Projections: Des organes hors du Corps

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L’intertexte scientifique en poésie

Cette bande déroulante est piquée de petits fragments de science qui, plutôt que de former une courtepointe, selon une métaphore bien connue, multiplie des pointes mais qui sont vraiment courtes, des piqués pour ainsi dire au sein d’un discours qu’on tient généralement comme suspect envers la science. Cette suspicion a pu être alimentée pendant un certain temps par ceux qui opposaient la littérature et la science en termes de pur et d’impur, de concept et d’image, de concret et d’abstrait. Je ne ferai pas la nomenclature de tous les textes et auteurs qui composent cette trame éclectique, je lancerai les quelques pistes que me suggère ma fréquentation de ces textes.

Au départ il est une chose qui apparaît assez claire, c’est que la science, contrairement aux idées reçues, n’est pas le no man’s land du discours poétique. Il suffit d’évoquer, à titre d’exemple, la vogue certes brève mais significative de la poésie scientifique au XVIIeme siècle ou la place que les Romantiques allemands accordaient à la science dans leur conception esthétique. Plus près de nous, Michel Camus, qui relançait la controversé ouvrage de Charles Percy Snow, The two cultures , a proposé le terme de Transpoétique : la main cachée entre poésie et science, pour signaler à son tour : « On constate depuis quelques années, une sorte d’accélération des tentatives de dialogue entre les chercheurs de vérité du « Quoi ? » et les chercheurs de vérité du « Qui ? », entre les scientifiques et les « littéraires ». ». Camus bien entendu n’invente rien et ne fait que prolonger la volonté de certains littéraires et scientifiques (et dont certains occupent les deux sphères d’activité) de mettre fin à la séparation arbitraire entre les deux.

Cernons maintenant d’un peu plus près notre objet : l’insertion de fragments de savoirs scientifiques au sein du texte poétique. Je définis donc au point de départ l’intertexte scientifique comme un mot ou un syntagme identifiable à l’intérieur du texte et qui sert de renvoi à une loi, un axiome ou de manière plus générale, à l’encyclopédie d’une science donnée. La première question qui se pose est celle-ci : que devient un texte scientifique (voire un microtexte) quand il est importé dans et par le discours poétique ? Sur le plan rhétorique, l’intertexte accède-t-il à un statut métaphorique ? Et sur le plan de l’interaction entre les deux discours, l’intertexte est-il l’irruption d’un désordre au ou, au contraire, la manifestation d’un ordre second ? Je n’ai pas de réponse précise à ce propos dans la mesure où les liens entre le texte poétique et les fragments de savoir peuvent prendre de multiples formes : confrontation, résistance, ironie, ludisme, parodie ou, au contraire, il peut devenir une matière qui alimente le lyrisme, comme dans cet extrait de Jocelyne Felx :

Ta vitesse dépend de l’inclinaison de tes coups de foudre. En divisant chacun de tes déplacements par le temps écoulé, tes genoux tiendront, des échos naîtront du frottement de tes pieds. Tu compteras tes pas sans avancer, t’éloignant, parfois, excessivement de nous. Tu manipuleras l’univers, en déplaceras certaines parties, rendant visibles des lunes lointaines, sans rien changer, pourtant, à la pesanteur de notre terre, et au fait que près du soleil, tout se réchauffe, sublime et forme une traînée de poussière […]

Alors que chez Gilles Cyr, la vérité du sujet tendra plutôt à s’opposer à la vérité scientifique : Qui dit que je n’ai pas les habiletés de base ?

une fois que j’ai appris à lier les mouvements
tournant sur moi-même un biscuit dans une main
une brochure dans l’autre et ça il faut le faire
je m’arrange encore pour passer à Véga
à vitesse constante selon les instruments

Par conséquent, un fragment de savoir savant peut-il jamais être métaphorique ? Suffit-il de poser que tout texte littéraire est métaphorique pour que l’intertexte baigne aussitôt dans la bassine de l’analogie ? Ce qui m’intéresse, et nous touchons maintenant à la première partie de mon intitulé, c’est le cas de figure, j’entends : l’interrogation sur une lecture qui considère ou non l’intertexte scientifique comme une métaphore.

À partir du moment où un fragment de savoir, fortement identifié, apparaît au sein du discours littéraire, émerge aussitôt la question de la polysémie, constituante de la lecture poétique et contre laquelle s’insurge traditionnellement le discours scientifique qui de son côté doit maintenir la loi de non contradiction et le moins d’ambiguïté possible dans le message. C’est que, comme le rappelle Paul Ricoeur, parler de langage scientifique n’est pas la même chose que de parler de science, de sorte qu’on peut définir le discours scientifique « par les procédures défensives qu’il tourne contre l’ambiguïté du langage. » Cette polysémie se reconnaît en particulier dans le recours à la syllepse de sens, que la rhétorique présente comme une figure qui consiste en une seule occurrence d’un mot avec une actualisation de plusieurs sens, souvent le sens propre et le sens figuré, selon le contexte. Cette figure, qui donne lieu dans l’ensemble du poème au déploiement de la double isotopie, a l’avantage de sélectionner des mots ou des syntagmes qui appartiennent conjointement au langage ordinaire et au langage spécialisé. De son côté, Michel Pierssens a parlé d’agents de transfert, terme qu’il explique à l’aide d’une analogie avec l’interface : « surface de contact entre deux réalités par ailleurs bien distinctes. » Pierssens complète l’analyse de ce concept par la notion de figuralité, c’est-à-dire la capacité des objets à s’offrir « à la fois comme objets « concrets » (puisqu’ils peuvent s’incarner dans des « choses« dont les noms sont là, dans le texte) et comme des composants d’une structure plus complexe et plus englobante, mais plus diffuse […] .

Cette notion de figuralité nous amène sur le terrain du statut métaphorique de l’intertexte scientifique. Si nous concevons que le texte poétique travaille forcément le discours exogène de la science, il faut accepter comme un fait que ces éléments de science soient à leur tour métaphorisés par le texte poétique. Mais d’abord, doit-on décréter que la métaphore est exclusive au texte poétique et que le discours savant s’est en totalement affranchi ? En fait, le discours scientifique n’est pas en lui-même réfractaire dans ses composantes à l’analogie, plus encore, il est lui-même le résultat d’un travail sur la ressemblance. Jean Molino a montré que la métaphore « apparaît immédiatement comme une des stratégies linguistiques par lesquelles peut se manifester l’analogie. » (p.91.) Ainsi, non seulement la science procède-t-elle par analogie (songeons au modèle de l’analogie formelle de a est à b ce que c est à d), plus encore, toute science emprunte la voie de la ressemblance, lorsqu’elle établit une analyse comparative comme dans la distinction des propriétés d’un objet ou d’une espèce animale. Ajoutons à cela que le discours scientifique, pour se faire entendre, et parce qu’il se conforme à une visée didactique, a souvent recours à des comparaisons. Ce faisant, aussi bien dans son entreprise didactique que dans l’usage du lexique dit spécialisé, le discours scientifique, est une « science-fabrication » . On peut dire qu’il porte en lui déjà une inclination pour la métaphorisation, étant lui-même produit d’opérations du langage qui donnent prise au travail analogique. Par ailleurs ce fragment de discours demeure anonyme, la subjectivité est évacuée au profit d’une loi, d’un axiome qui en souligne le caractère objectif. Il se pose comme un discours garant du réel On ne peut non plus ignorer le fait que le texte poétique lui-même peut être sujet à des conceptualisations, qu’il peut aussi prétendre au savoir et à l’expérimentation, à laquelle il veut substituer une expérience vécue ou à tout le moins à dimension existentielle.

Dans un article («  Vérité poétique et vérité scientifique »), Yves Bonnefoy propose cette perspective, sans échapper tout à fait à la polarisation que nous venons de voir à l’œuvre entre science et poésie. Plutôt que de viser à parler du monde de manière objective, comme le font les savants, le poète rechercherait quant à lui un langage qui lui est propre pour signifier sa présence et faire part de son expérience dans le monde. La singularité de son message se heurterait donc aux généralités délivrées par la pensée scientifique. Dès lors, ce sont deux modes d’appropriation du monde que le poète français distingue, dans une tentative de valorisation de l’expérience et du vécu, qu’il exprime en termes de « présence » (eccéité), opposée à la pensée conceptuelle vouée à embrasser la totalité et l’unité du monde par la formulation de lois (quiddité, c’est-à-dire « essence ») . Toutefois, dans sa réflexion le poète et philosophe ne dit mot des textes poétiques qui interagissent avec le langage scientifique. Mais alors, quel est donc le type de transaction qui peut advenir entre le discours poétique et le discours scientifique ? Comment lire l’inscription d’un fragment savant à l’intérieur d’un genre fortement codé comme le poème ? Le travail à la loupe mériterait une étude autrement plus approfondie mais je me limiterai pour le moment à des généralités.

On pourrait considérer leur rapport comme une manière de confronter la poésie aux autres langages, à la science en particulier, sous forme d’un dialogisme, où le discours poétique s’approprie certains aspects pour son propre compte. En d’autres termes, les poètes importeraient les savoirs scientifiques pour les soumettre aux lois de la poésie. Cette attitude n’exclut pas un rapport critique devant la science, dont Gilles Cyr est sans doute le meilleur représentant. Mais en somme, ce dont il s’agit ici, c’est peut-être de la rencontre de deux finalités au sein du discours poétique, celle induite par le discours scientifique, même identifiable uniquement par un fragment, et l’ethos poétique, qui pourra adopter toutes les attitudes du spectre que nous avons évoqué plus haut. Inscrire « textuellement » le savoir, donner ses références, c’est peut-être déjà en quelque sorte poser un jugement sur la doxa des savoirs savants, et réciproquement, c’est dévoiler celle du texte poétique en regard de la science. Mais c’est aussi révéler, par la bande, comment le texte poétique « sait ».

En d’autre termes, l’inscription d’un intertexte scientifique induirait un retour métalinguistique sur l’ensemble du poème : le poème parle de son savoir-faire mais aussi de son savoir-être, par le biais du discours du savoir par excellence, soit en le contestant, soit en l’indexant sans réserve, jusqu’à le considérer comme un matériau poétique en soi, en le poétisant, en somme. C’est que la présence d’un intertexte amène le lecteur à s’interroger sur les liens qui existent entre ce discours et le texte littéraire. Par ailleurs, au-dessus de la simple reconnaissance du statut métaphorique, à un niveau d’analyse hiérarchiquement plus élevé, la réflexion se déplace sur le type de relation qui s’établit entre deux textes dont le texte poétique représente le texte hôte. Ce qui ferait glisser notre analyse de l’intertextualité proprement dite (le rapport entre deux textes dans une optique plus littéraire) à l’interdiscursivité qui signale les rapports entre deux discours. Ou plutôt, l’analyse devrait tenir compte des deux niveaux de travail d’interprétation, le microtexte métaphorique d’une part, la prise en compte du littéral de l’énoncé scientifique d’autre part .Et je crois en effet que la forte clôture du texte scientifique qui partage en cela l’un des aspects majeurs du poème, autorise cette manière de lire. En effet, c’est dans le texte poétique même que le lecteur pourra considérer les options possibles : soit il reçoit le texte comme une métaphore, mettant en arrière-plan le lexique au profit de la relation que celui-ci entretient avec le contexte du poème ; soit que celui-ci est pris comme tel, sans velléité d’interprétation métaphorique, et alors la scène du poème pourra être reçue comme la manière dont le poème absorbe ce discours apparemment indigestible, difficile à assujettir dans l’économie du littéraire que pourtant il a invité à sa table. Je vais clore cette partie de mon étude pour faire une brève analyse de deux échantillons de texte qui utilisent un intertexte scientifique et qui peuvent représenter des exemples antinomiques mais éloquents de ce que je veux dire. Le premier c’est un poème de Saint-Denys Garneau, le second un poème de Renaud Longchamps.

Ainsi, dans le poème « Commencement perpétuel » , de Saint-Denys Garneau , le texte marque la désillusion du sujet devant les possibilités d’être un projectile lancé dans les airs, jusque dans l’Au-delà. Le rayon constitue une syllepse de sens dans la mesure où il est à la fois un des attributs du soleil et une division géométrique. En même temps, cette double analogie se veut définitoire des poèmes d’autrefois, dans lesquels il n’y aurait qu’un seul point (le sujet), identifié au soleil et au centre, (héliocentrisme), avec un seul rayon qui mènerait a un point de fuite vers le ciel. Or, à peu près à la moitié du poème, une fois le rêve d’Icare déployé, c’est un savoir qui fait obstacle à la poursuite d’une telle écriture qui affichait sa liberté contre l’attraction, la résistance. (« Mais on apprend que la terre n’est pas plate / Mais une sphère et que le centre n’est pas au milieu / Mais au centre »). Cette révélation déceptive a à peu près le même effet sur le locuteur que l’affirmation de Galilée qui remet en question le géocentrisme et le déporte vers l’héliocentrisme. Ce qui bloque l’élan du poète, c’est qu’une fois remise en cause la platitude de la terre, c’est toute la question de l’au-delà et de l’infini qui est mise en pièces. La sphère a une périphérie et on peut en mesurer le périmètre et le rayon. Ce qu’il est tentant de nommer le rayon d’action du poème est visiblement contrecarré. Tout se passe donc de la manière suivante : le texte, dans son déroulement, se trouve à formuler, au sein de son propre code, une évolution scientifique, un paradigme, comme dirait Thomas Kuhn , opérant le passage d’une vision exclusive de l’étendue, de la surface, à un univers fini : la terre n’est pas plate mais ronde. Or, ce qui, dans l’histoire des sciences et des connaissances humaines, s’est avéré comme un progrès de la pensée est vécu par le sujet comme une défaite existentielle. De ce point de vue, le savoir a tué en quelque sorte les élans du poète, voire l’écriture du poème puisque le sujet ne peut plus rédiger les poèmes d’autrefois qui permettaient « d’éclater dans l’au-delà. . La fin du texte reprend la quête du départ, mais selon les nouvelles contraintes imposées par un savoir, cela dit un savoir qui accepte de se soumettre à des lois connues depuis longtemps mais que le poète aurait négligé de considérer, préférant s’en tenir à une ancienne conception du monde. Je cite la fin du poème : « Créer par ingéniosité un espace analogue à l’Au-delà / Et trouver dans ce réduit matière / Pour vivre et l’art. Ce travail est aussi celui de l’ingénieur qui a créé l’engin de guerre qui apparaît en filigrane du texte (avec la fusée, les verbes jaillir, éclater, percer, de même que la vitesse de bolide). Ce sont donc des poèmes de guerre qui défient la gravité terrestre ou même du soleil si l’on intègre la virtualité énoncée dans le poème (comme si).

