémoire et de l’héritage sous l’angle de ce que l’on peut appeler, avec Canguilhem, la « connaissance de la vie ». Rejetant toute conception imitative du langage, Benjamin exige du traducteur qu’il transforme l’original afin, paradoxalement, d’assurer sa transmission et de rendre justice à son « intention ». Seuls l’étrangement, l’écart linguistique et la dissemblance formelle permettent d’ouvrir l’œuvre au « renouveau du vivant » et au « tourbillon du devenir » [2]. Dans sa réponse à la philosophie bergsonienne, Canguilhem affirme de façon comparable qu’il ne peut y avoir d’authentique pensée du vivant qu’à prendre en compte la vie de la pensée elle-même, son caractère hasardeux, sa plasticité et sa fécondité pleinement historiques :

Ainsi, à travers la relation de la connaissance à la vie humaine, se dévoile la relation universelle de la connaissance humaine à l’organisation vivante. La vie est formation de formes, la connaissance est analyse des matières informées […]. L’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en reconnaissant l’originalité de la vie. [3]

L’historicité de la connaissance scientifique revendiquée par Canguilhem est à entendre dans des termes tout à fait proches de ceux que Benjamin applique au concept d’histoire. La temporalité n’est pas envisagée par ce dernier comme une simple ligne droite qui enregistrerait un « progrès » régulier de l’humanité par le jeu téléologique des causes et des effets mais comme une constellation variable d’événements discontinus, accidentels et contrastés [4] . En prise avec cette matière précaire et hétérogène, l’épistémologue des sciences comme l’historien matérialiste appelé de ses vœux par Benjamin en 1940 ont pour tâche d’identifier les formes originales (des concepts philosophiques aux fugaces « images dialectiques » en passant par les traductions et les surprenantes « allégories » de l’art) en fonction desquelles se déploie la pensée.

Du point de vue de la méthode, ce travail impose au chercheur d’adopter une démarche nécessairement expérimentale, au sens du « tâtonnement » heuristique privilégié par Claude Bernard [5], mais qu’il convient aussi, eu égard à l’autorité de Nietzsche sur ce sujet, de qualifier plus précisément de généalogique. Si la généalogie se présente d’abord chez Nietzsche comme un opérateur de mise à distance des valeurs de vérité et de morale, elle désigne en fait toute activité critique qui consiste à prendre conscience « des conditions et des circonstances de leur naissance, de leur développement, de leur modification » [6]et à mettre en question la continuité idéale de leur accomplissement. Ainsi, la généalogie nietzschéenne ne se préoccupe pas tant de remonter le cours du temps en quête d’une illusoire « origine » (Ursprung) que de faire apparaître la vitalité organique de la pensée, « ses intensités, ses défaillances, ses fureurs secrètes, ses grandes agitations fiévreuses comme ses syncopes » [7]. En France, c’est avec Émile Zola que la littérature se voue officiellement à l’enquête généalogique et que le roman redéfinit ses objets d’étude à la lumière des rapports scientifiquement établis entre les soubresauts du vivant et les violences de l’histoire, le « sang » et le « milieu », le symptômal et le social :

Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur […]. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre, comme acteur d’une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j’analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble. [8]

Interrogeant les multiples conditions de possibilité du récit (familial, national, expérimental), l’écriture s’attache alors « aux méticulosités et aux hasards des commencements » [9] (« le premier épisode La Fortune des Rougon doit s’appeler de son titre scientifique : Les Origines », [10]) afin de « brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire » [11]. Ce que l’on souhaiterait exposer ici de façon plus synthétique qu’exhaustive, ce sont certaines des affinités qui relient la littérature généalogique à l’épistémologie des sciences de la vie. Les œuvres fondatrices de Zola (La Fortune des Rougon et Le Docteur Pascal : pierres de touche du cycle Rougon-Macquart), mais aussi de William Faulkner (Absalom, Absalom !) et de l’argentin Ricardo Piglia (Respiración artificial) – deux écrivains majeurs à avoir réactivé la « méthode » généalogique à chaque extrémité du XXe siècle – nous intéressent tout particulièrement. Comme le recommande explicitement Benjamin, ces romanciers travaillent en effet le vivant à partir de l’histoire [12], en faisant de la mémoire la condition même de la vie (Leben), de la survie (Fortleben) et de la vie post-mortem (Überleben). À la manière de trois traducteurs « endettés », ils démontrent qu’il n’y a de « vie » authentique qu’à partir du moment où la « sur-vie » excède la vie et la mort biologiques, c’est-à-dire à partir du moment où un souvenir s’élabore, où une transmission s’établit, où un « inoubliable » [13]est rendu possible dans et par l’écriture. Ces explorations interdisciplinaires seront menées autour de trois problématiques : on examinera tout d’abord la façon dont les héritiers se débattent constamment avec leur « milieu » avant d’aborder plus en détail la « monstruosité » constitutive des phénomènes de filiation et d’analyser enfin le fonctionnement systématiquement « catastrophique » des romans généalogiques.

I – « En être » ou pas : les oscillations de l’héritier

« Nous sommes des héritiers, cela ne veut pas dire que nous avons ou que nous recevons ceci ou cela, mais que l’être de ce que nous sommes est d’abord héritage, que nous le voulions et le sachons ou non. » Jacques Derrida, Spectres de Marx.

Le roman généalogique met au premier plan une figure complexe et relativement inédite, celle de l’héritier. Comme l’a bien montré Derrida à propos du personnage emblématique d’Hamlet, l’héritier est foncièrement contraint par un devoir, « toujours-déjà » soumis à une injonction d’hériter qui l’engage dans un rapport d’extrême responsabilité à l’égard de l’histoire. La transmission de la « semence » familiale passe d’abord par l’obligation de s’acquitter « de quelque chose qui implique peut-être une faille, une chute, une faute, voire un crime » [14]. Inscrit comme « agent de survie » au terme provisoire de la lignée, l’héritier est ainsi placé « devant le temps » [15]. Son présent est infiniment complexe : récapitulation d’un patrimoine et maturation d’un à-venir, mémoire de l’« ancestralité » [16] et tension vers le futur, il est à la croisée de temporalités profondément dissemblables. C’est ce conflit interne que met exemplairement en scène le roman généalogique, sous l’aspect d’un « débat », parfois insu et généralement violent, entre le vivant maillon de la chaîne héréditaire et son « milieu » [17]. Si l’intégralité du personnel romanesque des Rougon-Macquart se trouve prise dans une telle interaction [18], on peut néanmoins considérer le personnage du docteur Pascal comme l’authentique parangon de cette expérience qui le constitue en tant que sujet héritier. La particularité de Pascal réside d’abord dans son « innéité ». Zola insiste sur ce point de façon quasi obsessionnelle, dès les documents préparatoires et La Fortune des Rougon (Pascal, « cet amant discret de la science », y observe le monde avec une impassibilité de clinicien [19] jusqu’à la description de l’arbre généalogique placée au chapitre V du dernier tome de la série :

 Oh ! moi, à quoi bon parler de moi ? je n’en suis pas, de la famille !… Tu vois bien ce qui est écrit là : Pascal, né en 1813. Innéité. Combinaison, où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d’eux semble se retrouver dans le nouvel être… » Ma mère me l’a répété assez souvent, que je n’en étais pas, qu’elle ne savait pas d’où je pouvais bien venir !  [20]

La rupture d’atavisme, l’absence de « fêlure originelle » font de Pascal le légitime dépositaire des ambitions de l’écrivain naturaliste : archiver, consigner et classer les informations sur sa propre famille, pour enfin dresser le bilan rigoureux des dix-neuf tomes précédents. Sa différence est précisément ce qui lui permet d’exercer le coup d’œil – nécessairement « presbyte » [21]– du généalogiste :

Et c’était chez lui un cri de soulagement, une sorte de joie involontaire […]. « J’ai beau les aimer tous, mon cœur n’en bat pas moins d’allégresse, lorsque je me sens autre, différent, sans communauté aucune. N’en être pas, mon Dieu ! C’est une bouffée d’air pur, c’est ce qui me donne le courage de les avoir tous là, de les mettre à nu dans ces dossiers, et de trouver encore le courage de vivre ! [22]

Mais plutôt que d’établir strictement l’histoire d’un passé, il s’agit pour Zola de restituer la complexité d’une relation. Le Docteur Pascal nous montre ainsi le personnage en prise à d’incessantes hésitations : sa volonté de totalisation scientifique se heurte à l’inscription charnelle de son désir pour sa nièce Clotilde, tandis que l’extériorité surplombante du médecin, démiurge et thaumaturge, se mue péniblement en acceptation de sa propre appartenance aux Rougon-Macquart. Paradoxalement, c’est au moment de sa mort que Pascal réintègre le mouvement vital dont il s’imaginait jusqu’alors affranchi : « D’autres avaient vu la névrose, la lésion originelle, se tourner en vice ou en vertu […] ; lui avait vécu de passion et allait mourir du cœur. » [23]Zola rend particulièrement visibles les jointures de cette contradiction en faisant des derniers instants du personnage l’héroïque combinaison de l’agonie physiquement endurée et de la rédaction de sa propre épitaphe :

Il se cherchait, s’épuisant, s’égarant. Enfin, quand il se fut trouvé, sa main se raffermit, il s’acheva, d’une écriture haute et brave : « Meurt, d’une maladie de cœur, le 7 novembre 1873. » C’était l’effort suprême, son râle augmentait, il étouffait, lorsqu’il aperçut, au dessus de Clotilde, la feuille blanche. Ses doigts ne pouvaient plus tenir le crayon. Pourtant, en lettres défaillantes, où passait la tendresse torturée, le désordre éperdu de son pauvre cœur, il ajouta encore : « L’enfant inconnu, à naître en 1874. Quel sera-t-il ? » [24]

Le court-circuit produit par le choc de ces deux extrêmes illustre plus la remise en circulation des flux du « devenir » qu’il ne sanctionne la passion incestueuse de Pascal pour sa nièce. Les va-et-vient du docteur entre l’intérieur et l’extérieur de l’Arbre, la fermeture et l’ouverture des dossiers, la thésaurisation archivistique et la dilapidation des stocks, forment ce grand battement artériel de la généalogie que Michel Serres place au centre « thermodynamique » de l’œuvre zolienne :

Il ne s’agit pas seulement de distance et de suppression de l’écart, comme on le racontait pour Fabrice à Waterloo, il s’agit de calculer, scientifiquement, ce qu’il advient des énergies quand le sujet s’objectivise dans la clôture, et ce qu’il en advient lorsqu’il quitte son voisinage […]. Le vieux savant positiviste n’est pas que savant et positiviste, sauf à redéfinir ce que c’est que savoir. Il met en jeu ce à quoi il adhère puisque ce à quoi il adhère est justement l’objet de la science : une histoire, une histoire naturelle, une histoire naturelle et sociale. Il n’en est pas : observe, classe. Il en est : expérimente. D’où l’hésitation sur la frontière, sur le bord […]. Pascal est au bureau, le laboratoire, il sort et va dans sa chambre où pilonner de la chimie, il sort et part pour le village, il va et vient, médecin parfois, praticien comme on dit, biologiste surtout et théoricien. Son site mobile dessine une dentelle sur le bord de l’ensemble objectif. [25]

« En être » ou pas : la question se pose ainsi « de décider si le prix du savoir est tel que le sujet du savoir puisse consentir à devenir objet de son propre savoir » [26]. Tel est précisément l’enjeu épistémologique du neuvième roman de Faulkner, Absalom, Absalom ! (1936), qui enchevêtre magistralement les thèmes suivants : paternité démiurgique, hybridité de la descendance, distorsions de la chaîne chronologique des générations, impossibilités de l’héritage familial et national. Pour raconter l’histoire du genos Sutpen, que voue à la perte et à la dévastation le comportement mystérieusement délétère de son père fondateur [27], Faulkner recourt à la voix de quatre narrateurs, tous placés dans une étrange situation d’« après-coup » (aftermath), dont Rosa Coldfield énonce la règle implacable :

That was all. Or rather, not all, since there is no all, not finish ; it not the blow we suffer from but the tedious repercussive anti-climax of it the rubbishy aftermath to clear away from off the very threshold of despair. You see, I never saw him. I never saw him dead. I heard an echo, but not the shot ; I saw a closed door but did not enter it. [28]

Rosa est l’un des rares témoins rescapés du désastre Sutpen. Accablée depuis des décennies, elle s’est figée, faisant un tombeau de son propre corps : « now only the lonely thwarted old female flesh embattled for forty-three years in the old insult » [29] Faulkner s’attache alors à détailler les étapes au cours desquelles le personnage va passer du ressassement mortifère de l’événement raté (le meurtre du fils bâtard, ironiquement dénommé Charles Bon, par le fils légitime Henry Sutpen – événement toujours perçu depuis un seuil infranchissable) à son inscription salvatrice dans le temps. En réitérant le « il était une fois » (« Once there was… a summer of wistaria ») et en choisissant d’adresser ses souvenirs au jeune Quentin Compson, Rosa se délivre de sa condition profane, intermédiaire et confuse de « momie ». Comme pour Pascal, c’est la mort qui permet enfin de rétablir le personnage dans la vie en l’historicisant, en lui conférant un véritable « destin ». Quentin Compson quant à lui, de l’auditeur collectif et spectral qu’il est au début d’Absalom, Absalom ! [30], se constitue cahin-caha en sujet de sa propre histoire (« he walked out of his father’s talking at last ») [31] au fur et à mesure qu’il apprend, en compagnie de son camarade Shreve McCannon, à « boire le sang noir des morts » (Michelet) et à réinventer la fiction Sutpen : « tous deux créant entre eux deux, à l’aide d’un ramassis de vieilles histoires et de vieux récits, des personnages qui n’avaient peut-être jamais existé nulle part » [32]. Cinquante ans plus tard, on retrouve quasiment intacte chez Ricardo Piglia la figure si marquante de Quentin Compson – qui, précisons-le, hérite non seulement du cauchemar sudiste mais des grands modèles de la poésie moderne : Quentin fait en effet autant signe vers l’Alfred Prufrock de T. S. Eliot que vers le « fils du soleil » rimbaldien [33].. Respiración artificial (1980) reprend donc avec Emilio Renzi la configuration oscillatoire de l’héritage. Lancé dans la quête généalogique par le biais symptomatique d’une correspondance avec un oncle qu’il n’a jamais rencontré (Marcelo Maggi), Emilio Renzi ne prend contact avec l’histoire de son ancêtre, Enrique Ossorio, ancien secrétaire de Juan Manuel de Rosas [34]. et écrivain exilé à New York, que par des stratégies de « différances » et de distanciation :

Hay que elaborar un juego, me dice, en el que las posiciones no permanezcan siempre igual, en el que la función de las piezas, después de estar un rato en el mismo sitio, se modifique : entonces se volverán más eficaces o más débiles. Con las reglas actuales, dice, me escribe Maggi, esto no se desarrolla […]. Sólo tiene sentido, dice Tardewski, lo que se modifica y se transforma. [35]

À l’épistolarité de l’échange s’ajoutent l’étrangeté des langues, la multiplication des mises en abyme, les digressions érudites (sur les problématiques origines de la littérature argentine, le Tractatus de Wittgenstein et l’impossibilité d’écrire de Kafka) ainsi que l’usage intensif des documents d’archive, qui renforcent le caractère « apocryphe » [36]de la fiction. Le travail généalogique de Renzi consiste à se frayer un passage entre ces différents pôles afin de parvenir, comme Pascal, Rosa ou Quentin, à consommer son histoire et à redonner corps aux « disparus » [37]. C’est seulement à la toute fin du roman, après son voyage à Concordia et son long entretien avec Tardewski, l’ami polonais de Maggi – autre incarnation de l’écrivain en exil et dernière figure de passeur – que Renzi peut enfin ouvrir les documents historiographiques que Maggi lui a légués :

Encontrará ahí, estoy seguro, la clave de su ausencia. La razón por la cual él no ha venido esta noche. Allí está el secreto, si es que hay un secreto. Esto que él quiso dejarle, esto que él quiso que usted viajara hasta aquí para buscar, es lo único que realmente interesa y puede explicarlo. Son tres carpetas, con documentos y notas y páginas escritas con una letra firme y clara […]. Está clareando, dice. Pronto va a amanecer. Yo abro una de las carpetas.  [38]

Ricardo Piglia applique le précepte de transmission littéraire énoncé par Iouri Tynianov, selon lequel « la littérature va de l’oncle au neveu (et non du père au fils) » [39]. Dans cette fin à la fois circulaire et ouverte, figurant le jeu de possession et de dépossession sur lequel se conclut également Absalom, Absalom ! avec le cri de dénégation de Quentin, la parole revient à Ossorio, le tout « premier » des disparus : « Al quel encuetre mi cadáver ». La réconciliation de l’expérience et de la compréhension (« meaning » [40]) peut enfin commencer.

II – Monstruosité de la remembrance

« L’existence des monstres met en question la vie quant au pouvoir qu’elle a de nous enseigner l’ordre. Cette mise en question est immédiate […]. Il suffit d’une déception de notre confiance, d’un écart morphologique, d’une apparence d’équivocité spécifique, pour qu’une crainte radicale s’empare de nous. » Georges Canguilhem [41]

Des divers écarts creusés par les héritiers entre l’appartenance et le surplomb, la myopie congénitale et la clarté, la « coupure » et « l’écriture de l’histoire » [42], résulte une lancinante inquiétude, que cristallise un autre leitmotiv de désordre « propre » au roman généalogique : celui du monstre. Dans le rapport intimement établi entre la survie de la lignée et les désordres de l’hérédité, c’est effectivement en termes de « formation de formes » que s’énonce la question de la généalogie [43]. Empreintes, traces, fossiles lacrymaux, cartes [44], arbres généalogiques, visages reproductibles, cicatrices reportées de corps en corps : sous quels aspects se matérialise l’anamnèse ? Et, question plus importante encore pour ceux, comme Pascal, Quentin ou Renzi, dont l’héritage se mue progressivement en choix (critique, tri et réaffirmation de l’injonction d’hériter [45] : cette forme est-elle déjà définie, prescrite depuis le tréfonds des âges ou bien se présente-t-elle comme quelque chose d’encore malléable, de potentiellement ouvert à l’indéterminé ? De quelle marge de manœuvre dispose l’héritier quand il tente d’articuler la matière du vivant au temps de ses ancêtres ? À toutes ces questions, la littérature généalogique répond par la prolifération de la monstruosité. Qu’il s’agisse des origines, multiples et disséminées, des structures « dégénérescentes » de la filiation ou encore des organismes, entachés des erreurs du passé, la dissemblance s’insinue dans tous les rouages et les interstices de la généalogie. Michel Foucault le confirme dans son étude de la notion nietzschéenne d’« origine » :

Suivre la filière complexe de la provenance (Herkunft), c’est maintenir ce qui s’est passé dans la dispersion qui lui est propre : c’est repérer les accidents, les infimes déviations – ou au contraire les retournements complets –, les erreurs, les fautes d’appréciations, les mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour nous ; c’est découvrir qu’à la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes il n’y a point la vérité et l’être, mais l’extériorité de l’accident. [46]

L’accident est en effet programmé dès les prémices de l’édifice romanesque. Chez Zola, tout commence dans un cimetière, l’exubérante « aire Saint-Mittre » dont on a irrévérencieusement déplacé les cadavres (« Pas la moindre cérémonie religieuse ; un charroi lent et brutal. Jamais ville ne fut plus écœurée » [47]. Du côté des personnages, c’est l’hystérique Adélaïde Fouque qui génère la fameuse « fêlure » transmise ensuite à chacun de ses descendants :

Il y avait en elle un manque d’équilibre entre le sang et les nerfs, une sorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elle était certainement très naturelle, très logique avec elle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démence aux yeux des voisins. Elle semblait vouloir s’afficher, chercher méchamment à ce que tout, chez elle, allât de mal en pis, lorsqu’elle obéissait avec une grande naïveté aux seules poussées de son tempérament. [48]

Comme chez Sutpen, la fracture intime reflète le chaos national : Zola précise que « Dide » prend Macquart pour amant en 1789 et il faut bien rappeler que le pouvoir de la lignée Rougon se fonde sur le meurtre sacrificiel de Silvère Mouret, au matin du 11 décembre 1851 [49].. Dans les romans généalogiques, l’ordre social naît toujours de la violence et de la profanation, dont l’oubli prolonge l’insupportable scandale. Absalom, Absalom ! et Respiración artificial structurent cependant leurs commencements en fonction d’une anormalité qui, bien qu’elle voue toute descendance à l’échec (Faulkner) ou à la diaspora (Piglia), se distingue du simple déséquilibre physiologique : Thomas Sutpen et Enrique Ossorio sont deux modèles d’« Urvater », deux hommes ayant réussi à se « priver de père » [50]et à devenir à eux-mêmes leur propre origine. L’« ogre-fantôme-démon » décrit par Rosa Coldfield au premier chapitre d’Absalom, Absalom ! incarne le châtiment du Sud américain parce qu’il n’a pas d’ascendance connue. De même, Ossorio est présenté par Ricardo Piglia comme étant « déjà tous les noms de l’histoire » (« todos los nombres de la historia »), « le seul qui doive tout à lui-même, le seul qui n’ait rien hérité de personne, le seul dont nous soyons tous débiteurs » [51]. Le personnage conclut sa propre autobiographie en ces termes ;: « En cuanto a mí nací Enrique de Ossorio, pero he desechado esa partícula cuyas resonancias ofenden la razón de mi época : las virtudes del linaje no me parecen a la altura de los tiempos, ni de mis ambiciones, y prefiero debérmelo todo a mí mismo ». [52]

Au dédoublement de la descendance chez Zola et Faulkner (officielle et illégitime ; blanche et métisse) ainsi qu’à la rupture de la chaîne de la succession chez Ricardo Piglia s’ajoute enfin la monstruosité des organismes. De Dide à Rosa Coldfield, « sitting so bold upright in the straight hard chair that was so tall for her that her legs hung straight and rigid as if she had iron shinbones and ankles » [53], en passant par la spectralisation de Quentin Compson (« listening, having to listen, to one of the ghosts which he had refused to lie still even longer than most had, telling him about old ghost-times ») [54], se dessine le corps archétypal de l’héritier, déchiré entre un devenir-embryonnaire et un étrange devenir-métallique. Évidé de sa propre identité, transplanté en terre étrangère, il est ainsi livré à une double expérience de l’Unheimlich.

Après Zola et Faulkner, Ricardo Piglia est sans doute l’écrivain à avoir poussé le plus loin la « ressemblance non imitative » [55] de l’héritier, en la personne du Sénateur don Luciano. Rejouant la scène de l’entretien entre le vieux spectateur pétrifié d’amertume (Rosa Coldfield) et le futur écrivain (Quentin Compson) auquel échoie la mission de transmettre le témoignage des morts-vivants, la deuxième partie de Respiración artificial confronte Emilio Renzi à l’interminable logorrhée du Sénateur : « Usted, joven, usted entonces irá a verlo a Marcelo […]. ¿A quién podría yo dictarle mis palabras ? » [56] Infirme, survivant « sans souvenirs et sans attendre la mort » [57], le Sénateur est non seulement enlisé dans la stase (« Nada es ya recuerdo para mi : todo es presente, todo está aquí […]. Todo está quieto, suspendido : en suspenso. La presencia de todos esos muertos me agobia. ¿Ellos me escriben ? ¿Los muertos ? ¿Soy el que recibe el mensaje de los muertos ? ») [58] mais enferré dans son fauteuil roulant, tel un capitaine Achab des temps modernes :

Porque ¿en qué se ha convertido mi cuerpo sino en esta maquina de metal, ruedas, rayos, llantas, tubos, niquelados, que me transporta de un lado a otro por esta estancia vacía […] ? La frialdad, es para mi, la condición del pensamiento. Una prolongada experiencia, la voluntad de deslizarme sobre los rayos niquelados de mi cuerpo, me ha permitido vislumbrar el orden que legisla la gran maquina poliédrica de la historia […]. A lo lejos, en la otra orilla : la construcción. [59]

Le Sénateur connaît jusque dans sa chair le « hiatus de cette chaîne où se déclinent les filiations et où la mort devient la garantie la plus sûre de la succession familiale » [60]. Pur produit de la théorie des « fils posthumes », selon laquelle « tous les fils devraient être abandonnés, laissés devant la porte d’une église » [61] pour accéder au véritable statut d’héritiers, il incarne l’appareillage généalogique annoncé par le titre du roman. La « respiration artificielle » désigne à la fois la prothèse venue pallier l’absence du père et la technique originaire permettant de s’arracher à la filiation, conditionnant ainsi l’appropriation de toute histoire et la formation de toute mémoire.

III – La généalogie, une vaste « circulation à catastrophes »

« Retenant la formule de Claude Bernard : la vie c’est la création, on dira que la connaissance de la vie doit s’accomplir par conversions imprévisibles, s’efforçant de saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si nettement à notre entendement que lorsqu’il le déconcerte. » Georges Canguilhem [62]

Si l’histoire apparaît comme une matière et l’héritage comme un art archéologique de sculpture, « une anamnèse en acte, en pierre, en temps présent » [63]–, la forme et la loi générales du roman lui-même évoquent plus précisément celles d’une vaste machinerie. Nul plus que Michel Serres dans Feux et signaux de brume n’a insisté sur le point suivant : que la littérature généalogique fonctionne comme une « machine à feu », dont l’enjeu n’est pas tant d’appliquer aveuglément un « programme » [64] que de libérer des énergies et de produire une transmission. Dans cette conception du texte comme machine généalogique, mémoire et écriture constituent les deux aspects du même acte de production et le fonctionnement de l’œuvre se nourrit de son propre dysfonctionnement.

Ainsi que l’illustre chaque excipit, le déraillement, l’incendie et l’avarie offrent en effet la principale garantie du « devenir ». Chez Zola, il ne subsiste du monument scientifiquement érigé par Pascal que quelques fragments calcinés de manuscrits ainsi que l’Arbre, « seul document intact » (« it clears the whole ledger, you can tear all the pages out and burn them, except for one thing », confirme Faulkner), dont il s’agit alors de relire – c’est-à-dire de relier et d’appareiller les données disparates :

Clotilde apporta le tout sur la table, près du berceau. Quand elle eut sorti les débris un à un, elle constata, ce dont elle était déjà à peu près sûre, que pas une page entière de manuscrit ne restait, pas une note complète ayant un sens. Il n’existait que des fragments, des bouts de papier à demi brûlés et noircis, sans lien, sans suite. Mais, pour elle, à mesure qu’elle les examinait, un intérêt se levait de ces phrases incomplètes, de ces mots à moitié mangés par le feu, où tout autre n’aurait rien compris. Elle se souvenait de la nuit d’orage, les phrases se complétaient, un commencement de mot évoquait les personnages, les histoires […]. Et chaque débris s’animait, la famille exécrable et fraternelle renaissait de ces miettes, de ces cendres noires où ne couraient plus que des syllabes incohérentes […]. Il y avait là assez de sève nouvelle et de travail, pour refaire un monde.  [65]

Comparable aux renversements que provoquent la chute de la Maison Sutpen à la fin d’Absalom, Absalom ! et la disparition définitive de Marcelo Maggi au terme de Respiración artificial, l’authentique travail de l’héritage se joue dans une ultime « catastrophe ». La formule étant moins à entendre dans son sens commun de dénouement tragique et de chute entropique tiré du préfixe grec κατά (« en dessous, en arrière ») que comme une rupture féconde au cours d’une évolution morphogénétique :

Tout comme la catastrophe géologique était nécessaire pour qu’on puisse remonter du tableau taxinomique au continu à travers une expérience brouillée, chaotique et déchiquetée, de même la prolifération des monstres sans lendemain est nécessaire pour qu’on puisse redescendre du continu au tableau à travers une série temporelle […]. Le monstre assure dans le temps et pour notre savoir théorique une continuité que les déluges, les volcans et les continents effondrés brouillent dans l’espace pour notre expérience quotidienne. [66]

Ce qui pourrait être dysphoriquement interprété comme désastre absolu (destruction des documents, brèche ouverte dans la mémoire patiemment reconstituée, perte du destinataire), triomphe de la violence usurpatrice (la danse diabolique de Félicité Rougon lors de l’incendie des dossiers de Pascal) et échec du dessein archi-démiurgique, se donne finalement à lire comme la chance inespérée d’un « éternel doute et éternel espoir » [67] de transmission.

La littérature, « toujours intempestive, intempestive à chaque époque »

Par la comparaison de textes de langues et d’époques différentes, il s’agissait de montrer que la littérature constitue un champ de réflexion critique sur la mémoire et le vivant aussi fécond que toute autre discipline scientifique. Œuvrant le monde sensible et la multiplicité des temps par le langage, les romans généalogiques de Zola, de Faulkner et de Ricardo Piglia ne posent-ils pas de façon exemplaire la question de la forme (textuelle et syntaxique, mémorielle autant que mémorable) dans et par laquelle il est possible de « prendre » à la fois corps et connaissance ? Entre littérature et épistémologie, le rapport n’est simplement pas d’ordre analogique ou illustratif. Ce qui frappe à la lecture croisée de La Fortune des Rougon, Le Docteur Pascal, d’Absalom, Absalom ! et de Respiración artificial, c’est la nature avant tout spéculative de leurs interactions avec l’histoire et la philosophie des sciences de la vie. Parce qu’elle révèle les fragiles conditions d’émergence de la « vérité », parce qu’elle met inlassablement en scène le processus de production de l’histoire – nécessairement artificiel et accidenté –, l’écriture généalogique se donne comme une épistémologie en acte. Elle appelle ainsi ses lecteurs, héritiers eux-mêmes inclus dans le flux thermodynamique de la fiction, à faire fonctionner cette mémoire au présent, en la considérant non comme le morne fossile d’une histoire entièrement consignée et déjà repliée sur elle-même mais comme une matière vive en perpétuelle mutation [68].

À cette dimension critique et productrice de la littérature, déjà brillamment soulignée par Michel Serres et Pierre Macherey [69], j’ajouterai enfin la puissance d’intempestivité. Est intempestive l’écriture qui nous apprend, par la généalogie, à « faire de l’interprétation un art ». Un « art », c’est-à-dire un regard sensible aux symptômes du temps, une lecture ouverte à la « pluralité silencieuse des sens de chaque événement », une attention portée aux coexistences anachroniques et aux secrètes constellations établies entre les œuvres [70]. À cet égard, c’est la critique elle-même, ses modalités d’action autant que sa propre « volonté de vérité » qui, par une sorte de coup en retour dialectique, se trouve « réévaluée », dotée de « forces » aussi grandes que celles de la littérature ou de la philosophie quand elles cherchent à mettre au jour de nouvelles « possibilités de vie » [71].

ps:

Anne Bourse – Université Paris 8

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (VOLUME V – Automne 2009)

notes:

[1] « La Tâche du traducteur » (1923), dans Œuvres I, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 244-262.

[2] « On peut prouver qu’aucune traduction ne serait possible si son essence ultime était de vouloir ressembler à l’original. Car dans sa survie (Fortleben), qui ne mériterait pas ce nom si elle n’était mutation et renouveau du vivant (Wandlung und Erneuerung des Lebendigen), l’original se modifie. Même pour des mots solidifiés (festgelegten Worte) il y a encore une post-maturation (Nachreife). » Ibid., p. 249. Je renvoie au commentaire éclairant que Derrida a fait de ce texte et de sa métaphore vitaliste dans « Des tours de Babel », Psyché. Inventions de l’autre I, Paris, Galilée, 1987-1998, p. 203-235.

[3] Georges Canguilhem, « La Pensée et le vivant », dans La Connaissance de la vie, 2e éd., Paris, Vrin, 2006, p. 14-16. Voir également : « Le rôle de l’épistémologie », dans Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie : Nouvelles études d’histoire et de philosophie des sciences, 2e éd., Paris, Vrin, 2009, p. 11-36.

[4] Chez Benjamin, l’idée d’un continuum est violemment dénoncée comme une construction des vainqueurs de l’histoire. À l’imposture de ce récit prétendument universel, qui accumule « la masse des faits » pour composer l’image d’un passé « éternel », s’oppose la mémoire fragmentaire des « opprimés » (Unterdrückten). Il appartient alors à chaque génération de faire irruption dans le passé pour dérouter le cours de l’histoire et sauvegarder l’héritage des vaincus : « L’image du bonheur est inséparable de celle de la rédemption (Erlösung). Il en va de même de l’image du passé, dont s’occupe l’histoire. Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier […] ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. » Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 428-429. En ce qui concerne la critique de la téléologie chez Canguilhem, on se reportera à l’un de ses derniers textes publiés, consacré à « La décadence de l’idée de progrès » (Revue de métaphysique et de morale, vol. 92, n° 4, 1987, p. 437-454) ainsi qu’aux premières pages de « La théorie cellulaire » : « Une telle attitude suppose une conception dogmatique de la science et, si l’on ose dire, une conception dogmatique de la critique scientifique, une conception des ‘‘progrès de l’esprit humain’’ qui est celle de l’Aufklärung, de Condorcet et de Comte. Ce qui plane sur cette conception c’est le mirage d’un ‘‘état définitif’’ du savoir. En vertu de quoi, le préjugé scientifique c’est le jugement d’âges révolus. Il est une erreur parce qu’il est d’hier. L’antériorité chronologique est une infériorité logique. Le progrès n’est pas conçu comme un rapport de valeurs dont le déplacement de valeurs en valeurs constituerait la valeur, il est identifié avec la possession d’une dernière valeur qui transcende les autres en permettant de les déprécier. » Georges Canguilhem, « La théorie cellulaire », dans La Connaissance de la vie, op. cit., p. 54.

[5] « Ces sortes d’expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique […], pourraient être appelées des expériences pour voir, parce qu’elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d’avance, mais dont l’apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche. » Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 50-51.

[6] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale : Un écrit polémique (1887), trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, 1971, p. 14.

[7] Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), dans Dits et Écrits II : 1970-1975, Paris, Gallimard, 1994, p. 140.

[8] Émile Zola, « Préface », dans La Fortune des Rougon (1871), éd. Gérard Gengembre, Paris, 1991, p. 19.

[9] Michel Foucault, art. cit., p. 140.

[10] Émile Zola, « Préface », op. cit., p. 20.

[11] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), dans Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 438.

[12] « Car c’est à partir de l’histoire, non de la nature […], qu’il faut finalement circonscrire le domaine de la vie. Ainsi naît pour le philosophe la tâche (die Aufgabe) de comprendre toute vie naturelle à partir de cette vie, de plus vaste extension, qui est celle de l’histoire (aus dem umfassenderen der Geschichte zu verstehen). » Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 247.

[13] « Ainsi pourrait-on parler d’une vie ou d’un instant inoubliables (unvergeßlichen), même si tous les hommes les avaient oubliés. Car, si l’essence de cette vie ou de cet instant exigeait qu’on ne les oubliât pas, ce prédicat ne contiendrait rien de faux, mais seulement une exigence (eine Forderung) à laquelle les hommes ne peuvent répondre […]. De même, il faudrait envisager la traductibilité d’œuvres langagières même si elles étaient intraduisibles (unüberzetzbar) pour les hommes. ». Ibid., p. 246.

[14] Jacques Derrida, « Des tours de Babel », op. cit., p. 309.

[15] J’emprunte cette formule ainsi que la conception de l’anachronisme qui lui est liée à Georges Didi-Huberman : Devant le temps : Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000.

[16] Cf. Pierre Fédida, « L’ombre du reflet. L’émanation des ancêtres », La Part de l’œil, n° 19, 2003-2004, p. 195-201.

[17] Canguilhem souligne, avec le neurologiste Kurt Goldstein, l’importance de l’interaction entre le sujet et son environnement, non seulement dans le cas d’une pathologie mais aussi d’une vie saine : « Entre le vivant et le milieu, le rapport s’établit comme un débat (Auseinandersetzung) où le vivant apporte ses normes propres d’appréciation des situations, où il domine le milieu et se l’accommode. Ce rapport ne consiste pas essentiellement, comme on pourrait le croire, en une opposition. Cela concerne l’état pathologique […]. Vivre c’est rayonner, c’est organiser le milieu à partir d’un centre de référence qui ne peut lui-même être référé sans perdre sa signification originale. » Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », dans La Connaissance de la vie, op. cit., p. 187-188.

[18] « Pour résumer mon œuvre en une phrase : je veux peindre, au début d’un siècle de liberté et de vérité, une famille qui s’élance vers les biens prochains, et qui roule détraquée par son élan lui-même, justement à cause des lueurs troubles du moment, des convulsions fatales de l’enfantement d’un monde. Donc deux éléments : 1° l’élément purement humain, l’élément physiologique, l’étude scientifique d’une famille avec les enchaînements et les fatalités de la descendance ; 2° effet du moment moderne sur cette famille, son détraquement par les fièvres de l’époque, action sociale et physique des milieux […]. Si mon roman doit avoir un résultat, il aura celui-ci : dire la vérité humaine, démonter notre machine, en montrer les secrets ressorts par l’hérédité, et faire voir le jeu des milieux. » Émile Zola, « Notes générales sur la marche de l’œuvre », dans La Fortune des Rougon, op. cit., p. 394.

[19] Je pense à la fameuse séance du « salon jaune » organisée par Félicité Rougon : « À cette époque, il s’occupait beaucoup d’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu’il lui était permis de faire sur la façon dont l’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dans le salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie. » Émile Zola, La Fortune des Rougon, op. cit., p. 128.)

[20] Émile Zola, Le Docteur Pascal, (1893), éd. Henri Mitterand, Paris, Gallimard, 1993, p. 182

[21] « La différence dans l’origine n’apparaît pas dès l’origine, sauf peut-être pour un œil particulièrement exercé, l’œil qui voit de loin, l’œil du presbyte, du généalogiste. » Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1962), 5e éd., Paris, P.U.F., 2005, p. 6.

[22] Émile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 182

[23] Ibid., p. 359.

[24] Emile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 381. Nous soulignons.

[25] Michel Serres, Feux et signaux de brume : ZOLA, Paris, Grasset, 1975, p. 20-23. Nous soulignons.

[26] Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, op. cit., p. 47.

[27] « C’est l’histoire d’un homme qui par orgueil voulait un fils, et qui en eut tant qu’ils le détruisirent… » William Faulkner, Lettre 97 – À Harrison Smith, août 1934, dans Lettres choisies, éd. J. Blotner, trad. D. Coupaye et M. Gresset, Paris, Gallimard, 1981, p. 109.

[28] William Faulkner, Absalom, New York, Random House, 1936, p. 121. Nous soulignons. (« Ce fut tout. Ou plutôt pas tout, puisqu’il n’y a pas de tout, pas de fin ; ce n’est pas du coup lui-même que nous souffrons, mais de sa fastidieuse répercussion, du contrecoup, des sales conséquences qu’il nous faut balayer du seuil même du désespoir. Vous comprenez, je ne le vis jamais. Je ne l’ai même pas vu mort. J’ai entendu un écho, mais pas le coup de feu ; j’ai aperçu une porte close, mais je ne l’ai pas ouverte. »)

[29] William Faulkner, Absalom, op. cit., p. 9. (« Maintenant ne restait plus que la chair solitaire et frustrée d’une vieille femme embastillée depuis quarante-trois ans dans le vieil outrage. »).

[30] « Quentin had grown up with that ; the mere names were interchangeable and almost myriad. His childhood was full of them ; his very body was an empty hall echoing with sonorous defeated names ; he was not a being, an entity, he was a commonwealth. He was a barracks filled with stubborn backlooking ghosts still recovering, even forty-three years afterward, from the fever which had cured the disease. » Ibid., p. 7. (« C’était là-dedans qu’avait grandi Quentin ; les noms mêmes étaient interchangeables et presque sans nombre. Son enfance en était pleine ; son corps même était une salle vide où résonnaient en écho les noms de vaincus ; il n’était pas un être, une entité, il était devenu une république. Il était une caserne vide remplie de fantômes têtus aux regards tournés en arrière, pas encore remis, même au bout de quarante-trois ans, de la fièvre qui avait guéri leur maladie. »)

[31] « […] that very September evening when Mr. Compson stopped talking at last, he (Quentin) walked out of his father’s talking at last because it was now time to go. » Ibid., p. 142. (« […] ce soir même de septembre où Mr. Compson cessa enfin de parler, où lui (Quentin) sortit enfin du récit de son père parce qu’à présent il était temps de partir. »)

[32] « The two of them creating between them, out of the rag-tag and bob-ends of old tales and talking, people who perhaps had never existed at all anywhere. » Ibid., p. 340.

[33] Cf. Arthur Rimbaud, « Les Vagabonds » (Illuminations, 1873-1875) et le magnifique « Mémoire » (Poésies, 1872), dont les liens avec The Waste Land de T. S. Eliot (1922) mériteraient d’être plus amplement examinés

[34] Dictateur argentin, gouverneur de la province de Buenos Aires au milieu du XIXe siècle

[35] Ricardo Piglia, Respiración artificial (1980), Barcelone, Anagrama, 2001, p. 23-24. (« Il faudrait concevoir un jeu, me dit-il, dans lequel les positions ne seraient pas toujours les mêmes ; les pièces pourraient rester un temps à la même place, mais ensuite, leur fonction se modifierait : elles deviendraient plus efficaces ou plus faibles. Avec les règles actuelles, dit-il – m’écrit Maggi –, il n’y a pas de développement […]. Seul a un sens, dit Tardewski, ce qui se transforme et se modifie. »)

[36] Ricardo Piglia emprunte directement ce vocabulaire à Faulkner.

[37] Chez Ricardo Piglia, la problématique de la « disparition » est autant poétique (rhétoriques de l’indicible et de l’épistolaire – ou comment produire de la présence avec de l’absence) que politique. Cf. Alain Brossat et Jean-Louis Déotte, L’Époque de la disparition. Politique et esthétique, Paris, L’Harmattan, 2000.

[38] Ricardo Piglia, Respiración artificial, op. cit., p. 218. (« Vous trouverez ici, j’en suis sûr, la clé de son absence. La raison pour laquelle il n’est pas venu cette nuit. Là est le secret, s’il y a un secret. Ce qu’il a voulu vous laisser, ce qu’il a voulu que vous veniez chercher ici, c’est la seule chose qui compte réellement et qui peut l’expliquer, lui. Il y a trois classeurs, avec des documents, des notes et des pages écrites d’une écriture ferme et claire […]. Le jour point, dit-il. Bientôt ce sera l’aube. J’ouvre l’un des classeurs. »)

[39] Ibid., p. 19.

[40] Respiración artificial s’ouvre programmatiquement sur cette citation de T. S. Eliot : « We had the experience but missed the meaning, an approach to the meaning restores the experience. »

[41] Georges Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », dans La Connaissance de la vie, op. cit., p. 219.

[42] « La coupure est le postulat de l’interprétation (qui se construit à partir d’un présent) et de son objet (des divisions organisent les représentations à re-interpréter). Le travail déterminé par cette coupure est volontariste. Dans le passé dont il se distingue, il opère un tri entre ce qui peut être « compris » et ce qui doit être oublié pour obtenir la représentation d’une intelligibilité présente. » Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 16-17.

[43] En rappelant le lien anthropologique existant entre l’imago romaine et le visage des morts, Pierre Fédida a lui aussi fait de la généalogie une question de forme. Voir également Georges Didi-Huberman, « L’image-matrice. Histoire de l’art et généalogie de la ressemblance » (1995), Devant le temps, op. cit., p. 59-83.

[44] Absalom, Absalom ! contient à cet égard un péritexte tout à fait fascinant : la carte du Yoknapatawpha dessinée et signée de la main de Faulkner lui-même (s’instaurant « Sole Owner & Proprietor » de la fiction) s’ajoute à une « Chronologie » et à une « Généalogie » qui permettent de visualiser et de ressaisir les principaux événements de la diégèse ainsi que les foisonnantes relations entre les personnages.

[45] « Un héritage ne se rassemble jamais, il n’est jamais un avec lui-même. Son unité présumée, s’il en est, ne peut consister qu’en l’injonction de réaffirmer en choisissant. Il faut veut dire il faut filtrer, cribler, critiquer, il faut trier entre plusieurs possibles qui habitent la même injonction. » Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 40.)

[46] Michel Foucault, art. cit., p. 141.

[47] Emile Zola, La Fortune des Rougon, op. cit., p. 23.)

[48] Ibid., p. 68.

[49] Cf. les chapitres consacrés au sacrifice et à la « victime émissaire » dans René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972

[50] « Le monstre, dirons-nous, est un être privé de père. Cette privation archétypique, à la racine d’une ontologie de la dissemblance assigne au monstre le statut d’être « dis-semblable », d’être « faux-semblable » du fait même qu’il peut être semblable à tout. » Denis Cettour, « Le monstre, un problème de filiation », dans Jean-Claude Beaune (dir.), La Vie et la mort des monstres, Seyssel, Champ Vallon, 2004, p. 169.

[51] « el único que se lo debe todo a sí mismo, el único que no ha heredado nada de nadie, el único del que todos somos deudores. » Ricardo Piglia, Respiración artificial, op. cit, p. 59.

[52] Ibid., p. 75. (« Quant à moi, je suis né Enrique de Ossorio, mais j’ai laissé cette particule dont les résonances offensent la raison de mon époque : les vertus du lignage ne me paraissent pas être à la hauteur des temps, ni de mes ambitions, et je préfère tout devoir à moi-même. »)

[53] « […] Miss Coldfield in the eternal black which she had worn for forty-three years now, whether for sister, father, or nothusband none knew, sitting so bold upright in the straight hard chair that was so tall for her that her legs hung straight and rigid as if she had iron shinbones and ankles […] » William Faulkner, Absalom, Absalom !, op. cit., p. 3-4. (« […] Miss Coldfield, dans l’éternel noir qu’elle portait depuis quarante-trois ans pour sa sœur, son père ou son absence de mari, nul ne le savait, assise tellement raide sur la dure chaise au dossier droit si haute pour elle que ses jambes pendaient aussi droites et rigides que si elle avait eu des tibias et des chevilles de fer […]. »)

[54] Ibid., p. 4-5. (« […] écoutant, obligé d’écouter l’un de ces fantômes qui avait refusé de se tenir tranquille plus longtemps même que ne l’avaient fait la plupart et qui lui parlait du vieux temps des fantômes »).

[55] La figure « dis-semblable » du monstre peut en effet être associée à cet étrange concept proposé par Benjamin. Comparant le mimétisme animal à la perception humaine des ressemblances, Benjamin présente le langage comme le seul domaine où perdure l’expressivité du « mime » après le déclin des danses et des cultes cosmiques : « Ainsi le langage serait le degré le plus élevé du comportement mimétique (das mimetische Vermögen) et la plus parfaite archive de la ressemblance non-sensible (unsinnliche Ähnlichkeit) : un médium dans lequel ont intégralement migré les anciennes forces de création et de perception mimétique, au point de liquider les pouvoirs de la magie. » Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation » (1933), dans Œuvres II, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 363.

[56] Ricardo Piglia, Respiración artificial, op. cit., p. 62. (« Vous, jeune homme, vous irez donc voir Marcelo […]. À qui pourrais-je dicter mes paroles ? »)

[57] Ibid., p. 48.

[58] Ibid., p. 49. (« Plus rien n’est souvenir pour moi : tout est présent, tout est là […]. Tout est calme, suspendu : en suspens. La présence de tous ces morts m’étouffe. Ils m’écrivent ? Les morts ? Suis-je celui qui reçoit le message des morts ? »)

[59] Ibid., p. 53-54. (« Car mon corps, qu’est-il devenu, sinon cette machine de métal, ces roues, ces rayons, ces jantes, ces tubes nickelés qui me transportent d’un endroit à l’autre dans cette grande pièce vide […] ? La froideur est pour moi la condition de la pensée. Une longue expérience, jointe à la volonté de me glisser sur les rayons nickelés de mon corps, m’a permis d’entrevoir l’ordre qui régit la grande machine polyédrique de l’histoire […]. Au loin, sur l’autre rive, j’entrevois la construction. »)

[60] « Mi lógica es toda ella resultado de un corte en esa cadena que declina filiaciones y hace de la muerte el resguardo mas seguro de la sucesión familiar. » Ibid., p. 58.

[61] « No trato de desacreditar a nadie. En realidad todos los hijos deberían ser abandonados, dejados en el portal de una iglesia, en un zaguán, en una cesta de mimbre. Todos deberíamos ser, dijo el senador, hijos póstumos o hijos expósitos, porque eso es lo que somos en realidad. Eso es lo que somos. ¿Qué importa el sótano donde fuimos engendrados ? », Ibid., p. 50. (« Je n’essaie de déconsidérer personne. En réalité, tous les fils devraient être abandonnés, laissés devant la porte d’une église, dans un vestibule, dans un panier d’osier. Nous devrions tous être, dit le Sénateur, des fils posthumes ou des fils abandonnés, parce que c’est cela que nous sommes en réalité. C’est ce que nous sommes. Qu’importe la cave où nous avons été engendrés. »)

[62] Georges Canguilhem, « L’expérimentation en biologie animale », dans La Connaissance de la vie, op. cit., p. 49.

[63] « Faire une sculpture ? C’est donc, pour [Giuseppe] Penone, faire une fouille. C’est faire l’anamnèse du matériau où l’on a plongé la main : ce que la main retire du matériau n’est autre qu’une forme présent où se sont agglutinés, inscrits, tous les temps du lieu singulier dont le matériau est fait, d’où il tire ‘‘son état naissant’’ », Georges Didi-Huberman, Être crâne : Lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Minuit, 2000, p. 51.

[64] « Ce qui est transmis de génération en génération, ce sont les « instructions » spécifiant les structures moléculaires. Ce sont les plans d’architecture du futur organisme [qui] devient ainsi la réalisation d’un programme prescrit par l’hérédité. À l’intention d’une Psyché s’est substituée la traduction d’un message. L’être vivant représente bien l’exécution d’un dessein, mais qu’aucune intelligence n’a conçu […]. Ce but, c’est de se reproduire. » François Jacob, La Logique du vivant : Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 10.

[65] Émile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 422-424. Nous soulignons.

[66] Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, p. 169.

[67] Émile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 416.

[68] « La vie continue, recommence, c’est l’idée de la série. Quitte à faire des monstres, il faut créer quand même […]. Ce torrent de vie qui circule dans la matière, travaillant à quelque besogne inconnue. Une mer aux courants contraires et sans fin, toujours mouvante et immense. » Émile Zola, Le Docteur Pascal, op. cit., p. 470.

[69] « S’il y a une puissance spéculative de la littérature, celle-ci aurait principalement à voir avec la division, l’éclatement, la surprise liée au sentiment de l’incongruité et de l’étrangeté porté à son plus haut point d’incandescence : l’accès à l’impensé, c’est-à-dire tout le contraire d’une réduction au connu […]. Ce n’est pas fatalement ramener la littérature et la philosophie sur le même plan, ce qui ne pourrait se faire qu’au prix d’une réduction de leurs dispositions respectives. Mais c’est ouvrir, pour l’une comme pour l’autre, de nouvelles perspectives d’appréhension, et, les mesurant l’une à l’autre, les frottant l’une contre l’autre, parvenir peut-être à faire jaillir quelques étincelles de vérité. » Pierre Macherey, « Science, philosophie, littérature », Textuel n° 37, Revue de l’UFR de Lettres de l’Université Paris VII-Denis Diderot, 2000, p. 139-142.

[70] Je renvoie à ce titre au très bel essai que Claire de Ribaupierre a consacré à l’écriture de la généalogie à partir des archives photographiques de Perec et de Simon. Claire de Ribaupierre, Le Roman généalogique : Claude Simon et Georges Perec, Bruxelles, La Part de l’Œil, 2002.

[71] Toutes les formules entre guillemets de ce dernier paragraphe sont empruntées à Nietzsche. Voir les belles analyses de Deleuze dans Nietzsche et la philosophie et en particulier dans le chapitre III intitulé « La critique » (op. cit., p. 83-126).

 




Taches d’encre

Combien peu de ce qui s’est passé a été mis par écrit, combien peu de ce qui a été écrit a été sauvé ! C’est d’origine que la littérature est fragmentaire, elle ne conserve les monuments de l’esprit humain que pour autant qu’ils aient été couchés par écrit et aient survécu au temps. (Goethe, Maximes et réflexions, N° 267)

Et pourtant, malgré le caractère fragmentaire de l’entreprise littéraire, nous y trouvons des répétitions sans fin. Ce qui montre combien l’esprit et la destinée de l’homme sont limités. (Goethe, Maximes et réflexions, N° 268) [1]

ECRIT, BIEN ECRIT Mot de portier, pour désigner les roman-feuilletons qui les amusent.

ECRITURE Une belle écriture mène à tout. Indéchiffrable : signe de science, exemple : les ordonnances de médecin. (Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues) [2]

Mémoire et écriture, archive et copie – voici les jalons d’une réflexion qui voudrait penser ensemble deux entreprises littéraires particulièrement importantes pour l’histoire du roman encyclopédique au XIXe siècle en raison de leur statut expérimental et de la place qu’ils donnent à la Bildung et au savoir, mais aussi en même temps au dilettantisme et à la bêtise : Les Affinités électives (1809) [3] de Goethe et Bouvard et Pécuchet (1880, posthume) de Flaubert. Ce que ces deux romanciers ont en commun, c’est une sensibilité pour l’historicité du savoir et pour l’écriture comme moyen de transmission de la mémoire culturelle. L’importance donnée par l’un et par l’autre à la mise en scène romanesque de la lecture et de l’écriture en est la preuve. Si, comme le dit Jean-François Hamel, l’instauration du régime moderne d’historicité dans les décennies qui suivent la Révolution transforme aussi l’ordre des savoirs, j’aimerais repérer ces transformations à travers la figure du copiste et de l’archive (précaire) chez Goethe et Flaubert [4].

Gabriele Brandstetter distingue quatre domaines de lecture et d’écriture dans le roman de Goethe : le monde comme archive, comme carte géographique, comme histoire de l’art et comme texte littéraire [5]. On retrouve ces domaines en partie mais différemment chez Flaubert, qui a voulu écrire avec son dernier roman « l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d’encyclopédie critique en farce » [6], avec au centre deux personnages qui sont à l’origine copistes et qui le redeviennent à la fin. Je me propose d’analyser les éléments de la mise en scène de l’archive et du copiste dans ces deux romans. Par là, je voudrais montrer comment Goethe et Flaubert développent à la fois une réflexion critique sur le savoir et son archivage – voire sur l’histoire des techniques de l’écriture – et une re-valorisation de l’imaginaire, laquelle repose entre autres sur l’image de l’écriture. Pour le dire avec Roland Barthes : « L’origine de l’œuvre est dans la main qui trace. » [7] La figure du copiste se prête ainsi à une réflexion sur les relations complexes entre originalité et imitation, entre mimésis et poïesis dans le processus de l’écriture [8].

Encyclopédie et archive

Dans la tradition de Raymond Lulle, inventeur de l’arbor scientia au XIIIe siècle, de Bacon [9] et de Chambers [10], les encyclopédistes français représentent les divisions de la connaissance comme des branches naissant des trois principales facultés de l’esprit : la mémoire, source de la connaissance historique ; l’imagination, source de la poésie ; et la raison, source de la philosophie. Je voudrais établir un lien entre ces réflexions sur l’encyclopédie et la notion d’archive, ce qui m’amènera à la figure du copiste et de la copie dans les deux romans. Si, selon Roland Barthes, l’encyclopédie remplit avant tout quatre fonctions, soit à côté de l’information, la connexion, l’évaluation et la remémoration, elle rejoint l’archive dans sa fonction de mémorisation et de trésor textuel [11]. La différence réside dans le fait que la première est systématiquement rapportée à un livre alors que l’autre, selon Dominique Maingueneau, l’est « à une enceinte, un pouvoir qui est pouvoir de dire, à l’affirmation de la légitimité d’un corps d’énonciateurs consacrés » [12]. Ainsi l’archive est-elle dès le début liée à l’écriture, à la bureaucratie, aux dossiers, à l’administration et à la parole qui fait autorité. Aleida Assmann note que la condition nécessaire pour créer une archive en tant que dispositif de conservation du savoir collectif est l’existence de supports matériels pouvant servir d’aide-mémoires : c’est tout d’abord l’écriture qui remplit cette fonction [13]. Comme le rappellent Dominique Maingueneau et Jacques Derrida, l’origine du concept d’archive est l’arkheîon grec :

[…] le sens de « archive », son seul sens, lui vient d’ l’arkheîon grec : d’abord une maison, un domicile, une adresse, la demeure des magistrats supérieurs, les archontes, ceux qui commandaient. Aux citoyens qui détenaient et signifiaient ainsi le pouvoir politique, on reconnaissait le droit de faire ou de représenter la loi. Compte tenu de leur autorité ainsi publiquement reconnue, c’est chez eux, dans ce lieu qu’est leur maison (maison privée, maison de famille ou maison de fonction), que l’on dépose alors les documents officiels. Les archontes en sont d’abord les gardiens. Ils n’assurent pas seulement la sécurité physique du dépôt et du support. On leur accorde aussi le droit et la compétence herméneutique. Ils ont le droit et le pouvoir d’interpréter les archives. Confiés en dépôt à de tels archontes, ces documents disent en effet la loi : ils rappellent la loi et rappellent à la loi. [14]

Partant de ces définitions, je voudrais suggérer que la mise en scène par Goethe et Flaubert des pratiques d’emmagasinement et d’écriture dans la copie et l’archive reflètent non seulement le rôle de la littérature (en tant que mémoire) mais aussi celui de l’auteur en tant qu’archôn, c’est à dire en tant qu’interprète et critique des archives. Je voudrais insister ici sur le fait que la figure (épistémique) du copiste est porteuse d’une forme de réflexivité qui concerne plus particulièrement l’écriture et la mémoire. Le copiste peut être en effet considéré comme « une personnification de la mémoire culturelle » [15] et la copie comme une parole conservée par et dans l’écrit. En tant que tels, ils sont inséparables de l’inscription et de l’écriture, donc de la figure de l’écrivain et des gestes d’inscription (traces de l’écriture) qui parsèment les deux romans. A cet égard, Roland Barthes, évoquant la « Mort de l’auteur », faisait déjà référence aux deux copistes que sont Bouvard et Pécuchet :

[…] le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel. [16]

Evoquant la relation particulière de Roland Barthes à ce roman et plus particulièrement aux copistes, Anne Herschberg-Pierrot souligne que pour Barthes, « la copie de Bouvard et Pécuchet est à la fois le modèle du plaisir de la scription, le modèle du texte comme imitation et travail de langages, et la mise en scène d’une problématique de l’écriture de la doxa » [17].

Les et le copiste(s)

« […] Vous avez raison – nos outils d’écriture participent à former nos pensées. » (Friedrich Nietzsche) [18]

Je commencerai avec l’image finale de Bouvard et Pécuchet : la construction d’un double pupitre sur lequel s’installent les deux personnages pour copier tout ce qui leur tombe sous les yeux. Rappelons que le roman ou plutôt le manuscrit de Bouvard et Pécuchet s’arrête au chapitre X, celui de l’éducation, dans lequel Bouvard et Pécuchet s’apprêtent à donner un cours pour adultes dans leur village de Chavignolles après l’échec de leur tentative d’éduquer deux enfants. Un plan trouvé dans les papiers de Flaubert indique la conclusion de l’ouvrage. La conférence se termine en tumulte. Le lendemain, des gendarmes arrivent chez Bouvard et Pécuchet. On les accuse « d’avoir attenté à la Religion, à l’ordre, excité à la Révolte, etc. » (BP, p. 413) [19] Ils perdent la garde de leurs enfants et ont dressé tout le village contre eux. Je cite les dernières indications :

Ainsi tout leur a craqué dans les mains. Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie. Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent – De temps à autre, ils sourient, quand elle leur vient ; – puis se la communiquent simultanément : copier. Confection du bureau à double pupitre. – (s’adressent pour cela à un menuisier. Gorgu qui a entendu parler de leur invention leur propose de le faire. Rappeler le bahut). Achat de registres – et d’ustensiles, sandaraques, grattoirs, etc. Ils s’y mettent. (BP, p. 414)

Les deux héros se seraient ainsi attelés à un gigantesque travail de copie – retrouvant à la fin de leur existence ce qui avait été jadis leur métier. Avant de pouvoir se retirer à la campagne grâce à un héritage et de pouvoir enfin se vouer entièrement à la science, Bouvard et Pécuchet étaient en effet tous deux copistes : « Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère de la marine » (BP, p. 55). Ils étaient employés d’une bureaucratie qui s’est mise en place dans le courant du XIXe siècle [20]. La citation suivante montre combien les deux personnages sont construits dans le registre du comique :

Bouvard, qui écrivait étalé sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bâtarde, poussait son espèce de sifflement tout en clignant d’un air malin ses lourdes paupières. Pécuchet huché sur un grand tabouret de paille soignait toujours les jambages de sa longue écriture – mais en gonflant les narines pinçait les lèvres, comme s’il avait peur de lâcher son secret. (BP, p. 67)

Les deux copistes ont en commun une belle écriture, à laquelle ils doivent d’ailleurs d’avoir été recrutés. Ainsi, si Pécuchet devient copiste, c’est qu’un « chef de division séduit par son écriture, l’avait engagé comme expéditionnaire ; » (BP, p. 59). Quant à Bouvard, « il eut l’inspiration d’utiliser sa belle main ; et depuis douze ans, il se tenait dans la même place, MM. Descambos frères, tissus, rue Hautefeuille 92 » (BP, p. 59). L’idée de copie aurait dû influencer la forme même du roman, car les notes, plans et scénarios de Flaubert montrent qu’il avait l’intention d’ajouter à son récit une partie d’« archives », autrement dit son Sottisier, Copie ou Second volume, constitué de plusieurs parties : I. Notes des auteurs précédemment lus, II. Vieux papiers acheté au poids, III. Spécimens de tous les styles, IV. Beautés, V. Dictionnaire des idées reçues, VI. Catalogue des idées chic [21] . A la différence de Goethe, Flaubert rapproche consciemment son roman du type d’écriture propre à l’encyclopédie, où la copie permet d’archiver la bêtise humaine. Ainsi, tout en tournant l’encyclopédie en dérision, il la rend productive. Ce n’est pas un hasard à cet égard si le premier des très nombreux ouvrages qu’il cite dans le roman est une encyclopédie : l’Encyclopédie Roret [22]. Flaubert, qui se décrivait lui-même dans une lettre à Louise Colet comme un « homme-plume » [23], n’a donc pas seulement écrit un roman-archive ou un roman-encyclopédie, il a aussi donné au personnage du copiste le rôle principal. Au milieu du XIXe siècle, le copiste ou, plus généralement, l’employé de bureau devient du reste un personnage important de la vie sociale et du même coup de la littérature moderne. Avec Sylvie Thorel-Cailleteau, on peut relever sa présence chez E.T.A. Hoffmann (Le Vase d’or, 1819), Nicolaï Gogol (Le Manteau, 1842), Franz Grillparzer (Pauvre Musicien, 1848), Herman Melville (Bartleby, 1853) et Joris-Karl Huysmans (A vau-l’eau, 1882) [24]. Flaubert s’est par ailleurs aussi inspiré d’une nouvelle de Barthélemy Maurice intitulée Les Deux Greffiers, parue pour la première fois le 14 avril 1841 dans La Gazette des tribunaux [25]. La copiste femme (employée de bureau) n’apparaît en revanche qu’à la fin du siècle parallèlement à l’apparition de la machine à écrire et des fonctions de secrétaire et de sténographe [26]. La structure circulaire du roman fait donc que Bouvard et Pécuchet reviennent à leur métier à la fin. Si au début ce travail répétitif et sans créativité les ennuie, à l’issue de leur parcours encyclopédique et en raison des déceptions que celui-ci leur apporte, ils trouvent de nouveau une satisfaction et du plaisir dans la copie du savoir et des bêtises humaines. Car, comme l’écrit Foucault : « Quand Bouvard et Pécuchet renoncent, ce n’est pas à savoir ni à croire au savoir, mais à faire ce qu’ils savent. […] [I]ls renoncent (on les contraint de renoncer) à faire ce qu’ils avaient appris pour devenir ce qu’ils étaient. ». Pour Foucault Bouvard et Pécuchet deviennent eux-mêmes « le mouvement continu du Livre » [27]. Avant de redevenir copistes, Bouvard et Pécuchet s’étaient aussi essayés au métier d’écrivain, mais sans succès. A la fin du chapitre cinq et face aux notables de Chavignolles, ils dressent un bilan de la vision bourgeoise de la littérature où se fait jour leur déception : « Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’Art se renferme pour chacun dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime pas la Littérature. » (BP, p. 225). En retournant à la copie, ils deviennent écrivains autrement. Il y a ainsi dans Bouvard et Pécuchet une transformation du copiste en écrivain moderne. Sylvie Thorel-Cailleteau constate d’ailleurs à cet égard que les « copistes » littéraires sont des sortes d’autoportraits grimaçants de leurs auteurs :

Le copiste, voué aux plumes, au papier, condamné au mépris social et aux chagrins d’une existence solitaire, est une figure sinistre et bouffonne de l’écrivain lui-même qui ne se reconnaît plus d’autre place que celle-là dans le monde moderne, où l’on grelotte de froid sur des trottoirs mouillés parce que le soleil d’une transcendance s’est visiblement replié plus loin. [28]

La copie contient-elle une part d’originalité ? Celle-ci pourrait résider dans la sensibilité à une certaine réalité de la langue (et de la société) qui inclut bêtises, idées reçues et stéréotypes et que l’on retrouve à l’époque de Flaubert dans un nombre croissant d’écrits et de publications. Dans sa récente biographie de Flaubert, Pierre-Marc de Biasi souligne l’importance de cette mutation historique « qui redéfinit entièrement les relations à la chose écrite : la fin de la malédiction du papier rare (entre 1800 et 1900, la production de papier est multipliée par 2800), l’industrialisation du livre, la technique d’impression rapide et le développement exponentiel de la presse. » [29] L’art de Flaubert (et de ses copistes) réside dans la mise en relief du rapport problématique entre l’originalité du dire et l’imitation (l’opinion, le stéréotype), provoqué par la modernisation des pratiques d’écriture et la naissance d’une culture de masse. Cette originalité peut aussi être située dans la volonté de collectionner, fixer et constituer « une encyclopédie de langages » [30] car, comme le souligne Roland Barthes dans la citation évoquée plus haut, « l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel » [31]. La crise de la vérité s’exprime ainsi à travers une critique du langage. Avec Flaubert, « une suspicion est jetée sur le langage et, plus précisément, sur la capacité de la parole à exprimer le sujet qui la profère » [32]. Pour Roland Barthes, « c’est la crise de la modernité qui s’ouvre », car :

[…] la copie chez Flaubert est un acte vide, purement réflexif. Quand Bouvard et Pécuchet, à la fin du livre, se remettent à copier, il ne reste plus que la pratique gestuelle. Copier n’importe quoi, pourvu qu’on conserve le geste de la main. C’est un moment historique de la crise de la vérité, qui se manifeste également, par exemple chez Nietzsche, bien qu’il n’y ait aucun rapport entre Nietzsche et Flaubert. C’est le moment où on s’aperçoit que le langage ne présente aucune garantie. Il n’y a aucune instance, aucun garant du langage. [33]

Une figure plus radicale encore que celles de Bouvard et Pécuchet attelés à leur double-pupitre est la figure du copiste Bartleby chez Herman Melville. Ayant cessé même d’écrire, il ne peut plus que répéter la formule devenue célèbre : « I would prefer not to ». Giorgio Agamben le décrit comme une « figure extrême du rien dont procède toute création et, en même temps, la plus implacable revendication de ce rien comme pure et absolue puissance » [34]. La création littéraire (romanesque) devient ainsi réaction à une expérience du néant ultime de l’existence [35].