Mais c’est aussi une entreprise ingénue, naïve, qualité valorisée dans le poème Jeu, comme l’étaient les premiers poèmes évoqués dans le texte qui se soucient peu des connaissances scientifiques, même les plus incontestables. C’est en outre une quête qui s’apparente à un autre poème bien connu, Accompagnement, dans lequel le poète projette des échanges d’atomes pour prendre la place du marcheur qui s’éloigne dans une rue transversale. Quant à l’intitulé du poème, « Commencement perpétuel », il figure le mouvement, et il signale l’inclination du poète à recommencer toujours, parce que justement ses aspirations de liberté et d’infini se heurtent incessamment à un savoir qu’il juge contraignant. L’au-delà recherché autrefois devra se contenter d’un substitut (un espace analogue), comme l’écriture elle-même doit se résigner à n’être plus qu’un succédané d’une aventure autrement plus exaltante. Le poète a perdu littéralement sa couronne (celle du soleil formée de ses rayons), et est réduit à un point, et même un point mort. Puisque l’univers est clos, il faut s’attacher à diviser à l’infini la distance entre les deux points, principe de géométrie qui retarde indéfiniment l’atteinte de sa cible : le point fixe. Le poème crée donc, en marge du discours d’autorité, la science, une mise en scène qui vise à reproduire l’illimité et l’au-delà, associé à un espace de création littéraire et artistique qui, peut-être, est réduit désormais à sa véritable dimension, celle de la page blanche : plate elle aussi et faisant office de part congrue. Examinons maintenant un poème inspiré explicitement des sciences mathématiques. Il s’agit d’un texte de Renaud Longchamps intitulé « Fonction de Mandelbrot » (voir en annexe .) D’entrée de jeu, le titre annonce un programme et, dès lors, le lecteur est pour ainsi dire invité à interpréter le texte selon une des lois des mathématiques modernes. Grossièrement, les objets fractals, ou ce qu’on désigne aussi sous le nom de fractales, se répètent récursivement à l’intérieur d’eux-mêmes à plus ou moins grande échelle, et cela de façon infinie. Ces objets, découverts en 1974 par Benoît Mandelbrot, peuvent être obtenus à partir d’éléments simples, par des courbes ou un ensemble de points. Ajoutons que les fractales se créent en suivant des règles déterministes. La question d’itération est également essentielle à la compréhension du phénomène. On obtient une image fractale en partant d’un objet graphique auquel on applique une certaine transformation qui ajoute un élément de complexité, puis en appliquant la même transformation au nouvel objet ainsi obtenu, ce qui accroît encore sa complexité… et en recommençant à l’infini ce processus d’itération.

Revenons à l’intitulé du poème qui pose un certain nombre de difficultés. Peut-on voir à l’œuvre l’une des transformations que nous venons d’identifier ? Un poème peut-il être un objet fractal ? Des points d’appui lexicaux disséminés dans le poème semblent confirmer l’actualisation de concepts scientifiques : « et pourtant le corps appartient / aux lois invisibles » (p.46) « Tout en bas / persiste l’image universelle du sang /divisé / entre cent corps graves » (p.47) « Et mon corps occupe maintenant / l’élément revenu de sa chute / au paradis » (p.47)

D’autre part, je peux aussi me demander si le poème : a) est en lui-même une fonction de Mandelbrot b) s’il crée un ensemble Mandelbrot (réalisé à partir de cette fonction) c) si c’est l’ application d’une fonction à l’existence du sujet, 4) si toutes ces réponses sont bonnes.

N’eût été de l’intitulé, cette lecture, qui reste lacunaire et encore relativement aléatoire, ne m’aurait pas entraîné sur la question des fractales. Le lecteur peut certes reconnaître au passage des liens avec la question des fractales comme le référence au sel, dont la formation en cristaux est souvent citée à tire d’exemple pour illustrer le phénomène. Il y a aussi des inférences qui évoquent la science gravitationnelle, mais il s’agit d’une autre science. Ensuite, si l’on accepte que la poésie met souvent en œuvre une variation autour d’un même noyau, quel intérêt de l’associer avec l’idée d’un objet graphique auquel on applique une certaine transformation qui ajoute un élément de complexité, comme je le disais auparavant ? La répétition de certains éléments du texte ne suffit donc pas à y voir une manifestation de cette fonction, la poésie étant, par définition, fortement itérative. C’est que dans ce cas, la forte charge métapoétique réside en une identification très affichée avec un concept fort complexe de la science, fort précis aussi, mais qui rend d’autant plus la lecture problématique. Tandis que dans l’exemple de Saint-Denys-Garneau, c’est davantage son rapport avec la science, sa propre expérimentation, qui génère une lecture dans lesquels les agents de transferts semblent, à première vue, plus significatifs que chez Renaud Longchamps. Il n’en demeure pas moins que, chez ce dernier, le lecteur est entraîné dans le tourniquet qui le pousse du métaphorique au littéral et vice versa, sans qu’il puisse identifier clairement l’entrée du texte. Ces deux exemples donne une idée la latitude des interprétations et des multiples formes que peut prendre l’intertexte scientifique au sein du texte poétique.

ANNEXES

Extrait de Commencement perpétuel Autrefois j’ai fait des poèmes Qui contenaient tout le rayon Du centre à la périphérie et au-delà

Comme s’il n’y avait pas de périphérie mais le centre seul

Et comme si j’étais le soleil : à l’entour l’espace illimité

C’est qu’on prend de l’élan à jaillir tout au long du rayon C’est qu’on acquiert une prodigieuse vitesse de bolide

Quelle attraction centrale peut alors empêcher qu’on s’échappe Quel dôme de firmament concave qu’on le perce Quand on a cet élan pour éclater dans l’Au-delà.

Mais on apprend que la terre n’est pas plate Mais une sphère et que le centre n’est pas au milieu Mais au centre Et l’on apprend la longueur du rayon ce chemin trop parcouru Et l’on connaît bientôt la surface Du globe tout mesuré inspecté arpenté vieux sentier Tout battu

Alors la pauvre tâche De pousser le périmètre à sa limite Dans l’espoir à la surface du globe d’une fissure, Dans l’espoir et d’un éclatement des bornes Par quoi retrouver libre l’air et la lumière.

Hélas tantôt désespoir L’élan de l’entier rayon devenu Ce point mort sur la surface.

Tel un homme Sur le chemin trop court par la crainte du port Raccourcit l’enjambée et s’attarde à venir Il me faut devenir subtil Afin de, divisant à l’infini l’infime distance De la corde à l’arc, Créer par ingéniosité un espace analogue à l’Au-delà Et trouver dans ce réduit matière Pour vivre et l’art

FONCTION DE MANDELBROT 1

La vaste laideur terrestre sécrète la souffrance en silence

Elle s’étend sous la cervelle et la cervelle se répand comme le sel qui souligne la fin de l’océan

Le cri contre le ciel retombe sur les géants

L’espace n’est jamais mûr pour les corps conquérants

Il reçoit rarement les vivants quand il se révèle obstacle

Le cri de l’enfant prolonge le cri de celui qui disparaît

Au sol je me réveille corps devenu seul cellules tuméfiées désormais muettes

Je souffre

J’imagine le temps dans le cerveau des certitudes

Je vis seul et pourtant mon corps gravite malgré moi et pourtant le corps appartient aux lois invisibles

Je sais tout Et je piétine la terre Qui ne sait rien

Je sais tout des totems

J’ignore seulement ma fin

Et demain la Terre aura raison de moi

++++

Demain j’aurai froid dans la chair de l’autre

L’enfant partage le même procès de l’homme avec la femme nue déjà loin de moi

Tout en bas dans la mémoire persiste l’image universelle du sang divisé entre cent corps graves

J’habite un corps qui doit tout aux fers et si peu au feu fondateur

Et mon corps occupe maintenant l’élément revenu de sa chute au paradis

Aujourd’hui la libre circulation de l’ange est compromise dans la ville de la bête immonde

Les anges racontent que les Maîtres programment la folie et la raison

Que la matière autorise l’espace

Que l’espace fractionne le temps

Que le temps unifié se nourrit de la vie

Que je dépéris au vent légal

Pour la nature et les hommes gris le temps demeure cette qualité de vivre et de vieillir avec la mort

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. III – Automne 2008

ps:

Jacques Paquin est professeur à l’ Université du Québec à Trois-Rivières




La Vie devant soi : splendeurs et misères du savoir médical

De nombreux éléments intertextuels permettent de considérer La Vie devant soi comme l’hypertexte des Misérables. En effet, le roman de Victor Hugo fait partie, avec le Coran, des deux livres que Monsieur Hamil connaît « par cœur » . Du reste, le vieil homme confond les deux ouvrages comme il confond également l’auteur des Misérables avec Momo, qu’il appelle « mon petit Victor » (p. 154 et 155). Dans cette assimilation, l’enfant voit un signe du destin : « c’était peut-être Dieu qui me promettait » (p. 162). Or, la prémonition est d’autant plus plausible que l’écriture constitue, avec le terrorisme et la police, un des trois domaines que Momo s’imagine pouvoir embrasser une fois qu’il sera adulte : « ce que j’aimerais, c’est d’être un mec comme Victor Hugo » (p. 128), « Un jour, j’écrirai un vrai livre moi aussi » (p. 156), « quand je serai grand j’écrirai moi aussi les misérables parce que c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire » (p. 217-218).

Narrateur homodiégétique de La Vie devant soi, Momo y réalise donc la réécriture du roman hugolien. De fait, nombreux sont les points communs qui existent entre les deux œuvres. Ainsi, les personnels romanesques comportent des catégories similaires, en particulier les femmes acculées à la prostitution, les enfants plongés dans la misère, les travailleurs soumis à l’exploitation, les vieillards promis à la détresse, toutes catégories sociales défavorisées sur lesquelles La Vie devant soi porte d’ailleurs un jugement qui n’est pas sans rappeler celui de son hypotexte : Monsieur Hamil, « qui a lu Victor Hugo », souligne Momo, « m’a expliqué en souriant que rien n’est blanc ou noir et que le blanc, c’est souvent le noir qui se cache et le noir, c’est parfois le blanc qui s’est fait avoir » (p. 84). Dans la fiction hugolienne, une place est également réservée aux médecins, en relation avec la maladie — choléra, croup, phtisie ou fièvres diverses — ou avec la mort. Pareillement, le roman de Gary fait intervenir trois médecins, « un jeune médecin » (p. 91), le « docteur Ramon » (p. 214), un pédiatre, mais surtout le « docteur Katz » (p. 29), un généraliste.

La présente étude se propose d’examiner, dans une approche épistémocritique, les différentes modalités de fonctionnement du savoir médical dans La Vie devant soi. Nous ne ferons qu’en noter la fonction référentielle — l’illusion de la réalité d’un univers marqué par le vieillissement, la maladie et la mort passant obligatoirement par l’introduction d’une composante médicale —, pour nous concentrer sur l’analyse de fonctions plus spécifiques, répondant à des stratégies qui nous apparaîtront, dans un premier temps, mélioratives et, dans un second temps, dépréciatives.

I. Les atouts du discours médical

Dans La Vie devant soi, le médecin est tout d’abord caractérisé par sa disponibilité, une disponibilité qui s’exerce à l’égard de chacun, quelles que soient sa race ou sa religion : « Le docteur Katz était bien connu de tous les Juifs et Arabes autour de la rue Bisson pour sa charité chrétienne et il soignait tout le monde du matin au soir et même plus tard. » (p. 30) Ici, le référent médical donne à Gary l’occasion d’exposer une facette positive de la société française, et ce, dans la mesure où il renvoie à une conduite dépourvue de racisme. Comme il s’oppose à de nombreux passages du roman où, au contraire, les comportements racistes abondent, y compris dans le milieu pourtant fondamental de l’enseignement — « Pendant longtemps, je n’ai pas su que j’étais arabe parce que personne ne m’insultait. On me l’a seulement appris à l’école. » (p. 12) —, l’univers médical remplit donc une fonction que l’on pourrait qualifier d’équilibrante, d’objectivante, en ce sens que son introduction dans le récit permet à celui-ci d’échapper aux outrances d’un point de vue entièrement critique, aux excès d’une visée strictement dénonciatrice. Ce faisant, il incite le lecteur à nourrir davantage de crédibilité vis-à-vis de l’auteur, dont l’ethos et, partant, la capacité de persuasion se trouvent renforcés.

Certes, parfois, il arrive que, sous le coup de l’exaspération, le docteur Katz se laisse aller à des paroles blessantes, qu’il regrette aussitôt. Ainsi, lorsqu’il surprend les frères de Monsieur Waloumba en train de secouer violemment Madame Rosa couchée sur une couverture, il s’emporte : « Il m’a engueulé quelque chose de terrible et nous a tous traités de sauvages ce qui a foutu en rogne Monsieur Waloumba qui lui a fait remarquer que c’étaient des propos. Le docteur Katz s’est excusé en disant qu’il n’était pas péjoratif […]. » (p. 250) Mais il reste que, d’ordinaire, le discours du médecin est celui d’un individu cultivé, capable de raisonner, qui met ses connaissances d’« honnête homme » et ses capacités de réflexion au service de son patient, notamment pour éloigner celui-ci des préjugés et des jugements trop hâtifs. Ainsi, lorsque Momo jette « dans une bouche d’égout » (p. 26) le produit de la vente de son chien, Madame Rosa, décontenancée, le conduit chez le docteur Katz : elle « voulait me faire faire une prise de sang et chercher si je n’étais pas syphilitique comme arabe » (p. 29). Le docteur Katz réagit violemment contre cette assertion raciste, pourtant véhiculée dans le milieu médical même, puisque « les infirmiers disent que tous les Arabes sont syphilitiques » (p. 189). Il « s’est foutu tellement en colère que sa barbe tremblait […]. Il a engueulé Madame Rosa quelque chose de maison et lui a crié que c’était des rumeurs d’Orléans . » (p. 29) De même, quand Momo est « pris de violence » (p. 56) face à un garde du corps de Monsieur N’Da Amédée qui lui parle de la bicyclette qu’il va offrir à son fils, quand il donne l’impression de faire « rôder des bêtes sauvages en liberté dans l’appartement » (p. 71), Madame Rosa affirme au docteur Katz qu’il présente « tous les signes héréditaires » (p. 56, voir p. 72). Dans les deux cas, le médecin s’insurge et oppose ses connaissances scientifiques aux folles croyances de Madame Rosa : « Taisez-vous, Madame Rosa. Vous êtes complètement inculte. Vous ne comprenez rien à ces choses et vous vous imaginez Dieu sait quoi. Ce sont des superstitions d’un autre âge. » (p. 72) Finalement, c’est à elle qu’il prescrit des « tranquillisants » (p. 31-2, 57 et 73). Ramon, le mari pédiatre de Nadine, contribue pareillement à détruire les craintes de Momo d’être « héréditaire » (p. 215) : « il m’a dit qu’il croyait pas beaucoup à l’héritage et que je devais pas y compter. » (p. 215) Appuyées sur l’expérience, ses paroles sont encourageantes : « Il m’a dit qu’il y avait beaucoup d’accidents de naissance qui ont très bien tourné plus tard et qui ont donné des mecs valables. » Il trouve même des avantages à la situation de Momo : « les enfants de putes, c’est plutôt mieux qu’autre chose parce qu’on peut se choisir un père qu’on veut » (p. 215). Cette fois, le savoir médical remplit, vis-à-vis du lecteur du roman, une autre fonction, didactique. Il s’agit en effet, en plaçant certains arguments dans la bouche de personnages dont les connaissances sont connotées positivement, d’aller à l’encontre de préjugés communément admis et d’augmenter d’autant l’ouverture des esprits.