Le copiste goethéen

Chez Goethe, le copiste n’est pas encore employé de bureau, mais il représente une première étape dans l’histoire de cette figure. Il est l’employé d’un aristocrate. Il faut noter que, à la différence de Flaubert [36], Goethe a lui-même employé des copistes/secrétaires qui devaient s’occuper de ses écrits privés, poétiques et bureaucratiques [37] . Le narrateur des Affinités électives ne laisse pas beaucoup de place au copiste dans le récit. Contrairement aux quatre personnages principaux qui ont des prénoms (Charlotte, Edouard, Odile et le Capitaine qui s’appelle Otto), nous ne le connaissons que par sa fonction. Cependant il n’est pas le seul personnage qui s’occupe de copier et archiver. Edouard et Charlotte deviennent – eux aussi – copistes et archivistes comme le montrent les citations suivantes. Ils se sont retirés à la campagne pour vivre une vie paisible à deux qui devait consister entre autres à mettre de l’ordre dans leur « archive ». Je cite Charlotte s’adressant à Edouard au moment où celui-ci propose d’inviter le Capitaine :

Tout ce que nous projetions, ne l’oublie pas, même pour occuper nos loisirs, comportait en quelque sorte notre solitude à deux. Tu voulais d’abord me communiquer, dans l’ordre chronologique, le journal de ton voyage, à cette occasion classer maints papiers qui s’y rapportent, et avec ma participation, avec mon aide, extraire de ces cahiers et de ces feuillets inestimables mais confus un tout qui nous enchanterait, nous et d’autres. Je te promis de t’aider dans ton travail de copiste, et il nous semblait si commode, si agréable, si confortable, si intime, de parcourir par souvenir le monde qu’il ne nous avait pas été donné de voir ensemble. (AE, p. 44)

Edouard ne réalisera pas ce tout ordonné avec l’aide de sa femme, mais avec le Capitaine, qu’il invite contre le gré de celle-ci :

Dans l’aile qu’habitait le Capitaine, ils dressèrent un rayonnage pour les affaires courantes et constituèrent des archives pour les questions réglées ; ils tirèrent de diverses réserves, pièces, armoires et caisses tous les documents, papiers et notes qui s’y trouvaient entreposés, et avec une très grande rapidité ce fatras fut mis en ordre d’une manière réjouissante, fut réparti sous diverses rubriques dans des casiers déterminés. Ce qu’on cherchait, on le trouvait plus complet qu’on l’avait espéré. Pour cette organisation, un auxiliaire rendit de grands services, un vieux secrétaire, qui ne quittait pas son pupitre pendant le jour et même y passait une partie de la nuit, alors que jusqu’ici Edouard avait toujours été mécontent de lui. « Je ne le reconnais plus, » dit Edouard à son ami : « comme cet homme peut être actif et utile ! » – « Cela s’explique, » répondit le Capitaine, « par le fait que nous ne lui imposons aucun travail nouveau, avant qu’il ait achevé l’ancien à son aise, et son rendement, tu le vois, est excellent ; dès qu’on le dérange, il n’est plus bon à rien. » (AE, p. 68)

Ce passage est très intéressant car il montre qu’il ne faut pas déranger le copiste mais le laisser tranquille, pour qu’il puisse faire son travail à son rythme. Avec son habitus d’aristocrate (et de dilettante), Edouard ne savait peut-être pas l’« employer ». Le Capitaine, représentant de la nouvelle bourgeoisie organisatrice et administrative, sait mieux « déléguer ». Si le copiste personnifie la mémoire culturelle, nous voyons dans ce passage que l’archivage de la mémoire change et gagne en dynamisme. C’est ce que note le germaniste Gerhard Neumann : « il ne s’agit plus de chercher la totalité ou la complétude d’une archive constituée au temps des Lumières, mais plutôt une ouverture et une dynamisation » [38]. Il y a donc opposition entre conservation et fixation du savoir d’une part et dynamique de la modernisation d’autre part – thème très important pour Goethe qui, dans ce roman, décrit une période de changements encore fortement marquée par la Révolution et ses conséquences, mais qui insiste en même temps sur l’éternel retour, à travers par exemple la référence aux saisons [39]. Cela s’exprime très clairement dans cette réplique d’Edouard à propos des transformations en cours dans le monde scientifique :

« Il est assez pénible, » s’écria Edouard, « de ne pouvoir plus rien apprendre pour sa vie entière. Nos ancêtres s’en tenaient à l’enseignement qu’ils avaient reçu dans leur jeunesse ; mais nous, il nous en faut changer tous les cinq ans, si nous ne voulons pas être tout à fait hors du courant. » (AE, p. 72)

Les deux romans posent aussi la question du désir d’ordre en regard du hasard et des passions qui surgissent dans la vie humaine. Or la copie et l’écriture jouent aussi un rôle très importants dans la relation entre Edouard et Odile, la nièce de sa femme. Preuve que la copie n’est pas vide de passion et que l’écriture peut exprimer une transformation psychologique, autrement dit une éducation sentimentale.

Ecriture et imaginaire – original et copie

Dans une lettre à Charlotte, l’enseignant d’Odile écrit au début du roman qu’elle faisait de très jolies lettres, mais qu’elle n’était pas libre dans son écriture. C’est l’amour qui va la métamorphoser. Par affection pour Edouard, elle entreprend de recopier le projet de vente d’une métairie, c’est-à-dire un texte administratif. A travers cette copie de contrat, Edouard découvre qu’elle l’aime, car la copie va jusqu’à imiter son écriture. Je cite la réaction d’Edouard lorsqu’Odile lui apporte le document copié :

Elle déposa l’original et la copie sur la table devant Edouard. « Est-ce que nous collationnons ? » demanda-t-elle avec un sourire. Edouard ne savait que répondre. Il la regarda, il regarda la copie. Les premiers feuillets étaient écrits avec le plus grand soin d’une délicate écriture de femme ; puis les traits semblaient se transformer, devenir plus légers et plus libres. Mais quel fut son étonnement, lorsqu’il parcourut de regard les dernières pages : « Ciel ! » s’écria-t-il, « qu’est cela ? C’est mon écriture ! » Il regarda Odile puis, de nouveau, les feuilles ; la fin surtout semblait tout à fait écrite de sa propre main. (AE, p. 136-137)

Ainsi Odile va-t-elle au-delà de la simple copie, faisant du geste de transcrire le moyen de produire un écrit singulier. Au troisième chapitre du roman, ses enseignants se plaignaient de son écriture, aux cinquième et sixième chapitres de son manque de liberté dans le trait. Dans la citation ci-dessus, son écriture est devenue celle d’Edouard, au point que dans les chapitres treize et dix-huit, toutes deux se confondent [40]. Il ne faut pas oublier que pour Goethe, la copie a aussi et surtout une fonction d’apprentissage. Dans un petit texte publié sous le titre « Simple imitation de la nature, manière et style » (« Einfache Nachahmung der Natur, Manier, Stil », 1789) [41] et rédigé après son séjour en Italie, il décrit l’imitation comme une phase préliminaire à la représentation artistique véritable, qui consiste à trouver son style.

Revenons à Edouard. Séparé d’Odile, il rencontre Mittler, un personnage qui, comme son nom l’indique, a une fonction (problématique) de médiateur, auquel il raconte ses fantasmes qui curieusement tournent aussi autour de l’écriture :

Tout se qui m’arrive avec elle se mêle et s’entasse. Parfois nous signons un contrat ; là se trouvent son écriture et la mienne, son nom et le mien ; ils s’effacent l’un l’autre et tous deux s’entrelacent. Ces voluptueuses fantasmagories de l’imagination ne vont pas non plus sans douleur. (AE, p. 173)

Seuls le rêve et l’imaginaire permettent à Edouard de réaliser son union avec Odile. Seuls les noms et les lettres s’effacent et s’entrelacent. La vie réelle ne lui accorde pas cette chance. L’écriture symbolise les rêves d’Edouard. Ce pouvoir de l’écriture est du reste annoncé au début du roman, au moment où Edouard et Charlotte réfléchissent à la possibilité de faire venir le Capitaine. D’abord très hésitante, Charlotte finit par céder et ajoute un petit mot à la lettre de son mari :

En post-scriptum, Charlotte dut ajouter de sa main son approbation et joindre ses prières amicales à celles de son mari. Elle écrivit d’une plume alerte, empressée et obligeante, mais avec une espèce de hâte qui ne lui était pas habituelle ; et, ce qui lui arrivait rarement, elle finit en abîmant le papier par une tache d’encre, qui la contraria, et qui ne fit que s’agrandir quand elle voulut l’effacer. (AE, p. 55)

La tache que Charlotte voulait effacer s’agrandit encore. Ce passage est souvent cité comme exemple de la théorie du symbole (par opposition à l’allégorie) chez Goethe, notion qui prend un sens nouveau à partir de 1790 [42]. Seule une tache d’encre est représentée et c’est son interprétation symbolique qui lui donne une valeur nouvelle. La tache renvoie indirectement à la fin tragique du roman, provoquée par la présence du « démoniaque » (l’incontrôlable, le hasard, l’inconscient, une force intérieure) dans le monde des humains [43].

Dans les deux textes, les personnages cherchent donc à vivre une idylle, au cœur de laquelle se trouvent le savoir, son organisation et son stockage. Mais cette attente est déçue dans les deux textes. Le récit se fait démonstration de l’échec d’un ordre initial ou d’un ordre recherché. Quel en est le résultat ? Au niveau de l’histoire, Les Affinités électives se closent sur l’image finale de la mort. Dans Bouvard et Pécuchet, le retour au pupitre et à la copie sont le point de départ de la rédaction du Sottisier. Au niveau de la forme, les choses sont plus complexes. Les Affinités électives se terminent en effet sur un ton bien étrange, peut-être ironique, qui donne la parole à la légende, en une sorte de contrepoids aux inquiétudes suscitées par la modernité :

Ainsi les deux amants reposent côte à côte. La paix plane au-dessus de leur asile ; de la voûte, les images sereines de leurs frères, les anges, abaissent leurs regards sur eux et qu’il sera doux l’instant où, un jour, ensemble ils se réveilleront ! (AE 336)

La forme de Bouvard et Pécuchet est encore plus intrigante si l’on pense au projet romanesque dans son ensemble, qui inclut le Sottisier. La forme romanesque est ainsi poussée à ses limites. Avec Thomas Klinkert on pourrait dire qu’ici « la confrontation à l’épistémologique menace l’identité du texte littéraire qui y réagit en subvertissant l’épistémologique » [44].

Si l’encyclopédie du XIXe siècle a changé de structure en faisant une plus grande place au savoir positif, les romans demandent pour leur part – même si c’est avec beaucoup d’ironie – qu’une place soit faite à l’imaginaire et au rêve, à côté de la mémoire et de la raison. Les romanciers restent obsédés par les signes (« Grübler über Zeichen » [45]) et noyés dans l’encre, comme l’écrit Flaubert à Louise Colet :

Loin de ma table, je suis stupide. L’encre est mon élément naturel. Beau liquide, du reste, que ce liquide sombre ! et dangereux ! Comme on s’y noie ! comme il attire ! [46].

L’encre est ce qui rend possible le « faire » littéraire (le travail du style et la forme) et la création de mondes fictifs, ce qui n’exclut en aucun cas le savoir. Par son travail sur le style et sa réhabilitation de l’imaginaire – à côté de la mémoire et de la raison – dans le partage du savoir, Flaubert se révèle être très proche de Goethe [47], au point d’apparaître pour Barthes comme « le dernier écrivain classique ». En même temps, il représente la modernité en ceci que son travail d’écrivain « est démesuré, vertigineux, névrotique, il gêne les esprits classiques, de Faguet à Sartre. C’est par là qu’il devient le premier écrivain de la modernité : parce qu’il accède à une folie. Une folie qui n’est pas de la représentation, de l’imitation, du réalisme, mais une folie de l’écriture, une folie du langage ». [48]

ps:

Hildegard Haberl – Université Paris X – Nanterre

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (VOLUME V – Automne 2009)

notes:

[1] Goethe, « Maximes et réflexions », in : Johann Wolfgang Goethe, Ecrits sur l’art, Introduction de Tzvetan Todorov, Traduction et notes de Jean-Marie Schaeffer. Paris, Flammarion, 1996, p. 309 (Johann Wolfgang Goethe, Sämtliche Werke nach Epochen seines Schaffens. München : Hanser, 1991, p. 764 (Maximes n° 267, 268)).

[2] Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues et Le Catalogue des idées chic. Texte établi, présenté et annoté par Anne Herschberg-Pierrot. Paris : Librairie Générale Française, 1997, p. 74.

[3] Pour résumer très brièvement, ce roman raconte l’histoire de quatre personnages : les époux Charlotte et Edouard se sont retirés de la cour à la campagne où ils font venir un ami commun, le Capitaine ainsi que la nièce de Charlotte, Odile. Les « affinités électives » qui s’établissent entre Edouard et cette dernière, Charlotte et le Capitaine vont profondément perturber la vie de ces personnages.

[4] Cf. Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, Narrativité, Modernité, Paris, Minuit, 2006, p. 32. A propos de Flaubert et de l’historicisme, Gérard Raulet constate qu’il « est l’un des grands metteurs en scène de l’historicisme ; il est aussi, plus ou moins consciemment, l’un des grands destructeurs de l’archive historiste, comme en témoigne son testament littéraire, la satire de Bouvard et Pécuchet, qui lui impose là encore d’écrasantes recherches érudites mais qu’il ne terminera cette fois pas ». Cf Gérard Raulet, « L’archive exotique du « siècle des nationalités » », Revue de Littérature comparée n° 1 (2000), p. 19-42, ici p. 38.

[5] Cf. Gabriele Brandstetter, « Gesten des Verfehlens. Epistolographische Aporien in Goethes Wahlverwandtschaften », in Erzählen und Wissen. Paradigmen und Aporien ihrer Inszenierung in Goethes « Wahlverwandtschaften », Gabriele Brandstetter (dir.), Freiburg im Breisgrau, Rombach, 2003, p. 41-63, ici p. 45.

[6] Gustave Flaubert, Correspondance (janvier 1869 – décembre 1875), Paris, Gallimard, 1998, p. 558-559

[7] Roland Barthes, « La partition comme théâtre », in Oeuvres complètes III, 1974-1980, Paris, Seuil, 1995, p. 387-88, ici p. 388. Barthes revient sur l’image de la main dans son travail sur les planches de l’Encyclopédie in : Roland Barthes, « Les planches de l’ »Encyclopédie » », In Le degré zéro de l’écriture. Paris, Seuil, 1972, p. 89-105, ici p. 94 ; àsur l’importance de la main voir aussi Le Roi-Gourhan et Le geste et la parole de Le Roi-Gourhan, cité dans Gerhard Neumann, « Wahrnehmungs-Theater. Semiose zwischen Bild und Schrift », in Inszenierungen in Bild und Schrift, Gerhard Neumann et Claudia Öhlschläger (dirs), Bielfeld, Aisthesis, 2004, p. 81-108.

[8] Cf. Jörg Löffler, Der Kopist als literarische Figur. Schreibszenen in der europäischen Literatur des 19. und 20. Jahrhunderts, Oldenburg : Bibliotheks- und Informationssytem der Universität, Oldenburg, 2005, p. 6.

[9] Francis Bacon, Novum organum scientiarum, 1620 et De la dignité et de l’accroissement des sciences, [De dignitate et augmentis scientiarum], 1623 (paru d’abord en anglais en 1605 sous le titre : The advancement of learning).

[10] Ephraim Chambers, Cyclopaedia ; or, An universal dictionary of arts and sciences, London, 1728.

[11] Cf. Roland Barthes, Oeuvres complètes, III, 1968-1971. Paris, Seuil, 2002, p. 631 (Préface à l’Encyclopédie Bordas, tome VIII : L’Aventure littéraire de l’humanité, I, Bordas, 1970).

[12] Cf. Dominique Maingueneau, L’Analyse du Discours. Introduction aux lectures de l’archive, Paris, Hachette, 1991, p. 22.

[13] Cf. Aleida Assmann, Erinnerungsräume : Formen und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses, München, Beck, 1999, p. 21. « Voraussetzung für das Archiv als einen kollektiven Wissensspeicher sind materiale Datenträger, die als Gedächtnisstützen eingesetzt werden, allen voran die Schrift. Archive sind also von technischen Medien abhängig. »

[14] Jacques Derrida, Mal d’archive, une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 12-13.

[15] Nils Reschke, « Zeit der Umwendung ». Lektüren der Revolution in Goethes Roman Die Wahlverwandtschaften, Freiburg i. Br./Berlin, Rombach Verlag, 2006, p. 137.

[16] Roland Barthes, « La mort de l’auteur », in Oeuvres complètes, II, 1966-1973, Paris, Seuil, 1995, p. 491-95, ici p. 494.

[17] Anne Herschberg-Pierrot, « Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes », Œuvres et critiques, XXXIV, n° 1 (2009), p. 33-42, ici p. 36.

[18] « Sie haben Recht – unser Schreibzeug arbeitet mit an unseren Gedanken ». Lettre à Heinrich Köselitz, fin février 1882, in Friedrich Nietzsche, Briefwechsel : Kritische Gesamtausgabe, Berlin, New York, De Gruyter, 1981, p. 172 (ma traduction). Cité par Friedrich Kittler, qui rappelle que Nietzsche s’achète en 1881 une machine à écrire, modèle Malling Hansen, pour des raisons pratiques (il se déplace souvent) et pour des raisons de santé (il est presque aveugle). D’ailleurs, la machine à écrire est à l’origine une invention pour personnes aveugles.

[19] J’utilise les sigles BP pour Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition présentée et établie par Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1979 et AE pour Goethe, Les affinités électives, traduit par J.-F. Angelloz, Paris, Flammarion, 1992.

[20] Cf. Guy Thuillier, La bureaucratie en France aux XIXe et XXe siècles, Paris, Economica, 1987.

[21] Pour des exemples, voir l’édition préparée par Stéphanie Dord-Crouslé de Bouvard et Pécuchet, Paris, Flammarion, 1999, p. 398 sq. ; pour l’ « intégralité » du Sottisier voir Alberto Cento et Lea Caminiti (dirs.), Le Second volume de « Bouvard et Pécuchet », le projet du « Sottisier », reconstitution conjecturale de la « copie », Naples, Liguori, 1981.

[22] Cf. Stéphanie Dord-Crouslé, « Flaubert et les « Manuels Roret » ou le paradoxe de la vulgarisation. L’art des jardins dans Bouvard et Pécuchet », in Le partage des savoirs XVIIIe – XIXe siècles, Lise Andries (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003, p. 93-118.

[23] « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. » (à Louise Colet le 31 janvier 1852), in Gustave Flaubert, Correspondance (juillet 1851 – décembre 1858), Paris, Gallimard, 1980, p. 42.

[24] Sylvie Thorel-Cailleteau, « La figure de l’employé de bureau », Travailler n° 7, 2002, p. 77-88.

[25] Claudine Gothot-Mersch, qui se base ici sur le travail de René Descharmes et René Dumesnil (Autour de Flaubert II. Etudes historiques et documentaires, Paris, Mercure de France, 1912), précise que cette première publication a été reprise dans le Journal des journaux, numéro de mai 1841, puis dans L’Audience du 7 février 1858 ; cf. l’édition de Cl. Gothot-Mersch, p. 565.

[26] Cf. Friedrich Kittler, Grammophon. Film. Typewriter, Berlin, Brinkmann & Bose, 1986. Voir surtout le chapitre sur la machine à écrire, p. 273 sq. Voir aussi Delphine Gardey, La dactylographe et l’expéditionnaire : histoire des employés de bureau, 1890-1930, Paris, Belin, 2001.

[27] Michel Foucault, « La bibliothèque fantastique », in Travail de Flaubert, Paris, Seuil, 1983, p. 103-122, ici p. 121.

[28] Thorel-Cailleteau, « La figure de l’employé de bureau », art. cit.

[29] Pierre-Marc de Biasi, Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vire. Paris, Grasset & Fasquelle, 2009, p. 425 sq.

[30] Roland Barthes, « La crise de la vérité », In Oeuvres complètes III, 1974-1980, Paris, Seuil, 1995, p. 434-37, ici p. 434.

[31] Barthes, « La mort de l’auteur », art. cit., p. 494.

[32] Laurent Adert, Les mots des autres : lieu commun et création romanesque dans les oeuvres de Gustave Flaubert, Nathalie Sarraute et Robert Pinget, Villeneuve d´Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 14.

[33] Barthes, « La crise de la vérité », art. cit., p. 435.

[34] Giorgio Agamben, Bartleby ou la création, traduit par Carole Walter, Circé, Paris, 1995, p. 39.

[35] Sur ce thème, voir aussi Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008, p. 87 sq.

[36] Flaubert avait des amis-secrétaires, des collaborateurs comme Edmond Laporte ou aussi Guy de Maupassant.

[37] Le Goethe-Handbuch en donne de petites biographies : cf. Christa Rudnik, « Art. Diener/Schreiber », in Goethe-Handbuch, dirigé par Hans-Dietrich Dahnke et Regine Otto. Stuttgart, Weimar, Metzler, 1998, p. 208-212.

[38] Cf. Gerhard Neumann, « Naturwissenschaft und Geschichte als Literatur. Zu Goethes kulturpoetischem Projekt », MLN n° 114/3 (1999), p. 471-502, ici p. 472 ; voir aussi Gerhard Neumann, « Bild und Schrift. Zur Inszenierung von Fiktionalität in Goethes « Wahlverwandtschaften » », Freiburger Universitätsblätter 103 (1989), p. 119-28.

[39] Cf. Thorsten Critzmann, Goethes Wahlverwandtschaften als Jahresmärchen : ein Dialog zwischen Aufklärung und Romantik, Köln, SH-Verlag, 2006.

[40] Cf. J.-F. Angelloz évoque cette évolution dans la note 39 de son édition du roman, p. 345.

[41] Goethe, Ecrits sur l’art, op. cit., p. 95 sq.

[42] Cf. Gerhard Kurz, Metapher, Allegorie, Symbol, Göttingen, Vandenhoeck u. Ruprecht, 1993 ; cf. aussi Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977 ; sur Goethe en particulier, voir p. 235 sq.

[43] Cf. Norbert Puszkar, « Dämonisches und Dämon : Zur Rolle des Schreibens in Goethes Wahlverwandtschaften », The German Quaterly, 59, n° 3 (1986), p. 414-30.

[44] Thomas Klinkert, « Literatur, Wissenschaft und Wissen – ein Beziehungsdreieck (mit einer Analyse von Jorge Luis Borges’ Tlön, Uqbar, orbis Teritus) », In Literatur, Wissenschaft und Wissen seit der Epochenschwelle um 1800. Theorie – Epistemologie – komparatistische Fallstudien, dirigé par Thomas Klinkert et Monika Neuhofer. Berlin : De Gruyter, 2008, p. 65-86, ici p. 77

[45] . Cf Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1996, p. 172. Outre son célèbre essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, d’autres textes de Benjamin traitent de l’écriture et de l’imitation. Voir en particulier « Über das mimetische Vermögen (1933) », in Medienästhetische Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002, p. 123-26 ; « Der Mensch in der Handschrift (1928) », In Medienästhetische Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002, p. 110-13.

[46] Cf. Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet du 14 août 1853, in Correspondance (juillet 1851 – décembre 1858), op. cit., p. 395

[47] Cf. Norbert Christian Wolf, « Ästhetische Objektivität. Goethes und Flauberts Konzept des Stils », Poetica (Amsterdam), 34, n° 1-2 (2002), p. 125-69.

[48] Barthes, « La crise de la vérité », art. cit., p. 437.




La notion de force dans Faust I de Goethe

Il en est ainsi des termes de « force » et d’« énergie » qui connurent en Allemagne, à la charnière des 18ème et 19ème siècles, une fortune sans précédent [1] et dont la tragédie de Goethe, Faust I, peut constituer un exemple philosophique et littéraire. Dans cette œuvre maîtresse de l’auteur, dont la gestation longue et souvent difficile l’occupa pendant près de soixante ans et qui finit par paraître en 1808 chez l’éditeur Cotta, les occurrences du terme Kraft et de ses dérivés tels que Drang, Trieb, Streben, Tätigkeit sont pléthore et autorisent, de ce fait, une lecture centrée sur leur analyse et le sens que ces différents termes prennent dans les moments textuels où ils surgissent. La pièce de Goethe apparaît sous cet aspect comme un texte où se fait jour le reflet de l’imprécision sémantique et scientifique de la notion de force [2] qui ne se précisera que vers le milieu du 19ème siècle avec le mémoire de Hermann von Helmholtz Über die Erhaltung der Kraft, où l’on constate alors qu’elle rejoint sémantiquement la notion d’énergie, dont jusqu’en 1847, elle se distinguait. [3]

Avant de « décrire la situation sémantique du mot » [4] dans la tragédie de Goethe, il paraît nécessaire de revenir brièvement sur les définitions et l’histoire de cette notion « neuve » du 18ème siècle et d’en souligner la particularité toute allemande, à savoir que la force est, dans la langue allemande, indissociablement liée à l’effet qu’elle produit, à la réalisation efficace de son action [5]. Le concept de Kraft ne peut être pensé sans son concept corollaire, celui de Wirkung ; l’association de ces deux termes dans la tragédie de Goethe vient d’ailleurs par endroits le confirmer [6].

C’est dans la lecture des œuvres d’Aristote qu’il faut aller chercher les premières définitions du terme de « force » comme mouvement et la transition d’un sens physique originaire du concept [7]à sa portée métaphysique [8] :

La nature, phusis, dont traite la Physique se définit par le mouvement. Tous les êtres naturels, dit Aristote, ont en eux-mêmes immédiatement et par essence un principe de mouvement et de fixité […] Le mouvement, kinesis, ou, comme le dit aussi Aristote, le changement (metabolè), mot formé sur « ballô », « jeter, lancer » et « meta » qui indique le lieu ou le temps suivant […] C’est avec la définition générale du mouvement […] qu’interviennent l’énergie et la potentialité, ou plus littéralement, l’entéléchie [9], entelekhia, et la puissance, dunamis […] La physique d’Aristote est ainsi d’emblée de part en part métaphysique […] C’est le passage de la puissance à l’acte, l’énergie de la puissance qui se déploie tout le temps de l’accomplissement qui constitue le mouvement, donc ni la potentialité pure et inactive, ni le résultat achevé. […] Aristote utilise alors les deux termes d’energeia (ou ergon, le « travail » et son produit, une faculté et sa mise en œuvre) et d’entelekheia, la « fin », terme et but pour désigner cette emprise progressive de la fin, de la réalisation de soi, qui mène au repos […] la dunamis est une notion souveraine et complexe. Elle signifie d’abord dès Homère la potestas, la force physique ou morale, le pouvoir des hommes ou des dieux, la puissance politique : […] le mot désigne alors une réalité efficace. Mais dunamis signifie aussi la potentia, c’est-à-dire un « pas encore », une pure virtualité et la virtus, une faculté […] [10].

En Allemagne, c’est le physicien Leibniz qui pose les fondements de la notion d’énergie : « La première occurrence du terme se trouve dans l’œuvre de Leibniz où la science dynamique désigne la science des forces ou puissances qui meuvent les corps » [11]. Après lui, en 1760, le physicien Leonhard Euler s’interroge sur la notion de force et consacre à la question un traité à caractère pédagogique sous forme de lettres qu’il adresse à une princesse allemande. Dans une lettre restée célèbre, voici comment il définit la force :

 […] le nom de force signifie tout ce qui est capable de changer l’état d’un corps. Ainsi quand un corps qui a été en repos, est mis en mouvement, c’est une force qui a produit cet effet [12] ; et quand un corps en mouvement change ou de direction ou de vîtesse, c’est aussi une force qui a causé ce changement. Tout changement de direction ou de vîtesse dans le mouvement d’un corps demande ou une augmentation, ou une diminution des forces. Ces forces sont toujours hors du corps dont l’état est changé. [13]

Au terme de ce rapide parcours visant à poser quelques jalons pour une compréhension de l’évolution historique des concepts de force et d’énergie, il apparaît que la force est avant tout définie comme l’action d’un corps sur un autre, c’est-à-dire comme une propriété de la matière.

Cette définition a de quoi étonner au regard de la lecture de la tragédie de Goethe, dans laquelle les personnages principaux, Faust et Méphistophélès, sont avant tout présentés dans leur dimension spirituelle et désignés ou se désignant eux-mêmes comme des esprits. Dans le Prologue au Ciel, le Seigneur et le Diable parient sur la capacité de Méphisto à conduire Faust sur sa voie, à savoir la voie des jouissances terrestres, et à le détourner ainsi de son aspiration perpétuellement inquiète vers l’idéal et les sphères célestes. Le Seigneur dit alors à Méphisto :

Der Herr : « Nun gut, es sei dir überlassen ! Zieh diesen Geist von seinem Urquell ab, Und führ ihn, kannst du ihn erfassen, Auf deinem Wege mit herab […] » [14]]

Faust est d’emblée présenté comme un « esprit » attaché à participer de la source originelle, c’est-à-dire du lot divin, de ce qu’il y a de divin en l’homme et qui, dans son titanisme, va aller, dans la scène Nacht, jusqu’à invoquer l’Esprit de la Terre pour tenter de l’attirer de toute sa puissance [15] sur lui, afin de se dire son égal, constitué à son image [16]. Méphisto, quant à lui, se présente à Faust comme un esprit négateur et s’autodéfinit, dans la scène Studierzimmer I, de la façon suivante : « Ich bin der Geist, der stets verneint » [17]. Ainsi, dans le Prologue au Ciel, sont posés les termes d’un rapport triangulaire de forces entre le Seigneur, force puissamment créatrice, « der heilsam schaffenden Gewalt » [18], dont la création provoque chez les archanges, lorsqu’ils la contemplent, un sentiment de vigueur, de force morale [19], de Stärke ; le Diable, défini par le Seigneur comme force active, principe agissant et stimulant [20], et Faust, présenté par l’Erdgeist comme microcosme créateur [21] ; tous les trois sont des forces de nature spirituelle et non matérielle et l’on peut s’interroger ici sur une possible influence de Leibniz sur Goethe. En effet, comme le rappelle Barbara Cassin :

 […] le mot chez Leibniz ne désigne pas un phénomène physique caractérisant des « corps », mais bien un concept métaphysique, destiné à éclairer une notion métaphysique, celle de « substance ». La force, chez Leibniz, est avant tout et par essence active. Elle contient un certain acte ou entéléchie et est intermédiaire entre la faculté d’agir et l’action elle-même [22]. C’est un « pouvoir d’agir », inhérent à toute substance, en sorte que « toujours quelque acte provient de lui ». […] Le mot apparaît chez Leibniz comme indissociable de la notion de force. « Action » est la traduction de « Wirkung » – traduction bancale qui fait néanmoins apparaître l’introduction du concept d’action comme « naturellement » lié à celui de force [23].

La notion de « force » rejoint alors celle de « puissance active » à l’œuvre dans le monde. Un parallélisme structurel entre les termes Kraft et Macht, repéré au vers 196, « Des Hasses Kraft/die Macht der Liebe », dans le Prologue sur le théâtre, amène à penser que Kraft est un équivalent sémantique de Macht, de puissance, de pouvoir et que le monde, tel que le conçoit Goethe, est un jeu métaphysique de forces positives et négatives en équilibre, forces dont le Seigneur et le Diable se feront précisément les représentants dans la scène suivante.

Dans ce jeu d’équilibre de forces, Faust est assurément le représentant de ce qu’on appelle un Kraftmensch, c’est-à-dire qu’il est un être traversé de forces, animé d’énergie, assoiffé de puissance et défini tout d’abord par son titanisme et son aspiration inquiète vers l’idéal. Faust, « figure du déchirement et de l’inquiétude », comme l’a défini Ernst Bloch dans Le principe Espérance [24], est d’abord caractérisé comme étant en mouvement, mais en mouvement diffus et obscur. C’est d’abord le Seigneur qui, dans le Prologue au Ciel parle de l’homme bon, ou de la bonne âme, qui, dépassant ses aspirations confuses, retrouve toujours le droit chemin :

Der Herr : « Ein guter Mensch, in seinem dunklen Drange, Ist sich des rechten Weges wohl bewußt » [25]]

L’un des enjeux de l’intrigue semble même être de mener Faust, de son aspiration diffuse et obscure [26], à la clarté [27] d’une action exercée sur le réel, c’est-à-dire d’une force actualisée en intelligence dans l’action. Le chemin que va parcourir Faust doit le mener des intérieurs métaphoriques tout en grisaille de la scène Nacht à la clarté de lieux illuminés par l’appel ou la présence de la transcendance, comme le lieu ouvert et ensoleillé de la scène Vor dem Tor, dont l’action se situe au moment de Pâques. Les indications scéniques de la première scène, Nacht, précisent que Faust est « unruhig auf seinem Sessel am Pulte », c’est-à-dire inquiet et agité. La souffrance initiale exprimée par Faust est celle d’une force obscure, interne, ce que Goethe appelle le « Streben » [28], mais non actualisée dans la réalité au moment où s’ouvre la tragédie. Faust ne promet-il d’ailleurs pas de mettre en tension toutes ses forces, « das Streben meiner ganzen Kraft/Ist grade das, was ich verspreche » [29], afin de respecter le pacte signé avec Méphistophélès ? Dans le tout premier monologue, Faust est présenté dans toutes ses facultés intellectuelles. Ayant étudié la médecine, la philosophie, le droit et la théologie, il les possède toutes, puisque ces quatre facultés constituaient l’intégralité du savoir à maîtriser au Moyen-âge [30] :

Faust : « Habe nun, ach ! Philosophie, Juristerei und Medizin Und leider auch Theologie Durchaus studiert, mit heißem Bemühn » [31].