Cette même fonction didactique intervient au sein de la sphère médicale proprement dite. C’est le cas lorsque le docteur Katz met l’accent sur l’importance des troubles qui trouvent leurs causes à l’extérieur du champ physiologique. Par exemple, l’essoufflement dont souffre Madame Rosa lorsqu’elle monte les escaliers gagne Momo lui-même : « j’avais de l’asthme pour elle, moi aussi, et le docteur Katz disait qu’il n’y a rien de plus contagieux que la psychologie » (p. 75). Au travers de cette remarque qui peut sembler anodine, le lecteur est en réalité informé du processus qui régit la naissance et le développement des désordres psychosomatiques, que la médecine ne « connaît pas encore » (p. 75) et qu’elle peine donc à traiter efficacement : « croyez-en un vieux médecin, les choses les plus difficiles à guérir, ce ne sont pas les maladies » (p. 71). Cette dimension psychologique n’est d’ailleurs pas sans effet sur la perception de l’efficacité que Momo ressent de la pratique médicale. « J’allais souvent m’asseoir », confie Momo, « dans la salle d’attente du docteur Katz, puisque Madame Rosa répétait que c’était un homme qui faisait du bien, mais j’ai rien senti. […] Il y a pas de miracle. » (p. 64) De fait, les bénéfices tirés d’une visite chez le médecin tiennent moins à une amélioration physique provenant d’une médication quelconque qu’à un ressenti qui est de l’ordre des affects : « quand la porte du cabinet s’ouvrait et le docteur Katz entrait, tout de blanc vêtu, et venait me caresser les cheveux, je me sentais mieux et c’est pour ça qu’il y a la médecine » (p. 65). Même si, parfois, Momo interprète mal les propos du docteur Katz — par exemple lorsque celui-ci assure à Madame Rosa « qu’il ne se passera rien » (p. 31) ou qu’il annonce à Momo qu’il a « toute la vie devant » lui (p. 133) —, l’enfant acquiert, à la suite de ses visites chez le médecin, un grand réconfort. En effet, laissé la plupart du temps à lui-même, Momo apprécie d’être, chez le docteur Katz, un sujet d’intérêt : « c’était le seul endroit où j’entendais parler de moi et où on m’examinait comme si c’était quelque chose d’important » (p. 30-1). Par ailleurs, quelles que soient les circonstances, la rencontre n’entraîne jamais ni reproches ni récriminations : « il me souriait toujours très gentiment et n’était pas fâché » (p. 31). La relation est à ce point harmonieuse que Momo voit même dans le vieux médecin un père idéal : « Je pensais souvent en le regardant que si j’avais un père, ce serait le docteur Katz que j’aurais choisi. » (p. 31)

L’atmosphère est sensiblement la même lorsque Momo rencontre Ramon, le « mec de Madame Nadine […] [qui] était un peu médecin » (215). Lui aussi accepte d’emblée un contact égalitaire, d’homme à homme, avec Momo, même si celui-ci est ce jour-là « en état de choc » (p. 213) : il « m’a serré la main et n’a rien dit, comme si c’était naturel » (p. 213). Mieux, il multiplie les attentions à l’égard de l’enfant : « le mec m’a même offert une cigarette et du feu avec son briquet » (p. 214). Mais, surtout, Momo est « écout[é] comme [s’il avait] de l’importance » (p. 214) : « je voyais bien que c’était moi qui l’intéressais » (p. 216). La satisfaction de Momo redouble quand Ramon met en marche un magnétophone pour enregistrer ses paroles : « je me suis senti encore plus important […]. C’était la première fois que j’étais digne d’intérêt et qu’on me mettait même sur magnétophone. » (p. 218) À partir du moment où Ramon manifeste de l’intérêt vis-à-vis de lui, il n’est plus à ses yeux un mec : il devient « le docteur Ramon » (p. 217, 218 et 219). Le respect du médecin à l’égard de Momo génère en retour le respect de Momo à l’égard du médecin. Ici, la présence, au sein de la diégèse, du référent médical remplit une nouvelle fonction, cette fois à l’adresse des médecins eux-mêmes, et qui pourrait être qualifiée de paradigmatique dans la mesure où ceux-ci se voient offrir un modèle de comportement, une attitude idéale, bien souvent éloignés de la façon ordinaire dont beaucoup de médecins traitent leurs patients. En effet, encore aujourd’hui, en France en particulier, la médecine est accusée d’être trop peu humaine, de faire trop peu de cas des émotions et des opinions des malades . Le docteur Ramon, lui, fait preuve d’une grande capacité d’écoute, ce qui permet à Momo d’exprimer toute une part de refoulé : « ça me faisait brusquement du bien » (p. 214) de lui parler. Dans une société où « il y a une telle quantité de manque d’attention » (p. 219), le médecin de La Vie devant soi apparaît ainsi, pour chacun des membres de cette société, mais au premier chef pour ses confrères, comme un exemple à suivre. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si, au couple des adjuvants de Momo que sont Madame Rosa et le docteur Katz succède un nouveau couple où, une fois de plus, l’élément masculin est constitué d’un représentant du corps médical. Du reste, tout porte à croire que le mari de Nadine représente d’une certaine façon le suppléant du docteur Katz puisque qu’à la fin du roman, c’est celui-ci qui cède sa place à celui-là au chevet de Madame Rosa : le docteur Ramon projette d’aller « jeter un œil à Madame Rosa pour voir s’il y avait quelque chose qu’il pouvait faire » (p. 221).

II. Les errements de la pratique médicale

L’intention ainsi formulée par le docteur Ramon est accueillie par Momo avec scepticisme : « je ne voyais pas ce qu’on pouvait encore faire pour Madame Rosa après tout ce qu’on lui avait déjà fait » (p. 221). Cette réflexion est caractéristique de la piètre considération que Momo et, par l’intermédiaire de ce personnage, Gary lui-même nourrissent à l’égard de la pratique médicale.

Ce dénigrement se manifeste tout d’abord par le fait que les techniques médicales sont rarement présentées de façon explicite et, quand elles le sont, elles sont la plupart du temps mal comprises de Momo qui, en en déformant le processus opératoire, contribue à en réduire la portée et, du même coup, à jeter sur elles le discrédit. Ainsi en est-il de l’électrochoc. Le mot n’est pas cité, mais seulement évoqué au travers de l’expression « traitement de choc » (p. 174) : « le docteur Katz disait que beaucoup de personnes sont améliorées par ce traitement à l’hôpital où on leur allume brusquement l’électricité dans ce but » (p. 174). Momo réduit l’électrochoc à un choc et, partant, à l’émotion que celui-ci provoque, à savoir la « peur » (p. 174), en même temps qu’à une fonction de l’électricité, l’éclairage. Ainsi définie, la thérapeutique est prise en charge par Monsieur Waloumba dans le but de tirer Madame Rosa de sa torpeur : « il montait tout de suite avec sa torche allumée et se mettait à cracher le feu » (p. 174) devant elle. Le procédé s’avère du reste efficace puisque, au bout d’une demi-heure, « Madame Rosa est brusquement sortie de son état » (p. 175). Le procédé est identique dans l’épisode où l’acte médical qui est cette fois prescrit par le docteur Katz consiste en des exercices qu’il faut « faire à Madame Rosa pour la remuer et pour que son sang se précipite dans tous les endroits où on a besoin de lui » (p. 249). Une fois de plus, la prescription est mal interprétée : « On a vite couché Madame Rosa sur une couverture et les frères de Monsieur Waloumba l’ont soulevée avec leur force proverbiale et ils se sont mis à l’agiter » (p. 249). Comme « ce n’était pas du tout ce qu’il avait voulu dire » (p. 249), le docteur Katz se fâche, soulignant qu’il n’avait pas demandé « de jeter Madame Rosa en l’air comme une crêpe pour la remuer mais de la faire marcher ici et là à petits pas avec mille précautions » (p. 250). Une fois de plus, le savoir médical officiel, qui n’a pas été compris, laisse la place à un pseudo-savoir, celui de « la médecine au noir » (p. 176), exercée bénévolement par Monsieur Waloumba et ses « frères de tribu » (p. 176). Tous les six frappent sur leurs instruments de musique, chantent et dansent autour de Madame Rosa pour en « chasser les mauvais esprits » (p. 175) et, bien que ces pratiques réussissent plus sur les Africains que sur les Juifs, elles finissent par sembler donner satisfaction : « On a mis les démons en fuite et Madame Rosa a repris son intelligence […]. » (p. 180) Dans les deux cas, la présence du référent médical et le recyclage burlesque qu’en font les immigrés africains remplissent, vis-à-vis du lecteur, une fonction démystificatrice : alors qu’ordinairement, les gens sont portés à croire en la toute-puissance de la science médicale et à prêter à son représentant une confiance aveugle, le lecteur de La Vie devant soi apprend au contraire à s’en méfier.

À vrai dire, si l’on a recours aux pratiques des sorciers africains, c’est à cause de l’impuissance dont fait preuve la médecine, représentée ici par le docteur Katz, dont les connaissances comme les « instruments » (p. 249) qu’il transporte dans sa « petite valise » (p 249) se révèlent inutiles face à la dégénérescence, physique et mentale, dont souffre Madame Rosa. En effet, la compétence médicale du docteur Katz se réduit dans la réalité à « examiner Madame Rosa » (p. 131) et à formuler des diagnostics, à « constater les dégâts » (p. 204). Ainsi, lorsque sa patiente déclare qu’il est « un grand médecin et [a] fait du bon boulot » (p. 131), ces éloges tiennent seulement au fait qu’il lui a annoncé qu’elle n’avait « pas le cancer » (p. 131) Même quand le docteur Katz annonce que « les nouvelles sont bonnes » (p. 205), Madame Rosa n’est pas dupe : elle sait que le médecin « men[t] comme un arracheur de dents » (p. 205) et que, s’il lui cache de quoi elle est atteinte, il a dû en informer Momo. C’est donc à celui-ci qu’elle conjure de lui « dire la vérité. […] Comment ça se fait que je suis là sans savoir d’où et pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai, Momo ? » (p. 167) Et de fait, devant Momo, le docteur Katz a dressé la liste des maladies, très nombreuses, dont Madame Rosa est atteinte : « Je ne comprenais pas les noms que Monsieur Katz [on notera la disparition de l’appellatif docteur] m’énumérait avec satisfaction » (p. 132). Le médecin prend plaisir à étaler sa science, détaillant les phénomènes physiologiques responsables : « Il m’a expliqué que Madame Rosa s’était rétrécie dans ses artères, ses canalisations se fermaient et ça ne circulait plus là où il fallait. […] Le sang et l’oxygène n’alimentent plus convenablement son cerveau. » (p. 132-3) De même, il est capable de prévoir l’évolution de la malade : « Elle ne pourra plus penser et va vivre comme un légume. » Le roman se fait de nouveau révélateur : il dévoile la nature et les limites du savoir médical, lequel s’avère tout théorique, incapable de se traduire dans la réalité au moyen de traitements susceptibles, non seulement d’apporter si ce n’est la guérison, du moins un mieux-être, mais d’enrayer le cours de la maladie qui, lié au vieillissement, rencontre l’impuissance des médecins .

Cette impuissance face aux ravages de la vieillesse est l’occasion pour Momo de faire une critique de la médecine, critique implicite certes, mais forte. En effet, nombreux sont les personnages de La Vie devant soi qui, âgés, n’ont plus la vie devant eux et « sont attaqués par la nature, qui peut être une belle salope et qui les fait crever à petit feu » (p. 158-9). Les ravages du vieillissement aboutissent à une véritable misère biologique, dont le roman énumère de façon détaillée les multiples composantes et qui se manifeste chez le vieillard par une perte d’autonomie et, partant, par une déperdition de dignité. Ainsi, à « soixante-huit » (p. 182) ans, Madame Rosa, dont tous les « morceaux étaient mauvais, le cœur, le foie, le rein, le bronche » (p. 230), est atteinte par « la sénilité débile accélérée » (p. 171) et plongée de plus en plus dans un état d’hébétude qui, dans le langage de Momo, devient un « état d’habitude » (p. 145) : « il fallait torcher Madame Rosa qui ne pouvait plus se défendre toute seule » (p. 172), ce qui « la gên[ait] beaucoup […], à cause de sa féminité » (p. 172). Âgé de « quatre-vingt-cinq » (p. 138) ans, Monsieur Hamil « devient de plus en plus con » (p. 110) ; il ne voit « plus du tout » (p. 266) et est « triste […] d’être conduit pour pisser » (p. 159). Le docteur Katz n’est pas davantage épargné : comme il ne peut « plus se permettre les escaliers qui se portent au cœur » (p. 131), c’est sur le « dos » (p. 203) d’un des frères Zaoum qu’il arrive au sixième étage. Comment la science médicale ne pourrait pas apparaître ridiculisée quand son représentant est tenu, pour se déplacer, d’utiliser ce qui, d’ordinaire, sert à transporter les tout jeunes enfants ou les sacs de farine ?

En raison de la fonction informative impartie au roman, le lecteur de La Vie devant soi apprend donc que le savoir médical est incapable de réparer, voire de simplement contenir les dégâts provoqués par le vieillissement et les humiliations qui en sont la conséquence. Or, le texte acquiert une dimension accusatrice lorsqu’il met l’accent sur une réalité paradoxale : dans le même temps que la médecine apparaît sans ressources vis-à-vis des personnes âgées, les progrès de la pharmacie — fille et alliée de la médecine — et, en particulier, la modernisation, au cours des années soixante, des techniques médicales à l’intérieur des hôpitaux , permettent de prolonger la vie. Le docteur Katz a prévenu : « Ça peut encore durer longtemps » (p. 133) Certes, Madame Rosa peut connaître de temps en temps ce que Momo appelle des « rémissions de peine « (p. 182, voir p. 203), mais sa situation est sans espoir : « Le docteur Katz m’a dit qu’on ne pouvait plus rien pour elle mais qu’avec des bons soins à l’hôpital elle pouvait en avoir encore pour des années. » (p. 170) Il a même appuyé ses dires par l’exemple d’un « Américain qui est resté dix-sept ans sans rien savoir comme un légume à l’hôpital où on le prolongeait en vie par des moyens médicaux » (p. 170), « des installations spéciales qui font du goutte-à-goutte » (p. 209). Madame Rosa sait elle-même que l’acharnement thérapeutique dont font preuve les médecins lorsqu’ils n’acceptent pas de reconnaître le caractère inéluctable et imminent de la mort de leurs malades et multiplient à leur égard des actes et des moyens thérapeutiques aussi disproportionnés qu’inutiles n’est pas étranger à leur souhait d’approfondir leurs connaissances des maladies et de tester de nouveaux traitements : « J’avais un ami […] qui n’avait ni bras ni jambes, à cause d’un accident, et qu’ils ont fait souffrir encore dix ans à l’hôpital pour étudier sa circulation. » (p. 182-3) Madame Rosa assimile l’acharnement thérapeutique dont elle se sent menacée à ce qu’elle a vécu pendant la Seconde Guerre mondiale : de même qu’à l’époque, elle a été « dénoncée à la police française comme Juive » (p. 69), puis « emmenée dans un Vélodrome et de là dans les foyers juifs en Allemagne » (p. 54), aujourd’hui, dit-elle, « [l]e docteur Katz va me dénoncer à l’hôpital et ils vont venir me chercher » (p. 227). Le rapprochement avec les nazis est encore plus manifeste lorsqu’elle explique à Momo des comportements qu’il est « trop jeune » (p. 227) pour connaître : « Ils vont me faire vivre de force, à l’hôpital, Momo. Ils ont des lois pour ça. C’est des vraies lois de Nuremberg » (p. 227), qui permettent aux médecins, qu’elle compare à « la Gestapo » (p. 245), de « torturer » (p. 182) leurs victimes. Madame Rosa est consciente de la gravité de son état : « Je sais que je perds la tête et je ne veux pas vivre des années dans le coma pour faire honneur à la médecine. » (p. 183) Aussi refuse-t-elle de servir de cobaye aux médecins : « J’ai donné mon cul aux clients pendant trente-cinq ans, je vais pas maintenant le donner aux médecins. » (p. 183) Là, le roman devient pamphlet et l’écrivain se fait polémiste. Gary n’hésite pas à déconsidérer le corps médical en rappelant, par le biais des obsessions de Madame Rosa, le comportement des instances représentatives des médecins sous l’Occupation : l’Ordre des médecins, formé du Conseil supérieur de la médecine et de ses Conseils départementaux, tous constitués de praticiens désignés de 1940 à 1942 par Vichy, puis le Conseil national de l’Ordre des médecins, composé à compter de 1943 de membres élus, ont appliqué jusqu’à la Libération, sans protester, les mesures d’exclusion des médecins de confession juive .

Alors qu’elle est condamnée par la médecine à survivre dans la douleur, ce que Madame Rosa veut, c’est qu’on abrège ses souffrances. S’adressant à Momo, elle lui dit : « demand[e] à tes copains de me faire la bonne piqûre » (p. 183). L’euthanasie est effectivement une question qui préoccupe la société française et qui la divise, comme celle-ci a été préoccupée et divisée quelque temps auparavant par la question de l’avortement. Rien d’étonnant, compte tenu de ce contexte socioculturel, que, dans le langage de Momo, avortement se substitue à euthanasie. Or, comme l’avortement a été dépénalisé en France, avec l’introduction de l’IVG (interruption volontaire de grossesse), en 1975, soit l’année même de la parution de La Vie devant soi, Momo ne saisit pas pourquoi l’euthanasie, elle, continue d’être interdite : « Je comprendrai jamais pourquoi l’avortement, c’est seulement autorisé pour les jeunes et pas pour les vieux. » (p. 260) De fait, nombreux sont ceux qui contestent à un être humain le droit de déterminer le moment où la qualité de la vie s’est tant dégradée qu’il devient acceptable et licite de mettre un terme à son agonie et sa souffrance. Dans le débat sur l’euthanasie et dans la réalité qui est faite de celle-ci, les médecins occupent une place essentielle, non seulement parce qu’ils sont en position d’intervenir sur le moment de la mort, mais parce que, depuis 1967, la signature du certificat de décès incombant non plus aux officiers d’état civil, mais aux médecins, ceux-ci sont à même de contrôler la mort de chaque individu. Momo le confirme : « Tout le monde savait dans le quartier qu’il n’était pas possible de se faire avorter à l’hôpital même quand on était à la torture et qu’ils étaient capables de vous faire vivre de force, tant que vous étiez encore de la barbaque et qu’on pouvait planter une aiguille dedans. » (p. 206) Madame Rosa en est également parfaitement consciente : « Ils vont pas me faire avorter à l’hôpital. » (p. 228) Pourtant, Momo va tenter d’obtenir du docteur Katz, au nom d’une solidarité communautariste, qu’il évite à Madame Rosa de se voir infliger des souffrances inutiles : « Dites, est-ce que vous ne pourriez pas l’avorter, docteur, entre Juifs ? » (p. 233), et ce, « pour l’empêcher de souffrir » (p. 234). Décontenancé, le docteur Katz rétablit rapidement l’exactitude lexicale en introduisant le terme « euthanasie » (p. 234). Il justifie d’abord son refus de hâter la mort en associant ce comportement à un état dégradé de la société, qui ne respecterait pas la vie : « Nous sommes dans un pays civilisé, ici. » (p. 234) Ensuite, il semble obéir implicitement à la peur des sanctions pénales — réclusion criminelle à perpétuité — et disciplinaires — radiation de l’Ordre national des médecins — qui pourraient être prononcées à son encontre : « L’euthanasie est sévèrement interdite par la loi. » (p. 234), elle « est sévèrement punie » (p. 237). Toutes ces raisons font que le docteur Katz ne peut accepter le dernier argument de Momo en faveur de l’euthanasie, argument qui consiste à tirer d’une liberté collective une liberté individuelle : « le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes » — qui, à la base de la décolonisation, reste encore très prégnant au début des années soixante-dix et que le docteur Katz ne conteste pas — doit impliquer pour Madame Rosa « le droit sacré des peuples à disposer d’elle-même » (p. 234), ce qui entraîne la conséquence que, « si elle veut se faire avorter, c’est son droit » (p. 234). Le refus réitéré du docteur Katz conduit Momo à le ranger finalement parmi les « salauds » (p. 244), les « sales cons de médecins [que Momo condamne] pour refus d’assistance » (p. 236) : si vous aviez, lui lance Momo, « un vrai cœur à la place de l’organe vous feriez une bonne action et vous avorteriez Madame Rosa tout de suite pour la sauver de la vie qui lui a été foutue au cul par un père qu’on connaît même pas » (p. 236). S’il agissait ainsi, le docteur Katz permettrait au médecin de faire preuve, vis-à-vis de ses semblables, de la compassion que les vétérinaires, eux, manifestent à l’égard des animaux : « Si Madame Rosa était une chienne, on l’aurait déjà épargnée mais on est toujours plus gentil avec les chiens qu’avec les personnes humaines qu’il n’est pas permis de faire mourir sans souffrance. » (p. 113-4) Ici, le référent médical assure une fonction polémique en ce sens que sa présence permet à Gary d’engager son roman dans un débat qui secoue la société française de l’époque et continue d’ailleurs de l’agiter plus de trente ans après la parution de La Vie devant soi.

III. L’orientation autobiographique

Ainsi, le savoir médical remplit dans La Vie devant soi de multiples fonctions. Si nous rapprochons ce roman d’autres textes de Romain Gary, il est possible de lui attribuer une nouvelle fonction, que nous pourrions qualifier d’autobiographique, en ce sens qu’il établit une relation entre la fiction et les préoccupations de son auteur. De fait, nombreuses sont les œuvres garyennes où le savoir médical est convoqué parallèlement au vieillissement. Ainsi, dès 1960, dans La Promesse de l’aube, un roman largement autobiographique, le narrateur fait plusieurs fois mention de la dégradation de l’état de santé de Nina, sa mère vieillissante, et de la réaction du corps médical : « Le médecin m’avait dit qu’elle pouvait encore tenir pendant des années. » Lui-même relève les méfaits exercés par l’écoulement du temps : « Je vais souvent dans les endroits fréquentés par la jeunesse pour essayer de retrouver ce que j’ai perdu. » Pareillement, alors qu’en 1974, quand Gros-Câlin est soumis à Gallimard, Émile Ajar est présenté comme un médecin exilé au Brésil après un avortement meurtrier, L’Angoisse du roi Salomon, publié en 1979, dénonce le temps, qui « est une belle ordure, […] vous dépiaute alors que vous êtes encore vivant » . À 84 ans, Monsieur Salomon se révolte : « je n’ai pas échappé aux nazis pendant quatre ans, à la Gestapo, à la déportation, aux rafles pour le Vél’ d’Hiv’, aux chambres à gaz et à l’extermination pour me laisser faire par une quelconque mort dite naturelle de troisième ordre, sous de miteux prétextes physiologiques » . Dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, écrit et paru en 1975, soit la même année que La Vie devant soi, Jacques Rainier a 59 ans, c’est-à-dire approximativement l’âge de Gary. Confronté au vieillissement et, par suite, à l’impuissance, il envisage de se tirer une balle dans la tête : « Je voudrais mourir bien avant de mourir mal » . Or, en 1974, dans La nuit sera calme, Gary évoque à maintes reprises son « déclin sexuel » . Comme en écho, dans la biographie qu’elle consacre à Gary, Myriam Anissimov note que « la perspective de l’impuissance le tourmentait » et reproduit le passage d’une entrevue que l’auteur a accordée en 1978 à Caroline Monney et où il parle ainsi de la vieillesse : « Catastrophe. Mais ça ne m’arrivera pas. Jamais. J’imagine que ce doit être une chose atroce, mais comme moi, je suis incapable de vieillir, j’ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J’ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais. » Si, en 1980, Gary s’applique cette auto-euthanasie active qu’est le suicide, c’est certainement en partie pour échapper à la catastrophe du vieillissement. Huit ans auparavant, à l’instar d’Hemingway, un autre écrivain français, Henri de Montherlant, s’était lui aussi tiré une balle dans la tête, pour échapper à la cécité : « Je suis presque aveugle. Quand j’aurai la certitude que ce voile noir ne se dissipera pas, je ferai comme notre ami Atticus. »

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. III – Automne 2008

ps:

Christian Milat est professeur de littérature française à l’Université d’Ottawa




Présentation

Le corps traverse la littérature, qui le soumet à toutes les transformations. Ce rapport étrange entre ce que nous connaissons de plus matériel et de plus immatériel produit des textes qui appellent des lectures renouvelées. La perspective proposée ici emprunte à la fois aux «Cultural studies» et à l’«Épistémocritique».
Les arts modernes sont indissociables de cette problématique, tout comme, dans le domaine scientifique l’histoire de la médecine.
Le cinéma joue dans ce contexte un rôle très particulier de figuration des métamorphoses imaginées (Metropolis, Barbarella, Frankenstein Junior, Blade Runner, Ghost in the Shell…) que certains artistes contemporains prenant le corps comme objet (Vito Acconci, Monty Cantsin, Orlan,etc.) s’efforcent de réaliser.
Les textes présentés illustrent quelques aspects encore fragmentaires des interrogations ainsi soulevées.




Le corps dégradé et le corps monstrueux

Les études sur Frankenstein sont légion dans le monde anglo-saxon, utilisant des approches générique, psychanalytique, sociocritique, féministe, épistémocritique, biographique, philosophique, et j’en passe. Frankenstein est de ces romans rarissimes qui suscitent un intérêt unanime – largement étudié par les universitaires, il domine la culture populaire – et qui ont su créer un mythe (au sens de Barthes, comme dans un sens plus classique : Dominique Lecourt [2]e place aux dignes côtés de Prométhée et de Faust). Un mythe qui se décline aujourd’hui sous d’innombrables formes tant cinématographiques que musicales, picturales, bédéistiques, publicitaires, etc. Si le roman est encore aujourd’hui générateur de tant de fictions, de discours, beaucoup reste à dire à son propos. Ainsi, je mettrai l’accent tout particulièrement sur un aspect du texte qui ne semble pas avoir fait l’objet de beaucoup d’attention : l’importance des corps, du corporel, de la force physique autant que de la faiblesse, de la maladie et de la santé, de la beauté et de la laideur, de l’animé et de l’inanimé. Il semble que Shelley ait adopté une approche résolument dichotomique dans son traitement des corps, qui n’est pas sans rappeler celle des auteurs romantiques, dont elle fait assurément partie. La beauté idéale côtoie sans cesse la laideur absolue, tout comme la santé resplendissante des uns met de l’avant la maladie lourdement handicapante des autres. S’il est très souvent question du corps du Monstre créé par Frankenstein, un corps monumental, mais fragmenté, inhumain et surhumain tout à la fois, dans les études consacrées au roman, il sera ici traité comme un corps parmi d’autres. Étonnamment, le corps du Monstre, aussi spectaculaire soit-il, n’est pas aussi présent que celui de Victor, qui traverse tout le récit. Son corps dégradé, affaibli, de créateur et de narrateur.

Révolution, médecine et science

Les études de Frankenstein qui s’intéressent plus particulièrement à son traitement du corps abordent le texte sous différents angles, souvent déterminés par l’approche analytique (ou idéologique) privilégiée par l’auteur : marxisme, féminisme, épistémologie. Voyons d’abord brièvement ce que d’autres en disent. La lecture politique de la monstruosité du corps du Monstre en tant que métaphore des masses révolutionnaires est aujourd’hui fort répandue. Fred Botting (1991) affirme qu’en temps de crise, la monstruosité rappelle la stabilité précaire et la diversité ultimement ingérable de la société. Comme le monstre de Frankenstein, les États-nations trouvent leur origine dans un assemblage incongru de parties intrinsèquement incompatibles et hautement susceptibles de provoquer des frictions, des désaccords. En temps de crise (sociale, politique ou économique), le monstre apparaît comme une marque de la division et de la différence qui ne peuvent être contenues dans les relations hiérarchiques de l’ordre social, qui maintient une illusion d’unité. La monstruosité de la créature créée par Frankenstein est justement induite surtout par son incapacité à donner une illusion d’unité. Victor, au moment de la création, le décrit en ces termes : « his yellow skin scarcely covered the work of muscles and arteries beneath. » (F, 45) Sa mécanique est exposée et ses composantes disparates mises de l’avant. Or, ces composantes sont d’une nature particulière : elles proviennent d’une « dissecting room », d’une « slaughterhouse », des « unhallowed damps of the grave », ou de « charnel-houses » (F, 43). Les corps n’ont rien d’aristocratique et tout de l’assemblage hétérogène des bas-fonds de la société : criminels, mendiants, tous ceux qui n’ont pas de sépulture. C’est qu’à l’époque, il était illégal de disséquer des corps humains autres que ceux de meurtriers exécutés, du moins jusqu’à l’Anatomy Act, voté par le parlement britannique en 1836. Par conséquent, se procurer des cadavres, même à des fins de recherche scientifique, posait problème . [3] Pour pallier au problème, Frankenstein doit jouer aux résurrectionnistes (nom donné aux profanateurs de tombe professionnels payés pour fournir en cadavres les salles de dissection). Devant certaines difficultés, il décide même d’utiliser quelquefois des cadavres d’animaux. La comparaison avec la masse révolutionnaire de la Terreur, telle que perçue par les aristocrates, n’est pas si métaphorique qu’on pourrait le croire. Le Monstre est véritablement fabriqué à partir de ces corps du peuple.

Un peu dans le même ordre d’idée, Lee Sterrenburg (1979) avance une hypothèse plus biographique : le monstre parricide de Mary Shelley serait calqué sur les nombreuses caricatures et critiques des écrits jacobins de William Godwin (le père de Mary). En effet, cette figure monstrueuse était souvent utilisée pour symboliser les conséquences potentielles des propositions anarchistes de Godwin. Or, il semble que, si Mary admirait son père (elle lui a dédié son livre), elle avait d’importantes réserves quant à la valeur des « Radicaux », comme elle les nomme, particulièrement en rapport à leur utilisation de la violence durant la Terreur. Après la mort de son mari Percy Bysshe Shelley, qui partageait les idées de son beau-père, elle s’est éloignée de ces groupes. Ainsi, le Monstre de Frankenstein serait une évocation des critiques anti-godwiniennes, en particulier celles d’Edmund Burke. Adoptant un tout autre angle, Alan Bewell (1988) se propose plutôt d’étudier le discours de l’obstétrique (en plein essor au début du XIXe siècle, de très nombreux livres à l’usage des femmes enceintes apparaissaient alors sur le marché anglais) à l’intérieur du roman, en considérant le rapport problématique de Mary Shelley à cette pratique médicale (sa mère est morte en lui donnant naissance, et elle a elle-même fait une fausse couche quelques mois avant la rédaction de son roman). Il faut ajouter à ces anecdotes biographiques la trame même du roman : la naissance d’un être monstrueux sans recours à la matrice féminine. C’est que les femmes étaient souvent accusées d’être responsables d’éventuels problèmes du fœtus (fausse-couche, malformation, maladie congénitale, naissance prématurée, etc.), tant à cause de leur environnement pollué, de leur mauvaise hygiène de vie (exercice, repos, etc.), que de leurs dispositions mentales, qui étaient réputées affecter le développement de l’enfant. Or, ici, c’est lorsque le féminin est exclu que la monstruosité survient. Il s’agirait donc, de la part de Mary Shelley, d’une volonté de revaloriser le rôle de la femme dans la reproduction, et en particulier de son corps.

La dernière étude sur Frankenstein que j’aborderai, avant de proposer une approche un peu différente, est la théorie, fort intéressante et appuyée, d’Alan Rauch (1995), qui consiste à expliquer la monstruosité de la création de Frankenstein, autrement dit le résultat de ses recherches et de sa quête de savoir, par son incapacité (son refus) à l’introduire dans le monde. Pour expliquer l’importance de la collectivité dans la légitimation d’un savoir dans la première moitié du XIXe siècle, il fait référence aux écrits de John F. W. Herschel, mathématicien, astronome et chimiste britannique, et en particulier à son Preliminary Discourse on the Study of Natural History (1830), où il explique que la science se construit par l’addition de parcelles de savoir, de petites découvertes, qui sont ensuite adoptées ou rejetées par la communauté scientifique, composée d’un grand nombre de subjectivités indépendantes . [4] Frankenstein, en refusant la compagnie de ses collègues chercheurs et en négligeant de communiquer ses découvertes, choisit plutôt de créer un tout autre « body of knowledge ». Le Monstre, en tant qu’incarnation de ce savoir – littéralement puisque ses constituantes et sa mécanique en sont le fruit –, apparaît dans le monde sans y être introduit et sans précédent. Tout savoir nouveau, qu’il soit « bon » ou « mauvais », ne peut que troubler ceux qui ne sont pas familiers avec ses origines. Puisqu’il a d’abord un aspect monstrueux, il faut donc l’introduire en le dé-montrant (de-monstrate), autrement dit en l’exposant, en le démystifiant. L’attitude d’isolement des alchimistes du passé (qui sont d’ailleurs une source d’inspiration pour Frankenstein, qui dévore les livres de Cornélius Agrippa, Albert le Grand et Paracelse dans sa jeunesse), dont l’objectif premier est la production d’un résultat concret comme l’élixir de vie ou la transmutation, ne peut servir de modèle à la science moderne qui se veut collective dans son essence.