Faust, le héros de la pièce [32], est présenté comme un « Kraftmensch » ou « Kraftgenie » [33], c’est-à-dire un être doué d’une puissance exceptionnelle [34] qui le porte vers des sphères situées au-delà de l’humain, aux confins du divin. Le « Kraftgenie » est caractérisé par l’union heureuse de la force et de la plénitude intérieure [35], union qui est la condition même de l’expression exacerbée du génie humain, incarné notamment par le poète [36], mais que le bouffon, dans la même scène, s’empresse de tourner en dérision en utilisant une forme plurielle qui prend alors une valeur ironique [37]. Il n’est pas rare de trouver, notamment sous la plume de Schiller ou sous celle de Goethe dans leur correspondance, les termes de force et de plénitude associés, comme on le constate, par exemple, dans une lettre de Schiller à Goethe du 29 novembre 1794 [38] ou dans une lettre ultérieure en date du 9 décembre de la même année [39]. Le drame intérieur de Faust, sujet défaillant parce que clivé, peut dès lors se comprendre comme la dichotomie entre sa force, sa volonté de pouvoir et de savoir et l’aveu amer de son absence de plénitude intérieure. Force et plénitude ne vivent pas en harmonie en lui. Faust, loin d’être réunifié à lui-même et d’avoir harmonisé le désir et la pensée, souffre d’une scission de son moi [40], il est déchiré entre des forces contradictoires, agitées fortement par elles [41], en proie à une inquiétude qui le caractérise au point qu’on est allé précisément jusqu’à la qualifier de « faustienne ». Faust exprime aux vers 1566-1568 la dichotomie entre une agitation et une animation intérieures et une absence d’action à l’extérieur dont il souffre et qui va jusqu’à susciter en lui des velléités de suicide :

Faust : « Der Gott, der mir im Busen wohnt Kann tief mein Innerstes erregen ; Der über allen meinen Kräften thront, Er kann nach außen nichts bewegen Und so ist mir das Dasein eine Last, Der Tod erwünscht, das Leben mir verhaßt » [42]

Faust, bien plus panthéiste que véritablement chrétien – même s’il a conservé un lien sentimental à la religion de son enfance comme il l’exprime à la scène Vor dem Tor – avoue ici ne pas croire en une intervention de Dieu dans sa vie. Ce Dieu est comme « mort », puisqu’il ne contribue pas au mouvement, au changement, mais l’abandonne au statisme stérile qu’il déplore au début de la tragédie. Les forces contraires qui agitent le personnage et entravent sa réunification apaisée à lui-même sont, d’un côté, sa nostalgie diffuse de la sensualité, du désir, des forces obscures de l’instinct que Méphisto s’est engagé à libérer en lui et, de l’autre côté, la quête insatiable de Faust pour la connaissance, la spiritualité et toute chose qui le rapprocherait du divin en l’homme. C’est ce qu’il appelle, au vers 1768, le « Wissensdrang » [43], son élan vers le savoir, la force qui le pousse vers la connaissance et l’attire vers les sphères supérieures de la science et de l’esprit et lui procure presque une sorte d’ivresse :

Faust : « Schon fühl’ich meine Kräfte höher Schon glüh’ich wie von neuem Wein » [44]

C’est à cette force suprême qui habite l’être humain que Méphisto lui demande précisément de renoncer, c’est cet élan impérieux qu’il lui intime de mépriser :

Méphistophélès : « Verachte nur Vernunft und Wissenschaft, Des Menschen allerhöchste Kraft » [45]

Constatant sa docte ignorance [46], lot de la condition humaine finie et bornée, éprouvant amèrement les limites de l’humaine nature, Faust, en un cri de révolte prométhéenne [47], renonce à toute aspiration humaine à un idéal de nature divine et se tourne alors vers la puissance de la magie [48] dans l’espoir d’accéder à une connaissance, non plus livresque et stérile, mais intime et extatique de la nature [49] et d’avoir les pouvoirs d’un magicien, maître connaissant et maîtrisant les éléments, leur force et leurs propriétés [50] :

Faust : « Drum hab’ich mich der Magie ergeben, Ob mir durch Geistes Kraft und Mund Nicht manch Geheimnis würde kund ; Daß ich nicht mehr mit saurem Schweiß Zu sagen brauche, was ich nicht weiß ; Daß ich erkenne, was die Welt Im Innersten zusammenhält, Schau’alle Wirkenskraft und Samen, Und tu’nicht mehr in Worten kramen » [51]

Il est intéressant de noter, en cet endroit précis du texte, la critique du langage énoncée par Faust qu’il oppose à l’efficacité d’une force agissante et efficace, la « Wirkenskraft ». D’un certain point de vue, la tragédie de Goethe signale une rupture avec le pouvoir du logos, du verbe et développe une apologie de l’action, de la praxis. En effet, dans sa tentative faite pour transposer le Nouveau Testament du grec en allemand, Faust en vient à modifier la parole de Saint Jean qui ouvre l’Evangile et à instaurer une gradation entre l’intelligence, la force et l’action :

Faust : « Ist es der Sinn, der alles wirkt und schafft ? Es sollte stehn : Im Anfang war die Kraft ! […] Mir hilft der Geist ! Auf einmal seh’ich Rat Und schreibe getrost : Im Anfang war die Tat ! » [52]

L’association est claire ici entre la force et l’effet qu’elle produit. La force est indissolublement lié à ce qui agit et crée. « Die Tat » est ici à comprendre comme l’action, à laquelle se subordonne l’intelligence (« der Sinn ») en utilisant la force (« Kraft »). La force est donc nécessaire en vue de l’action et n’a de sens que par l’action qu’elle vise et génère [53]. Faust se fait donc le chantre de l’intuition géniale contre l’intellectualisme stérile incarné par son famulus Wagner et les termes relatifs à la vie de l’âme, aux sentiments, au cœur abondent alors dans son discours ternissant, par son caractère exalté, le caractère pédant, rhétorique et desséché des répliques de Wagner [54] :

Faust : « Wenn ihr’s nicht fühlt, ihr werdet’s nicht erjagen, Wenn es nicht aus der Seele dringt Und mit urkräftigem Behagen Die Herzen aller Hörer zwingt. […] Doch werdet ihr nie Herz zu Herzen schaffen, Wenn es euch nicht von Herzen geht » [55].

Dans sa fascination pour l’irrationnel et les connaissances qu’il peut procurer [56], Faust est frère des philosophes de la nature qui cédèrent eux aussi à la même fascination et remirent en question les sciences positives [57]. Comme eux, Faust souhaite « recréer la nature par la pensée » et n’a plus que mépris envers le savoir scientifique [58], mépris caractéristique des « Naturphilosophies romantique et théosophique qui prétendent toutes deux accéder à un savoir supérieur au savoir rationnel » [59]. Faust, dans un état d’esprit exalté et un fort sentiment de communion possible avec la nature, invoque donc l’Esprit de la Terre, espérant favoriser l’heureuse coïncidence entre microcosme et macrocosme et éprouver un sentiment de plénitude dans une fusion avec la nature :

Faust : « Ha ! Welche Wonne fließt in diesem Blick Auf einmal mir durch alle meine Sinnen ! Ich fühle junges, heil’ges Lebensglück Neuglühend mir durch Nerv’und Adern rinnen. War es ein Gott, der diese Zeichen schrieb, Die mir das innre Toben stillen, Das arme Herz mit Freude füllen, Und mit geheimnisvollem Trieb Die Kräfte der Natur rings um mich her enthüllen ? Bin ich ein Gott ? Mir wird so licht ! Ich schau’in diesen reinen Zügen Die wirkende Natur vor meiner Seele liegen […] Wie alles sich zum Ganzen webt, Eins in dem andern wirkt und lebt ! Wie Himmelskräfte auf und nieder steigen » [60]

Dans ce passage, on peut noter l’analogie entre les forces de la nature et leur action sur le réel. Le verbe wirken ainsi que sa forme adjectivée wirkende Natur apparaissent dans ce passage en lien avec les forces de la nature dont Faust aimerait pénétrer les secrets. Faust avoue son optimisme panthéiste et sa foi en un univers animé de forces bienfaisantes qui apportent partout la vie et entretiennent un échange d’impulsions créatrices ainsi qu’en un mécanisme intelligent de forces qui s’équilibrent harmonieusement. La nature agissante et créatrice est seule puissante.

Il est une autre force en jeu dans la tragédie de Goethe, et non des moindres : la force incarnée par le Diable. C’est la force sensuelle et physique de Faust que Méphisto souhaite mettre en mouvement ; c’est l’une des fonctions du rajeunissement de Faust dans la scène Hexenküche, à l’issue de laquelle Méphisto espère que les forces de Faust, que l’âge et l’étude ont érodées, vont être redoublées : « Die Jahre doppeln seine Kraft », dit-il au vers 2521 [61]. Le mépris que Méphisto affiche pour la force humaine, constituée chez Faust du seul élan vers la science, la raison et le savoir et font de lui un être proche du divin, est encore renforcé par le renversement établi entre la force et le plaisir au profit de ce dernier :

Méphisto : « O nein ! Die Kraft ist schwach, Allein die Lust ist groß » [62]

A cet endroit, l’esprit négateur et provocateur du Diable, qui ne recule devant aucune contradiction, se confirme. Méphisto, assumant dans la pièce le rôle de dispensateur maléfique des jouissances terrestres, méprise la force et la relègue, du même coup, du côté du Bien, à comprendre comme la tension de l’être humain vers quelque chose qui le dépasse et est de l’ordre du divin. Dans ce vers, le Mal apparaît sous la forme de l’enlisement possible de l’humanité dans les simples plaisirs inférieurs. Nous verrons plus loin que Méphisto, qui dénigre la force, est lui-même à comprendre comme une force externe, positive et dynamique, qui amène Faust à mener une enquête sur sa nature d’être humain. Dieu se sert d’ailleurs du Diable comme d’un collaborateur terrestre, comme d’un stimulant qui arrache l’homme à l’inertie à laquelle il menace constamment de céder. Faust doit se rendre à l’évidence que les forces qui le caractérisent [63] et lui permettent d’invoquer l’Esprit de la Terre sont néanmoins insuffisantes à le saisir et à s’y égaler et le condamnent à se vivre comme « mesure » et à renoncer à toute démesure :

Faust : « Nicht darf ich dir zu gleichen mich vermessen : Hab’ich die Kraft dich anzuziehen besessen So hatte ich dich zu halten keine Kraft » [64]

Ainsi, c’est par la mesure possible de sa force que Faust prend conscience de son humanité, de ses potentialités et de ses limites et peut mesurer son pouvoir. Le Diable va railler un peu plus loin la force avec laquelle Faust a dispensé son savoir :

Mephistopheles : « Habt ihr von Gott, der Welt und was sich drin bewegt, Vom Menschen, was sich ihm in Kopf und Herzen regt, Definitionen nicht mit großer Kraft gegeben ? Mit frecher Stirne, kühner Brust ? » [65]

La force qui anime Faust est, pour Méphisto, digne de mépris parce qu’elle n’engage malgré tout pas Faust sur la voie du changement nécessaire ni du mouvement salutaire vers un ailleurs moins stérile et mortifère que sa pièce d’étude, elle signe son orgueil et révèle son titanisme. Dans la scène Wald und Höhle, il raille Faust venu se recueillir dans la solitude et y puiser des forces de vie nouvelles [66] :

Mephistopheles : « Ein überirdisches Vergnügen ! […] In stolzer Kraft ich weiß nicht was genießen […] » [67].

Méphisto condamne en quelque sorte la force humaine qui se prétend surhumaine, la force orgueilleuse par laquelle Faust espère s’égaler aux dieux en un élan prométhéen ou convoquer l’Esprit de la Terre d’égal à égal. A chaque fois, sa déception est amère :

Faust : « Den Göttern gleich’ich nicht ! Zu tief ist es gefühlt ; Dem Wurme gleich’ich, der den Staub durchwühlt » [68]

L’Esprit de la Terre le rabroue brutalement dans la scène Nacht lui signifiant qu’il n’est ni un dieu [69], ni un surhomme [70], et que son intelligence bornée d’être fini et mortel ne pourra jamais approcher de sa perfection [71] :

Faust : « Der du die weite Welt umschweifst,/ Geschäftiger Geist, wie nah fühl’ich mich dir !

Geist : Du gleichst dem Geist, den du begreifst, Nicht mir ! (verschwindet)

Faust : « Nicht dir ! Wem denn ? Ich Ebenbild der Gottheit ! Und nicht einmal dir ! » [72]

Le Diable est pourtant dans la pièce l’incarnation d’une force positive et stimulante, une force maléfique, certes, mais qui, pour distiller le Mal, n’en est pas forcément inhumaine. C’est ainsi que la première définition que Méphisto donne à Faust de lui-même est la suivante ; il se présente comme une force contradictoire qui constamment souhaite le Mal et constamment contribue au Bien :

Faust : Nun gut, wer bist du denn ? Mephistopheles : Ein Teil von jener Kraft, Die stets das Böse will und stets das Gute schafft [73]

La force incarnée par Méphisto est positive en ce sens qu’elle est dynamique, qu’elle provoque en Faust un changement, qu’elle le met en mouvement [74] et est susceptible de l’arracher à l’inertie, l’absence de mouvement, que le Seigneur condamne d’emblée dans le Prolog im Himmel :

Der Herr : « Des Menschen Tätigkeit kann allzuleicht erschlaffen, Er liebt sich bald die unbedingte Ruh » [75]

Ce que le Seigneur considère comme le Mal véritable, c’est l’inertie, l’absence de forces en mouvement et il voit dans le Diable un stimulant, une force externe [76] possible à l’attirance des hommes pour le repos satisfait et la non recherche :

Der Herr : « Der reizt und wirkt und muß als Teufel schaffen » [77]

Pour le Seigneur, la lutte et la quête, pouvant éventuellement s’accompagner de défaite, valent mieux que la stagnation et l’inertie. Au tout début de la tragédie, Faust souffre d’ailleurs d’un fort sentiment d’inertie et est présenté comme incapable de mouvement et donc de progrès :

Faust : « Da steh ich nun, ich armer Tor !/ Und bin so klug als wie zuvor ; » [78]

Il y a, dans la pièce de Goethe, une apologie indéniable du mouvement et du devenir [79] et l’apologie se fonde sur l’effet provoqué et la vie engendrée par l’être en mouvement [80]. Le Malin incite les hommes à agir, à choisir et il va donner à Faust l’occasion d’éprouver et d’exercer la force de sa volonté. Pour Faust, cesser de chercher, se reposer de toute quête équivaudrait à une mort :

Faust : « Wer’ich beruhigt je mich auf ein Faulbett legen ; So sei es gleich um mich getan ! » [81]

Par opposition, il va faire l’apologie de l’action et de l’activité humaines au vers 1759 de la même scène :

Faust : « Nur rastlos betätigt sich der Mann » [82]

C’est parce qu’il est animé par des forces intérieure et extérieure et qu’il recherche le mouvement que Faust est un être en devenir et apprécié par le Seigneur. La pièce fait en filigrane l’apologie de l’être qui devient, qui progresse. Faust s’afflige de voir qu’aucune force neuve en lui n’a provoqué de changement, d’avancée vers les sphères supérieures :

Faust : « Und wenn ich mich am Ende niedersetze, Quillt innerlich keine neue Kraft ; Ich bin nicht um ein Haar breit höher, Bin dem Unendlichen nicht näher »  [83]

Ce que Méphisto propose à Faust est la mise en mouvement, la fluidité et la communication des forces qui l’agitent, intérieures et extérieures, c’est-à-dire la fin de toute scission, le dépassement du dualisme :

Mephistopheles : « Komm nur geschwind und laß dich führen : Du mußt notwendig transpirieren, Damit die Kraft durch Inn-und Äußres dringt. Den edlen Müßiggang lehr’ich hernach dich schätzen, Und bald empfindest du mit innigem Ergetzen, Wie sich Kupido regt und hin und wider springt » [84]

L’amour, personnifié dans les vers ci-dessus par Cupidon, est la force toute-puissante qui agite et mène le monde et les hommes :

Mephistopheles : « Gut und schön ! Dann wird von ewiger Treu, und Liebe, Von einzig überallmächti’gem Triebe – Wird das auch so von Herzen gehn ? » [85]

Méphisto place la pulsion qui génère le désir, « der Trieb », au-dessus de la force humaine qu’il n’a d’ailleurs de cesse de railler.

La notion de force est une notion-clef pour comprendre l’œuvre maîtresse de Goethe, elle est même une notion centrale autour de laquelle s’articule l’enjeu même de la pièce qui condamne toute inertie pour encourager et louer l’idée du devenir possible de l’être humain par l’action à laquelle la force est irrémédiablement associée. La tragédie de Goethe est celle de l’errance de l’être humain, d’une force en mouvement, tension vers un idéal obscur, qui porte précisément en elle l’erreur possible. « Er irrt der Mensch, so lang er strebt », annonce le Seigneur dans le Prolog im Himmel, disant ainsi que le mouvement et l’errance sont concomitants, mais valent assurément plus que l’inertie satisfaite. C’est en mettant en mouvement toutes ses potentialités de savant, de magicien, ses forces de philosophe de la nature que Faust dépasse la dichotomie dont il souffre dans un premier temps. Faust entrevoit dans la force en actes un arrachement à sa condition initiale. Ainsi, la pièce de Goethe met en évidence le lien indissoluble en allemand entre Kraft et Wirkung, la force et son effet. N’est appelée dès lors force que toute potentialité réalisée par l’expérience sensible ; c’est pourquoi Méphisto raille la force incomplète de Faust, parce qu’elle est une force ne trouvant pas d’application dans la réalité sensible, c’est une force qu’il appelle « faible » que la seule force de la pensée coupée du désir qui, seul, pourra la compléter harmonieusement. L’homme réunifié à lui-même et non plus scindé comme l’est Faust lorsque s’ouvre la tragédie proprement dite est une entité constituée d’une pensée désirante et d’un désir pensé. Ainsi, la notion de force est ce qui permet de penser le dépassement du dualisme, parce qu’elle est potentialité de l’être, réalisée dans l’action ; elle fournit encore un modèle d’explication possible aux mouvements contradictoires et encore difficilement saisissables de l’âme humaine [86].

notes:

[1] Concernant le succès sémantique des concepts de « force » et d’ « énergie », lire l’article de Roland Krebs « L’idée d’énergie dans l’esthétique du Sturm und Drang », in : Recherches Germaniques 26, 1996, p. 3 – 18.

[2] Barbara Cassin : « A l’époque des Lumières, le vocabulaire concernant la force n’est pas encore fixé et il convient de prendre en compte de nombreux termes : en latin vis, virtus, potentia, mais aussi momentus ; en français, force, puissance, vertu, moment, action, effort, énergie, travail et pression et leurs équivalents dans les autres langues européennes » […] « L’indétermination de sens du mot « force » au sein de la tradition mécaniste du XVIIIè siècle et du début du XIXè, indétermination dont les physiciens d’avant 1847 ont eu pleinement conscience sans pouvoir en préciser la nature exacte (contrairement à nous qui avons été éduqués dans la stricte distinction des concepts de force et d’énergie, est particulièrement flagrante dans celles des « Lettres à une princesse d’Allemagne » qu’Euler consacre en 1760 à la question de la force », Dictionnaire européen des philosophies, Le Robert, Seuil, Paris 2004, p. 472 et p 460. Ulrike Zeuch : « Kraft » ist die unbestimmte Einheit aller seelischen Tätigkeiten », in : « Kraft » als Inbegriff menschlicher Seelentätigkeit in der Anthropologie der Spätaufklärung (Herder und Moritz) », Jahrbuch der Deutschen Schillergesellschaft, Alfred Kröner Verlag, Stuttgart 1999, p. 99 – 122 [p. 99].

[3] Barbara Cassin : « Force ». « Le mot d’avant 1847 (c’est-à-dire d’avant la publication du mémoire de Hermann von Helmholtz Über die Erhaltung der Kraft admet depuis deux traductions : force/force/Kraft (action dirigée produisant ou tendant à produire du mouvement, conformément aux lois de la dynamique de Newton) et énergie/energy/Energie (grandeur scalaire, c’est-à-dire non dirigée, obéissant à un principe métaphysique de conservation, au même titre que la « matière », Dictionnaire européen des philosophies, op. cit, p. 457.

[4] Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Presses Universitaires de France, Paris 1988, 521 pages, p. 21.

[5] « Il semble d’ailleurs que le mot « Kraft » en allemand soit « immanquablement associé à « wirken », « Wirkung » (il suffit de lire les entrées correspondantes dans n’importe quel dictionnaire allemand : « Kraft » définit « Wirkung » et « Wirkung » définit « Kraft ») ; autrement dit, la langue allemande possède un mot pour désigner l’actualisation d’un pouvoir, d’une force, et ce mot fait défaut aux langues issues du latin […] Que le lien entre « action » et « force » n’ait rien d’évident en français ordinaire (il n’est ni nécessaire, ni suffisant d’être fort pour agir) est probablement dû à ce que le français n’a qu’un seul mot, « force », là où l’allemand – tout comme l’anglais, du fait de sa double origine latine et saxonne – possède « Kraft » et « Stärke » (force et strength), ce qui permet de distinguer pouvoir et vigueur », Dictionnaire européen…, p. 460 – 462. Peut-être peut-on alors risquer une lecture de la scène initiale, Nacht, comme le moment de crise d’un personnage dont la « force », comprise ici au sens de ses pouvoirs et ses facultés ne trouve pas à s’incarner dans l’action, mais le condamne à une forme d’inertie et d’impasse.

[6] Se reporter par exemple au vers 384 où il est question, comme en redondance, de « Wirkenskraft » ou aux vers 438 et 441 où un parallélisme existe entre l’expression « die Kräfte der Natur » et « die wirkende Natur ».

[7] « La force est donc une vertu, une propriété des corps, un pouvoir qu’ils possèdent en raison même de leur qualité de corps. La force est une propriété de la matière. […] « Force. Cette notion fondamentale permet aujourd’hui de décrire l’action d’un corps sur un autre […], Dictionnaire européen des Lumières, PUF, Paris 1997, p. 460 et p. 471.

[8] « Dans la Métaphysique d’Aristote, l’energeia fait couple avec la dynamis pour expliquer le mouvement à partir d e l’opposition entre le possible et le réel, entre la puissance et l’acte » […] « extension de son usage dans le domaine humain pour désigner ce qui est force ou volonté », Dictionnaire européen des Lumières, Michel Delon (dir.), « Energie », p. 395 et 396.

[9] Denise Blondeau définit Faust comme « l’homme-entéléchie », c’est-à-dire l’homme traversé de potentialités lui permettant de s’engager dans une voie de progrès. Se reporter à la note 76 pour la citation exacte.

[10] Barbara Cassin, Dictionnaire européen des philosophies, p. 458-459.

[11] Dictionnaire européen des Lumières, « Allemagne », op. cit, p. 355.

[12] C’est l’un des rôles que va jouer Méphisto auprès de Faust, à savoir le mettre en mouvement, l’emmener à sa suite dans le vaste monde. Ne se dit-il pas d’ailleurs être « ein Teil von jener Kraft, die stets das Böse will und stets das Gute schafft » ? Méphisto joue pour Faust le rôle d’une force dynamisante qui le propulse vers un autre temps (voir la scène du rajeunissement de Faust) et vers d’autres lieux plus variés et plus ouverts que l’intérieur clos et sombre de ce que Faust compare, dans la scène Nacht, à un cachot. Dans le monologue qui ouvre la tragédie à proprement parler, Faust est présenté avec toute la force de sa volonté, comme une forme d’energeia à qui il manque la dunamis, c’est-à-dire ce qui va insuffler le mouvement, provoquer le changement et qui va se présenter sous les traits de Méphistophélès.

[13] Leonhard Euler, Lettres à une princesse d’Allemagne sur divers sujets de physique & de philosophie, « lettre LXXIV », Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne 2003, p. 137.

[14] Johann Wolfgang Goethe, Faust (édition annotée), Masson et Cie éditeurs, Paris 1940, v. 323 – 326, p. 27. [Toutes les fois que nous citerons la pièce, nous nous référerons à cette édition] [C’est moi qui souligne

[15] Nacht, « Du hast mich mächtig angezogen » « Mich neigt dein mächtig Seelenflehn », « Wo bist du, Faust, des Stimme mir erklang/ Der sich an mich mit allen Kräften drang ? », v. 484, 488, 494-495.

[16] Nacht, « Ich bin’s, bin Faust, bin deinesgleichen ! », v. 500.

[17] Studierzimmer I, v. 1338. [C’est moi qui souligne].

[18] Ibid., v. 1380.

[19] Prolog im Himmel, « Der Anblick gibt den Engeln Stärke », v. 247 et 267. [C’est moi qui souligne].

[20] Ibid., « Drum geb’ich gern ihm den Gesellen zu,/Der reizt und wirkt und muß als Teufel schaffen », v. 342-343. [C’est moi qui souligne].

[21] Nacht, « Wo ist die Brust, die eine Welt in sich erschuf/Und trug und hegte […]”, v. 491-492.

[22] Hans Stammel : « Die Kraft ist nicht mehr allgemein die Ursache einer Bewegung, sondern bewirkt nur die Änderung des einmal eingenommenen Bewegungszustandes eines Körpers », Der Kraftbegriff in Leibniz’Physik, Inaugural-Dissertation der Universität Mannheim, 1982, p. 43.

[23] Barbara Cassin, Dictionnaire européen des philosophies, p. 461.

[24] Ernst Bloch, « Faust, Meistergestalt der Unruhe », cité par D. Blondeau dans Faust, modernisation d’un modèle, L’Harmattan, Paris, 2005, p. 66.

[25] Prolog im Himmel, v. 328 – 329. [C’est moi qui souligne

[26] Der Herr : « Ihn treibt die Gärung […] », Prolog im Himmel, v. 301 ; « Wenn er mir jetzt auch nur verworren dient », Prolog im Himmel, v. 308 ; « Ein guter Mensch, in seinem dunklen Drange […] », Prolog im Himmel, v. 328 – 329.

[27] Der Herr : « So werd’ich ihn bald in die Klarheit führen », Prolog im Himmel, v. 309

[28] Dans une lettre à Schiller du 25 septembre 1797, Goethe dit de sa pièce qu’elle raconte « das alte Märchen des ewig unbefriedigten Strebens der edlen Menschheit nach dem Urquell ihres allerliebsten Daseins […] », Briefwechsel mit Schiller, Artemis-Verlag, Zürich 1950, p. 429. Pierre Labatut définit la notion de « Streben » comme « une attitude héroïque de l’esprit et de la volonté, une sorte de tension orgueilleuse par laquelle l’individu s’efforce d’exalter toutes ses facultés pour se dépasser lui-même et franchir les limites où il a été placé par le destin. C’est une inaptitude à se résigner à ce qu’il y a de borné et de fragmentaire dans la condition, le savoir et le pouvoir humains », Faust (édition annotée), op. cit, p. LXII.

[29] Studierzimmer II, v. 1742-1743.

[30] Il est à rappeler ici, comme le fait François Colson dans son article « Le traitement romanesque d’un mythe : le Faust de Friedrich Maximilian Klinger » que « Faust est une figure du haut Moyen âge, à la charnière de la Renaissance », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit, p. 41.

[31] Nacht, v. 354-357

[32] A moins que ce ne soit le Diable en la personne de Méphisto, comme le suggère Germaine de Staël : « Le diable est le héros de cette pièce […] », De l’Allemagne I, Garnier-Flammarion, Paris 1968, p. 342.

[33] D. Ladendorf : « Kraftgenie gehört […] zu den Ausdrücken, die eine ganze Literaturperiode schlagend kennzeichnen. Es ist dies die Zeit von 1776 bis Anfang der achtziger Jahre, als eine ganze Reihe genialer und genialitätssüchtiger Dichter gegen Regelzwang und Herkommen anstürmten », cité dans le Trübners Deutsches Wörterbuch, Wörterbuch der Deutschen Akademie (hrg. von Alfred Göße), IV. Bd, Verlag Walter de Gruÿter, Berlin 1943, p. 247.

[34] Faust reconnaît avoir été doté par la Nature d’une force exceptionnelle : « Gabst mir die herrliche Natur zum Königreich ;/Kraft, sie zu fühlen, zu genießen », v. 3220-3221.

[35] Claus Lappe : « Innere Fülle gibt innere Kraft », in : Studien zum Wortschatz empfindsamer Prosa, Inaugural-Dissertation, Saarbrücken 1970, p. 99.

[36] Dichter : « Des Menschen Kraft, im Dichter offenbart », Vorspiel auf dem Theater, v. 157.

[37] Lustige Person : « So braucht sie denn, die schönen Kräfte,/ Und treibt die dichterischen Geschäfte,/Wie man ein Liebesabenteuer treibt », Vorspiel auf dem Theater, v. 158 – 160.

[38] Schiller an Goethe : « Es herrscht in diesen Szenen eine Kraft und eine Fülle des Genies, die den besten Meister unverkennbar zeigt, und ich möchte diese große und kühne Natur, die darin atmet, so weit als möglich verfolgen », ibid., p. 42.

[39] Schiller an Goethe : « Herr von Humboldt hat sich auch recht daran gelabt und findet, wie ich, Ihren Geist in seiner ganzen männlichen Jugend, stillen Kraft und schöpferischer Fülle », ibid., p. 48.

[40] Se reporter au vers 1112 de la scène Vor dem Tor où Faust s’écrie : « Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust »

[41] Méphisto, dans la scène Prolog im Himmel au vers 307, désigne Faust par les termes « die tiefbewegte Brust ». Plus loin, au vers 405, il est fait allusion au bouillonnement intérieur du personnage, « das innre Toben ».

[42] Studierzimmer II, v. 1566-1571

[43] Studierzimmer II, vers 1768, (« Mein Busen, der vom Wissensdrang geheilt ist »). Dans une scène ultérieure, Wald und Höhle, Méphisto évoque et raille l’élan faustien vers l’intuition, ce qu’il appelle « Ahnungsdrang » (« Der Erde Mark mit Ahnungsdrang durchwühlen », v. 3286). Notons également que Faust lui-même qualifie péjorativement au vers 396 son savoir de « Wissensqualm », de savoir brumeux, auréolé d’une épaisse fumée.

[44] v. 462-463. Peut-on risquer ici une compréhension de la forme plurielle comme renvoyant à l’énergie, à la force intérieure du personnage, sa « chaleur animale » propre à tout organisme vivant, et comprendre le terme dans sa forme au singulier comme renvoyant à une force externe ?

[45] Studierzimmer II, v. 1851-1852. Dans la scène Hexenküche, la sorcière, préparant l’élixir de jeunesse à l’intention de Faust, invoque également « die hohe Kraft der Wissenschaft,/ der ganzen Welt verborgen » (v. 2567-2569). Pour plus de détails sur ce monologue de Méphisto, lire l’ouvrage de Joachim Müller, Die dramatische Funktion von Mephistos Monolog in Goethes « Faust » I, Akademie-Verlag Berlin 1980.

[46] Nacht, « Da steh’ich nun, ich armer Tor !/Und bin so klug als wie zuvor » (v. 358-359) et « Und sehe, daß wir nichts wissen können » (v. 364). Notons ici le passage du singulier « ich » au pluriel « wir », indiquant que Faust se reconnaît comme participant, en dernière instance, de l’humanité moyenne dont le lot commun est de savoir qu’elle ne sait rien.

[47] « Es möchte kein Hund so länger leben ! » (Nacht, v. 376)

[48] D. Blondeau : « La pratique magique […] est pour Faust le débordement d’une vitalité intérieure qui s’exprime sur un mode préverbal », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit., p. 68. La « vitalité intérieure » dont parle D. Blondeau correspond à ce que Joachim Müller nomme « Energie » : « Faust beherrscht die Mittel der Magie und macht intensiven Gebrauch davon : er vermag das Buch des Makrokosmos zu entziffern sowie mit Aufbietung äußerster verbaler und gestischer Energie den Erdgeist zu beschwören », in Die dramatische Funktion von von Mephistos Monolog in Goethes « Faust » I, op. cit, p. 13.

[49] Günter Niggl : « Denn in seinem berühmten Eingangsmonolog verwirft dieser Faust nacheinander alle Wissenschaften als nichtig, um zuletzt die « Metaphysik der Magier » als einzig erstrebenswert zu ergreifen und Faust will mit ihr ausdrücklich « Gottgleichheit » gewinnen », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit., « Die Fausttradition vor Goethe », p. 19 – 30, [p. 27].

[50] Studierzimmer II, « Wer sie nicht kennte,/Die Elemente,/Ihre Kraft/Und Eigenschaft,/Wäre kein Meister/Über die Geister » (v. 1277 – 1282).

[51] Nacht, v. 377 – 385.

[52] Studierzimmer I, v. 1232 – 1237.

[53] Ulrike Zeuch : « Tatkraft ist […] die Summe aller seelischen Kräfte. In ihr liegt der Anfang zu allem. Nicht die vorstellende Kraft, nicht das Denken ist das eigentliche Zentrum. Das Denken ist nur ein Teil der alle anderen Seelenkräfte umfassende Tatkraft […] », op. cit, p. 111.

[54] Au moment où il saisit soudain la plénitude des visions qui s’offrent à lui dans sa rencontre avec l’Esprit de la Terre, son famulus Wagner frappe à la porte et Faust s’écrie alors : « Daß diese Fülle der Gesichte / Der trockne Schleicher stören muß ! » (v. 520 – 521)

[55] Nacht, v. 534 – 537 et v. 544 – 545.