Le corps narrateur

Tout au long du texte, le corps, physique, malade ou en santé, entier ou en morceaux, animé ou inanimé est constamment mis de l’avant. C’est ce corps qu’il s’agira ici d’explorer. Comment se manifeste-t-il dans le texte ? Comment le travaille-t-il ? Mais aussi comment est-il générateur de ce même texte ? Le roman s’ouvre et se ferme sur des lettres du capitaine Walton adressées à sa sœur Margaret. Le prologue agit ainsi en tant qu’analepse au début du récit, dont le dénouement nous est alors suggéré : Victor Frankenstein, au bout de ses forces, est recueilli sur un bateau se dirigeant vers le pôle Nord, alors qu’il est à la poursuite d’un humanoïde mystérieux (Walton parle d’un homme et Frankenstein d’un monstre) sur la banquise. Les explications contenues dans les lettres permettent au lecteur de comprendre que Walton médiatisera la narration de Victor Frankenstein, qui raconte sa vie au jeune explorateur, dans le but avoué de le prévenir des dangers inhérents à la fièvre de la connaissance qui l’a autrefois envahi. La narration du roman est donc le fruit d’un corps malade, alité, mourant, médiatisé par un double, plus jeune, pour qui les emportements irrationnels de la découverte scientifique restent à venir, ou à prévenir. Les lettres de Walton nous apprennent également que Victor a relu, annoté et augmenté les transcriptions. La situation d’énonciation du récit nous est donc exposée en détail, mais pour quelle raison ? Si l’on peut interpréter ce prologue et cet épilogue comme de simples stratégies narratives visant à créer un effet de réel, il ne peut être gratuit qu’un roman à ce point traversé par la maladie soit narré justement par un corps malade, un corps mourant. Lorsqu’il le recueille sur son navire, Walton décrit Frankenstein en ces mots : « His limbs were nearly frozen, and his body dreadfully emaciated by fatigue and suffering. I never saw a man in so wretched a condition. We attempted to carry him into the cabin ; but as soon as he had quitted the fresh air, he fainted. » (F, 21) Il s’agit d’ailleurs du dernier évanouissement d’une longue liste dans le roman.

Si Victor Frankenstein s’était promis de ne jamais raconter son histoire, de périr dans le silence en emportant sa créature avec lui, la rencontre du jeune aventurier le convainc du contraire. La narration est pour Victor une épreuve physique, comme l’écriture sera plus loin une trace matérielle de la santé de son corps. Les sentiments refoulés qu’elle fait ressurgir sont ressentis et influencent le débit, le ton, la posture du narrateur :

Sometimes, seized with sudden agony, he could not continue his tale ; at others, his voice broken, yet piercing, uttered with difficulty the words so replete with anguish. […] Sometimes he commanded his countenance and tones, and related the most horrible incidents with a tranquil voice, suppressing every mark of agitation ; then, like a volcano bursting forth, his face would suddenly change to an expression of the wilder rage, as he shrieked out imprecation on his persecutor. (F, 159-160)

Dans les toutes dernières pages, Victor Frankenstein s’éteint finalement, mort de fatigue, mort d’avoir utilisé ses dernières forces pour raconter son histoire. Le roman devient alors testament, le fruit de l’empreinte d’une voix sur un cerveau. Walton décrit les derniers moments de son ami de fortune en mettant l’accent justement sur son besoin irrépressible de dire : « His voice became fainter as he spoke ; and at length, exhausted by this effort, he sunk into silence. About half an hour afterwards he attempted again to speak, but was unable ; he pressed my hand feebly, and his eyes closed for ever […]. » (F, 166) La voix ne peut plus dire et les yeux voir, yeux qui, tout au long du récit, auront une grande importance dans la représentation de l’abject.

Le corps sain, le corps malade et le corps mort

Frankenstein et ses frères et sœurs ont reçu une éducation humaniste où le corps et l’esprit doivent être entretenus, nourris, harmonieux. Le corps malade est un perpétuel sujet d’inquiétude pour les Frankenstein, qui ne cessent de s’enquérir de leur santé physique respective. Elizabeth en donne un exemple probant dans une lettre qu’elle fait parvenir à Victor, malade depuis plusieurs mois, après avoir négligé sommeil et alimentation dans la passion de ses recherches. N’ayant pas de nouvelles, elle entreprend de lui transmettre minutieusement l’état de santé de chaque membre de sa famille, proche ou éloigné. Elle ouvre sa lettre en écrivant « My Dearest Cousin, – You have been ill, very ill, and even the constant letters of dear kind Henry are not sufficient to reassure me on your account » (F, 50), et elle enchaîne sur sa désolation de le savoir affaibli, alité et mal soigné, puisque par une autre qu’elle. Elle termine son introduction en énonçant son désir ardent d’être rassurée par une lettre de la main de Victor, mettant l’accent sur ce point (« your own handwriting », F, 50). C’est une preuve du bon fonctionnement du corps de son cousin qu’elle exige ainsi, une trace physique du mouvement de sa main, jusque-là trop affaiblie pour écrire. La réponse vient d’ailleurs rapidement puisque Victor prend la plume aussitôt, mais l’écriture use son corps affaibli de manière insoupçonnée et épuise rapidement son énergie vitale, tout comme la narration de son histoire le tuera finalement. Dans la suite de sa lettre, Elizabeth mentionne le père de Victor (« Your father’s health is vigorous », F, 50), ses frères Ernest (« He is now sixteen, and full of activity and spirit. […] his time is spent in the open air, climbing the hills or rowing on the lake », F, 50) et William (« he is very tall of his age, with sweet laughing blue eyes, dark eyelashes, and curling hair. When he smiles, two little dimples appear on each cheek, which are rosy with health », F, 52). La description hyperbolique de la bonne santé des Frankenstein prend une telle place que la dégradation du corps de Victor s’en trouve d’autant accentuée. Elizabeth ajoute ensuite de nombreuses précisions sur la maladie, puis la mort de leur mère, et sur la faible complexion de Justine Moritz, la jeune fille adoptée par les Frankenstein (« Poor Justine was very ill », F, 52). Ces nombreux détails sur le fonctionnement des corps des Genevois mettent en évidence que, dans l’univers de Shelley, les corps sont des cadavres potentiels. Et c’est ce qu’ils seront pour la plupart : « In Frankenstein’s monstrous world, even the bodies of beautiful women, in their bloom of youth, are caused to disintegrate into worm-eaten corpses. » (Petkou : 2003, p. 35).

Dans cette perspective, Panagiota Petkou observe le processus de décorporalisation des figures par le texte. Le fait de les décrire presque toujours comme saines et « hygiéniques », sans défauts ni aspérités, comme on a pu le voir dans la lettre d’Elizabeth, met en évidence la corporalité insupportable de leur cadavre. Ceux de William, Clerval et Elizabeth se confondent dans un vocabulaire redondant, peu recherché et laconique. S’ils n’étaient que des corps en santé de leur vivant, ils ne sont que des corps inanimés dans la mort. La seule chose qui les caractérise alors est leur absence de vie, de mouvement ; or, pour un cadavre, rien de bien précis. Ainsi, le cadavre du jeune William, trouvé par son père, est « livid and motionless » (F, 57), celui d’Henry Clerval n’est qu’une « lifeless form » (F, 135) pour Victor, alors qu’Elizabeth est simplement « lifeless, inanimate » (F, 149). La pauvreté du vocabulaire est remarquable dans un roman qui s’attarde autant à décrire les mécanismes physiologiques déficients ou surhumains de Victor et de sa créature dans le détail. D’ailleurs, en opposition aux corps évanescents des cadavres, celui de Victor, lorsqu’il doit faire face à la mort, celle de sa nouvelle femme, est dévoilé dans toute sa mécanique interne qui se fige : « […] my arms dropped, the motion of every muscle and fibre was suspended ; I could feel the blood trickling in my veins and tingling in the extremities of my limbs. » (F, 149) L’inanimé rejoint l’animé, puis ils se confondent. La sensation décrite par Victor, celle de ses muscles et de ses fibres qui cessent leur mouvement, son sang qui se fige dans ses veines, semble suggérer l’idée d’un esprit dans un corps mort, une mort par contamination. Devant le cadavre du jeune William, Elizabeth a une réaction similaire. Après avoir insisté pour voir le corps, elle l’examine minutieusement, puis s’évanouit, son corps se joignant à celui de son frère adoptif dans l’immobilité. La vue des corps morts provoque immanquablement la défaillance physique.

Il est intéressant de noter que les cadavres exposés dans le roman sont ceux des trois personnages tués des mains même du Monstre, créant ainsi un effet de miroir assez troublant : en exécutant les corps, en les privant de leur vie, le Monstre reproduit sa propre naissance inversée, son passage de cadavre à vivant. De leur côté, les cadavres de Justine, du père de Victor et de Victor lui-même, dont la mort n’est que le résultat indirect des actions du Monstre, échappent à la description, à l’exposition. C’est que leur mort n’est pas soudaine et l’immobilité de leur corps surprend moins : Justine est exécutée après un long procès, le père de Victor se laisse mourir de chagrin et Victor agonise longuement, presque tout le roman en fait. La dichotomie corps sain/corps mort n’agit pas, ne reste plus que le corps malade, dégradé, en particulier pour Victor.

Le corps dégradé de Victor Frankenstein

En plus de la maladie qui s’avère fatale alors qu’il narre son histoire sur le navire de Walton, Victor traverse trois autres périodes de maladie importantes qui ponctuent la courte vie du protagoniste. La première survient immédiatement après la naissance du Monstre et s’étend sur presque un an ; la deuxième en Irlande lorsqu’il est accusé du meurtre de Clerval ; et la troisième après sa nuit de noces fatale. Toutefois, la description des maladies qui minent le corps de Victor est souvent décevante en ce qu’elle échoue à intégrer le discours médical. Alors qu’il est sans doute le savant de son époque qui possède le plus grand savoir dans ce domaine, il n’arrive jamais à nommer sa maladie, ni à identifier des causes autres que psychologiques : c’est son effroi, ses remords qui pourrissent son corps. Parce que chaque période d’alitement est accompagnée d’intenses délires fiévreux où il n’a de cesse de s’accuser des crimes du Monstre. L’indicible, le censuré, est alors révélé sous le couvert de la maladie mentale. C’est justement pour cette raison que personne ne s’en inquiète véritablement. Il passe d’ailleurs plusieurs mois dans une institution psychiatrique au cours de sa dernière période de maladie.

Toutefois, tout au long du roman, si le corps est charcuté, suturé, électrifié, négligé, il demeure toujours « naturel », autrement dit, aucune molécule extérieure n’est introduite dans le système, aucune drogue… à une exception près. Après une période de maladie et la mort de Clerval, Victor mentionne sa consommation régulière de petites doses de laudanum, « for it was by means of this drug only that I was enabled to gain the rest necessary for the preservation of life » (F, 141), et affirme même en prendre une double dose cette fois. D’utilisation courante aux XVIIIe et XIXe siècles, le laudanum est un mélange d’opium et d’alcool qui était utilisé autant à des fins médicales qu’hallucinogènes, notamment par Samuel Taylor Coleridge et Thomas de Quincey (qui a d’ailleurs écrit Confessions of an English Opium-Eater (1822) à ce sujet). Or, Frankenstein dort très peu et son corps en convalescence a sans aucun doute besoin de narcotique, mais celui-ci est hallucinogène, et ses périodes de maladie s’accompagnent toujours d’épisodes psychotiques assez intenses. Quelques phrases plus loin, il décrit ses rêves sous l’effet de la drogue : « my dreams presented a thousand objects that scared me. Towards mornings I was possessed by a kind of nightmare […]. » (F, 141) Son père est forcé de le réveiller, parce qu’il s’imagine (hallucine ?) être étranglé par le Monstre. Le sommeil, ou plutôt son absence, est d’ailleurs un aspect important de la détérioration du corps de Victor, particulièrement avant l’aboutissement de ses expériences. Ce refus de dormir, puisqu’il ne s’agit pas ici d’insomnie, est la manifestation de sa passion dévorante dans sa quête de savoir. Il tente ainsi d’imposer à son corps les transports de son esprit, ce qui l’affaiblit considérablement : « I had worked hard for nearly two years, for the sole purpose of infusing life into an inanimate body. For this I had deprived myself of rest and health. » (F, 45) Cette absence de sommeil, qui se combinera plus tard avec de constants évanouissements et des périodes d’alitement prolongées, contribue bien sûr à alimenter le paradigme de l’animé versus celui de l’inanimé. La vivacité frénétique de Victor s’éteint dès lors que sa créature s’anime, dans un étrange transfert de force vitale qui ne se démentira plus. Plus le Monstre gagne des forces et impose la mort aux proches de Victor, plus ce dernier s’éteint. De plus, la maladie a un effet surprenant sur Victor : la dévalorisation de la science, qui est alors directement identifiée aux conséquences désastreuses que l’on connaît. À la simple vue d’instruments scientifiques, Victor s’affaiblit, éprouve une rechute : « When I was otherwise quite restored to health, the sight of a chemical instrument would renew all the agony of my nervous symptoms. » (F, 53) Cette réaction physique se répètera jusqu’à la fin du roman. À partir de ce moment, c’est la science elle-même, sa pratique, ses instruments qui sont associés à la maladie.

Mais quels sont les symptômes de cette maladie ? Toujours les mêmes : évanouissement et fièvre, ou simples faiblesses (« I was forced to lean against a tree for support. », F, 60), convulsions (« I was carried out of the room in strong convulsions. », F, 135), désorientation (« my head whirled round, my steps were like those of a drunken man », F, 150). Autrement dit, ces sens se dérèglent. De son côté, l’évanouissement, qui survient à la vue de cadavres, appartient évidemment au paradigme de l’inanimé, dans lequel on retrouvait déjà le sommeil et la mort, tandis que la fièvre est identifiée au délire, à la passion dévorante, à la perte de contrôle de l’esprit.

Le corps monstrueux de la créature : laideur et abjection

La faiblesse du corps de Victor, continuellement montrée, s’oppose à la force surhumaine du Monstre. Ce jeu de contraste qui se met en place à chaque rencontre entre Victor et sa créature apparaît particulièrement spectaculaire lorsqu’elle se situe dans une nature hostile (mais toujours grandiose et sublime – résolument romantique). Les difficultés éprouvées par Victor pour traverser les montagnes ou le désert arctique ne servent qu’à magnifier la vitesse, la stature et l’agilité du Monstre, qui sont décrites par le biais de métaphores animales (« greater speed than the flight of an eagle », F, 114), mais surtout de superlatifs dénotant son excès d’humanité, sa sur-humanité (« the figure of a man, at some distance, advancing towards me with superhuman speed » ; « his stature […] seemed to exceed that of a man », F, 76). Cet excès est inscrit dans sa création même, son créateur ayant fait le choix du gigantisme. En créant un être proportionné, mais mesurant plus de huit pieds, Victor a forcément utilisé plus de matériau humain (et animal) qu’un humain normal n’en contient. S’il justifie ce choix par des arguments strictement pragmatiques – la petitesse du corps humain compliquant son travail chirurgical –, le résultat demeure un agrégat d’une grande laideur (ugly), parce qu’impossible à contenir et à unifier. La laideur se distingue de l’étrangement inquiétant ( unheimlich ) en ce qu’il n’est pas un retour du refoulé, du moins pas d’un traumatisme individuel refoulé par l’observateur. Le laid est effrayant, tout comme l’étrangement inquiétant, mais il l’est pour tous. Il provoque une frayeur universelle, du moins c’est ce qu’avance Denise Gigante (2007). Son analyse de la laideur du Monstre, en tant que catégorie esthétique problématique, est d’ailleurs fort éclairante pour en comprendre la logique.