[56] Denise Blondeau : « Pour Faust, le savoir cesse d’être sous la dépendance de la Révélation (« mir fehlt der Glaube » et de la Raison (« verachte nun Vernunft und Wissenschaft »), mais est secrètement illuminé par d’autres lois, la loi du cœur, « Blutgesetz », les énergies passionnelles que le Sturm und Drang redécouvre, l’Autre de la Raison », in : B. Dumiche et D. Blondeau, Faust, modernisation d’un modèle, « Le poète et le diable, ou la révolution du langage poétique », op. cit, p. 65 – 82.

[57] « La notion de Naturphilosophie évoque une sorte de Sturm und Drang de la science allemande, un carnaval de la pensée spéculative post-kantienne, où les philosophes et les poètes auraient prétendu concurrencer les sciences positives sur leur propre terrain tout en cédant à la fascination de l’irrationnel […] La Naturphilosophie ne commence véritablement à exister comme mouvement intellectuel identifiable qu’au milieu des années 1790, avec les Idées pour une philosophie de la nature de Schelling (1797) […] Ce programme de recherche perd de son dynamisme dès la fin des années 1810. […] Cette vision du monde repose sur une compréhension de la nature comme lieu d’extériorisation d’un ensemble de forces gouvernées par la polarité : attraction et répulsion mécanique, polarité magnétique, électricité positive et négative […] La thèse de l’identité de la nature et de l’esprit conduira à voir dans la nature un être total, même une totalité organique, dont la philosophie et la science devront restituer l’unité », Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences [sous la direction de Dominique Lecourt], PUF 1999, « Naturphilosophie », p. 674 – 680.

[58] Ce mépris de Faust envers la science positive et rationnelle trouve une cible de choix en la personne de Wagner qu’il qualifie, au vers 609, de « dem ärmlichsten von allen Erdensöhnen ».

[59] Dictionnaire d’histoire et philosophie…, op. cit, p. 679.

[60] Nacht, v. 430 – 449.

[61] Hexenküche, op. cit, p. 156.

[62] Auerbachs Keller in Leipzig, v. 2202.

[63] Faust : « Ich, mehr als Cherub, dessen freie Kraft/Schon durch die Adern der Natur zu fließen/Und, schaffend, Götterleben zu genießen/Sich ahnungsvoll vermaß, wie muß ich’s büßen ! », Nacht, v. 618 – 621.

[64] Nacht, v. 623 – 625.

[65] Straße II, v. 3043-3046. Les termes « Stirne » et « Brust » renvoient à une vigueur presque physique avec laquelle Faust a dispensé son savoir. La « force » ici dont parle Méphisto se rapprocherait de la vigueur de la parole et de la vigueur du corps.

[66] Faust : « Verstehst du, was für neue Lebenskraft/Mir dieser Wandel in der Öde schafft ? », Wald und Höhle, v. 3278-3279.

[67] Wald und Höhle, v. 3282 et v. 3288.

[68] Nacht, v. 652-653.

[69] Nacht, « Bin ich ein Gott ? Mir wird so licht ! », v. 439.

[70] Nacht, v. 460-467.

[71] François Colson : « Le modèle faustien pose une exigence d’absolu qui, pour s’accomplir, recourt à des puissances hors de la portée de l’humanité. Le résultat en est le rejet de l’individu à l’intérieur de ses limites », in Faust, modernisation d’un modèle, op. cit, p. 46.

[72] Nacht, v. 510-517.

[73] Studierzimmer I, v. 1334-1336.

[74] Faust : « Ich wußte nie mich in die Welt zu schicken », v. 2058.

[75] Prolog im Himmel, v. 340-341.

[76] Leonhard Euler : « Cette qualité dont tous les corps sont doués, et qui leur est essentielle, se nomme Inertie […] il seroit impossible qu’il y eut un corps sans inertie. Ce terme d’inertie a d’abord été introduit dans la Philosophie par ceux qui soutenoient que tout corps avoient un penchant pour le repos. Ils envisageoient les corps comme des hommes paresseux, qui préfèrent le repos au travail, et attribuoient aux corps une horreur dans le mouvement, semblable à celle que les hommes paresseux ont pour le travail : le terme d’inertie signifiant à peu près la même chose que celui de paresse. Mais quoiqu’on ait depuis reconnu la fausseté de ce sentiment, et que les corps se soutiennent également dans leur état de mouvement comme dans celui de repos, on a retenu le même mot d’inertie, pour marquer en général la propriété de tous les corps de se conserver dans le même état, soit de repos, soit de mouvement. On ne sauroit donc concevoir l’inertie, sans une répugnance pour tout ce qui tendroit à faire changer les corps d’état : car puisqu’un corps, en vertu de sa nature, conserve le même état tant de mouvement que de repos, et qu’il n’en sauroit être détourné que par des causes externes, il s’ensuit que pour qu’un corps change d’état, il faut qu’il y soit forcé par quelque cause étrangère et que sans cela il demeureroit toujours dans le même état. De là vient qu’on donne à cette cause externe le nom de Force : c’est un terme dont on se sert communément, quoique beaucoup de ceux qui l’emploient n’en aient qu’une idée fort imparfaite […] Toutes les fois que l’état d’un corps est changé, il n’en faut jamais chercher la cause dans le corps même : elle existe toujours hors du corps, et c’est la juste idée qu’on doit se former d’une Force », « Lettre LXXIV Sur l’inertie des corps et sur les forces », op. cit, p. 137. [C’est moi qui souligne].

[77] Prolog im Himmel, v. 343.

[78] Nacht, v. 358 – 359.

[79] A ce propos, B. Dumiche et D. Blondeau précisent que « […] le dualisme manichéen Dieu/Diable caractéristique d’une théologie de la Réforme [n’était] pas dans le propos de Goethe […] Le penseur du XVIII siècle substitue en effet à ce dualisme la vision moniste optimiste (Origène) d’un Dieu-amour et d’un homme-entéléchie engagé dans une voie de progrès », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit, p. 10.

[80] Der Herr : « Das Werdende, das ewig wirkt und lebt », Prolog im Himmel, v. 346.

[81] Studierzimmer II, v. 1692-1693.

[82] Studierzimmer II, v. 1759. Notons également l’éloge du devenir aux vers 183, 346 et 789.

[83] Studierzimmer II, v. 1812-1815.

[84] Hexenküche, v. 2593-2598.

[85] Strasse II, v. 3055 – 3058

[86] Ulrike Zeuch : « […] Kraft [gilt] in der Forschung als historis ch notwendiges Substitut für eine Seelenkonzeption, welche die Einheit im Denken, bzw. im Bewußtsein verankert sieht und welche einhellig als überholt und als zu abstract beurteilt wird, um der Mannigfaltigkeit seelischer Regungen Rechnung tragen, diese erklären und gar beurteilen zu können », op. cit, p. 105.




« He Sees at Every Pore”

He says this in a myriad of ways : already by the “Lord’s Supper Sermon”, he has rejected “exalting” particular symbolic forms such as the Eucharist, declaring form to be “essential as bodies”, such that “to adhere to one form, the moment after it is outgrown, is unreasonable, and it is alien to the spirit of Christ” (CW 11:20). He thus resists natural theology’s prescripted scheme for the universe (wherein specimens or species “conveyed the meanings” of God) as the “dead forms of our forefathers.” He persistently celebrates those who break established political, moral, philosophical systems from within, who destroy them in the name of life. As he states in his 1859 lecture “Morals”, “Great men serve us, as insurrections do, in tyrannical governments. The world would run into endless routine, and forms incrust forms, till the life was gone. But the perpetual supply of new genius shocks us with thrills of life” (SL 253). Calamity or the death of a friend or loved one is not without the “compensation” that new formations or styles of living then open before us.

Yet forms of everyday life can imprison us most : as Emerson will say in “Fate”, even the “shocks and ruins” of the brute forces of nature or personal calamity are “less destructive to us than the stealthy power of other laws which act on us daily” (Essays 772). These constitute the “book of fate”, the physical forms that tyrannize and limit us, the forms we are given and about which we can do nothing. Likewise personal identity becomes our prison with conformity as its warden : “Every spirit makes its house ; but afterwards the house confines the spirit” (Essays 772). Thus Emerson valorizes thought as that which “dissolves the material universe” (Essays 782) ; “Intellect annuls Fate” ; “every solid in the universe is read to become fluid on the approach of the mind, and the power to flux is the measure of the mind” (Essays 790). This ability of thought indexes to his famous “aversion to conformity” ; it is an “out-thinking” of the fixed self for the sake of self-culture, a sloughing-off of the restraining forms of personal identity by the impersonal, othering force of thinking. In this sense we can understand how what would appear to be “formal” concerns in Emerson’s thinking (beauty, moral perfectionism, natural form) remain in contact with his philosophy of “ordinary” experience. Form is neither esoteric nor detached any more than it is ideal or unreachable ; rather, fluent form is the beating heart at the core of the physiognomy of the ordinary. Reform thus serves a “vital function” (SL 263), whether through the upheaval of revolution or natural catastrophe, in the redirection of currents of thought, or in subtle shifts to our mundane registers of morality, politics, or personal habits. Whereas all “forms of old age” (fever, intemperance, insanity, stupidity, and crime ; conservatism, appropriation, inertia), as he says in “Circles,” become dead ends, “not newness, not the way onward,” metamorphosis is the world made young. Metamorphosis is the catalytic heat of life, in the midst of life. From out of the creative dissolution of form, life perpetually emerges.

Yet, as we will explore here, it is in Emerson’s philosophy of nature that he most profoundly registers the possibilities for life and thought opened by the fundamental shift from fixed form to transitional or metamorphic form, a shift paradigmatically stated for him in Goethe’s scientific work on plant morphology. To be sure, we often find Emerson cataloguing the advances of key scientists : Linnaeus, the French botanists, the chemistry of Priestley, Lavoisier, and Faraday, the geology of Hutton, Playfair, and Lyell, the anatomical work of Buffon, Cuvier, and Geoffroy-St. Hilaire, the investigations into speciation of Lamarck, Agassiz, and Darwin, the astronomy of Copernicus and Laplace, and German Naturphilosophie. The achievements of these “grandees” serve as vademecum to Emerson’s lectures, essays, and journal meditations. He celebrates the work of recent science in “Life and Letters in New England” as part of a reaction of the “general mind” against the “too formal science” of the eighteenth-century : “there was, in the first quarter of our nineteenth century, a certain sharpness of criticism, an eagerness for reform, which showed itself in every quarter” (CW 10:169). At the threshold of the nineteenth-century, natural scientists effectively rewrote geo-history, the development and durations of the physical earth, its perpetual forces, its bloom into myriad different forms. As Foucault carefully details in The Order of Things, conventional natural history was superseded by the emergence of a new discourse in the sciences of life, the discourse of biology. Systems of ordering and classifying the world were rebuilt and set in motion ; new attention was paid to internal “organization” and processes of development began to be understood as constitutive of natural phenomena. Even the so-called “pseudo-sciences,” as Emerson apologizes – Lavater’s physiognomy, Gall and Spurzheim’s phrenology, mesmerism – put science and knowledge “back in touch” with what is “human” or “genial”. Each “affirmed unity and connection between remote points” and thus each provided “excellent criticism on the narrow and dead classification of what passed for science ; and the joy with which it was greeted was an instinct of the people which no true philosopher would fail to profit by” (CW 10 : 169).

Yet it is Goethe who most decidedly and indelibly shapes Emerson’s approach to natural history and epistemology. At the completion of the passage cited above from “Life and Letters of New England”, Emerson celebrates Goethe’s stubborn resistance of the entrenched assumptions of the natural philosophers that came before him, and his equal obstinacy towards those that followed :

Goethe revolted against the science of the day, against French and English science, declared war against the great name of Newton, proposed his own new and simple optics : in Botany, his simple theory of metamorphosis ; — the eye of a leaf is all ; every part of the plant from root to fruit is only a modified leaf, the branch of a tree is nothing but a leaf whose serratures have become twigs. He extended this into anatomy and animal life…The revolt became a revolution. Schelling and Oken introduced their ideal natural philosophy, Hegel his metaphysics, and extended it to Civil History (CW 10 : 169).

Goethe sharply critiqued Newton’s work on optics and white light, proposing instead his own theory of colors. In the face of eighteenth-century anthropocentric claims that man is separate from all other animals, he discovered the Os intermaxillaire, a tiny jawbone common to all mammals, an anatomical missing link which put humanity in continuity with the so-called “lower” mammals. If Kant had stated as one of the central questions of his first Critique how is it that modern science is thinkable [1] , Goethe, who developed parallel to Kant and at key points responds to him, would take as his central question : “how did form arise out of the interaction of idea and matter ?” (Goethe xiii). Yet unlike Kant or the German Idealist philosophers who would follow in his wake, Goethe will resist codifying his findings into any systematic metaphysics. Emerson does not merely chronicle these innovations ; he takes from them the cardinal points for his thinking. As he writes in his Journal on May 3, 1834 : “This is what Goethe sought in his Metamorphosis of Plants…We have no theory of animated Nature. When we have, it will itself be the true Classification” (JMN IV, 288-89) [2] . Goethe’s “simple theory of metamorphosis” provides Emerson with confirmation of a “pure plastic Idea” of nature and, in turn, becomes a mobile analogy for the exfoliating movement of Emerson’s own thought. Emerson thus holds Goethe as his “representative” writer, spelled out in the essay devoted to him in his book Representative Men, “Goethe ; or the Writer.” Emerson writes in superlative terms : “He has said the best things about nature that ever were said. He treats nature as the old philosophers, as the seven wise masters did, – and, with whatever loss of French tabulation and dissection, poetry and humanity remain to us” (753). Emerson, after Goethe, will poise his work at the dynamic interface of science, philosophy, and poetry.

In “Goethe”, Emerson elaborates Goethe’s achievements in what becomes a central passage for his thinking, one that will appear in several variations throughout his essays, lectures, and journal entries :

Eyes are better on the whole than telescopes or microscopes. He has contributed a key to many parts of nature, through the rare turn for unity and simplicity in his mind. Thus Goethe suggested the leading idea of modern botany, that a leaf or the eye of a leaf is the unit of botany, and that every part of a plant is only a transformed leaf to meet a new condition ; and, by varying the conditions, a leaf may be converted into any other organ, and any other organ into a leaf. In like manner, in osteology, he assumed that one vertebra of the spine might be considered as the unit of the skeleton : the head was only the uttermost vertebrae transformed. « The plant goes from knot to knot, closing at last with the flower and the seed. So the tape-worm, the caterpillar, goes from knot to knot and closes with the head. Man and the higher animals are built up through the vertebrae, the powers being concentrated in the head. » In optics again he rejected the artificial theory of seven colors, and considered that every color was the mixture of light and darkness in new proportions. It is really of very little consequence what topic he writes upon. He sees at every pore, and has a certain gravitation towards truth (Essays 753).

This process of transformation is based on a fundamental “unit” of transformation, but unit here should not be understood as a fixed part of the plant, but as an “ideal structure” (or Ur-plant) that is essential to the life-processes of all plants. As in Emerson’s 1833 experience at the Jardin des Plantes, Goethe had his own botanical revelation walking in the public gardens in Palermo in 1786, as he recounts in his Italian Journey. There he at last discovered what he held to be the Ur-plant : “it came to me in a flash” he remarks, “that in the organ of the plant which we are accustomed to call the leaf lies the true Proteus who can hide or reveal himself in all vegetal forms. From first to last, the plant is nothing but leaf” (Italian Journey 363). Though an Ur-Phaenomenon, the Ur-plant did not so much signify an origin to all plants in terms of a “what” or a “where,” but [as it] described the “how” of all plants. This “how” is the process of metamorphosis, embodied in the leaf as the unit of morphological botany. The leaf is an intensification of seed leaf into stem leaf, and in turn sepal into petal. The leaf is neither arkhe nor final cause, but a perpetual in-between of content and form. This idea departs from eighteenth-century conceptions of form and classification : Morphe becomes understood as metamorphosis and multiplicity, form as fugacity rather than fixity, singular self-enclosed organisms as pluralities [3]. Classification can no longer be thought on the basis of atemporal similarities and differences, the basis of the Linnaean system, but in a processual, temporalized morphology. As Elaine Miller writes, “in researching the metamorphosis of plants Goethe [took] a polemical stance against Linnaeus for reducing the study of plants to the cataloguing of their parts, for examining the plant not in its living intercourse with other natural phenomenon contiguous to it, but as a dead and dissected inventory of components” (58). Form becomes the “manner of flowing”, a rhythm of vital power that does not necessarily happen gradually or linearly. Form in other words is not simply configuration or structured arrangement (Gestalt), but on-going formation (Bildung). As in of Gestalt, form is plural, but its plurality is always changing, re-forming or re-assembling itself. As Goethe writes in his text On Morphology :

No living thing is unitary in nature ; every such thing is a plurality. Even the organism that appears to us as individual exists as a collection of independent living entities. Although alike in idea and predisposition, these entities, as they materialize, grow to become alike or similar, unlike or dissimilar. In part these entities are joined from the outset, in part they find their way together to form a union. They diverge and then seek each other again ; everywhere and in every way they thus work to produce a chain of creation without end (64).

This passage restates what Goethe earlier makes explicit : “When something has acquired a form it metamorphoses immediately to a new one. If we wish to arrive at some living perception of nature we ourselves must remain as quick and flexible as nature and follow the example she gives” (65). This demands that specimens not merely fill a drawer in a cabinet, nor a rung of the scala naturae ; but must be treated as living entities, a “chain of creation without end” to be integrated by an animating imagination.

Thus for Emerson the primary education of the “American Scholar” relies on Goethe’s instruction : it is “to [sit] down before each refractory fact ; one after another…and [go] on forever to animate the last fibre of organization, the outskirts of nature, by insight” (CW 1:54). Classifying becomes an organic process (morphology), classifications emerge as merely makeshifts or means, not as final ends, nor proofs of historical or theological predeterminations. Metamorphosis becomes the law of the universe insofar as it is the law of perpetual change. Metamorphosis becomes the “true classification” in turn, because it recognizes relations between things as likewise always in transit. For Goethe, the “record is alive” (Essays 746).

Emerson, after Goethe, registers this shift to metamorphosis and morphology as directly impinging on how we understand mental activity ; therefore metamorphosis will take on a central role in the construction of his “science of the mind”. Formation is not just apropos of the natural forms of rocks, plants and animals, but of the perceiving-thinking scientist (or poet-scientist). As Goethe indicates in his “Significant Help Given by an Ingenious Turn of Phrase” : “my thinking is not separate from objects…the elements of the object, the perceptions of the object, flow into my thinking and are fully permeated by it…my perception itself is a thinking, and my thinking a perception” (Goethe 39). As Goethe will detail in his short piece on Kant, “Judgment through Intuitive Perception”, the work of perception is to “penetrate the divine forces of nature” via an intuitive, imaginative movement from the empirical phenomenon to the archetypal (31-32). This will become increasingly important to Emerson as he develops through Goethe a notion of the “poetic perception of metamorphosis”, a notion that will come to define his later thought. Emerson will remain close to Goethe’s approach to philosophy and natural science, even as his thought undergoes other decisive shifts, e.g. away from a mystical, neo-platonic idea of form towards one in its own way “evolutionary”. This approach is perhaps best rendered by Schiller, who shortly after his first encounter with Goethe, sends him a letter estimating his “genius” and comparing it with his own philosophical method :

What is difficult for you to realize (since genius is always a great mystery to itself) is the wonderful agreement of your philosophical instincts with the pure results of speculating reason. Certainly at first, it seems that there could not be a greater opposition than that between the speculative mind, which begins with unity, and the intuitive, which starts from the manifold [of sense]. If the first seeks experience with a chaste and true sense, and the second seeks the law with a self-active and free power of thought [Denkkraft], then they cannot fail to meet each other half way. To be sure, the intuitive mind is only concerned with the individual, the speculative only with the kind [Gattung]. But if the intuitive has genius and seeks in the empirical realm the character of the necessary, it will always produce the individual, but with the character of the kind ; and if the speculative mind has genius and does not lose sight of experience – which that sort of mind rises above – then it will always produce the kind but animated with the possibility of life and with a fundamental relationship to real objects. [4]

We must keep in mind that Schiller’s letter arrives not long after Goethe read Kant’s Critique of Judgment with both great satisfaction in terms of its ability to reconcile the aesthetic with the scientific, as well as lingering doubts as to what was at stake in terms in this for living organisms. Schiller thus works hard to persuade Goethe of the necessity of Kant’s system, and here proposes a sort of compromise between the intuitive and speculative minds. At the same halfway point where the epistemological approaches of Schiller and Goethe meet could be said to be the idealist-realist position Emerson will struggle to articulate, and which will lead him to undertake a “natural history of the intellect”. At this point, where Goethe’s intuitive mind that seeks the necessary in empirical sense data meets Schiller’s speculative mind which does not lose sight of experience, each could be said to be in contact with the possibility of life and real objects. At such a meeting point, Emerson will work to ground his transcendental idealism in the “facts” of the physical sciences, especially the fact of metamorphosis.

Although the genealogy of Goethe’s relationship to Kant and post-Kantian thought – to German Idealism and British and German Romanticism – is complex and by no means linear, and although Emerson’s understanding of this relationship was not always clear, we can say with confidence that Goethe’s morphology provides a constant point of reference for Emerson’s later thought in its drive to identify the ideal and real. It will underwrite Emerson’s organic notion of mental structure, and lead him to posit intellect as actively constructing and imaginatively classifying the world. As we will see, this culminates in his late, unfinished project, Natural History of Intellect, in which he attempts to write a “metaphysics” of everyday life through attention to the “natural facts” of our ongoing intellectual immersion into the physical world. For his part, Emerson devotes his philosophy of nature to understanding life and experience as we find it, to opening new, unrestrained – if incomplete – geometries of thought, free to follow the “vast curve” of things as they are.

Emerson’s endemic distrust of systematic thinking (as that of Aristotle, Bacon, Kant, or Hegel) relies on the basis that any pre-ordained notion of relation cannot give a full picture of the mind in all of its movement and variation. Systematic completeness, for Emerson, imposes a pre-determined form onto sensible, intelligible reality ; thus it limits possibility and limits life. But system does not impose itself onto life only as a grand, monolithic whole. Systematicity reveals itself as much in its gestures towards wholeness or completeness as it does by its method of understanding individual relationships. In other words, part of the problem for Emerson with system is that systems work in granular differences, individual relationships and correspondences, in instances of perception and moments of transition where clear relationships of identity are blurred. For Kant and Hegel, if differently, the question of (logical) “necessity” determines epistemologically how things are to be thought together. Emerson, though indebted to both Kant and Hegel, resists the strictures of their notions of necessity by which such relations form into natural laws, if not laws of the mind. Relations are not to be fixed in advance but become constructed by the imagination and intellect in the midst of life. Key to Emerson’s thinking, then, is not only how and to what extent humanity can know the physical world, but also how human intellect effectively constructs or orders the world in which it finds itself implicated, at the crossroads of the real and ideal. Again this is the ongoing question throughout his work, and what he strives to articulate in Natural History of Intellect : namely the question of how “Intellect builds the world”.

The role of writing in this building is of key importance. Emerson’s writing seeks to be an alembic through which poetry, science, and philosophy are put to use to imaginatively distill the world, to expand it and transform it. The writer is the stone pilot for the altar to the Beautiful necessity Emerson pictures in “Fate”. To write is a poesis of the copula of relation, and the creation of new relations. These include, if not valorize, the relations among the natural facts Emerson seeks to enumerate. Thus this philosophy calls for a fluid theory of perception that allows for an ongoing reciprocity between specific knowledge of such facts (objects or life-forms as they are encountered in their transient moments of transformation) and general (categorical) knowledge (laws that govern the processes of nature, the order of things). Such a perception would allow general knowledge to flower from particular natural phenomena [5] .

It is no surprise, then, that Emerson will develop such a fluid theory of perception through Goethe’s botany and perception-thinking. This theory, the keynote of his later thinking, is what he will call the “poetic perception of metamorphosis” in “Poetry and Imagination” and elsewhere (CW 8:7) [6]. The poetic perception of metamorphosis opens a way of thinking that can proceed to “animate the last fibre of organization” ; it is a relational thinking in which relations are defined not so much in terms of fixed quantitative proportions, but as living – poetic – interconnections of meaning. In “Poetry and Imagination,” his fullest statement of how to rejoin poetry to science through these interconnections, Emerson makes this explicit :

Science was false by being unpoetical. It assumed to explain a reptile or mollusk, and isolated it, – which is hunting for life in graveyards. Reptile or mollusk or man or angel only exists in system, in relation. The metaphysician, the poet, only sees each animal form as an inevitable step in the path of the creating mind (CW 8:10).

The poetic perception of metamorphosis is tantamount to a “poetic knowing,” as David Robinson has elaborated in Emerson and the Conduct of Life, which is “fundamentally a recognition that perception is connection, [and] strives not to isolate objects from each other or the object of perception from the perceiving subject” (Robinson 192). As in Goethe’s “Ingenious Turn of Phrase”, it is a thinking that is not separate from objects, but evidences the existence of a “perfect Identity” or “parallelism between the laws of Nature and the laws of thought” (CW 8:7). This bears on how questions of form and metamorphosis shape Emerson’s conception of the analogic mind as he describes in “Powers of the Mind”. The work of the analogic mind is perpetual, imaginative classification – the work of intellect is in this way to build its universe, but always from within its universe, the unity of poetic interconnectedness.

For Emerson even if this is an imaginative, analogic construction, it is not wholly without its logic. In Natural History of Intellect, it is the “system” of “dotting the fragmentary curve.” Or, as Emerson writes in “Poetry and Imagination” : “The poet has a logic, though it be subtile [sic]. He observes higher laws than he transgresses.” Likewise, “Poetry is the gai science. The trait and test of the poet is that he builds, adds, and affirms. The critic destroys : the poet says nothing but what helps somebody ; let others be distracted with cares, he is exempt” (CW 8:33). This opens a different idea of writing nature – writing nature becomes an ongoing imaginative ordering of the world. As Emerson will say, again from “Poetry and Imagination” : “All thinking is analogizing, the use of life is to learn metonymy. The endless passing of one element into new forms, the incessant metamorphosis, explains the rank of the imagination in our catalogue of mental powers. The imagination is reader of these forms” (CW 8:14). Imagination thus is not expelled from the realm of science ; rather science depends upon the richness and “free play” of imagination as Kant and the post-Kantian Romantic tradition in both Germany and Britain continually emphasize. Emerson’s emphasis on imagination as the reader of forms evidences his continued proximity to Coleridge, who sees imagination in terms of an ordering or “esemplastic” unification (the transliteration of the term “Ins-Eins Bildung” he found in Schelling, and opposed to the “Fancy” a “mere aggregating” power) (Coleridge 449).

In the same manner, Emerson again turns to Goethe as his model : “Science does not know its debt to imagination. Goethe did not believe that a great naturalist could exist without this faculty. He was himself conscious of its help, which made him a prophet among the doctors. From this vision he gave brave hints to the zoölogist, the botanist and the optician” (CW 8:10). Goethe’s morphology was not merely a scientific description, but drew on the protean power of imagination to propose, like Schelling, a philosophy of nature that would be the poetry of the mind, a poetry of genesis and of transformation. In the final analysis, even as Emerson’s later thought becomes fundamentally marked by thinkers of the unfolding of natural form – the myriad scientists and philosophers and writers he calls upon and who call upon him – the “author” of the metaphysics he is waiting for will be a poet-scientist-thinker in the mold of Goethe. Goethe stands as Emerson’s representative “writer”. Not only does he protect the poetry and humanity from becoming lost in the statistical analyses of French tabulation, as Emerson writes in “Goethe ; or, the Writer,” but also he inaugurates a writing reserved for those with the “higher degrees” or “splendid endowments” who can “see connection where the multitude see fragments, and who [can]…exhibit the facts in order… so to supply the axis on which the frame of things turns” (Essays 747). Such scholars will exhibit Goethe’s “superlative” [7] abilities. As embodied observers, they will look – from within nature – at nature and themselves, an “organic agent” in what Emerson calls “the knitting and contexture of things” (748). Theirs will be a joyous science ; they will become cheered by their “presentiments [and] impulses…[by] a certain heat in the breast which attends the perception of a primary truth, which is the shining of the spiritual sun down into the shaft of the mine” (748). In so doing, they will open new currents or conductivities of life, perpetually reorganizing and electrifying the grid of the possible. The poet-scientist-thinker probes the inner limits of each discourse, where each discourse approaches the other. The point of intersection of poetry, science, and philosophy becomes a point of mutual rupture – of entrenched presuppositions, terms, or relationships. It is the locus of a dynamic, creative thinking wherein our relationship with the world and the world itself is perpetually re-written, rethought, recreated and co-constructed. Such a thinking is for Emerson analogical, aversive, and inductive – it is the perpetual invitation of new life, out of life. It is a thinking that begins and is itself anticipation.

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ps:

Michael JONIK

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (VOLUME V – Automne 2009)

notes:

[1] This, too, Coleridge had seized upon as he asks in Biographia Literaria when he asked : “Is philosophy possible as a science, and what are its conditions ?” (Coleridge 439).

[2] In a later journal entry, Emerson continues in a key passage : “All forms are fluent and as the bird alights on the bough & pauses for rest, then plunges into the air again on its way, so the thoughts of God pause but for a moment into any form, as if by touching the earth again in burial, to acquire new energy. A wise man is not deceived by the pause : he knows that it is momentary : he already foresees the new departure, and departure after departure, in long series. Dull people think they have traced the matter far enough if they have reached the history of one of these temporary forms, which they describe as fixed and final” (JMN IX, 301).

[3] As Elaine Miller writes, “Goethe’s The Metamorphosis of Plants [thus] gives crucial content to the figure of plant growth, as it marks the important transformation in botanical paradigm – from classification to morphology” (13).

[4] Friedrich Schiller to Johann Wolfgang von Goethe (23 August 1794), in Goethe Sämtliche Werke, 12:15.

[5] Such a fluid, evolving relationship between observational and categorical knowledge will likewise be at the center of Thoreau’s thinking of perception. However, as commentators such as Francois Specq have argued, Thoreau’s program (most elaborately realized in his Journal) will be oriented towards the particularity of observed knowledge in the moment of its encounter, rather than to persistently seeking the analogical “sliding door’ to the ideal that Emerson continues to do throughout his later thought.

[6] See also the 1854 lecture “Poetry and English Poetry,” from The Later Lectures of Ralph Waldo Emerson, 1843-1871 v.1 ed. Ronald A. Bosco, Joel Myerson, (Athens, GA : University of Georgia Press, 2001), p. 299.

[7] Richardson 449 ; see also Emerson, from “Manchester Lectures, 1847, Fragments,” Houghton b Ms Am 1280, 199).




La Mort de la terre de Rosny Aîné.

Roman de science-fiction, de « merveilleux scientifique » comme on disait à l’époque, La Mort de la Terre [1] anticipe la disparition de l’espèce humaine en fondant le récit romanesque sur les dernières découvertes de la science (en particulier sur l’évolution du vivant, mais aussi les séismes et la radioactivité). Targ le « veilleur », sa sœur et l’amoureuse Êré vont être les seuls à résister au mouvement entropique et suicidaire qui emporte les derniers hommes, que n’enthousiasme plus que la seule ivresse de la mort dans une société entièrement organisée, entièrement régulée. Le « despotisme doux », dirait Tocqueville, d’un pouvoir dont les lois sont intégralement intériorisées, acceptées par une population sans désir et sans imagination, ordonne par l’eugénisme et l’euthanasie le politique, réduit au biologique dans les dernières cités. Dernières cités, dernières « Oasis », sur la terre que le réchauffement climatique (et non le refroidissement, comme on le pensait avant la découverte de la radioactivité) a transformé en désert. L’organicisme politique du XIXe siècle tourne ici au cauchemar : le cauchemar d’une organisation politique parfaite, car rationnellement raccordée aux principes de la nature, dans un processus d’adaptation par la dégénérescence à la mort. « Produits parfaits d’une espèce condamnée », les Hommes, atones, apathiques, fossilisés, n’ont plus qu’à disparaître. Place au nouveau règne, le règne des ferromagnétaux, complexes coalescences de matière magnétique issues des fers utilisés dans l’industrie, place aux ferromagnétaux appelés à supplanter l’Homme qui leur a facilité le travail en étant le « prodigieux destructeur de la vie », et d’abord de la vie animale. Targ l’aventurier, Targ le fou, le révolté, l’inadapté à cette société parfaite, n’aura plus qu’à mourir lui aussi. Mais il mourra sans prendre le poison qui fait de la mort la seule et unique ivresse des derniers hommes, il mourra en affrontant la souffrance de la mort, et en acceptant de fondre par cette mort les dernières parcelles de l’énergie humaine dans « la Vie nouvelle », dernier mot du roman.

Trois séries causales, qui s’entrecroisent et tendent à s’absorber, font de l’évolution – et d’abord de l’évolution de l’espèce humaine vers sa disparition – un processus complexe, systémique. La première, Rosny aîné la nomme « péril sidéral », la deuxième « péril organique », la troisième pourrait être appelée « péril humain ». Le « péril sidéral » projette les derniers temps de l’Humanité à l’échelle du cosmos, de la « volonté cosmique » dans l’espace planétaire et interplanétaire. Dans l’espace interplanétaire, et des météores tombent sur les dernières Oasis humaines. Dans l’espace planétaire, et les secousses sismiques font de ces Oasis et des déserts qui les entourent des solitudes chaotiques, apparemment apocalyptiques – mort de la terre – mais plus sûrement génésiaques, la « volonté cosmique » à laquelle s’accorde la « volonté de la terre » amorçant le début d’un nouveau cycle de vie. Dans cette mesure, le « péril sidéral » est solidaire du « péril organique », soit le péril du remplacement de l’espèce humaine par ces êtres qui ne sont qu’au début de leur lent processus d’évolution, les ferromagnétaux. Ce « péril organique » – qui s’exerce par « volonté de la terre », par volonté de la « planète homicide » – soumet l’évolution du vivant aux lois de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie. La vie, l’histoire de l’humanité n’étant ainsi qu’un épisode de l’histoire de l’humanité un épisode dans la succession des règnes : règne minéral, puis végétal, puis animal, puis humain, puis ferromagnétique, le règne minéral prenant sa « revanche » dans un cycle qui dessine plus une spirale qu’une boucle. Et cela parce que les ferromagnétaux ne peuvent naître que de « fers humains », déchets de l’industrie humaine. À la fin du roman, Targ le héros corrige le titre : « la mort de la terre pour notre Règne », afin que « la Vie Nouvelle » se développe. La lutte pour la vie, le struggle for life dans le roman de Rosny Aîné a pour échelle de grandeur les règnes, non les espèces ou les races.

*

Le rapport entre ces deux « périls », ces deux chaînes de causalité ou ces deux volontés, « volonté cosmique » et « volonté de la terre », rapport apparemment agonistique (le « péril sidéral » détruit la terre) est en réalité un rapport de collaboration, ce que marque la double manifestation du péril sidéral : météores venues du cosmos et secousses sismiques venues des profondeurs de la planète. Et de fait, dans le texte, « volonté de la terre » et « volonté cosmique » sont en général confondues : elles sont au fond la même « énergie évolutive », la même source d’énergie d’un unique processus d’évolution de la vie, qui a besoin des catastrophes, de la destruction, de la mort pour se développer.

Plus complexe est l’articulation de ces deux périls au péril humain, celui que l’homme fait encourir à l’homme. Plus complexe, l’articulation de la volonté de « l’énergie évolutive » et de la volonté de l’homme. Plus complexe, l’articulation de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine dans l’enchaînement des déterminations. Plus complexe donc, l’articulation dans le roman entre darwinisme et, pour aller vite [2]. Cette organisation sociale n’a rien de la jungle de la lutte pour la vie, de la concurrence vitale qui, par exemple chez un Spencer, joue comme moteur du développement des sociétés libérales ou, chez un Jules Ferry, comme justification de la colonisation. Le struggle for life ne préside ni à l’organisation interne des peuples, à leur manière d’articuler les individus entre eux, ni à leurs rapports externes dans des conflits entre nations, empires ou races. Depuis trop longtemps en effet, l’uniformité atone de l’espèce humaine interdit de tels scénarios belliqueux qui conféreraient une dimension épique à une lutte pour la vie retournée en lutte à mort et pour la mort. Car l’Humanité ne lutte pas, elle cède à la mort, à la fatalité qui est à la fois hors d’elle et en elle, tendant à se confondre avec sa propre volonté, et sa propre culpabilité. Il y a bien retournement, mais ce retournement n’est pas celui de la lutte pour la vie en lutte à mort et pour la mort, il est celui du progrès rationnel de l’espèce en sa dégénérescence, à l’intérieur d’une évolution qui est plus déterminée par l’hérédité des caractères acquis et l’adaptation que par la lutte pour la vie [3]. On peut, à l’intérieur de ce retournement, distinguer deux séries causales. La première renvoie aux progrès techniques, à la transformation de la nature par l’homme et ouvre le roman de Rosny à des revendications écologistes d’une assez surprenante actualité. La seconde renvoie aux transformations de l’homme par l’homme, et fait du roman de Rosny une violente critique des darwinismes sociaux. La transformation de la nature d’abord qui, par effet de boomerang, condamne l’homme à la disparition puisqu’il appartient à cette nature qu’il détruit. La domination destructrice de la nature est le triomphe de l’Humanité et son suicide. Car si les derniers hommes vivent dans un désert brûlant d’où l’eau disparaît, ils en sont seuls responsables. Le réchauffement climatique et l’assèchement de la terre ne résultent ni du « péril sidéral » ni du « péril organique », mais du seul péril humain : à partir de l’âge radioactif (à savoir le présent de Rosny et de ses lecteurs), il découle à la fois de la surpopulation et de la surexploitation de l’énergie atomique, qui sont elles-mêmes entraînées par les progrès technico-scientifiques ; passé un certain seuil, surpopulation et surexploitation des énergies se retournent en leur contraire : entrée de l’Humanité dans l’entropie et la dépopulation. « L’impuissance de l’homme était dans sa structure même : né avec l’eau, il s’évanouissait avec elle » (p. 122). Or cet évanouissement n’a d’autre cause que l’homme lui-même.

*

À cette première atteinte suicidaire de l’Homme contre son propre milieu s’ajoute la destruction de la vie animale dont il est le seul responsable : extermination des animaux sauvages, des parasites et des micro-organismes (y compris les bénéfiques) à travers le triomphe d’une agriculture rationalisée jusqu’à l’asepsie ; extermination des animaux d’élevage qui, de sélection artificielle en sélection artificielle, sont devenus des monstres non viables, voués à disparaître. Cette disparition ne condamne pas seulement les hommes à voir leur estomac s’atrophier, mais elle les condamne eux-mêmes absolument, les coupant de la grande vie instinctuelle d’un monde animal dont ils se sont exclus, oubliant qu’ils en faisaient partie. Car c’est l’instinct animal qui leur a permis de vivre, de survivre. L’ayant fait taire en eux, ils le préservent un temps dans les Oasis en renonçant à tuer les derniers animaux, les oiseaux sauvages qui, avec les sismographes, les aident à percevoir les tremblements sismiques : collaboration de l’animal et de la machine qui ne dit pas la réduction machinique des animaux, mais au contraire la caractère irréductible de l’instinct animal, dont la disparition ne peut être suppléée par aucune invention technique. La vie même avec ces oiseaux sauvages semble un temps pouvoir inventer une nouvelle voie de l’évolution, une voie alternative au règne des ferromagnétaux. Une voie marquée par l’élévation de l’animal jusqu’à un langage encore approximatif, mais qui permet aux hommes et aux derniers animaux de vivre en bonne intelligence. Or cette voie est sans issue, comme une bifurcation de l’évolution qui ferait impasse. Annoncée dans une prolepse, la disparition des oiseaux sauvages n’est ensuite jamais racontée, ses causes ainsi laissées en blanc. Il est seulement dit que la concurrence des ferromagnétaux n’explique pas à elle seule cette disparition. Causalité négative, qui suggère en creux la part de responsabilité des Hommes dans la disparition de ces animaux, dont ils se sont fait trop tard les protecteurs. Ainsi les Hommes, pour s’adapter à un milieu qu’ils se sont fabriqués eux-mêmes pour leur triomphe, se sont engagés sur la voie de leur propre dégénérescence. La loi de l’adaptation a scellé la victoire de l’homme aux dépens des animaux, et du coup sa fatidique disparition. Pourtant, dit Rosny, il aurait pu dès les débuts de l’âge radioactif entendre les avertissements des savants qui « prédisent que l’Humanité périra par la sécheresse. Mais quel effet ces prédictions pouvaient-elles produire sur des peuples qui voyaient des glaciers couvrir leurs montagnes, des rivières sans nombre arroser leur sites, d’immenses mers battre leurs continents ? » (p. 41). Aucun, et l’espoir que renaisse une Humanité grâce à Targ, Arva, Êré et leurs enfants est balayé à la fin du roman, non par une grande catastrophe tellurique, œuvre de l’inexorable « volonté cosmique », mais par un effondrement de terrain accidentel, dû à d’anciennes excavations trop profondes destinées à enfouir les déchets de l’industrie humaine, les « fers humains ». La pensée écologique de Rosny s’appuie ainsi sur la science contre une Humanité trop naïvement confiante à la fois dans ses progrès techniques et dans l’apparente fixité intangible de la nature. À cet écologisme s’ajoute donc un anti-darwinisme social radical. À la différence de la plupart de ceux qui, en France au tournant du XIXe et du XXe siècle, projettent l’évolutionnisme dans la sphère sociopolitique, Rosny ne voit pas dans le développement d’un biopouvoir [4] un facteur de progrès par raccordement, adaptation des organisations humaines à l’ordre rationnel de la nature. Il voit dans ce développement un facteur de dégénérescence, ou plutôt un processus d’accompagnement de la dégénérescence, ou encore d’adaptation de l’espèce humaine à un milieu qu’elle a rendu elle-même invivable. Le biopouvoir qui préside à l’organisation des dernières Oasis fait d’elles des sociétés rationnellement ordonnées, qui confirmeraient la validité de l’optimisme rationaliste et réformateur qui domine à cette époque en France les darwinismes sociaux, si précisément cette rationalisation n’en faisait l’utopie, retournée en cauchemar, de sociétés humaines intégralement rationalisées, organisées jusqu’à l’intrusion dans le plus intime – la mort, l’amour, les naissances – et l’amputation de tout ce qui a constitué l’énergie de l’espèce humaine : l’animalité, le grand souffle de l’instinct de vie, que les mises en série dans le roman associent à la vie sauvage, à l’amour, à l’héroïsme, à la folie, à la révolte, à l’imagination, à la poésie. À la poésie, ou en encore au mysticisme diffus d’une humanité qui se laisserait emporter par un désir de vivre plus grand qu’elle, désir auquel elle renonce finalement pour mourir. De sélection en sélection (et le texte fait comprendre que la distinction entre sélection naturelle et sélection artificielle n’a plus de sens ici), l’homme est devenu le très obéissant sujet d’un biopouvoir qui n’entend plus réguler que sa disparition : politique d’organisation, de régulation de la vie qui n’est rien d’autre qu’une politique de la mort. Targ, toutefois, à la fin du roman, pressent que si sa famille, avec laquelle il rêvait de refaire l’Humanité, est morte dans un accident de terrain dû à l’industrie humaine, cet accident n’est au fond que l’instrument de la volonté cosmique, qui ne veut plus que les Hommes règnent sur la vie. Fusionnant l’évolutionnisme et la philosophie de Schopenhauer, le roman confond le vouloir-vivre de la terre et du cosmos avec une fatalité dont les hommes, en toutes leurs actions, ne sont que les aveugles instruments. Les Hommes ont détruit leur milieu et mené à l’extinction de ce qui faisait leur vie – l’eau, l’animalité – mais ils n’ont été par là que les serviteurs très obéissants de l’« énergie évolutive » qui veut leur mort.

*

De ce processus morne autant que fatal, Rosny tire cependant un roman, soit une œuvre de désir et d’imagination, un roman héroïque, épique, par intrusion d’une faille dans l’enchaînement des déterminations ou plutôt par complication des chaînes de déterminations. Et cela en s’adossant aux découvertes de la récente génétique : car si l’ensemble de l’espèce humaine évolue, selon une logique toute néolamarckienne, par adaptation et transmission héréditaire des caractères acquis, cette transmission est compliquée par le retour de traits plus anciens qui complexifient le déterminisme de l’atavisme. Si Targ et sa sœur Arva résistent à l’évolution de leur espèce, c’est en effet grâce au retour atavique, en eux, de l’énergie des anciens hommes, retour qui fait d’eux des résurgences, non pas de caractères acquis, mais de caractères perdus (ou plutôt maintenus latents dans les combinaisons génétiques de leurs contemporains) : l’imagination, le désir, l’héroïsme et, très clairement pour Targ, ce complexe indissociable dans le roman que forment la vie sauvage, l’animalité et la poésie ; un complexe qui fait de Targ un inadapté et de l’inadaptation la marque positive de l’héroïsme. Le roman d’aventure, greffé sur le récit déterministe de l’évolution, peut se déployer dans cette torsion du déterminisme évolutionniste et dans cette transformation de l’inadaptation en vertu, force éthico-politique de résistance à la loi de l’adaptation qui structure l’évolution historique et naturelle. Cette vertu de l’inadaptation n’échappe pas au déterminisme (les complications de l’hérédité l’expliquent) mais elle apparaît comme une incidente positivement régressive qui vient, un temps, parasiter la logique dominante de l’évolution. En Targ resurgit toute l’immense vie des mers, des forêts immenses bruissantes d’animaux et des premiers hommes qui faisaient la guerre du feu. Pour une blonde Êré, que sa chevelure rattache au monde perdu des genèses et des légendes, Targ fera seul la guerre de l’eau, revenant aux efforts héroïques qui présidaient longtemps auparavant aux « grandes découvertes ». En vain : le dernier homme ne peut rien contre l’énergie évolutive dont son espèce a été le trop aveugle instrument.

Mais si le roman s’achève sur la soumission de son héros à la « Vie Nouvelle », La Mort de la terre est tout sauf un appel à l’obéissance : la mort de Targ ne fait que souligner le sublime moral, héroïque de l’inadaptation. Encore moins cependant faudrait-il le lire comme un sursaut vague de la poésie et de l’esprit d’aventure contre les desséchements fossilisants de la science de son temps, sursaut bien improbable chez cet ami de Pierre Curie, de Jean Perrin, de Paul Langevin que fut Rosny aîné. Le roman, science-fiction, merveilleux scientifique, science et poésie, ne sort jamais des cadres des grandes découvertes de son temps : continuité entre l’homme et l’animal, loi de l’évolution, adaptation, sélection, transmission des caractères acquis, combinatoire complexe de la génétique, radioactivité, sismographie. La Mort de la terre fait de ces découvertes le levier de l’imagination romanesque, de la poésie des hommes du début de l’ère radioactive, non pas contre elle, mais contre ses mésusages. Symptôme de la crise que traverse le rationalisme scientiste au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle, le roman de Rosny aîné s’appuie ainsi sur l’évolutionnisme pour développer une fable écologiste qui en appelle à une régulation scientifique des progrès techniques et pour engager une critique radicale de toutes les formes d’organicismes politiques et de darwinismes sociaux de son temps. Et cela non pas au nom d’un discontinuisme spiritualiste, coupant l’Homme du monde animal mais, au contraire, au nom même de l’animalité de l’Homme : en écoutant la leçon de Darwin, contre les darwiniens.

ps:

Claude MILLET – La Mort de la terre de Rosny Aîné.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009

notes:

[1] J.-H.Rosny, La Mort de la terre, roman, suivis de contes, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1912 ; rééd. Yves Lochard, Paris, Flammarion, « Étonnants classiques », 1997 (édition de référence).

[2] Pour aller vite, tant sont divers les darwinismes sociaux en France au tournant des XIXe et XXe siècles, comme l’a montré Jean-Marc Bernardini dans Le Darwinisme social en France (1859-1918). Fascination et rejet d’une idéologie, Paris, éditions du CNRS, 1997. En suivant son exemple, nous nommerons darwinisme social tous les organicismes évolutionnistes, y compris néolarmarkiens, sauf lorsque la distinction nous semblera pertinente., darwinisme social, puisque les hommes dans le roman ont calqué leur organisation sur celle de la vie, et que c’est cela qui les fait mourir.

[3] Sur cette prédominance en France du néolamarckisme sur le darwinisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, voir l’ouvrage déjà cité de Jean-Marc Bernardini. Les raisons en sont idéologiques : le néolamarckisme s’accorde mieux au nationalisme mais aussi au progressisme des milieux savants de l’époque, en particulier dans ses tendances « solidaristes ». Rosny, en privilégiant le modèle néolarmarkien (inversé en logique de la dégénérescence) n’est donc pas anachronique : c’est le discours dominant qu’il vise, en le retournant, ou plutôt ce qu’on commence à percevoir au début du XXe siècle, y compris dans les milieux scientifiques, comme une idéologie repoussoir, et repoussée dans le siècle précédent.

[4] La terminologie de Michel Foucault s’impose à la lecture de La Mort de la terre, euthanasie et eugénisme étant au centre des techniques disciplinaires des « Oasis ».




Ruines et désordre

De Volney à Proust (en passant par Flaubert) et de Laplace à Bergson (en passant par Darwin) : voilà le parcours que j’aimerais esquisser pour tenter d’approcher ce qu’a été la pensée du désordre au XIXe siècle [2]. La première question à laquelle il me paraît important de tenter de répondre est la suivante : peut-on mettre en regard ordre et désordre dans une dramaturgie qui permettrait de décrire les oscillations intellectuelles et esthétiques du siècle, traversant toute la culture, de la pensée politique aux disciplines du savoir en passant par la littérature et les arts ? Peut-on aller au-delà de la constatation des parallélismes ou des oppositions et poser une règle systémique ? Refaire Auguste Comte, en quelque sorte, mais sans croire au Progrès et sans croire non plus qu’il suffit que le passé soit passé pour qu’il soit connaissable ?

Ce que les dix-huitièmistes appellent le « Tournant des Lumières » débouche, faut-il le rappeler, sur les ruines matérielles et morales entraînées par la Révolution. Pour autant – le paradoxe mérite qu’on s’y attarde – il s’agit aussi d’une période où les sciences s’efforcent à toutes les mises en ordre, à toutes les rigueurs. Linné (1707-1778) avait tenté de mettre cet ordre dans la botanique grâce à son système de nomenclature binominale dès 1753 dans le Species Plantarum ; la Méthode de nomenclature chimique de Lavoisier est quant à elle de 1787 et le Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau et d’après les découvertes modernes paraît à la date symbolique de 1789. Les historiens allaient eux aussi s’efforcer de mettre en récit le chaos du passé (avec ce que cela donnera au milieu du siècle dans la grande Histoire de Michelet) ; les penseurs saint-simoniens de la politique, dans leur élan pour élever la perspective, tentent de leur côté d’imaginer les lois d’un ordre social progressiste dans une société fortement structurée, ainsi du polytechnicien Michel Chevalier, passé de l’utopie aux chemins de fer et de Ménilmontant à la chaire d’économie du Collège de France ; quant à Laplace, figure emblématique du mathématicien génial, nous lui devons l’une des plus belles figurations du déterminisme, le « Démon » qui porte son nom, dont le « Démon de Maxwell » sera le pendant : il manifeste dans toute sa force l’aspiration (reconnue impossible à assouvir) à une intelligibilité totale :

 Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. [3].

C’est en partie aussi l’ambition de Volney, qui cherche un enseignement historique qui puisse faire sens du rapport entre passé, présent et avenir dans sa célèbre « vision », avec l’invocation adressée aux ruines de Palmyre :

 Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints murs silencieux ! C’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! Tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui sait vous consulter ! [4].

Toute l’époque se propose de la même façon, en puisant au même répertoire, des images chargées de figurer des questions de fond auxquelles on donnera des réponses chargées d’incertitude. Les bouleversements politiques et sociaux qui marquent le passage du XVIIIe au XIXe siècle ne relèvent-ils que de la contingence historique ou bien d’une causalité plus complexe ? Sont-ils d’ailleurs des causes ou des conséquences ? Le déterminisme qui les expliquerait relève-t-il d’une physique ou d’une métaphysique ? Faut-il les penser en termes de rupture (ressentie dans le court terme) ou d’évolution (envisagée sur le long terme) ? Les formes et les thèmes qui en accompagnent l’émergence dans les arts et la littérature sont-ils les stigmates d’une décadence ou les premiers éléments d’une culture nouvelle ? Des phénomènes locaux dont la logique serait restreinte à des registres limités (un groupe, un genre, une forme) ou plutôt une vague de fond globale, un tsunami culturel ? Quel sens faut-il reconnaître, s’il en est un, aux ruines accumulées en un demi-siècle ? Existe-t-il un avenir pensable et sous quelle forme ? Le passé n’appartient-il qu’aux « professionnels du révolu », spécialistes des sociétés fossiles, ou faut-il y chercher les préfigurations d’une autre vie toujours en train d’advenir ?

Ces questions, les contemporains se les posent parfois avec angoisse, parfois avec espoir. Ils peuvent en conclure au nihilisme le plus noir comme à l’idéalisme le plus béat [5]. Elles sont en tout cas à l’origine d’œuvres nombreuses dans tous les genres et tous les arts, comme elles sont la source des constructions conceptuelles qui fondent les sciences émergentes au XIXe siècle, également indissociables de ce procès de la modernité qui fait se confronter ordre et désordre. Une confrontation qui se donne à penser, à illustrer, à transformer en créations matérielles, sociales, mais aussi intellectuelles, artistiques et littéraires.

C’est sur ce fond problématique, celui des rapports entre ordre et désordre au XIXe siècle, que je voudrais revisiter – trop rapidement – quelques aspects de la thématique des ruines, omniprésente dans la période qui nous intéresse, car elle ne me paraît pas être une simple « thématique », précisément. Je ferai au contraire l’hypothèse que l’omniprésence des ruines ne relève pas de la pure et simple illustration ni d’un très ordinaire effet de mode (même si elle alimente cette mode) ni non plus de la diffusion virale de la pathologie mélancolique, en effet extrêmement contagieuse, mais d’un très complexe effort de figuration de l’Inconnu sur lequel ouvrent les temps nouveaux, dans la mouvance révolutionnaire. L’Inconnu, d’abord chargé après la Révolution de l’effroi suscité par l’irruption du désordre sous la forme de violences sans précédent, va pourtant devenir au fil du temps, étrangement, synonyme d’avenir et de création ; c’est en tout cas le grand défi d’un siècle qui a, bien avant le nôtre, conçu et organisé le premier prototype de ce que peut être une société du savoir – mais fondée sur une théorie du désordre quand la nôtre l’est sur la communication.

Sainte-Beuve dans un de ses Lundis note très justement à propos du premier livre de Volney, son Voyage en Égypte et en Syrie, publié en 1787 :

Quoique, par la forme, ce livre n’eût rien de séduisant, et qu’il rompît par le ton avec la mollesse des écrits en vogue sous Louis XVI, quoiqu’il ne fût pas possible, pour tout dire, de moins ressembler à Bernardin de Saint-Pierre que Volney, celui-ci trouvait, à certains égards, un public préparé : c’est l’heure où Laplace physicien, Lavoisier chimiste, Monge géomètre, et d’autres encore dans cet ordre supérieur, donnaient des témoignages de leur génie. Volney fut le voyageur avoué est estimé de cette école savante et positive. [6].

C’est à propos du principal ouvrage de Volney qu’il remarque aussi : « Je ne crois nullement que Les Ruines constituent un type dans notre littérature : mais c’est en effet un livre qui, par le ton, est bien le contemporain de certaines formes de David en peinture, de Marie-Joseph Chénier et de Le Brun en poésie. » [7]. Il aurait pu ajouter, plus justement encore à mon sens, que Volney y est très proche d’un autre peintre, figure-clé de l’institution créatrice et conservatrice d’images au tournant du siècle : Hubert Robert.

En 1796, alors qu’il faisait partie de la commission chargée de penser l’organisation du futur musée du Louvre, Hubert Robert avait produit plusieurs tableaux représentant la Grande galerie telle qu’elle n’existait pas encore mais telle qu’on pouvait la rêver. Elle restait à construire ou à reconstruire. Le paradoxe ici est évidemment que ce Louvre imaginé au futur soit l’oeuvre d’un peintre qui avait plus qu’amplement mérité son surnom de « Robert des ruines ». Lui qui aura passé sa vie à fournir sa clientèle en vues de la Rome antique devenue objet pittoresque pour une méditation largement stéréotypée sur la décadence des empires et la destinée des ambitions humaines, voilà qu’il devait construire. Non plus dépeindre les ruines comme un aboutissement mais bien comme un point de départ pour édifier un nouveau monument, autrement dit remonter à l’envers le fil du temps pour projeter un passé aboli dans un avenir encore inexistant.

Voilà qui allait tout à fait à l’encontre des représentations du travail du Temps, précisément, que la vulgarisation des principes d’irréversibilité de la thermodynamique allait peu à peu imposer tout au long du XIXe siècle pour aboutir aux thrènes catastrophistes sur la mort des étoiles, la fin du Soleil, la destruction de la Terre et de l’humanité par la congélation définitive [8]. Ce dont on peut se réjouir, comme Lautréamont dans Les Chants de Maldoror, pour la plus grande gloire des mathématiques : [« O mathématiques sévères »] « La fin des siècles verra encore, debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. » [9]. Hubert Robert ajoute cependant un tour de complexité a priori surprenant à sa vision paradoxale. Ne se contentant pas de figurer la Grande galerie qu’il s’agit d’édifier, il fait un pas au-delà, tout à fait vertigineux : il anticipe audacieusement sur l’accélération de l’histoire et représente dans un autre tableau la même galerie mais retournée à l’état de ruines. Au milieu des débris, ne subsiste intact que le célèbre Apollon du belvédère (de retour depuis 1815 au Vatican, après un séjour à Paris inauguré en 1797, au Musée central des arts).

S’agit-il d’un simple « caprice » comme Hubert Robert en avait déjà produits ? Faut-il ne voir là qu’une sorte d’automatisme kitsch ou de concession au goût qu’il avait lui-même contribué à former ? D’un côté, en effet, les ruines représentent bien le mode le plus expressif de la nostalgie romantique, vide d’objet précis, comme l’a parfaitement caractérisée Rose Macaulay dans Pleasure of Ruins [10] ; douleur au fond plutôt douce de l’aspiration au retour dans la patrie perdue à partir d’un hors-temps, après la fin de l’Histoire, dans l’apaisement et la sérénité qui suivent ce qui a eu lieu ; c’est le nostos d’Ulysse désirant le retour à Ithaque, ou de Norbert Hanold à Pompéi, en rêve, dans Gradiva de Jensen (1903) relu, comme on sait, par Freud ou encore de Bloom rentrant chez lui à la fin d’Ulysses. Les ruines sont dans tous les sens des lieux de mémoire et constituent une figure offerte à la contemplation car elles fixent le regard sur les restes d’un monde aboli – des restes cependant encore reconnaissables, encore familiers (en ce sens, ce sont des apparitions), un monde inaccessible mais tout proche. Les monuments fossilisés sont la preuve que quelque chose a été puis qu’un événement cataclysmique a eu lieu, suivi par rien, une fois la poussière retombée et les fragments épars redevenus visibles. Ce regard est tout aussi bien regard sur soi, dans l’étonnement d’un être-là, d’un après condamné à durer, ce qui fait que les ruines ne sont pas simplement un spectacle ou alors que ce spectacle forme aussi une scénographie de l’intériorité qui la découvre à la fois encombrée de vestiges et vide [11]. La Grande galerie du Louvre , dans ses deux états, c’est donc à la fois une figure du passé (Rome en ruines y réapparaît), une figure du présent (le moment de la transition thermodynamique) et une figure – ou plutôt une préfiguration de l’avenir (la victoire nécessaire du désordre – ou la défaite de l’ordre [12], mais compensée et niée dans un geste de défi lancé par l’Art au Temps).

Ce tableau reçoit généralement une lecture métaphorique, voire allégorique : la Beauté, par essence éternelle, y serait opposée à l’essentielle fragilité de ce qui n’est pas elle. Ce n’est sans doute pas faux mais on comprend que d’autres lectures sont possibles. Plutôt qu’une figure à tendance allégorique, je préfère y voir ce que j’appelle une figure épistémique. Ce déplacement d’accent implique un changement de perspective : l’image que nous regardons n’est plus alors la simple représentation d’une idée mais la présentation d’une problématique, la traduction visuelle d’un dispositif à proprement parler cognitif [13].

Quels savoirs se disent ou se cherchent dans cette mise en scène (il y a bien une scène puisque tout est imaginaire) ? La question prend un sens qui échappe à la problématique purement esthétique si l’on fait le parallèle avec le travail théorique que poursuit Sadi Carnot au même moment (Réflexions sur la puissance motrice du feu, 1824) : comment peuvent donc faire système énergie et désordre, le mouvement et l’immobilité, la chaleur de la vie et le froid de la mort ? Rien de plus évident pour nous aujourd’hui, nous appuyant sur l’épistémologie contemporaine, que de penser toute évolution en termes de rapport entre ordre et désordre : nous pouvons recourir à toutes les théories concernant les phénomènes d’émergence, tout ce que l’on trouve concentré dans l’image (vulgarisée) des théories du chaos, tout ce que l’on entend par auto-organisation, tout ce qui peut se comprendre à partir du principe de l’ordre à partir du bruit, etc. Le sens épistémique des phénomènes désordonnés nous est en quelque sorte donné d’avance, mais il ne pouvait d’aucune manière en aller de même au XIXe siècle : aucune construction intellectuelle n’existait qui aurait pu permettre de penser ensemble ordre et désordre. Ne faut-il pas, par conséquent, lire le tableau, certes comme un appel à contempler les restes fossiles de l’ordre disparu, ne laissant subsister que fragments en désordre, mais tout autant comme un appel à concevoir en même temps un ordre à venir – par où se pose d’une manière nouvelle la question des relations entre l’inconnu et la novation et où les mots « ordre » et « désordre » doivent recevoir tout leur poids épistémique [14] ? Tout en est affecté, de ce qui fait l’intelligibilité de l’histoire jusqu’au fondement des poétiques en passant par la physique et l’astronomie. Pour ce qui est de la poétique, c’est Baudelaire, bien évidemment, qui donnera la formulation la plus achevée de la tension entre ces deux postulations, qui ne déchirent pas seulement le sujet individuel, mais toute la société du XIXe siècle : la mise en ruines volontaire du Paris haussmannien ne bouleverse pas que la topographie, elle remodèle en profondeur la topologie de l’imaginaire et donne par là à figurer la dynamique des révolutions toujours en cours et désormais sans terme [15]. Quoiqu’il en fût, la relation entre les deux termes de l’ordre et du désordre ne pouvait être pensée que sous la forme de la confrontation et du conflit : l’un devait nécessairement l’emporter sur l’autre [16].

Il faudrait maintenant aborder le très important chapitre concernant la postérité de notre problématique dans l’histoire intellectuelle et culturelle de la période fin-de-siècle, dans le sillage du mélodrame médiatique provoqué par Brunetière proclamant « La faillite de la science » :

Les mutations de la structure de la matière et le mouvement brownien faisait surgir le désordre de multiples derrière l’apparence d’un entre simple. L’imprévisibilité se substituait au déterminisme, l’instabilité à l’anticipation. Là encore, les représentations issues du champ scientifique contaminaient d’autres domaines. Les remises en cause physiciennes, qui redéfinissaient des caractéristiques du mouvement, semblaient ébranler les conceptions progressistes d’un monde en marche dont le mouvement aurait constitué la loi d’airain. La crise, Poincaré l’affirmait, n’était pas une crise interne à la physique, mais une interprétation philosophique du fait que le mécanisme n’était plus et ne pouvait plus être la philosophie adaptée aux nouveaux développements de la physique. [17]

En dépit de ce nihilisme appréhendé et de manière radicalement opposée, il se trouve cependant que le désordre peut changer de sens et de « figure », à condition de comprendre que le désordre est aussi création. Deux œuvres majeures en sont l’expression la plus forte, bien antérieures aux théories contemporaines auxquelles je faisais antérieurement allusion, celles de Bergson et de Proust. Avec eux, le désordre va changer de sens : il ne sera plus l’aliment inépuisable d’un imaginaire de la décadence et de la fin mais la condition même d’une connaissance des commencements, le ferment de toute création. Le désordre est suprêmement vivant car il résulte du jeu de la vie avec tous ses possibles ; mieux : il l’exprime. Chez Proust, comme toujours, cela se dit dans les termes d’une apparente futilité romanesque :

Aussi quand Françoise, voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : “Ah ! Si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur !”, j’avais peut-être tort de trouver qu’elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine n’avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. [18].

L’arrière-plan épistémique de cette intuition, c’est bien le dernier Poincaré. Il avait été l’un des premiers à désigner l’abîme ouvert dans nos certitudes sur l’ordre du monde par la nouvelle physique :

 Le monde ne varierait plus d’une manière continue et comme par degrés insensibles ; il varierait par bonds. […] On ne pourrait plus dire alors : Natura non facit saltus, elle ne ferait que cela au contraire. Ce ne serait plus seulement la matière qui serait réduite en atomes, ce serait l’histoire même du monde ; que dis-je, ce serait le temps lui-même, car deux instants, compris dans un même intervalle entre deux sauts, ne serait plus discernables, puisqu’ils correspondraient au même état du monde. [19]

C’est à partir de cette vision que Bergson élabore la sienne, où Proust le rejoint [20]. Bergson n’écrit-il pas, lui qui avait médité le second principe de la thermodynamique et réfléchi au sens à donner à l’entropie :

 Toutes nos analyses nous montrent en effet dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend. Par là elles nous laissent entrevoir la possibilité, la nécessité même, d’un processus inverse de la matérialité, créateur de la matière par sa seule interruption […] Il faut commencer au contraire par faire à l’accident sa part, qui est très grande. Devant l’évolution de la vie, au contraire, les portes de l’avenir restent grandes ouvertes. C’est une création qui se poursuit sans fin en vertu d’un mouvement initial […]. [21]

On comprend que, dès lors, ordre et désordre n’ont plus rien qui les oppose irréductiblement l’un à l’autre. Voilà peut-être ce qu’Hubert Robert voulait donner à méditer en plantant Apollon au milieu des ruines accumulées du passé et de l’avenir – Apollon qui avait élevé les murailles de Troie en jouant de la lyre, de la même façon, on vient de le voir, que Bergson imagine l’émergence de toute création. Ce faisant, Hubert Robert, Proust, Poincaré, Bergson se rejoignent dans une épistémè commune, dont nul, au fond, n’a mieux exprimé la formule que Jarry dans Ubu Roi au même moment (en 1896 ) :

« PÈRE UBU. Cornegidouille ! nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! Or je n’y vois d’autre moyen que d’en équilibrer de beaux édifices bien ordonnés. »

ps:

Michel Pierssens – Université de Montréal

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009

notes:

[1] Perdre de vue, Gallimard, 1988, p. 384.

[2] Ambition démesurée et projet impossible à réaliser dans le cadre limité d’une communication. Je ne proposerai donc ici que quelques remarques rapides et des idées qui ne seront qu’esquissées.