C’est que les catégories esthétiques du XVIIIe siècle – le sublime, le beau, le picturesque, le grotesque – échouent à expliquer la laideur du Monstre. Le grotesque (particulièrement important au XIXe siècle) combine effet horrifique et effet comique, mais le laid est dénué de cet effet comique. En fait, en termes esthétiques, le laid correspond simplement à un manque, un manque de beauté ou son exact opposé (Hume, Burke et Kant s’entendent sur ce point). Mais cette conception de la laideur en tant qu’absence ne s’applique pas au Monstre de Frankenstein qui n’est que présence, même un surplus de présence. Pour l’expliquer, Gigante propose donc une définition positive de la laideur, une laideur qui agit, qui menace l’intégrité du sujet : « the ugly is that which threatens to consume and disorder the subject. » (Gigante, 129) En effet, la laideur du Monstre agit résolument sur ceux qui le rencontrent, notamment le jeune William, qui dit le plus clairement cette crainte du démembrement. Lorsqu’il rencontre la créature, il s’écrie : « monster ! ugly wretch ! you wish to eat me, and tear me to pieces » (F, 109). Mais qu’est-ce qui, dans l’apparence physique du Monstre, est à l’origine de cette laideur ? La première description qui apparaît dans le roman est celle de Victor lui-même, dès la naissance de sa créature : « His limbs were in proportion, and I had selected his features as beautiful. Beautiful ! Great God ! His yellow skin scarcely covered the work of muscles and arteries beneath ; his hair was of a lustrous black, and flowing ; his teeth of a pearly whiteness ; but these luxuriances only formed a more horrid contrast with his watery eyes, that seemed almost of the same colour as the dun-white sockets in which they were set, his shrivelled complexion and straight black lips. » (F, 45)

A priori, très peu d’éléments dans cette description appartiennent au paradigme de la laideur : les proportions sont respectées, les cheveux sont noirs et lustrés, les dents d’un blanc perlé, etc. Mais c’est justement les fissures qui apparaissent dans cette harmonie qui en caractérisent la laideur : la peau n’arrive pas à couvrir la chair, donnant à voir l’intérieur, la discontinuité du corps. Or, la beauté, telle que définie par Coleridge [5] , est la multitude dans l’unité. Le beau existe lorsque le multiple, toujours perçu comme multiple, devient un. C’est précisément ce qui n’est pas possible avec le Monstre : il ne cesse jamais d’être un assemblage pour devenir un être, justement parce que sa constitution échoue à dissimuler les sutures (au sens métaphorique comme littéral).

Outre cette idée d’un manque d’unicité, la laideur du Monstre tient aussi beaucoup à son regard, à son œil vitreux, jaune, sans clarté. Or, pour Edmund Burke, la beauté de l’œil tient justement à sa clarté (clearness), sa transparence qui évoque le diamant, l’eau claire, le verre [6]. Au-delà de la beauté, ou plutôt de la laideur de l’œil, il y a aussi le regard, qui joue un rôle central dans le roman. Victor constate sa réussite en voyant les yeux de sa créature s’ouvrir [7] et sa monstruosité est établie lorsque leurs regards se croisent : « Unable to endure the aspect of the being I had created, I rushed out of the room. » (F, 45) Tout se joue dans cette simple phrase. L’abandon de l’enfant monstrueux vient sceller le destin du père. Mais, dans le regard, il y a bien sûr aussi l’abjection. Panagiota Petkou propose d’analyser l’abjection du corps cadavérique du Monstre en opposition à la toile Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt où le regard est dévié, l’œil ne rencontre jamais l’abject du cadavre (tous les personnages détournent le regard), dont les yeux sont dans l’ombre. Et c’est d’ailleurs ce qui rend acceptable la scène, la rend soutenable. Dans cette optique, l’abject, qui traverse le roman de Shelley, est dans la monstration continuelle du corps mort, autant celui des victimes du Monstre que celui du Monstre lui-même. Et cette monstration est d’autant plus abjecte qu’elle a lieu hors des murs de la salle de dissection, enclave médicale qui transforme le cadavre en objet d’étude et le rend supportable dans le contexte du XIXe siècle anglais. Le regard est d’ailleurs continuellement mis en scène lorsqu’il s’agit du Monstre. Victor parle de son « […] unearthly ugliness [that] rendered it almost too horrible for human eyes » (F, 77), alors que Walton explique sa réaction : « Never did I behold a vision so horrible as his face, of such loathsome yet appalling hideousness. I shut me eyes involuntarily […]. » (F, 167) Non seulement le regard du Monstre définit sa laideur, mais il rend également le regard des autres impossible, sa laideur est insoutenable pour l’œil humain.

Dans la scène de création avortée de la deuxième créature (nommée la « fiancée » dans les adaptations théâtrales et cinématographiques qui ont suivi), ce surplus de regard à l’origine de l’abjection est mis en scène dans une reconstitution décalée de la scène primordiale freudienne. Le Monstre observe son créateur par la fenêtre, alors qu’il travaille à la création de son deuxième enfant : « on looking up, I saw, by the light of the moon, the dæmon at the casement. A ghastly grin wrinkled his lips as he gazed on me, where I sat fulfilling the task which he had allotted to me. […] As I look on him, his countenance expressed the utmost extent of malice and treachery. » (F, 127) Dans cette scène de conception, la créature en devenir est à la fois enfant et mère dans le triangle oedipien : le traumatisme s’accomplit lorsque Victor fait violence au corps de la créature femelle, la détruisant avec une fureur peu contenue devant son « fils » qui désirait déjà ce corps potentiel. La scène se termine par la réplique fatidique du Monstre « I shall be with you on your wedding night. » (F, 129). L’enfant menace d’assister à sa conception, sur un plan métaphorique. Mais comme le suggérait Alan Bewell, l’absence du corps féminin dans la création pose problème et procède à l’inversion du complexe d’Œdipe, l’enfant tuant la mère. Bien sûr, à partir de là, toute une lecture psychanalytique pourrait être faite du roman, particulièrement à partir des théories de Julia Kristeva, mais là n’est pas mon propos.

Des mots à l’image

Le corps, physique et métaphorique, est dans le roman Frankenstein au centre de toutes les préoccupations, de toutes les représentations. Corps narrateur, corps réanimé, corps malade, corps inanimé, chaque aspect du récit et de son énonciation en est traversé. Mais qu’advient-il de ce surplus de représentation dans le passage des mots aux images, du livre à la pellicule ? Si la créature est monstrueuse par son excès de corps, la production cinématographique autour du roman de Shelley l’est certainement aussi. Pourtant, la centaine (ce qui est une approximation conservatrice) de films qui s’en revendiquent s’éloignent fort de l’original, et ce, tout particulièrement dans le traitement réservé au corps. Si l’on exclut les films les plus récents (en particulier Mary Shelley’s Frankenstein, de Kenneth Branagh (1994) et la minisérie Frankenstein de Kevin Connor (2004) qui proposent une lecture plus fidèle du roman), Victor n’est jamais malade ou affaibli, ce qui conviendrait mal à un héros ou même à un méchant cinématographique. Il devient alors pur esprit (son corps caché par le sarrau de laboratoire n’est jamais exposé ou malmené) ou pur désir (beaucoup de films mettent de l’avant les pulsions sexuelles de Victor, par exemple Flesh for Frankenstein de Paul Morrissey (1973) ou le Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman (1975)). Ainsi, paradoxalement, le corps disparaît à l’écran, on le montre peu, et si c’est le cas, très rarement dans sa laideur. Les raisons en sont multiples : les codes diffèrent, la censure joue un rôle non négligeable, mais, surtout, l’image ne pourra jamais montrer ce que les mots exposent. L’horreur cinématographique joue beaucoup plus sur la suggestion et l’effet psychologique que sur la monstration (qui crée souvent un effet comique de l’ordre du grotesque). La laideur et la dégradation du corps chez Shelley sont tout simplement impossibles à mettre en image. Toutefois, une étude plus approfondie de ces films nous révèlerait sans doute beaucoup, tant sur l’évolution de la représentation de corps entre le XIXe siècle de Shelley et le XXe siècle hollywoodien, que sur le rapport texte/image qui semble bien problématique lorsqu’il s’agit d’exposer ce corps.

Bibliographie sélective

Bewell, Alan. 1988. « An Issue of Monstrous Desire : Frankenstein and Obstetrics », Yale Journal of Criticism. Vol. 2, p. 105-128.

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Favret, Mary A. 1992. « A Woman Writes the Fiction of Science : The Body in Frankenstein ». Genders. No 14, automne, p. 50-65.

Gigante, Denise. 2007. « Facing the Ugly : The Case of Frankenstein », p. 125-148. In Harold Bloom (éd.), Mary Wollstonecraft Shelley’s Frankenstein. Coll. « Bloom’s Modern Critical Interpretations ». New York : Chelsea House.

Petkou, Panagiota. 2003. « Getting Dirty with the Body : Abjection in Mary Shelley’s Frankenstein ». Gramma : Journal of Theory and Criticism. Vol. 11, p. 31-38.

Rauch, Alan. 1995. « The Monstrous Body of Knowledge in Mary Shelley’s Frankenstein ». Studies in Romanticism. Vol. 34, no 2, p. 227-253.

Schoene-Harwood, Berthold (éd.). 2000. Mary Shelley : Frankenstein. Coll. « Columbia Critical Guides ». New York : Columbia University Press.

Shelley, Mary. 1999 [1831]. Frankenstein or The Modern Prometheus. Coll. « Wordsworth Classics ». Ware, Angleterre : Wordsworth Editions.

Sterrenburg, Lee. 1979. « Mary Shelley’s Monster : Politics and Psychology in Frankenstein », p. 143-179. In Levine et Knoepflmacher, The Endurance of Frankenstein.

ps:

Elaine Després travaille à une thèse de doctorat au département d’études littéraires de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) qui aura pour titre « Pourquoi les savants fous menacent-ils de détruire le monde ? Analyse de l’éthique scientifique à travers la figure littéraire du savant fou ». Membre du groupe de recherche le Sélectifqui s’intéresse aux sciences et à l’imaginaire, elle codirige la publication d’un recueil qui s’intitulera Dérives de la science, qui sera publié par le centre de recherche Figura au cours de l’année 2009. Elle publiera également un article dans le numéro « Science et fantastique » de la revue Otrante, dont le titre sera « Greffe, hybride et mémoire cellulaire : quand la science crée un effet fantastique dans l’œuvre de Maurice Renard ».

notes:

[1] Mary Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus, coll. « Wordsworth Classics », Ware, Angleterre : Wordsworth Editions, 1999 [1831], 175 p. Les citations sont toutes tirées de cette édition.

[2] Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein : Fondements imaginaires de l’éthique, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », Le Plessis-Robinson, Éditions Synthélabo, 1996, 158 p. l

[3] À ce propos, lire Mary Roach, Stiff : The Curious Lives of Human Cadavers, New York, Norton & Cie, 2003, 303 p.

[4] À ce propos, lire Bertrand Saint-Sernin, « Les philosophies de la nature », In Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences I, Paris, Gallimard, folio essais, 2002, p. 47-73.

[5] Samuel Taylor Coleridge, « On the principles of genial criticism concerning the fine arts, especially those of statuary and painting, essay III », In Jackson et al. (éd.), The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge, Princeton, Princeton University Press, 1969-98 tel que cité par Denise Gigante, op. cit., p. 131.

[6] Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757) tel que cité par Denise Gigante, op. cit., p. 131-132.

[7] Il est intéressant de noter que les nombreuses adaptations cinématographiques du roman effectuent ici un déplacement important : c’est généralement le mouvement de la main de la créature qui signe son acte de naissance, et ce, depuis l’adaptation de James Whale qui a fait école, et non l’ouverture des yeux. J’avancerais l’hypothèse que ce choix s’explique par la nature fort différente du Monstre cinématographique par rapport au Monstre littéraire : presque toujours muet, il fait preuve d’une force brute dénuée d’intelligence et de véritable désir de vengeance. Il est un Monstre sans âme qui égorge, avec ses mains bien sûr, qu’il tient devant lui lorsqu’il marche maladroitement, précisément comme une momie (qui est un cadavre animé, ne l’oublions pas). De plus, il n’est jamais, ou presque, abandonné par Victor dans les adaptations, peut-être justement parce que le savant fou ne rencontre jamais le regard monstrueux de sa créature ? Comment le pourrait-il, si l’on considère le regard éteint de Boris Karloff dans son interprétation du Monstre ?




Sophie Calle: le corps exposé

Au XXe siècle, et plus encore depuis les années soixante avec l’avènement de la libération sexuelle et le féminisme, le corps s’est affranchi des anciennes contraintes sociales et morales de la société. Les « luttes politiques ont placé le corps au cœur des débats culturels [et] ont profondément transformé son existence comme objet de pensée [1] ». Le corps est alors réinventé et devient un instrument de pratiques sociales, un corps organique, un corps subjectif, enfin, un corps matériel, exploité par plusieurs artistes et auteurs qui en font un objet de représentation. En prenant ainsi le corps comme médium artistique – celui-ci était jusqu’alors réservé au théâtre et à la danse – on voit apparaître une nouvelle forme d’art : l’art corporel ou le Body art. Ce courant regroupe un ensemble de pratiques artistiques où le corps devient l’objet d’une mise en scène. Pour certains plasticiens, « le corps sert à éprouver ses propres limites (épreuves, expression du danger, de la douleur, transgression de certains tabous), [ou fini] par être le support d’une image (travestissements). » L’art corporel repousse donc certaines limites de la représentation et le corps travesti devient le centre de toute problématique identitaire. C’est davantage ce côté de l’art corporel qui nous intéresse ici et pour bien cerner l’enjeu de l’identité à travers la représentation du corps dans le Body art, nous allons examiner quelques ouvrages de Sophie Calle, où le corps de l’artiste est exposé. Nous essaierons de voir comment Sophie Calle parvient, grâce à une surexposition de son corps, à réinventer son identité et faire de son corps une œuvre d’art. Pour ce faire, nous étudierons d’abord un concept psychanalytique qui pose la question de la représentation et de l’identité, soit le narcissisme, pour ensuite nous concentrer sur les méthodes de représentation de l’auteure : la performance et la photographie. Pour appuyer notre hypothèse, nous réduirons notre corpus à Des histoires vraies + dix et au coffret Doubles-jeux, œuvres qui illustrent bien le Body art et ses enjeux.

LE NARCISSISME

Il est d’abord important de bien définir les mécanismes narcissiques qui régissent l’œuvre de Sophie Calle, puisque nous ne nous trouvons pas devant un narcissisme pathologique qui dérive d’une névrose, mais bien dans une démarche artistique où le corps et l’identité transposés à travers l’autoportrait et la performance permettent un développement narcissique. Le narcissisme callien relève donc de l’amour de soi, de sa propre personne, et dans l’idéalisation de son identité, ce qui permet au sujet de se transposer en tant qu’objet.
Psychanalytiquement, il est impossible de parler de narcissisme sans parler du Moi et de l’Idéal du Moi. Par définition, le Moi représente l’individu dans sa personnalité réelle, dans son caractère primaire et participe au maintien de l’identité. L’Idéal du Moi exprime plutôt ce que l’individu voudrait être et est, selon Freud, l’héritier du narcissisme [2]. Ainsi, le sujet (Moi) se désire dans l’Autre (Idéal du Moi), l’Autre projeté par le Moi. Ce double idéal, ou double narcissique, « constitue à la fois un objet d’amour, un obstacle et un danger pour le moi [3] », puisque l’Idéal du Moi construit par le Moi permet à celui-ci d’observer sa propre image idéalisée, modelée, transformée et trouble ainsi l’identité du Moi. L’individu confronté à cet Idéal éprouve alors une scission intérieure, une articulation de deux instances : le sujet et l’objet. Ces derniers sont d’une importance capitale, puisque le sujet, qui perd tout contenu et toute identité, ne se possède plus et se transpose à un niveau objectal. Le narcissisme participe donc à l’idéalisation de sa propre identité considérée comme objet.
Dans Des histoires vraies + dix et Doubles-jeux, Sophie Calle exhibe son corps, le montre aux lecteurs. Par cette exposition de soi, l’artiste idéalise non seulement sa propre identité, mais parvient à l’Idéal du Moi. Nous pouvons donc affirmer la présence d’un narcissisme, puisqu’elle se choisit elle-même en tant que sujet et accède à un double de soi artistique [4]. C’est dans cette perspective narcissique que nous allons analyser les œuvres de Sophie Calle afin de montrer comment l’artiste exploite son corps par les représentations multiples qui perturbent l’identité du Moi et ce, dans l’unique but que son corps devienne un objet matériel dont elle tira profil dans l’art. Pour que l’enveloppe corporelle devienne un objet de représentation, Sophie Calle utilise deux méthodes sur lesquelles nous nous pencherons plus attentivement : l’art de la performance et l’art photographique.