[3] « Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l’ont mis à la portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques, les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales, les phénomènes observés, et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore. Tous ces efforts dans la recherche de la vérité viennent, tendent à le rapprocher sans cesse de l’intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné. » Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 5e éd., 1825.

[4] « Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux ! C’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! Tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon coeur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui sait vous consulter ! » Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires, 1791.

[5] Sur le plan politique, après les destructions de la Révolution, tous les efforts sont allés à la reconstitution d’une société ordonnée. Pour les uns, cela ne pouvait se penser que sous la forme d’une restauration de l’ordre ancien. Pour d’autres, rien n’était possible en dehors de la table rase sur laquelle on édifierait de manière entièrement volontariste une société nouvelle. À leur façon totalement opposée, les nostalgiques de l’Ancien régime et les promoteurs plus ou moins activistes des nouvelles utopies sociales, avec toute la gamme des socialismes aux communismes, veulent la même chose : la fin du désordre. Même l’anarchisme sera au fond un appel à constituer un ordre nouveau. Il n’y aura qu’un sceptique comme Flaubert pour ridiculiser ces aspirations contradictoires dans les moyens mais identiques dans les buts :

« Pécuchet prit la parole : « Les vices sont les propriétés de la nature, comme les inondations, les tempêtes. » Le notaire l’arrêta, et se haussant à chaque mot sur la pointe des orteils : « Je trouve votre système d’une immoralité complète. Il donne carrière à tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.
- Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est dans son droit, comme l’honnête homme qui écoute la raison.
- Ne défendez pas les monstres !
- Pourquoi monstres ? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l’ordre nous était connu comme si la nature agissait pour une fin ! » p.293.

[6] Causeries du lundi, T. VII, Garnier Frères, 1853, p. 321.

[7] Ibid., p. 325.

[8] Mais il en existe aussi une version optimiste, ainsi résumée par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet : « Communion de tous les peuples. Fêtes publiques. On ira dans les astres, – et quand la Terre sera usée, l’Humanité déménagera vers des étoiles. », p. 362. C’était là la vision même de Victor Hugo exprimée dans « Plein ciel », le poème futuriste de La Légende des siècles.

[9] Les Chants de Maldoror, Chant II, Strophe 10

[10] Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1953. L’ouvrage a connu de nombreuses rééditions.

[11] Comme Volney, Chateaubriand parcourt les ruines pour y chercher un enseignement mais il y trouve, lui, une mémoire double : celle de l’Antiquité, tout à fait morte, et celle du christianisme, dont les ruines témoignent d’une mort porteuse de vie : « Les ruines des monuments chrétiens n’ont pas la même élégance que les ruines des monuments de Rome et de la Grèce ; mais sous d’autres rapports elles peuvent supporter le parallèle. Les plus belles que l’on connaisse dans ce genre sont celles que l’on voit en Angleterre, au bord du lac du Cumberland, dans les montagnes d’Écosse et jusque dans les Orcades. […] Il n’est aucune ruine d’un effet plus pittoresque que ces débris […] Sacrés débris des monuments chrétiens, vous ne rappelez point, comme tant d’autres ruines, du sang, des injustices et des violences ! vous ne racontez qu’une histoire paisible, ou tout au plus que les souffrances mystérieuses du Fils de l’Homme ! », Le Génie du christianisme, livre V : Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain, chapitre 5 – Ruines des monuments chrétiens, 1802 (écrit entre 1795 et 1799).

[12] Sur cet aspect double de la question, cf. Bergson, L’Évolution créatrice.

[13] Je me réfère ici à l’opposition proposée par Reverdy dans Le Gant de crin, cité par Gérard Bocholier dans Pierre Reverdy : le phare obscur, Paris, Champ Vallon, 1984, p. 134 : « D’où vient la force de l’image ? Reverdy donne alors, dans l’article de 1918, cette célèbre réponse : “Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique”. Ce critère de la justesse peut surprendre. Dans Le Gant de crin, Reverdy précise que les sens ne doivent pas approuver “totalement” l’image, faute de quoi ils la tueraient “dans l’esprit”. Cette première distinction est d’importance. Il convient que l’esprit “seul” saisisse ces rapports entre les divers éléments de la réalité. Si les sens approuvaient “totalement”, il n’y aurait que “représentation” de quelque chose et non “présentation” : “on présente un enfant qui naît, il ne représente rien.” ».

[14] Peut-être jusque dans leurs dangereuses résonances politiques (on pense à l’« ordre moral » dans le programme de Mac Mahon en 1873).

[15] Plus que les textes de Baudelaire, sans doute la photographie jouera-t-elle un rôle décisif de ce point de vue.

[16] Cela jusqu’à Darwin. Ne cherche-t-il pas en un sens à concevoir le passage du désordre à l’ordre, voire leur coopération, le passage de la révolution à l’évolution (à rebours de l’intuition commune comme de la représentation savante) ? C’est en tout cas ce qu’en retiendra Bergson en cherchant à représenter philosophiquement « l’évolution créatrice ».

[17] Anne Rasmussen, « Critique du progrès, “crise de la science” : débats et représentations du tournant du siècle », Mil neuf cent, 1996, vol. 14, n° 1, p. 89-113. Consultable sur Persée : http://www.persee.fr

[18] A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Pléiade, I V, p. 488.

[19] Cité par Anne Rasmussen, op. cit.

[20] Cf. A.-M. Safa, L’Épistémologie proustienne, thèse de doctorat, Université de Montréal, 2009.

[21] Bergson poursuit : « Considérons toutes les lettres de l’alphabet qui entrent dans la composition de tout ce qui a jamais été écrit : nous ne concevons pas que d’autres lettres surgissent et viennent s’ajouter à celles-là pour faire un nouveau poème. Mais que le poète crée le poème et que la pensée humaine s’en enrichisse, nous le comprenons fort bien : cette création est un acte simple de l’esprit, et l’action n’a qu’à l’aire une pause, au lieu de se continuer, en une création nouvelle, pour que, d’elle-même, elle s’éparpille en mots qui se dissocient en lettres qui s’ajouteront à tout ce qu’il y avait déjà de lettres dans le monde. Ainsi, que le nombre des atomes composant à un moment donné l’univers matériel augmente, cela heurte nos habitudes d’esprit, cela contredit notre expérience. Mais qu’une réalité d’un tout autre ordre, et qui tranche sur l’atome comme la pensée du poète sur les lettres de l’alphabet, croisse par des additions brusques, cela n’est pas inadmissible ; et l’envers de chaque addition pourrait bien être un monde, ce que nous nous représentons, symboliquement d’ailleurs, comme une juxtaposition d’atomes. L’Évolution créatrice, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, p. 164. Une excellente édition en ligne de cet essai majeur est disponible à l’adresse : http://classiques.uqac.ca/classique…




Signes fossiles dans la poésie scientifique du XIXe siècle

Est-ce de cette tension entre une forme désuète et des savoirs en révolution constante que procède son irrémédiable déclin comme mode légitime de diffusion des savoirs au cours du siècle ? Car ce genre est mort, comme tant d’espèces : on n’écrit plus guère de poésie scientifique, du moins pas en France. Révélateur sans doute du monde où il a vécu, voilà un genre qui n’a plus de sens qu’historique. Pour imaginer ce qu’il fut au faîte de sa gloire, il faut lire les compliments adressés par l’Académie des Jeux floraux de Toulouse à un candidat rimeur, lorsque le concours porte sur un sujet de poésie scientifique :

On dirait une page détachée de l’Année scientifique et industrielle ; mais ne croyez pas qu’il s’agisse simplement d’une gazette rimée […]. On ne pourrait célébrer en un plus poétique langage les mystères de l’univers physique, l’électricité et la vapeur, le daguerréotype et l’hélice, les fossiles arrachés aux entrailles de la terre, et les planètes aperçues dans les profondeurs du monde céleste […] — toutes ces admirables choses dont le vocabulaire parait rebelle à l’harmonie des vers. [1]

Voilà la poésie scientifique : instruire, glorifier, et rendre la science aimable. Selon les temps, l’accent peut se déplacer entre la dimension poétique (s’inspirer des univers découverts par la science, en y puisant des motifs et des acteurs nouveaux pour peupler de nouvelles épopées), didactique-mnémonique (mettre en vers le savoir déjà constitué ou célébrer le savant [2] ), ou proprement scientifique (faire de la poésie le vecteur de la connaissance, suivre le savant en action).

Ce genre vivace au XVIIIe siècle, mais toujours critiqué, s’est trouvé menacé très tôt par la fossilisation, pour différentes raisons. Parce que la figure du savant est dans l’univers poétique un ennuyeux, un symbole de la pétrification contraire au génie [3] , comme l’illustrent les propos peu amènes de Maxime du Camp sur le poète Louis Bouilhet ; parce que les thèmes, le vocabulaire scientifique gênent la poésie aux entournures (on accordera la difficulté de réaliser des envolées lyriques en écrivant l’Ode à la Betterave ou l’art d’accoucher les femmes) ; parce que cette poésie s’écrit le plus souvent sur des modèles désuets, vers de mirlitons de poètes amateurs, tenus en lisière du monde littéraire soit géographiquement soit socialement, et souvent les deux (les notables de province pullulent dans les bibliographies). Mais qu’il y ait des textes de mauvaise facture ne suffit pas à faire disparaître un genre, hélas. Dans un contexte évolutionniste, on peut poser la question ainsi : voilà une forme qui a vécu, à quoi tient son extinction ? Une réponse darwinienne consisterait à accuser l’inadaptation, la concurrence ?

Etant donnée la fonction assumée par cette poésie, se peut-il qu’elle ait cessé d’être remplie, ou du moins de façon adéquate selon le public de l’époque, par la poésie scientifique ? Glorifier, diffuser les travaux de la science, la rendre aimable et familière, explorer aussi aux côtés du savant de nouveaux territoires pour l’imaginaire… ces objectifs restent de mise, si l’on en juge par l’abondante production de vulgarisation scientifique, conférences et expositions comprises, à l‘époque. On pourrait y voir la signature du crime, ceci aurait tué cela : la collectivité à laquelle on s’adresse se serait tournée vers d’autres modes de vulgarisation, ou se serait montrée moins réceptive à celui-là du fait de ses habitudes de consommation culturelle. L’argument porte, mais ne suffit pas : d’abord parce que le tournant de la vulgarisation vers le spectaculaire et l’image n’est pas nouveau. Les sculptures de Benjamin Waterhouse Hawkins sous la direction de Richard Owen poursuivent la veine inaugurée par les romanciers « préhistoriques » et graveurs de « reconstitution » [4] . D’ailleurs malgré ses ambitions didactiques, cette imagerie se contente de mettre en scène, de donner à voir des univers révélés par la science. Il y aurait donc des causes internes pour expliquer le décès de la poésie scientifique, liées à sa propre constitution ?

Allons plus loin dans l’autopsie de notre genre, en le considérant dans son traitement justement des objets fossiles : comme la poésie scientifique, le fossile est un objet où s’inscrit le passé, qu’on déchiffre pour accéder à l’histoire du monde. Autant de raisons pour en faire un lieu révélateur, avec quelques précautions cependant : il est possible qu’il existe un biais dans cette approche, du fait de la problématique générique. En effet, les textes présentant des fossiles sont principalement des cosmogonies, des créations, travaillées nécessairement par le temps et nourries par des disciplines qui y sont liées : la problématique temporelle sera inopérante dans le champ médical par exemple, le plus important quantitativement du corpus pourtant.

Place et usages du fossile dans la poésie scientifique

De quels fossiles parle-t-on en poésie ? Fossiles vient de fodere : creuser la terre. Elie Bertrand, dans son Dictionnaire des fossiles propres et accidentels de 1763, précise : « tout ce qui se tire de la terre ou se trouve dans son sein » – aussi bien les « impressions », les coquilles et invertébrés imprimés ou conservés dans la roche, que les squelettes d’animaux plus imposants, aussi bien le végétal que l’animal. Sous cette acception, le fossile est très fréquent en poésie scientifique, où il tient souvent comme motif rhétorique le rôle qu’il tenait dans les cabinets de curiosités [5] .

Le merveilleux des mondes fossiles

Ainsi chez Delille, la terre est un cabinet de curiosités déjà constitué dans lequel le collectionneur, plus que le savant, va se servir.

« Avancez sous ces monts ; dans leur sein recélés, Combien d’autres trésors y sont amoncelés ! Le succin, le jayet, l’agate, la turquoise, Les schistes feuilletés, les lames de l’ardoise […] Enfin tous ces amas de matières terreuses, dans leurs noirs magasins confusément épars Trésor qu’à la nature emprunteront les arts. » [6]

Le nombre

Autre grand ressort poétique – par lequel on touche à la poésie épique – l’effet de masse, le nombre. Les armées de fossiles fournissent des tableaux frappants qui confinent, autre lieu poétique, à la « belle horreur ».

« Cuvier, le grand Cuvier appelle le concours Voyez-le remuant cet immense ossuaire, D’où sortent à sa voix, comme de leur suaire, Les convives des premiers jours. » [7]

« On dirait que du lit où la mort les rassemble, Ce peuple d’ossements en s’agitant ensemble Se lève, se ranime, et, chantant l’Eternel… » [8]

Au-delà de l’effet, le nombre est aussi source d’interrogation, car face au peuple d’ossements, comment trier, déchiffrer, que lire ? Le nombre rend le fossile muet par effet de bruit.

Le détail

Parce que les fossiles sont trop nombreux, il est de bonne stratégie de travailler sur échantillon. Voilà le fossile promu au rang de détail révélateur. Depuis Cuvier, le petit, l’anecdotique, le laissé-pour-compte, est valorisé comme levier du savoir :

Ceux qui nous éclairent sur la formation des pics géants, ce ne sont pas les géants du monde organisé ; ce sont au contraire les petits, les imperceptibles, les mollusques à coquilles, qui ont le secret des montagnes. Le mastodonte, le mammouth gigantesque n’ont rien à nous dire sur les Alpes. Consultez plutôt celui qui rampe, celui que tous les autres méprisent et foulent du pied, l’huitre, le pecten, et moins encore. » [9]

Petit, significatif, le fossile est devenu au cours du XIXe siècle, le signe par excellence. Sur quoi se fonde cette capacité à signifier ? Sur sa qualité, affirmée par Buffon, de « mémoire de la terre ». Deux termes reviennent dans les poèmes pour fixer cette qualité, tous deux de Buffon : le monument et la médaille [10] . Un monument, c’est un édifice chargé de porter une mémoire ; une médaille est à la fois une représentation par impression – comme beaucoup de fossiles – et un objet destiné à inscrire dans la mémoire (comme la poésie, du reste).

Le thème en est posé par Delille :

« Empreints sur la fougère ou sur ces marbres antiques, De l’ancien continent médailles authentiques Souvent dans ce grand livre à ses yeux sont offerts Les annales du globe et les fastes des mers » [11] ;

et repris par exemple par Anne Bignan dans son « Epître à Cuvier » :

« Tu trouves que jadis en des lits différents Aux êtres successifs elle assigna leurs rangs, Et que, les classant tous au fond de ses entrailles, La terre les garda, gigantesques médailles »

Cette comparaison place le fossile du côté du rebut : nous habitons « un amas de débris et un monde en ruines », selon la formule fameuse de Buffon. Ce n’est pas la moindre ambiguïté du fossile : il est à la fois ce qui reste, le rebut et, par assimilation de la vulgate transformiste, embryon, ébauche. Ruine et bâtisseur.

Et des corps enterrés dans leur couche profonde, Le tombeau le ramène au vieux berceau du monde. » [12]

Les historiens voient volontiers dans les fossiles, notamment les coquilles, des bâtisseurs, les constructeurs du globe, comme Michelet dans L’Insecte [13] . Delille une fois encore a fixé le topos que ses successeurs entonneront :

« Madrépores, coraux, coquilles et poissons, L’un sur l’autre entassés, composèrent ces monts Dont sur le monde entier se prolonge la chaîne. » [14]

Or, en tant que bâtisseur du monde, le fossile est destiné à prendre place dans le déroulé chronologique de l’histoire. Mais comme rebut, il s’apparente à la trace, comme elle partiel et énigmatique, et renvoie à un passé introuvable, méconnaissable.

« Pour ne pas compliquer par trop le Catalogue De ma muse hardie, et pseudo-géologue, Je ne veux distinguer ni Sols siluriens , Ni devoniens, ni houillers, ni permiens ; Où l’on ne voit, hélas ! dans les Mers, apparaître Qu’ébauches, qu’embryons d’existences à naître : Trilobites hideux, parents des Crustacés, Zoophytes, Poissons, à grand’peine classés » [15] […]

Sépulcre et berceau, ossuaire et embryon, le fossile est un nœud temporel, qui cristallise la contradiction entre temps historiques et géologiques, méthode historique et géologique.

Il y a là une tension palpable de fait dans la poésie scientifique toute entière, entre la chronologie caractéristique d’une vision historiciste du passé, et l’intuition d’une énigme irréductible du passé, qui ne s’approcherait qu’en remontant, au contraire, vers les origines. Si le fossile est signe de quelque chose, c’est alors d’un vacillement du rapport au temps : or quand la paléologie invente la remontée vers les origines, ceux qui font métier de raconter l’histoire, les écrivains, sont pris à contre-pied [16].

Le paradigme paléologique : prendre l’histoire à rebrousse-poil

Le fossile est pour l’homme du XIXe siècle le signe par excellence : trace, mais aussi indice. Le paradigme indiciaire défini par Carlo Ginzburg (« Marginal and irrelevant details as revealing clues ») semble avoir été inventé pour lui. La vérité n’est d’ailleurs pas loin : Umberto Eco [17].

« L’abduction »

La fécondité de l’analyse de Ginzburg a souvent été éprouvée du côté de la notion de « trace ». Or le paradigme indiciaire n’est pas seulement le concept de trace, mais aussi une méthode de reconstruction du passé à partir de la trace, soit la méthode hypothético-déductive. Pierce a décrit cette méthode, qu’il appelle parfois abduction – par opposition à la déduction, et à l’induction – comme une marche à rebours, chaque observation, même limitée, permettant une conjecture sur l’état antérieur qui restreint le champ des possibles, exorcisant la malédiction de la surabondance cacophonique des signes. L’abduction, souligne Pierce, a cette qualité qu’elle est la seule méthode de raisonnement qui permette l’invention, la création, car elle n’est pas prisonnière des règles rigoureuses de la logique formelle. Probabiliste et rétroactive, elle propose un modèle nouveau à la science, ouvert au provisoire et à l’approximatif, dès lors que d’une hypothèse provisoire et approximative on peut espérer remonter d’un cran à une vérité…

Diffusion de la méthode

Portée par l’engouement pour la paléontologie, cette méthode s’est diffusée jusque dans les sciences humaines. Quand Edgar Quinet affirme en 1870 que la paléontologie est un modèle pour les sciences et les arts (et doit le devenir pour l’histoire), c’est explicitement à propos de cette méthode. Comprendre est devenu synonyme d’origine et de généalogie : « l’histoire naturelle, qui était auparavant une description, devient pour la première fois une histoire » [18]. Face à chaque objet on se pose la même question : d’où vient-il, de quoi est-il le résultat. Et de degré en degré on remonte jusqu’aux êtres premiers.

Le géologue est ainsi décrit par Quinet comme un inlassable inventeur, créant des mondes que sans cesse de nouveaux détails découverts viennent invalider et transformer, dans une création ininterrompue qui n’atteindra jamais au vrai :

« Vingt fois il a repétri le globe dans ses mains, comme un sculpteur l’argile. S’est-il trompé, ce n’est que pour un temps. Son génie n’en a point été entamé, car il sait s’arrêter et se redresser à propos. La géologie lui a appris à vérifier ses univers antérieurs sur des documents de pierre. Il n’est dupe que pour un moment de ses créations antédiluviennes. Il corrige ses mers triasique, liasique, crétacée. Il retouche incessamment les paysages de ses archipels primaires, siluriens. Il biffe sur la carte ses îles permiennes, il leur trace d’autres contours. Et pourquoi ? Parce qu’un fait nouveau, imperceptible, un coquillage, un crustacé révélé d’hier, vient subitement changer la figure de cet univers perdu et retrouvé. » [19]

Des années après Quinet, la méthode a étendu son empire, et le critique Brunetière peut proposer au tournant du siècle une histoire littéraire qu’il qualifie d’évolutionniste [20], qui part du vivant, des effets, pour trier dans le fatras de documents passés et retrouver le mode de fonctionnement d’un phénomène [21] :

« Pour déterminer les motifs nécessaires de l’évolution du lyrisme, je n’ai pas descendu le cours de l’histoire, mais, au contraire, je l’ai remonté. Je suis parti de la considération du présent et de l’état actuel de la poésie. » [22]

Et ceci pourquoi ? Parce qu’on saisit mieux un phénomène en en observant les développements et les effets. Il donne l’exemple de la Révolution : si l’on comprend mieux ses ressorts aujourd’hui, ce n’est pas seulement grâce aux documents accumulés depuis lors, mais parce que « de 1830 à 1880, la Révolution elle-même a continué de vivre et de se développer ; qu’à mesure qu’elle se développait, elle a donc porté de nouvelles conséquences ; et qu’à la lueur des effets, voyant mieux, on a donc mieux compris la nature aussi des causes. ».

La démarche de remontée de l’objet compris comme produit et non comme donnée, vers ses causes, permet donc de trancher dans le fouillis des données, l’infini des histoires possibles.

Toute productive qu’elle soit, cette méthode issue de la paléontologie trouble singulièrement le rapport des hommes du XIXe siècle au passé, pour deux raisons :

- par l’inversion de la flèche du temps qu’elle implique : il s’agit d’expliquer le présent par ce qui vient avant, à reculons, au lieu de dérouler l’histoire à partir des commencements.

- Parce que la méthode paléontologique induit de surcroît une temporalité probabiliste : chargé de faire sens à partir de miettes de passé, elle n’a d’autre choix que de reconstruire le passé par hypothèses.

Le fossile, cette clef de l’herméneutique au XIXe siècle, révèle donc les apories de la poésie scientifique dans son rapport au temps. La paléontologie a imposé une autre modalité d’appréhension du passé, et les fossiles dénoncent l’illusion historiciste et font entrer les sciences du temps dans un régime probabiliste. Comment réagit la poésie scientifique à l’égard de ce changement de paradigme ?

La poésie à l’école des fossiles

Casimir Fusil, auteur d’un essai classique sur la poésie scientifique (1917) souligne que les poètes du XIXe siècle se sont trompés en empruntant le cadre didactique sans se demander si la science de leur époque pouvait entrer dedans [23] : « les méthodes de la vraie science ne sont pas les procédés de la description » [24]. Effectivement, rien n’a changé : on peut décrire Cuvier comme l’homme qui remonte le temps, sans que cela affecte les usages poétiques. La poésie scientifique semble se dérouler à contresens :

« Souvent dans ce grand livre à ses yeux sont offerts Les annales du globe et les fastes des mers ; Et des corps enterrés dans leur couche profonde, Le tombeau le ramène au vieux berceau du monde. » [25]

La poésie scientifique, un exposé à contresens

La poésie scientifique reste prisonnière d’un modèle narratif inspiré de la poésie épique d’une part, d’un modèle didactique marqué par l’ancienne science, celle des classificateurs, d’autre part. Ses strophes sont des chapitres, ses acteurs des classes, particulièrement en géologie, et là où le scientifique devine l’invisible à partir du fossile, elle monte du fossile aux couches supérieures.

Pourquoi maintenir un déroulé chronologique de l’histoire contraire à la méthode de découverte de ce passé – alors que la vulgarisation en prose, elle, va prendre son essor sur ce type de remontée aux causes, par la promotion de la leçon de chose [26] ? Sans doute parce que abandonner la chronologie serait pour la poésie perdre son cadre d’exposition. Le cadre chronologique entretient en effet une illusion bien utile : ce qui se suit chronologiquement semble s’enchaîner par un lien de cause à effet. De sorte que le passé devient une histoire.

Or les procédés de la description sont à l’époque ceux de l’histoire ; pour des raisons poétiques et épistémologiques. Fusil relève que les poètes « exposants », dont Bouilhet justement, procèdent un peu comme l’historien, colligeant du document pour composer ensuite des tableaux.

Cette approche exposante, par tableau, déçoit le public désormais qui attend de toute démarche de connaissance une archéologie, une remontée au sens. Les poètes scientifiques restent donc campés sur une conception classique, historienne du temps, un temps unidirectionnel, unilinéaire, et causal [27]. Or les découvertes paléontologiques montrent que le passé n’est pas tout à fait connaissable (tant d’espèces disparues !) ni compréhensible (puisque l’on ne sait à quoi rattacher tout cela) ni même représentable.

« The past is a foreign country »

L’archéologue Laurent Olivier, revenant sur les implications épistémologiques des exhumations fossiles à partir des années 1850, souligne cette leçon du fossile, comprise tard dans le siècle : les fossiles renvoient à tout un passé immense et à jamais perdu, l’histoire n’est pas tout le passé », mais « sa représentation consciente et fragmentaire » [28]. Il ajoute : « ce qu’il en reste se manifeste à nous tronqué, augmenté, transformé, sans que nous puissions faire la part de ce qui existait réellement, aux origines et de celles des modifications qui sont venues par la suite » [29]. Par le fossile, le passé s’avère « une terre étrangère, selon la belle expression de David Lowenthal, « The Past is a Foreign country » (1985).

La poésie scientifique s’avère donc au terme de cette enquête autour de l’indice fossile, incapable de sortir du cabinet des merveilles. L’examen du traitement des fossiles suggère que la poésie scientifique s’est éteinte d’avoir déçu l’horizon d’attente de son temps. Elle a cru échapper à la réinterprétation épistémologique imposée par la paléontologie à partir des années 1860. Passant à côté du nouveau paradigme, contrairement à la vulgarisation en prose, elle se cantonne à des fonctions d’exposition et de récitation de traités vite périmés, prisonnière d’une vision du monde comme livre à feuilleter… Ce faisant elle s’inscrit dans un rapport entre temps et savoir qui n’est plus celui des savants de son époque. Erreur paradoxale que d’avoir voulu suivre la flèche du temps contre l’archéologie du savoir tant l’une des fonctions essentielles de cette poésie, est d’être œuvre de mémoire. Or la mémoire n’est pas l’histoire : la mémoire, c’est le surgissement dans le présent d’un passé qui a quelque chose à lui dire, exactement, ce que produit le fossile. Pour l’avoir méconnu, cette poésie s’est condamnée, momentanément peut-être, à devenir à son tour fossile, c’est-à-dire morceaux arrachés à l’oubli par la seule grâce de la citation, l’anthologie, ou le pastiche, comme dans l’évocation que fait Saint-Saëns de ce continent (musical) disparu du passé dans la pièce du Carnaval des animaux qu’il intitule malicieusement « Fossiles ».

http://webetab.ac-bordeaux.fr/Pedag…

ps:

Muriel LOUAPRE – Signes fossiles dans la poésie scientifique du XIXe siècle

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009

notes:

[1] C’est le cas en 1861.

[2] Casimir Fusil, historien et analyste principal du genre, distingue ainsi poésie exposante (contemporaine) et descriptive (périmée à son sens) : « poésie exposante ne veut pas dire poésie descriptive ; celle-ci dans les livres savants recherche les occasions de décrire, aussi bien le cheval ou l’âne que la machine pneumatique et les effets de la bouteille de Leyde ; tout lui est également bon, et elle les décrit avec plaisir, abondance et minutie ; si bien que l’impression laissée est à peu près uniforme, confuse et fugitive. La poésie exposante compose des tableaux ; son ambition est de rivaliser avec la réalité passagère, celle d’aujourd’hui comme celle des mondes passés, évoqués par la science, de la fixer en relief, de la faire voir et toucher. » Casimir Fusil, La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, Éditions Scientifica, 1917, p. 145.

[3] Dans Mémoires d’une goutte d’eau, ouvrage de Samuel Frère destiné aux enfants, c’est un fossile, sage et ennuyeux, qui instruit la naïve goutte, l’assommant de mots savants et latins. De manière générale la passion du fossile a quelque chose de vaguement ridicule (voir Bouvard et Pécuchet).

[4] Au-delà de l’inspiration fantaisiste d’un Henry de la Beche, la collaboration entre paléontologues et artistes donne naissance très tôt à un art de la reconstitution gravée ou sculptée, strict pendant visuel de l’évocation poétique. On peut mentionner, outre Waterhouse Hawkins, les lithographies de Josef Kuwasseg, ou de Riou, illustrateur de Verne et Figuier, et les sculptures de Charles R. Knight (1874-1953) pour les musées américains.

[5] « Les cabinets regorgent de coquilles pétrifiées que l’on refuse de considérer comme des résidus organiques mais que l’on renvoie au déluge universel comme à leur origine miraculeuse », rapporte Thierry Hoquet, in Buffon : histoire naturelle et philosophie. Ed. Honoré Champion, 2005, p. 20. Jusqu’au XIXe siècle les fossiles sont supports de croyances, combinant parfois zoologie et mythologie. Ainsi des glossopètres, détecteurs et antidotes aux poisons, jusqu’au XVIIIe. Fin XIXe ce sont des tonnes d’os de dragons qui transitent par les ports chinois, pour usage médical.

[6] Abbé Delille, Les Trois règnes de la Nature, Tours, Mame, 1808, p. 80.

[7] M. Aliez, « La Terre aux premiers jours », Ode présentée au concours des Jeux floraux, 1855.

[8] Anne Bignan, « Epître à Cuvier », prix de l’Académie Française 1835.

[9] Edgar Quinet, La Création, Librairie internationale, 1870, p. 8.

[10] Thierry Hoquet, op. cit., p. 642 et sqq.. Les coquilles « comme monuments de la terre », permettent de ne pas avoir recours au miracle.

[11] Abbé Delille, op. cit., p. 72.

[12] Ibidem.

[13] Michelet, L’Insecte, pp. 77-79. Cette métaphore de l’édifice semble une constante dans l’historiographie du XIXe siècle : Taine reprend l’image de la maison pour justifier, dans les Origines de la France contemporaine, sa méthode d’exposition, les premiers âges étant la fondation des temps modernes. Est-ce qu’il n’irait plus de soi, dans les années 1880, de commencer l’histoire par les commencements ?

[14] Jacques Delille, op. cit., Chant IV.

[15] René Cotty, Antediluviana, Poème géologique, imprimerie Comte-Milliet, Bourg, 1876.

[16] Grand vacillement que constitue l’insertion de l’homme dans une lignée évolutive (les « Anciens » devenaient des « jeunes »).

[17] Peirce lui-même souligne le rôle de l’abduction dans la théorie évolutionniste (cf. Umberto Eco., Thomas A. Sebeok eds, The Sign of Three : Dupin, Holmes, Peirce, Indiana University Press, 1988) et Gillian Beer a depuis exploré ce rapprochement en montrant que le fameux chaînon manquant est ce point où se condensent passé et avenir (in La quête du chaînon manquant, Les empêcheurs de penser en rond, La Martinière, 1995)., suivant Pierce, a montré que sa présence dans l’histoire de l’art, les Detective stories et la psychanalyse, prenait sa source dans le modèle que constituait Cuvier et l’ébranlement induit par les exhumations fossiles [[The Sign of Three, op. cit., p. 86.

[18] Edgar Quinet, La Création, op. cit., p. 38.

[19] ibidem, p. 45

[20] « Comment naissent les genres, à la faveur de quelles circonstances de temps ou de milieu ; comment ils se distinguent et comment ils se différencient ; comment ils se développent à la façon d’un être vivant, – et comment ils s’organisent, éliminant, écartant tout ce qui peut leur nuire, et, au contraire, s’adaptant ou s’assimilant tout ce qui peut les servir, les nourrir, les aider à grandir ; comment ils meurent, par quel appauvrissement ou quelle désagrégation d’eux-mêmes, et de quelle transformation, ou de quelle genèse d’un genre nouveau, leurs débris deviennent les éléments, telles sont, Messieurs, les questions que se propose de traiter la méthode évolutive. », Ferdinand Brunetière, L’Evolution de la poésie lyrique en France, p. 4.

[21] Ferdinand Brunetière, L’Evolution de la poésie lyrique en France, p. 4.

[22] Ibid., p. 19.

[23] Sans compter que toute leur référence va à la peinture : le tableau.

[24] Casimir Fusil, op. cit., p. 56.

[25] V Jacques Delille, Les Trois règnes de la Nature, Tours, Mame, 1808, chant IV, p. 269.

[26] La leçon de choses, modèle d’apprentissage scolaire créé par Marie Pape-Carpentier pour les petites classes. Vulgariser, en prose, c’est se saisir d’un petit objet (revoilà l’indice), morceau de charbon, chandelle, verre, goutte d’eau, et remonter le cours de sa vie, à force de questions.

[27] Le passé est fondamentalement connaissable (parce que l’enchaînement de périodes suit une logique interne qui est celle du progrès humain (selon la Loi générale du progrès de l’humanité de Mortillet) ; le passé est fondamentalement compréhensible, car il concerne d’autres humains (c’est la Loi d’unité psychologique de Mortillet) ; le passé est fondamentalement représentable en tant que tel car chaque période a son identité propre qui correspond à sa place dans le déroulé (Loi de développement similaire de Mortillet).

[28] Laurent Olivier, Le Sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008, p. 61.

[29] Ibid., p.83.




« Arrêt de développement » et poétique de l’histoire

Si la pensée du XIXe siècle reconnaît la transformation des civilisations, des langues, de la nature, etc., elle n’est pas pour autant prête à admettre une évolution qui effacerait ce qui l’a précédée, et à s’installer dans un pur présent dont elle accepterait la labilité. Tout change, mais tout laisse des traces, de sorte que le présent contient d’une certaine façon la totalité des moments passés et des formes qu’ils ont produites. Il persiste dans la pensée du XIXe siècle une nostalgie du totum simul, de la totalité synchronique, qui entre en tension avec la conscience d’un flux permanent.

La théorie des arrêts de formation et de développement a connu une fortune certaine au XIXe siècle, comme l’atteste par exemple la longueur du développement qui lui est consacré dans le Larousse du XIXe siècle. Elle naît dans le cadre du transformisme et des spéculations sur l’unité de plan de composition. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire emprunte l’hypothèse au biologiste allemand Meckel pour en tirer l’explication des cas de monstruosité[1]. Il montre que les anomalies organiques consistent « dans la persistance, à une époque donnée, de forme, de structure, de volume, en un mot, de caractères appartenant normalement à une époque antérieure »[2]. Des causes accidentelles, liées au milieu, peuvent perturber la formation ou le développement de certains organes, voire de l’être tout entier pendant sa gestation. Cette explication battait en brèche la vision traditionnelle des monstres comme des anomalies inexplicables où il fallait voir la main de Dieu et les réintégrait dans l’ordre de la nature.

À partir de la tératologie, l’idée d’arrêt de développement devint un principe explicatif en anatomie comparée, une fois que l’embryologie eut montré les analogies entre les embryons des différentes espèces au cours de leur formation. On observa que pendant son développement l’embryon d’une espèce supérieure passait par des formes proches de celles des espèces inférieures. Les étapes de la formation semblaient donc reproduire la succession des espèces zoologiques. Les animaux les plus rudimentaires n’étaient tels que parce qu’en eux le développement du vivant s’était arrêté plus tôt que chez les autres. « Les êtres inférieurs sont comme des embryons permanents des êtres supérieurs, et réciproquement les êtres supérieurs, avant de présenter les formes définitives qui les caractérisent, ont offert transitoirement celles des êtres inférieurs. » (Larousse) En 1866 le biologiste allemand Haeckel tire de ces hypothèses la loi de récapitulation, ou d’équivalence entre la phylogenèse et l’ontogenèse[3].

L’expression « arrêt de développement » s’est diffusée hors de la biologie, chez divers penseurs du XIXe siècle dont l’œuvre porte la marque du paradigme organiciste. On la trouve chez Pierre Leroux, George Sand[4], Ernest Renan, Hippolyte Taine, Proudhon, etc., dans un emploi plus ou moins métaphorique. Néanmoins c’est sa transposition dans le domaine de l’histoire au XIXe siècle qui nous intéressera. Celle-ci était sans doute facilitée par le terme de « développement », qui appartenait au lexique des historiens (« développement de la civilisation humaine », « développement des nations »…). Chez Michelet et Quinet, c’est sous le Second Empire que le transfert de la notion apparaît de façon significative, peut-être du fait que leur intérêt pour les sciences naturelles s’accroît alors. Mais aussi comment ne pas songer que l’Empire, vécu par ces deux opposants comme un blocage de l’histoire, n’ait accentué leur attention à l’idée d’ « arrêt de développement » ? Née d’une inquiétude sur l’accomplissement de l’histoire, d’une crainte sur les failles qui la lézardent et l’empêchent de se totaliser, la référence à cette notion peut-elle se retourner au service d’une nouvelle poétique de la totalité ?

La Création de Quinet : une dernière poétique de la totalité

Dans ses dernières années d’exil politique en Suisse, Edgar Quinet compose La Création[5]. L’œuvre paraît en 1870 chez Lacroix, l’éditeur belge des opposants à l’Empire. Brouillé avec Michelet depuis la parution de sa Révolution, Quinet s’engage à son tour, et comme par défi, sur le terrain des sciences naturelles. Son livre expose la « révolution contemporaine de l’histoire naturelle » (t. I, p. I) : géologie, préhistoire, paléontologie, théories évolutionnistes. Il aborde ces différents domaines avec le souci constant d’établir des parallèles entre la connaissance du passé de la nature et celle du passé des sociétés humaines, renouant ainsi avec la philosophie de l’histoire inspirée de la Naturphilosophie qu’il avait esquissée en 1827 dans l’« Introduction » de sa traduction des Idées sur la philosophie de l’histoire de Herder. À ses yeux l’histoire humaine prolonge celle qui a précédé l’apparition de l’homme ; entre « les révolutions du globe et les révolutions du genre humain » il semble qu’« un même plan […] se déploie d’âge en âge » (t. I, p. 4). Avec cette somme, Quinet a sans doute l’ambition d’écrire un livre qui soit pour la fin du XIXe siècle l’équivalent de ce qu’a représenté le Génie du christianisme de Chateaubriand au début du même siècle. Déjà le titre de son livre de 1841, Génie des religions, ne prenait-il pas comme référence et rival le traité de son aîné ? Même perspective totalisante dans La Création que dans le Génie du christianisme, organisée évidemment autour d’une vision métaphysique et philosophique différente. Dans le livre de Quinet, ce sont les sciences naturelles modernes qui se substituent au rôle tenu par le christianisme chez Chateaubriand – mais, le titre le montre, la dimension religieuse est loin d’être absente de la synthèse de Quinet. Les découvertes des sciences naturelles modernes leur confèrent selon lui la capacité de situer dans sa juste perspective l’ensemble des activités et expériences humaines, politiques, intellectuelles, artistiques, linguistiques, sociales… Les sciences naturelles ne sont pas une religion, mais conduisent à une nouvelle perception globale du cosmos dans lequel l’homme contemple un sens, un ordre, une harmonie, une dynamique. Enfin de la même façon que le Génie du christianisme est indissociable de l’écriture épique des Martyrs chez Chateaubriand, La Création doit être pensée par rapport au genre épique qu’Edgar Quinet a voulu ressusciter. Même projet de totalité en deux versants, traité et poème. Mais dans le cas de Quinet, le traité qui pense la totalité succède aux tentatives insatisfaisantes de la réaliser en idée artistique. La Création est comme une ultime tentative de justifier l’ambition épique, mais elle porte aussi les stigmates de son échec.

Majestueuse reconstruction de tout l’édifice de la pensée à partir des sciences naturelles, La Création n’en laisse pas moins percevoir le socle miné sur lequel elle s’élève. Les sciences naturelles – plusieurs chapitres manifestent la conscience qu’en a Quinet – contredisent l’aspiration à la totalité, forcent à la considérer comme archaïque, illusoire. Le savoir ne saurait être que fragmentaire, la démarche scientifique implique que l’on reste conscient de ce qu’on n’a pas les moyens de connaître. Dans le livre premier, Quinet envisage le bouleversement qu’impliquerait dans la pratique des historiens la transposition de la méthode employée en géologie. Elle supposerait que l’on parte du connu, du présent, pour aller, par une démarche régressive, vers le moins connu, alors que l’exposition historique partant des temps les plus reculés pour se diriger vers le présent nourrit l’illusion d’un savoir total et continu depuis les origines[6]. Dans d’autres passages de La Création, Quinet met en avant la conscience de l’irréversibilité de l’évolution qu’imposent les sciences de la nature[7], souligne l’immensité de ce qui restera à jamais inconnu et dans l’histoire de la nature et dans celle des hommes : « nous ne connaissons, dans cette mer du passé, que certains points qui surnagent ; le reste a été enseveli pour toujours ; il n’en est pas autrement des espèces organisées dont quelques unes seulement ont laissé des vestiges. » (livre XI, chap. v, « Les lacunes dans la nature et dans l’histoire », t. II, p. 322)

Pourtant, si Quinet perçoit bien une contradiction entre esprit scientifique moderne et saisie de la totalité, cette lucidité n’empêche pas l’entreprise de réparation (ou si l’on préfère de dénégation) de l’emporter, et Quinet de trouver dans le savoir scientifique un modèle pour étayer son projet de totalisation. Une logique d’extension l’emporte sur la contradiction entre démarche scientifique et démarche poétique. Sensible au fait que la totalité historique menace ruine[8], il déplace la question sur un plan supérieur, où l’histoire serait englobée dans la nature.

La notion d’arrêt de développement telle que l’anatomie comparée l’a conçue joue un rôle clé dans la façon dont Quinet adapte les théories de l’évolution à son projet de totalisation. Bien qu’il fasse allusion à Darwin (il semble d’ailleurs connaître plutôt le darwinisme social), ses références en histoire naturelle paraissent dans leur orientation générale relever du transformisme. Il reconnaît une évolution globale de la nature, mais une fois apparues les espèces se fixent. « Ce qui forme l’espèce est ce que les naturalistes appellent le point d’arrêt dans le développement du germe embryonnaire. » (t. II, p. 339) La « chaîne des êtres organisés » qui se déploie dans le temps est analogue à celle qui se déploie dans l’espace. Chaque période géologique a favorisé l’apparition d’une faune et d’une flore particulières dont certaines espèces actuelles témoignent encore. Le développement des espèces les plus archaïques s’est arrêté au moment où leur milieu d’origine disparaissait mais elles se sont en partie perpétuées depuis lors. Quinet ne se départit pas d’un certain fixisme. Il récuse l’évolution des espèces animales elles-mêmes. Une fois formées au temps où leur milieu naturel prospérait, elles se figent et ne varient que superficiellement. Seule l’espèce humaine est sujette à une évolution (encore n’est-ce pas une évolution biologique mais culturelle). Dans le flux du devenir, chaque espèce porte ainsi le sceau de l’époque où elle a vu le jour, empreinte qui la date comme une médaille. Il suffit de contempler la variété des espèces actuelles pour voir se dessiner une chronologie vivante. Cette représentation de la chaîne des êtres conforte la précellence de l’homme. Ainsi, en tant que créature la plus récente, ce dernier contient les formes qui l’ont précédé. Quinet reprend la vieille image de l’homme microcosme :

En même temps tous ces êtres qui l’ont précédé et cette longue suite d’ancêtres l’expliquent à lui-même. En lui, ils rampent, en lui ils volent ; en lui, il s’achèvent et revivent. Matière et substance des passions forcenées qui rugissent en lui. Formé de ces mondes antérieurs, voilà l’argile dont il a été pétri. C’est pour cela que tous les moments de l’univers se retrouvent en lui. (I, p. 88)

 La Création revit dans le psychisme humain sous une forme mi-pulsionnelle mi-métaphorique, mais elle se reflète également dans la nature, et d’une façon là aussi élaborée. L’hypothèse des arrêts de développement est mise au service d’une poétique de l’évolution. Le caractère de chaque ère se perpétue à travers des animaux qui en portent encore l’empreinte. Ceux-ci ne sont pas exactement identiques à leurs ancêtres mais en actualisent le « type »[9].

Ainsi les âges du monde ne s’écoulent pas sans laisser une figure vivante d’eux-mêmes. Ils s’impriment d’une manière ineffaçable dans les créatures qui se succèdent. Ils revivent en elles. Chaque moment de la durée s’est pour ainsi dire fixé dans un type, une espèce, une famille qui le représente. Si le désert disparaissait, il serait encore figuré dans le chameau. À ce point de vue, la série des êtres organisés reproduit, de nos jours, la série des grandes époques écoulées. Chaque végétal, chaque animal, ramené à son type, est comme une date fixe dans la succession des événements qui forment l’histoire du globe. (t. I, p. 132)

Il y a donc une mémoire de l’évolution immanente à la nature, mais une mémoire stylisée, qui concentre toute une ère en un « type » animal. Le temps opère un travail de concentration et de typisation comme le poète. S’il arrive qu’il y ait des lacunes, par exemple qu’on ne retrouve pas les formes intermédiaires entre l’homme et son ancêtre commun avec le singe, cette absence même est le résultat d’une condensation signifiante :

Si l’on ne découvre pas ces restes d’hommes, voisins par le crâne de la famille des singes, c’est que la nature ne s’est pas reposée longtemps dans cette première forme de l’homme. Aussitôt commencé, elle a voulu l’achever. La différence de l’un à l’autre a grandi rapidement, comme si la nature eût voulu enfouir son ébauche. (t. I, p.305)

D’ailleurs dans ce cas, en l’absence de fossile matériel, on trouvera le chaînon manquant dans la poésie : le Caliban de La Tempête fournit le modèle poétique de l’ancêtre de l’homme. Ce qui faute de paraître rigoureux sur le plan de la science, est parfaitement cohérent avec la vision d’une Création analogue au travail poétique. Sur un autre plan, comme l’homme récapitule la Création, ses religions et sa poésie inventent des formes qui rappellent celles qui ont existé ou préfigurent celles qui viendront : « anciens rugissements de la nature en travail, sifflements de serpents diluviens qui ont trouvé un dernier écho dans le cœur de l’homme, pressentiments cachés de formes futures, encore enveloppées dans les formes du présent » (t. I, p. 105). Quinet insiste sur la proximité des fossiles et des œuvres d’art :

[…] je veux comparer les œuvres fossiles de la nature et les sculptures de l’art humain. Les unes et les autres sont de pierre. Mais les premières ont eu leur vie réelle ; les secondes ont toujours été ce qu’elles sont aujourd’hui, inanimées. La ressemblance entre elles, c’est qu’elles représentent toutes des formes étrangères au monde actuel, les unes au-dessous, les autres au-dessus des types que nous connaissons. (t. II, p. 280)

On comprend mieux que Quinet ait choisi pour son livre le titre de « Création » plutôt que d’adopter celui, plus moderne, d’« Évolution », voire d’« Évolution créatrice ». La nature naturante opère sur elle-même une recréation artistique (en sélectionnant les types qui représentent les âges révolus) ; celle-ci se prolonge dans l’activité créatrice et anticipatrice de l’homme. Par le biais de ce processus, le temps qui s’écoule se trouve contenir l’éternité, la totalité simultanée de ses moments.

Autant que les fossiles, et mieux qu’eux sans doute, les animaux actuels – tous résultats d’arrêt de développement – figurent l’évolution. C’est qu’à la différence des fossiles, ils n’en sont pas les simples signes. Ils ont une plus grande valeur poétique, étant à la fois vivants, concrets, présents, et idéaux : « Ce ne sont pas seulement les fossiles qui attestent la figure du passé ; l’éternité vivante veut être éternellement représentée par des vivants. » (t. I, p. 132)

Le cas des insectes permet à Quinet de développer l’image du fossile vivant. Les insectes selon lui n’ont pas évolué depuis l’ère tertiaire. Image même de l’immutabilité. Non seulement ils offrent à la vue les hiéroglyphes animés des âges disparus, mais ils font entendre la rumeur fossile de ces derniers.

 Le soir vient, l’ombre grandit. Écoutez ! les grillons et les criquets reconnaissent l’ombre épaisse de la forêt première, alors que la terre, enveloppée d’un nuage de vapeurs, se dérobait au soleil et que les fougères arborescentes les couvraient de leurs frondes gigantesques. Ils se réjouissent de la fin du jour comme si c’était le retour des anciens âges du monde, et, de leurs cris redoublés, ils évoquent la nuit primordiale où ils ont pris naissance. Caché dans sa retraite, le grillon fait entendre un écho continu et souterrain des époques primaires. La cigale chanteuse résonne. C’est le patriarche du chant, la même voix stridente qui a rempli, sans se lasser, les rivages blanchissants de la mer de Craie. Ce chant n’est encore que l’effet mécanique d’une membrane tendue comme un tambour de basque ; il semble n’avoir pas d’âme, comme la nature à son berceau. À cette note infatigable voici que s’ajoute le dernier bourdonnement de l’abeille qui retourne au gîte. Autre temps, autre monde. Âge des fleurs qui s’étend jusqu’à nous ; Enfin le frôlement du papillon de nuit, le dernier des insectes floraux, nous apporte le souffle nocturne des forêts impénétrables du monde tertiaire. (t. I, p. 232)

Ce sont de nouvelles harmonies que font découvrir les insectes, enrichissant d’une insondable profondeur temporelle la rumeur où les « poëtes », « littérateurs » et « philosophes », n’avaient jusque-là entendu que le « vague murmure de la vie universelle » (p. 231). La mémoire des âges évanouis s’exprime donc dans un chant, qui appelle « un sentiment nouveau de la nature vivante » (p. 225). Le chant des oiseaux, de même, « emprunte aux bruits de la nature une partie de ses trésors ; par où s’expliquent les consonances de ces voix avec le monde environnant » (II, p. 68). Le chant de l’oiseau n’est donc pas (seulement) lyrique mais épique, le monde qui l’entourait autrefois chante en lui comme il bruit dans l’insecte. Les harmonies de la nature retracent l’épopée du vivant :

Ainsi tous les accents de la nature morte ou animée ont leur écho et leur consonance dans la nature vivante. Et qui sait si parmi ces voix, ces cris qui nous étonnent aujourd’hui, il n’y a pas le dernier retentissement d’une époque paléontologique dont tout vestige vivant a disparu ? Peut-être tel cri d’oiseau qui nous est insupportable est-il l’écho, l’imitation traditionnelle d’un bruit qui s’est éteint avec une certaine époque du monde. (t. I, p. 120)

Chez Quinet, la notion d’arrêt de développement soutient l’idée d’une mémoire immanente de la nature, prête à se prolonger dans l’histoire écrite par les hommes, dont le poème épique est la forme idéale. Fossiles et espèces vivantes sont autant de types, qui représentent le passé, le donnent à imaginer. La conscience de l’évolution n’empêche pas la perception de la totalité. Cependant, la fragilité de la démarche conjuratoire de Quinet transparaît dans le fait que l’arrêt de développement, notion clef de sa conception de la totalité, est aussi son point faible.

À la fin de l’œuvre transparaît l’hypothèse d’un arrêt de développement touchant l’homme lui-même et découronnant l’édifice de la Création. Accident de la morphologie humaine dû au despotisme : le crâne rétrécit chez les peuples asservis, le despotisme « endommage la boîte osseuse » (t. II, p. 394). Il arrive que la conscience humaine disparaisse[10]. L’homme n’est peut-être pas le dernier mot de la Création, il sera peut-être supplanté par une autre espèce, et lui-même restera figé (et même dégradé) comme ces espèces qu’il domine actuellement[11]. Le principe de totalisation risque de n’être qu’un leurre. « Nous voyons toute chose comme un fragment. » (II, p. 407) Ces considérations se multiplient dans les derniers chapitres. Quinet laisse transparaître des doutes sur le grand édifice qu’il construit. Ce ne sont pas les aspects les moins intéressants de l’œuvre. Le pessimisme de Quinet lui donne une acuité critique qui dissone avec sa poétique réparatrice. Au fond, Quinet n’a pas su se donner la poétique de ses idées les plus percutantes.

Michelet : une poétique du devenir

La notion d’arrêt de développement apparaît dans l’œuvre de Michelet dès les années 1840. Au premier abord, de façon plus ponctuelle que chez Quinet, et uniquement dans sa relation avec la tératologie. L’arrêt de développement signale une anomalie du cours de l’histoire, une évolution bloquée. L’emploi de l’image est satirique lorsque celle-ci s’applique à la bourgeoisie dans Le Peuple  :

La glorieuse bourgeoisie qui brisa le moyen âge et fit notre première Révolution au quatorzième siècle eut ce caractère particulier d’être une initiation rapide du peuple à la noblesse. Elle fut moins encore une classe qu’un passage, un degré. Puis ayant fait son œuvre, une noblesse nouvelle et une royauté nouvelle, elle perdit sa mobilité, se stéréotypa et resta une classe trop souvent ridicule. Le bourgeois du dix-septième et dix-huitième siècle est un être bâtard que la nature semble avoir arrêté dans son développement imparfait, être mixte peu gracieux à voir, qui n’est ni d’en haut ni d’en bas, ne sait ni marcher ni voler, qui se plaît à lui-même et se prélasse dans ses prétentions.[12]

Ce portrait charge va évidemment à l’encontre d’une représentation de la bourgeoisie comme summum de l’évolution historique, à quoi tendait l’historiographie libérale de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Chez Michelet, l’arrêt de développement ne produit pas un type mais un stéréotype. Une partie qui se sépare et s’isole du tout, qui n’entretient plus de relation avec lui, devient une classe qui cherche à se reproduire. De même que l’on parle de darwinisme social, il faudrait créditer Michelet d’une théorie sociale de l’arrêt de développement : « Partout, au contraire, la bourgeoisie, qui fut l’ascension du peuple, sera un obstacle au peuple, l’arrêtera au besoin et pèsera lourdement sur lui. »[13]

L’arrêt de développement ne sert donc pas comme chez Quinet à penser la succession normale des formes historiques. La notion pointe un dysfonctionnement, quelque chose qui vient perturber le cours du « grand récit » préétabli par la raison. Toujours liée à l’idée d’une déformation monstrueuse, l’expression se réfère d’abord au corps, même si cet indice physique renvoie à un sens historique plus large. C’est en observant un portrait de Mme de Maintenon que Michelet perçoit une anomalie :

Plus je regarde cette femme, si peu femme, qui n’eut pas d’enfants, plus je sens que les misères de ses premières années, sa situation serrée, étouffée, eurent en elle les effets d’un arrêt de développement. Elle resta à l’âge où la fille est un peu garçon. Elle n’eut pas de sexe ou en eut deux. De là une certaine masculinité de l’œil et de l’esprit.[14]

Ou encore lorsqu’il s’attache (à partir dit-il de « peintures égyptiennes ») à l’apparence physique des Phéniciens :

Les autres, que je crois Phéniciens, ne sont pas comme ce Babylonien, serrés de jolies robes. Ils sont, comme marins, prêts à agir et les bras nus, court vêtus de petites jupes (de sparterie ?) qui n’entravent pas l’action. Leur regard est celui de gens qui toujours voient au loin sur la grande plaine de la mer. La figure, belle et grave, étrange pourtant, étonne fort : ils n ont pas de cou. Étranges avortons, ils ont eu, par l’effet des vices précoces, un arrêt de développement. Ils ont sur le visage un froid cruel qui doit les mener loin dans leurs affreux commerces leurs razzias de chair humaine.[15]

 L’arrêt de développement reporte l’attention sur la matière, sur la singularité, sur le corps – toutes choses susceptibles d’interférer dans le « grand récit ». Lié à l’art (puisqu’il est saisi dans des représentations) comme chez Quinet, l’arrêt de développement correspond cependant chez Michelet à une toute autre conception de l’œuvre d’art, ne visant pas l’idéal mais exprimant la singularité. Chez Michelet, le transfert de la notion d’arrêt de développement s’intègre dans une conception de l’histoire comme saisie de la singularité concrète lorsqu’elle interfère avec le plan idéal du développement humain. Michelet prend ses distances avec une histoire relevant de la discursivité. L’histoire idéale constitue dans son œuvre l’horizon sur lequel se détachent constamment des tourbillons, des accidents, des dévoiements… La réalité historique apparaît comme la forme tératologique d’un poème épique programmé (le poème du progrès et de l’émancipation) mais n’arrivant jamais à se développer normalement.

Cependant comme chez Quinet où l’arrêt de développement est à la fois ce qui signale les menaces pesant sur l’histoire humaine et la clef de voûte d’une poétique de la totalité, l’arrêt de développement est aussi chez Michelet affecté d’une fonction historique positive. Il désigne toujours une anomalie et concerne des êtres exceptionnels : Jeanne d’Arc (l’expression n’est pas explicitement utilisée, mais le texte suggère qu’elle n’est pas réglée, qu’elle n’est donc pas allée au terme de sa croissance), Geoffroy Saint-Hilaire, et dans le Journal la deuxième épouse de l’historien, Athénaïs[16]. Dans ces exemples, l’arrêt de développement ne correspond pas à un blocage, au contraire il maintient l’être dans l’indéterminé, en deçà de l’enfermement dans une identité, dans une fonction (ainsi Jeanne d’Arc et Athénaïs échappent-elles à une différenciation sexuelle qui les réduirait à un destin féminin). Les êtres qui présentent un arrêt de développement échappent aux caractères limitatifs, à la définition, et sont prédisposés à l’invention, au surgissement du nouveau, bref à la création.

Geoffroy, l’inventeur de la théorie des arrêts de développement, présente lui-même des signes de cette anomalie. Resté « enfant », c’est-à-dire conservant de ce stade une proximité plus grande avec les formes communes à tous les êtres vivants, il est plus qu’un autre capable de sentir et d’affirmer leur parenté :

Geoffroy fut un enfant, un simple, un saint. Sa grosse tête disproportionnée qui semblait indiquer un arrêt de développement, resta enfantine jusqu’au dernier âge. Il était fils et petit-fils des célèbres apothicaires dont l’un (dans une thèse sur la génération) posa « du ver à l’homme » la parenté du monde. Grande vue prophétique qui semble avoir passé dans le sang de son petit-fils.

Quand je vis celui-ci, je fus illuminé. Sur sa face débonnaire et un peu prosaïque, des yeux charmants, de candeur adorable, rayonnaient. C’était l’expression souriante d’un enfant qui aurait en lui la vision d’un spectacle merveilleux et attendrissant. Le grand jeu de la vie, de ses métamorphoses, ses amours et ses parentés, – bref, Dieu même, – était dans ses yeux, avec un cœur de femme, de mère et de nourrice, pour aimer, observer, couver les moindres êtres.

L’amour universel fut sa seconde vue. Il en tira les dons les plus contraires à sa nature fougueuse, la finesse, la patience. On a l’œil perçant quand on aime. Le premier, et mieux qu’aucun homme mortel, il vit en toute organisation le point où cessent les contrastes apparents, où les analogies s’engendrent, où l’unité se fait de l’une à l’autre. Tous ainsi, vus de près, se trouvent être frères. Adieu l’orgueil. Les moindres animaux sont cousins ou aïeux de l’homme.

Ce que la république humaine, dans sa crise, ses douloureux enfantements, cherchait, manquait et essayait encore, son idéal, son but poursuivi, la fraternité, c’est le simple fond de la Nature. C’est son beau secret maternel. Grande et nouvelle religion !… Salut ! Fraternité des êtres ![17]

Chez Michelet l’arrêt de développement ramène à une totalité conçue comme l’état antérieur à la différenciation. Il reporte à l’en deçà des genres, au flux du vivant dans lequel s’égalisent et se confondent toutes formes. Du point de vue de l’écriture, il tend à caractériser la prose historique elle-même comme une écriture du devenir, cultivant l’infra-généricité. Cette régression en deçà des genres est conçue comme un progrès dans la mesure où elle conduit à percevoir l’unité essentielle du flux vital, la solidarité de tous les êtres et le fait qu’il ne saurait y avoir de progrès que de tous ensemble.

La notion d’arrêt de développement permet de saisir deux visions différentes de l’évolution chez Quinet et chez Michelet. Pour le premier, la création est ce qui extrait des « types » successifs du magma de la vie. Pour le second, c’est l’unité du vivant qui est la création même, ce mouvement global emportant tous les êtres avec lui, ce « fleuve vivant » « opérant sur lui-même et transmutant ses eaux », qu’il évoque dans l’Histoire du XIXe siècle à propos des divergences entre le transformiste Lamarck et le fixiste Cuvier[18].

L’histoire comme l’histoire naturelle sont chez Michelet une saisie de « la fluidité des formes vivantes »[19]. Ainsi dans La Mer, le livre II, intitulé « La genèse de la mer » – et qui est donc à sa façon un récit de la Création –, met en lumière la plasticité des formes apparaissant et se résorbant dans la mer pour donner lieu à d’autres formes. Le corail lui-même n’y figure pas comme une pétrification, Michelet n’a de cesse de lui rendre la vie, de le refaire « fleur de sang ». La fossilisation est à ses yeux mortifère, elle s’oppose exactement à la production de la vie[20].

L’arrêt de développement, chez Michelet, selon une ambivalence qui caractérise presque toujours ses « thèmes » comme Barthes les appelle, désigne soit la sclérose néfaste d’une croissance qui aurait dû se poursuivre soit à l’inverse le ressourcement au « fleuve vivant ». Chez Quinet, l’arrêt de développement scande la marche normale du progrès, il fond les caractères qui s’impriment sur le livre de la Création. La Création est un déploiement de formes qui peuvent bien se récapituler dans une poésie supérieure, mais ne s’effacent jamais en tant que formes. Pour résumer ce qui distingue ces deux poétiques de l’histoire, on pourrait dire que l’évolution selon Quinet est apollinienne – le devenir s’étage dans des formes fixes – tandis que chez Michelet elle est dionysienne, elle ne vaut que si elle ramène à l’unité du fleuve vivant qui progresse sur lui-même, en lui-même – les formes se résorbent dans l’unité en devenir. D’un côté une poétique du développement de l’autre une poétique du devenir.

[1] Sur cette question scientifique, on consultera utilement :

– B. Duhamel, « L’œuvre tératologique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d’histoire des sciences, 1972, vol. 25, n° 4, p. 337-346.

– J. Rostand, « Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et la tératogenèse expérimentale », Revue d’histoire des sciences, 1964, vol. 17, n° 1, p. 41-50.

– G. Laurent, « Le cheminement d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) vers un transformisme scientifique », Revue d’histoire des sciences, 1977, vol. 30, n° 1, p. 43-70.

– P. Tort, L’Ordre et les monstres, Editions Syllepse, 1997.

[2] Larousse, Dictionnaire, article « Arrêt de développement ».

[3] Dans sa Morphologie générale (Generelle Morphologie der Organismen, Georg Reimer, 1866).

[4] « Il avait les traits vagues avortés pour ainsi dire l’œil terne le regard distrait le sourire sans expression Cela tenait à des excès de travail et à de longues veilles qui avaient fait arrêt de développement dans sa jeunesse. » (George Sand, Tamaris, Michel Lévy frères, 1862, p. 208)

[5] Dans la suite de l’article, nos citations renverront toutes à la première édition de La Création chez A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Bruxelles, 1870, 2 vol. Les numéros de tome et de page seront indiqués entre parenthèses à la suite de la citation.

[6] Voir l’intéressant chapitre IX du livre premier, envisageant de renverser la méthode historique en commençant par la description de l’époque contemporaine pour remonter progressivement vers les « faits dont les racines plongent dans une époque antérieure » (p. 59). « Je ne serais point entraîné par une curiosité vaine à suivre la série des temps, ni par le désir de savoir comment finit le conte ; je ne céderais qu’aux nécessités de la logique. » (p. 60)

[7] « La nature ne retourne pas en arrière ; elle ne refait pas ce qu’elle a détruit, elle ne revient pas au moule qu’elle a brisé. Dans le nombre infini des combinaisons que l’avenir renferme, vous ne reverrez pas deux fois la même humanité, ni la même flore, ni la même faune. » (II, p. 282)

[8] Ruine conduisant à l’éclatement du modèle épique, ce dont Victor Hugo prend acte dans La Légende des siècles. Quinet, inutile de le dire, réprouve cette épopée en lambeaux.

[9] « Aujourd’hui les crocodiles du Nil, les gavials du Gange, les caïmans de l’Amazone diffèrent, par beaucoup de traits, de leurs ancêtres. Le temps, la succession des événements géologiques ont agi sur cette dure postérité, en modifiant ses dents, ses mâchoires, ses rames ; mais rien n’a pu effacer le premier caractère, celui qu’elle a reçu de l’âge du monde où son type a paru pour la première fois. Partout où un crocodile, un caïman épie sa proie au bord d’un delta, il porte témoignage de l’époque engloutie qui lui a donné son empreinte. Il fait revivre, en partie, cette époque ; il la perpétue, il éternise pour nous cette première forme du monde, dans l’île triasique, liasique, qui semble de nouveau émerger avec lui à la surface des anciens océans. » (t. I, p. 131)

 

[10] « Qu’est-ce donc que la conscience humaine ? Je le sais maintenant. La conscience est plus fragile que nous ne pensions. Elle peut disparaître, pour un temps, d’un peuple, même de l’espèce humaine presque entière et ne survivre que dans quelques rares individus oubliés, ensevelis vivants. Elle n’est pas de fait indomptable, cette colonne d’airain que l’on imaginait. Bien souvent, c’est un roseau, moins encore si le vent se déchaîne. De là, cet échafaudage de religions, de systèmes, de codes ; contreforts amassés pour soutenir ce brin d’herbe ; bien souvent ils l’écrasent. » (t. II, p. 397)

[11] « Tout au contraire, il faut maintenant nous accoutumer à cette nouvelle, que l’homme passera, comme ont passé les ammonites et les roseaux primaires, et que d’autres vies plus complètes, sans doute meilleures que la sienne, s’épanouiront à sa place. » (t. II, p. 417)

[12] Michelet, Le Peuple, éd. P. Viallaneix, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1974, p. 131-132.

[13] Michelet, Renaissance, « Introduction », Éd. des Équateurs, 2008, p. 66.

[14] Michelet, Louis XIV et la Révocation de l’Édit de Nantes, Éd. des Équateurs, 2008, p. 207.

[15] Michelet, Bible de l’humanité, éd. L. Rétat, Paris, Champion, 2009, note 93, p. 250-51.

[16] Journal, Paris, Gallimard, 1959, t. II, p. 592, et t. III, 1976, p. 281.

[17] Histoire du XIXe siècle, Œuvres complètes t. XXI, Paris, Flammarion, 1982, p. 132-133.

[18] Ibid., p. 497-498.

[19] Ibid.

[20] Comme en témoigne ce cas médical cité dans La Femme (on remarquera la dernière phrase, qui ramène au moins la pensée à la fluidité) : « Cette singularité infiniment rare, c’était un calcul considérable trouvé dans la matrice Cet organe généralement si altéré aujourd’hui mais peut être jamais à ce point révélait là un état bien extraordinaire Qu’au sanctuaire de la vie génératrice et de la fécondité on trouvât ce cruel dessèchement, cette atrophie désespérée, une Arabie si j’ose dire, un caillou, que l’infortunée se fût comme changée en pierre ! Cela me jeta dans une mer de sombres pensées. » (La Femme)

ps:

Paule PETITIER – « Arrêt de développement » et poétique de l’histoire chez Michelet et chez Quinet

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009