L’ART DE LA PERFORMANCE

Si l’on intervertit les mécanismes du narcissisme aux performances de Sophie Calle, le Moi correspond à l’artiste, en la personne, tandis que l’Idéal du Moi renvoie à l’actrice, à Sophie Calle en tant que personnage mis en scène dans ses œuvres. Le personnage joué par l’artiste sublime par le fait même le Moi originel et crée un idéal, un double artistique dont l’identité ne renvoie nullement à celle de l’auteure. Il y a donc un déséquilibre identitaire entre personne réelle et personnage fictif. L’art de la performance possède cette étonnante qualité du dédoublement :
Il fait sortir du corps du tableau tout en le restituant à son être. Enfin incorporé, réinvesti en lui-même, le corps peut assumer d’être chair, de l’être pour le meilleur : fourbir le monde en formes inédites, en postures jusqu’alors inaccomplies, en symboles le consacrant comme substance d’art. [5]

L’art de la performance permet à Sophie Calle de réinvestir son corps sous d’autres personnalités, d’autres traits, d’autres identités. Son enveloppe corporelle devient ainsi un champ d’expérimentation, un objet projeté hors de soi puis façonné comme une création artistique. La mise en image de diverses silhouettes réinvestit inévitablement son corps sous une nouvelle identité. Celle-ci est alors partagée entre la personne dite « civile » et le personnage inventé, son double, voire son multiple, puisqu’il existe plus d’un réinvestissement physique et identitaire chez Calle.

Les sept récits qui composent le coffret Doubles-jeux de Sophie Calle sont empreints de performances narcissiques où l’auteure se met en scène par le biais de personnages fictifs. Dans la préface de chacun des opuscules, l’auteure précise la « Règle du jeu » :

Dans le livre Léviathan […] Paul Auster me remercie de l’avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction. Il s’est en effet servi de certains épisodes de ma vie pour créer, entre les pages 84 et 93 de son récit, un personnage de fiction prénommé Maria, qui ensuite me quitte pour vivre sa propre histoire. Séduite par ce double, j’ai décidé de jouer avec le roman de Paul Auster et de mêler à mon tour et à ma façon réalité et fiction. 

Dans son roman Léviathan, Paul Auster glisse dans le portrait de son personnage quelques rituels qu’il a lui-même inventés. Afin de se rapprocher du personnage austerien,Sophie Calle décide d’obéir au livre. Ce sont ces traces d’assujettissement que l’on retrouve dans le livre I, De l’obéissance. La plasticienne travestit son identité de façon à faire comme Maria. L’idée de travestissement est très importante, car Sophie Calle ne devient pas Maria, elle joue à être ce personnage et elle le précise lors d’une entrevue réalisée par Fabian Stech : « elle n’est pas devenue mon double. J’ai joué avec le livre, j’ai joué à lui obéir. […] Ce n’était pas l’idée du double qui m’intéressait, mais l’envie de devenir plus ou moins quelqu’un d’autre. [6] » Dès lors s’amorce un double « je » narcissique par l’entremise de Maria Turner : Sophie Calle auteure et Sophie Calle actrice, jouant à être Maria ; le Moi et l’Idéal du Moi projeté par le Moi.
Outre la règle du jeu qui dirige le concept ludique du coffret, plusieurs performances présentes dans les récits posent la question du narcissisme et de l’oscillation de l’identité à travers l’art de la performance. Dans le livre V, L’hôtel, l’artiste se fait engager comme femme de chambre pour trois semaines dans un hôtel vénitien afin « d’examiner les effets personnels des voyageurs, les signes de l’installation provisoire de certains clients, leur succession dans une même chambre. [7] » Les sujets sont bels et biens les clients absents de l’hôtel, or le récit ne peut exister sans la performance de l’artiste qui est au cœur même du récit. Sophie Calle s’invente une identité : Sophie Calle femme de chambre ; elle devient alors, après une année de démarches et d’attente, le personnage de son récit.
L’effacement de l’auteure derrière un personnage se décèle également dans À suivre….

Ce récit est composé de trois micro-récits, tous apparentés au thème de la filature. Cependant, les performances réalisées proposent différentes figures incarnées par la plasticienne. Dans La filature, Sophie Calle demande à sa mère d’engager un détective privé afin d’être prise en filature et d’avoir un compte rendu écrit de son emploi du temps, celui-ci accompagné d’une série de photos. L’actrice revêt alors le rôle de la suivie, faisant croire au détective qu’elle ignore être filée. Toutefois, même si le personnage joue un rôle qui reste très près de la personnalité de l’artiste – elle se coiffe comme Sophie Calle : « C’est pour ‘lui’ que je me fais coiffer. Pour lui plaire. [8] » et qu’elle l’amène dans des endroits qui reflètent des instants de sa vie : « Je me dirige alors vers le jardin du Luxembourg. Je désire ‘lui’ montrer les rues, les lieux que j’aime. [9] » -, il y a présence d’un fort narcissisme par le fait qu’elle devient le sujet central de son récit, sujet amplifié par la présence des photographies prises par le détective. À l’inverse, dans Préambule et Suite vénitienne, Sophie Calle suit des inconnus dans les rues de Paris. Elle intervertit les rôles. « Elle ne se fait plus une beauté pour être photographiée, mais endosse un imper long de couleur neutre, porte un voile et des lunettes. » [10] Ainsi, l’Idéal du Moi de Sophie Calle se transpose dans le rôle du détective et dans le parcours que lui fournissent les inconnus : « La poursuite [lui] permet de fantasmer l’existence du suivi et de se projeter dans un autre monde, lui aussi, fictif. [11] » Il faut toutefois souligner l’ambiguïté qu’il peut exister dans la formation de L’Autre. Sophie Calle, contrairement à ce que plusieurs critiques disent, ne s’approprie ou ne vit aucunement par procuration la vie des inconnus qu’elle suit. Elle ne joue pas à être eux, elle joue à suivre ces personnes qui ne lui dictent que le chemin. D’ailleurs, dans l’entrevue avec Fabian Stech, Sophie Calle précise que le « je » n’est pas un autre : « il ne s’agissait pas d’eux, mais de moi, derrière eux. [12] » Cette phrase nous renvoie directement à l’idée du narcissisme et de l’amour de soi. Le sujet est : Sophie Calle.

Les situations provoquées et les performances se réalisent à l’aide de son corps et de son image qu’elle met au service de son œuvre et qui devient, par le fait même, un matériau artistique. Si l’on revient aux théories portant sur le narcissisme, le sujet : Sophie Calle auteure (le Moi) se dédouble, se travestit en l’Autre : Sophie Calle actrice (l’Idéal du Moi). Ce double, similaire au doppelgänger, trouble alors l’identité du sujet qui se considère comme un « objet ». Dans Doubles-jeux, le lecteur est en présence de Sophie Calle en tant que personnage [13], de son alter ego réaliste qui joue un rôle dans une performance. L’auteure se crée ainsi une identité de façade, une identité proposée et manipulée qui s’éloigne de l’identité réelle du sujet, tout en y restant attachée partiellement. [14] « La seule référence stable [est] le nom propre. Il en résulte une dépersonnalisation de Sophie Calle au profit d’un personnage qui porte son nom et qui, pour sa part, possède une existence artistique réelle. [15] » Le corps de Sophie Calle devient donc, par l’art de la performance, un outil artistique qui permet le truchement de l’identité de l’auteure. Toutefois, cette subdivision identitaire est renforcée dans les œuvres calliennes par le médium photographique qui brouille davantage le réel et le fictif, le sujet et l’objet.

L’ART PHOTOGRAPHIQUE

Pour illustrer ses performances narcissiques et en faire œuvre, Sophie Calle fait appel à la photographie. Le médium photographique est un choix judicieux puisque, d’une part, il permet l’attestation d’un idéal réalisé et d’autre part il vient appuyer l’idée du double narcissique projeté par le Moi. D’ailleurs, dans ses notes sur la photographie, Roland Barthes précise que « la photographie, [est] l’avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience de l’identité. [16] » Cette idée se concrétise davantage lorsqu’il dit : « dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de ‘poser’, je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image. [17] » Dans la photographie, comme dans la performance, il y a le Moi et le « Moi photographié » qui correspond à l’Idéal du Moi. La photographie reste donc dans le domaine d’une représentation imaginaire du Moi qui engage l’identité du sujet dans un système trouble. Il y a toutefois quelques distinctions à faire en ce qui concerne les photographies de Sophie Calle, puisque celles-ci représentent le « Moi photographié » soit de l’auteure, par le biais de l’autoportrait, soit de l’actrice, par l’illustration des performances. La perturbation identitaire se forme donc par la coexistence de la réalité et de la fiction présentes dans la photographie.
Si l’on observe les photographies dans Des histoires vraies + dix, certaines images sont des autoportraits, ce qui concorde parfaitement avec la dimension autobiographique du livre. L’identité de la narratrice et celle de l’héroïne qui se croisent par la réitération du « je », ainsi que l’évocation de la parentèle et la mention de date précise confrontent le lecteur à une réalité, au Moi de l’auteure, qui est d’autant plus accentuée par les autoportraits. La photographie qui illustre l’épisode du nez montre le profil de Sophie Calle, sans artifice, sans travestissement. Il s’agit de son visage réel, tout comme celui illustré par la séquence du porc (même si l’auteure porte un nez de cochon, le portrait représente Sophie Calle et non un personnage) ou l’image de ses seins, repris pour la couverture du recueil. L’autoportrait au service de l’idéal narcissique permet alors la reconnaissance du Moi. Or l’image de la plasticienne s’expose dans un pacte d’identité trouble lorsque le lecteur est confronté à des photographies qui ne sont plus des preuves du réel, mais bien des traces d’une performance artistique.

Bien que la photographie atteste le caractère véridique de l’auteure, l’effet réaliste des images reste soumis à une part de fiction, montrant l’Idéal du Moi, la mise en scène du Moi. La photographie se trouve non plus dans le « ça a été » barthésien, mais bien dans le « ça a été joué » callien. Elle ne montre que « la mise en images de ses installations, de ses performances, de son corps. [18] » Ainsi, la photographie n’est plus une preuve du réel, mais bien l’indice d’un jeu. Les clichés qui dépeignent la scène du talon aiguille ou du mariage ne sont que des mises en scène réalisées par l’auteure et jouées par l’actrice. Ils ne représentent nullement la preuve du moment présent, car Calle reproduit l’évènement, et ce, dans le but d’accentuer la part du réel et l’aspect autobiographique dans la fiction. Ce même procédé est utilisé pour « Le strip-tease » dans Les panoplies [19]. L’histoire racontée par le texte est véridique, or la photographie illustre une mise en scène :

dans un univers de spectateurs mâles et de femmes exploitées, un photographe – fût-il une femme- peut difficilement venir, sans prise de contact préalable, réaliser des photographies au vu et au su des spectateurs. De plus, la variété des angles de prise de vues implique que l’ « amie » photographe se déplace aisément le long de la scène, ce qui est encore moins vraisemblable. Si l’on observe bien les éclairages, les ombres projetées et la direction de la lumière, les clichés de Sophie Calle font plus penser à une scène reconstituée en studio qu’à une scène prise en conditions réelles. [20]

Les photographies de Sophie Calle sont donc des mises en scène rétrospectives qui dénoncent la facticité de l’image. Elles deviennent la trace de la performance, l’indice d’un jeu, un jeu identitaire qui permet le dédoublement de l’auteure. On peut également percevoir l’Autre dans l’idéalisation de certaines personnalités comme Cindy Sherman, Freud, ou Brigitte Bardot, personnalités auxquelles tente de ressembler l’artiste. [21] Par le médium photographique, Sophie Calle met en relief la dichotomie entre le sujet et l’objet et brouille les frontières entre le réel et la fiction entre, d’une part, le Moi et l’Idéal du moi présent dans la performance et d’autre part, entre l’Idéal du Moi et le Moi dans la photographie de la performance.
Les dédoublements identitaires qui relèvent d’un narcissisme artistique sont également accentués par la multiplication en série des photographies : « Les images de Sophie Calle se redoublent […] en « écholalies photographiques ». Le même motif – elle – est reproduit sur une infinité de clichés dans des histoires différentes, mais qui se résonnent entre elles. [22] » Elle devient écho de sa propre image, devenant ainsi le leitmotiv de l’œuvre. Par la sérialité, l’auteure instaure un double jeu entre elle et sa représentation, entre le Moi et l’Idéal du Moi ; un double « je » créé par la réalité et la fiction. En sublimant une facette de son identité réelle pour parvenir à une identité idéalisée, elle rejette la représentation d’elle-même, la met hors d’elle afin de se donner une autre existence. Elle transforme ainsi le sujet (Moi) en objet (Idéal du moi), le doppelgänger devenant une icône artistique qui élève son identité et son corps au rang d’œuvre d’art.

Contrôler sa représentation

À la fois auteure et personnages, sujet et objet, Sophie Calle parvient, grâce à son narcissisme et à la surexposition de son corps, à contrôler la représentation de son corps et de son identité et d’en faire une œuvre d’art qui se détache de sa créatrice. Pour ce faire, elle fait appel à l’art de la performance qui permet à l’acteur de s’investir dans un rôle, de se transformer en personnage et d’acquérir ainsi une nouvelle identité. Le sujet se transforme donc en objet, idéalisé par le sujet. La photographie appuie cette dichotomie de l’être qui métamorphose l’artiste en œuvre d’art. Pour Barthes, « la photographie transform[e] le sujet en objet, et même, si l’on peut dire, en objet de musée […] –l’Autre- me déproprie de moi-même, [fait] de moi, avec férocité, un objet [23] ». Détachée de soi-même et de sa propre identité, Sophie Calle advient en tant qu’objet d’art. Elle réinvente le corps, le fragmente, le construit et le déconstruit par le biais de l’image et du texte. Le corps du XXe siècle ne se trouve plus divisé en deux pôles : le bien et le mal, l’esprit et le corps, l’âme et la chair comme dans les siècles précédents, mais bien dans une infinité de fictions, de représentations et de systèmes symboliques. Le corps se trouve dans la multiplicité des identités, dans le travestissement de l’être. En ce sens, l’œuvre de Sophie Calle reflète parfaitement la fin du XXe siècle qui s’interroge sur les identités complexes et qui donne naissance à différents courants tels que les Gender Studies et les Queer Studies qui repensent la question de l’identité à travers le travestissement, le jeu de rôle et la confection d’une nouvelle identité qui passe par la métamorphose du corps.

BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages cités :

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Ouvrages consultés, mais non cités :

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Sauvageot, Anne, Sophie Calle, l’art caméléon, Paris, PUF, 2007.

ps:

Kathleen Thibault est professeure de français au Cégep de Granby-Haute-Yamaska. Elle rédige actuellement un mémoire de maîtrise sur le ludisme dans les oeuvres de Sophie Calle, tant dans l’écriture que dans la lecture et l’objet-livre. Elle collabore également avec Catherine Mavrikakis.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE

notes:

[1] Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir), Histoire du corps, vol. 3 : Les mutations du regard : le XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 9

[2] Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel, Le Narcissisme, L’amour de soi. Malesherbes, Éditions Laffont/Tchou, coll. « Les grandes découvertes de la psychanalyse », 1980, p.145

[3] Pierre Jourde et Paolo Tortonese (dir), Visages du double, un thème littéraire, Paris, Nathan, coll. « Littérature », 1996, p. 65

[4] Il faut bien distinguer la notion de double ici. Dans l’analyse qui suit, il ne s’agit aucunement d’un double en tant que clône ou d’une division de l’être (par exemple la dichotomie entre le bien et le mal), mais bien d’un double narcissique, d’un Autre projeté par le Moi.

[5] Paul Arden, L’image corps, figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2001, p. 202

[6] Fabian Stech, J’ai parlé avec Lavier Annette Messenger Sylvie Fleury Hirschhorn Pierre Huyghe Delvoye D.G-F. Hou Hanru Sophie Calle Ming Sans et Bourriaud, Dijon, Édition les presses du réel, coll. « Documents sur l’art », 2007, p. 95-96

[7] Sophie Calle, Doubles-jeux, Livre V : L’hôtel, Arles, Actes Sud, 1998, p. 9

[8] Ibid

[9] Sophie Calle, Doubles-jeux, Livre IV : À suivre…, Arles, Actes Sud, 1998, p. 114

[10] Voir photographie en Annexe p. 13

[11] Magali Nachtergael, « Les dédoublements de Sophie Calle », L’ombre, le double, Malissard, Édition ALEPH, coll. « Théories », p. 249

[12] Fabian Stech, op. cit., p. 93

[13] Même si à quelques reprises, le lecteur est en présence de Sophie Calle auteure. Nous l’avons vu dans La filature.

[14] Alex Mucchielli, L’Identité, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je », 1986, p. 82

[15] Magali Nachtergael, loc. cit. p. 245

[16] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Édition Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1990, p. 28

[17] Ibid, p. 25

[18] Jean-Paul Guichard, « Poker menteur : de la photographie comme preuve de l’existence de Sophie Calle », Traces photographiques, traces autobiographiques, Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray (dir.), St-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 79

[19] Sophie Calle, Doubles-jeux, Livre IV : À suivre…, Arles, Actes Sud, 1998, p. 114

[20] Jean-Paul Guichard, loc. cit., p. 79

[21] Voir photographie en Annexe p. 14 -15

[22] Magali Nachtergael, loc. cit., p. 249

[23] Roland Barthes, op. cit., p. 29 et 31




Corps tout entier de langage.

« Je ne perçois pas d’œuvre comme détachée de la vie ».
Antonin Artaud, L’ombilic des limbes

Comme le dit le philosophe Michel Surya, ce qui fait la singularité de l’œuvre de Pierre Guyotat, c’est qu’il tente d’opposer un monde au monde [1]. Loin de tout truisme sur la supposée illisibilité de ses textes, Surya suppose plutôt ce qui serait une incapacité des lecteurs d’aujourd’hui (aliénés par une société du spectacle et la domination [2]) à accepter cette représentation du monde. La langue qu’utilise Guyotat pour représenter le monde est radicalement différente ; elle ne doit rien ni à la grammaire ni aux codes romanesques traditionnels. Totalement insoumise, elle ne répond qu’aux exigences de l’Œuvre patiemment construite, cohérente d’un bout à l’autre. Je m’éloignerai des lectures habituelles qui tendent à faire de Guyotat une simple illustration des théories telquelliennes ou un travail d’expérimentation langagière abstrait. Mon objectif sera plutôt de l’inscrire dans d’autres filiations, de renverser une proposition qui me semble réductrice. Pierre Guyotat construit une œuvre dont le matériau principal est en apparence la langue. En fouillant un peu, on voit dans les détails du texte tout le substrat politique, historique et littéraire. Autrement dit, on croit d’abord lire une expérimentation formelle (stérile ou pas, ce n’est pas la question) pour se rendre compte qu’il s’agit d’une œuvre politique qui s’inscrit de façon consciente dans l’Histoire et l’histoire littéraire. Lionel Ruffel place Guyotat dans une lignée d’écrivains et de penseurs qui théorisent la post-histoire (Antoine Volodine, Giorgio Agamben, Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Alain Badiou) : ses personnages seraient des spectres (de Marx, on le devine).

De fantôme, il est aussi question dans Progénitures et Explications de Pierre Guyotat. Les « putains » qui forment, avec les hommes et les animaux, le personnel du roman, sont en tous points un « moyen terme », un « non-état » : entre hommes et animaux, masculin et féminin, esclavage et liberté absolue. Leur non-état est fantomatique, médian, comme l’est celui des sous-hommes, des Untermenschen, qui habitent l’univers post-exotique de Volodine. Pierre Guyotat va même au-delà de la seule dimension figurale. Progénitures et son œuvre entière relèvent, à ses yeux, d’un imaginaire spectral [3].

Je ne ferai pas une lecture apocalyptique des livres de Guyotat. Simplement, il faut tenir compte de cette dimension historique ou politique dans la constitution des personnages dans son œuvre. De la même façon, il faudra voir les liens possibles entre les postures du corps mises en en scène et l’histoire de la littérature ; ces multiples discours se superposent et aucune lecture ne saurait faire l’économie de ce complexe agencement.

Il existe un lien manifeste dans le travail de Guyotat entre corps et langage. Tout un pan de son travail expose les liens entre littérature et performance. Issê Timossé et Bivouac ont été créés directement pour la scène, Tombeau pour cinq cent mille soldats a été monté à Chaillot et nombre de ses textes ont été mis en lecture. Il existe une forte part de performativité chez Guyotat : les mots se mettent en bouche, se jouent, s’entendent. Mais au-delà de ce lien qui apparaît d’emblée, il existe d’autres conjonctions entre le corps (celui de l’auteur ou celui des personnages qu’il met en scène) et l’écriture, le langage ; la venue au langage pourrions-nous dire. Deux moments de l’œuvre de Guyotat vont m’intéresser ici : d’abord le texte Langage du corps, rédigé à l’occasion du fameux colloque Bataille/Artaud à Cerisy en 1972, puis Coma, récit autobiographique publié en 2006.

Dans le texte Langage du corps, Guyotat suppose un lien entre la venue à l’écriture et la pratique de la masturbation. Il y raconte ses premiers émois sexuels, la découverte de l’auto-érotisme vers huit ans. Récit truffé de détails sur les stratégies afin de se masturber le plus souvent possible, en secret, sans se faire découvrir, Langage du corps témoigne également du passage à l’écriture : la maturité, l’âge adulte s’inscrit dans une appropriation de la langue (retorse dans son cas) et une « domestication [4] » du corps. Ainsi, à l’adolescence, arrivent en même temps, comme deux activités indissociables, l’onanisme et l’écriture. Guyotat n’en reste pas là, ne posant pas les deux choses comme indépendantes, mais plutôt comme un dialogue entre deux entités qui devraient être unies [5].

Comment lire ce rapport établi par Guyotat entre la pratique masturbatoire et celle de l’écriture ? Il me faut évidemment évoquer très brièvement le contexte de publication de ce texte qui n’est pas sans lien avec le sujet qui nous intéresse. Il n’est certes pas innocent que ce texte ait été prononcé à l’occasion d’un colloque sur Artaud et Bataille. Les liens ne sont d’emblée pas évidents (il ne prononce à aucun moment le nom ni de l’un, ni de l’autre), et pourtant, il est aisé de voir les conjonctions possibles entre le travail d’Artaud et celui de Guyotat. Il y a chez Artaud un rapport évident entre la langue et le corps. Sa langue (comme celle de Guyotat) est surgissement plus que raisonnement. Alain Milon dit à propos de cette langue :

« Briser la langue » n’est pas sans risque. Sa mise en pièce, si elle est propre à toute construction poétique, varie selon la manière dont l’écrivain incorpore son écriture. Lorsque celui-ci ressent sa langue comme une partie de lui-même, elle finit par ne plus distinguer du corps. Leurs territoires sont identiques, non par le fait que la langue occupe le territoire du corps, mais parce que la langue et le corps s’expriment l’un par l’autre, chacun devenant pour l’autre une nécessité qui le fait vivre [6].

De fait, cette idée peut s’appliquer à Artaud comme à Guyotat, les deux entretenant un rapport semblable entre langue, corps et vie. Il y a dépassement du rapport binaire qui appréhenderait le corps comme simple support de la langue. Alain Milon indique la langue comme structurée par le corps. Chez Artaud et chez Guyotat, la langue surgit du corps ; elle est davantage pulsion sauvage (« Savant, sauvage, formulations nécessaires en une époque déterminée par un engagement politique d’ordre administratif [7]. ») que réflexion. Il ne faudrait pas assimiler trop vite cette pratique à l’écriture automatique. Il s’agirait plutôt de laisser venir l’écriture, de se mettre dans une disposition intellectuelle qui permette la venue de l’écriture sauvage, issue du corps. Milon va plus loin dans l’analyse de la langue d’Artaud comme prolongement du corps :

Ce qui vaut pour la langue vaut pour le corps de la même manière puisque, pour Artaud, l’un ne se distingue pas de l’autre. Son corps schizophrène se vit comme une partie d’un corps d’origine. Dans le cas d’Artaud, le problème de ce corps schizophrène va bien au-delà d’un problème de filiation, ce n’est pas pour savoir qui est son père, qui est sa mère et qui il est, mais beaucoup plus pour s’interroger sur l’origine de sa langue et la nature de ce phrasé si singulier [8].

Pour revenir à Guyotat, il serait donc possible de voir le lien entre masturbation et écriture comme un retour à l’origine. La langue de l’écriture, celle de la littérature, ne serait pas forcément langue sociale (elle ne l’est pas non plus chez Artaud) mais plutôt langue du corps. Ce retour à l’état sauvage, à l’état primitif, même s’il est à nuancer, est certainement un point de contact entre Artaud et Guyotat. La quête de l’origine ne passe pas comme chez d’autres écrivains (Pierre Bergounioux, Pierre Michon) par un incessant récit familial. L’origine est pour eux plutôt un moment où la langue n’est pas tout à fait formé. Cela passe chez Artaud par l’écholalie et chez Guyotat par une torsion des règles traditionnelles de la syntaxe et un recours à la forme du chant ; il y a chez un comme l’autre de rapprocher l’écriture d’une forme d’oralité, de transmettre la parole. Il y a là aussi une jonction entre corps et écriture : du corps naît la voix qui est ensuite travaillée (transcrite, traduite, sublimée, subvertie) pour devenir texte.

Guyotat sexualise fortement l’écriture en liant langue et pratique sexuelle : la langue devient charge sexuelle. L’inverse est tout aussi vrai : la sexualité transcende le prosaïsme pour devenir sublime. « C’est le surgissement de l’écriture qui accélère le processus de masturbation et qui, au fur et à mesure que bandaison et jet augmentent, introduit la mise en scène, la théâtralisation de cette pratique [9]. » Il devient quelque peu difficile de déterminer avec précision quelle pratique est théâtralisée. Est-ce le surgissement de l’écriture ou la bandaison ? Ce serait plus précisément le surgissement de l’écriture dans ou par la masturbation qui est théâtralisé. En fait, il ne faut pas poser les deux pratiques de façon dialectique ni dans un rapport de disjonction. Ce serait l’un dans l’autre qui produirait un sens : la découverte du corps provoque le surgissement de l’écriture comme l’écriture aide à la meilleure connaissance du corps.

Toujours dans cette tension entre conjonction et disjonction, il y a un autre rapport au corps chez Guyotat qu’il serait intéressant de déplier. J’ai évoqué comment les deux activités surgissaient dans un même mouvement :

L’alternance irrégulière récit / parlé, il faut en voir aussi la relation avec, soit la place des organes dans la défroque, soit le degré de bandaison du membre : en effet, une très forte bandaison accélère l’urgence de l’orgasme, elle contraint donc le texte à s’écrire en hâte ; cette hâte ne permet que l’inscription sur le feuillet, de mots, de fragments de mots, fonctionnels, d’interjections, sans lien syntaxique, donc du seul parler ; mais, peu à peu, à mesure que je prends langue avec l’écriture française, cette familiarité, cette aisance dans le maniement de la rhétorique, donnent à la main la rapidité nécessaire pour, en cas de bandaison forte, inscrire une séquence de récit [10].

Aisance, rhétorique, habileté : les mêmes traits sont attribués à la connaissance de la langue française qu’à la masturbation. Sans établir un rapport d’équivalence à proprement dit, Guyotat pose néanmoins un lien entre les deux activités. Ainsi, en remontant à l’origine (de la découverte du corps et de l’écriture), on découvre qu’une activité rythmait l’autre. Les deux activités s’unissent dans une forme de copulation : « […] Pierre Guyotat renvoie à l’inextricable : la pratique textuelle masturbatoire devient acte artistique ; le texte se fait partenaire amoureux, réceptacle et catalyseur d’une envie sexuelle autrement pauvre [11]. » Le rapport avec le texte est viscéral, chargé sexuellement.

Le cas de Coma est différent car il ne s’agit pas exactement de la même langue que Guyotat emploie. Après avoir radicalisé sa pratique d’écriture au point de créer une langue totalement autonome (celle du Livreet de Progénitures), Guyotat décide en 2006 de revenir à une langue dite normative. Il faut nuancer fortement cet emploi du mot « normatif » car après quarante années d’expérimentation langagière radicale, sa langue n’est forcément pas « intacte ». Il ne s’agit donc pas à proprement dit d’un retour à une langue normative, mais plutôt un passage vers une langue immédiatement plus lisible mais dont la syntaxe reste tout aussi retorse. Coma relate les années de création du Livre et d’Histoires de Samora Mâchel (à ce jour inédit). Totalement investi dans la création, Guyotat perd de plus en plus d’énergie jusqu’à sombrer dans le coma en 1981. Contrairement à Langage du corps qui témoignait d’un investissement littéraire des plus énergiques, Coma rend compte d’un épuisement physique extrême. Dans les deux cas, corps et écriture sont intrinsèquement liés.

Tout d’abord, le corps du créateur est donc en création ; créatif, générateur. Il s’engage dans la création d’une œuvre qui doit être totale, entière. Cet investissement se traduit par des nuits blanches d’écriture frénétique et aussi par une nomadisation (Guyotat à cette époque vit dans un camping-car). Cet investissement dans la littérature se manifeste aussi par une pauvreté matérielle : il mange peu, il boit peu, il dort peu. On pourrait dire qu’il rejoue les postures d’un corps romantique dont le corps tout entier est impliqué dans la création ; les élans enfiévrés du créateur romantique. De plus, cette posture est accentuée par la figure du « visionnaire sensible » dans laquelle s’incarne Guyotat. Ainsi, le créateur aurait une sensibilité telle qu’il peut comprendre avec plus de précision le passé, le présent, le futur.

Évoquant un mendiant qui vend ses poèmes dans la rue, il écrit :

Cet homme, de mon âge, au manteau troué, dont les mains tremblent sur ses poèmes en vers réguliers, c’est moi si je n’étais pas moi. Il est ce dont l’oeuvre que je fais et ses conséquences sociales entre autres me privent d’être. L’oeuvre que je fais est sans doute en moi et dans mes mains comme une sorte d’intercession entre moi et le monde ou Dieu. Je ne sais d’où vient le don qu’on m’attribue et que j’ai toujours ressenti comme une injustice, je ne sais d’où vient la force qui me lui fait produire de l’oeuvre, je ne me suis jamais donné quelque mérite que ce soit, quelque volonté que ce soit [12].

Élu par dieu, ou presque, le créateur a pour devoir d’être à la hauteur de cette responsabilité. Il doit être entier dans la création. On est très loin d’une conception moderne de l’écriture comme expression de soi, ou comme facteur de valorisation sociale, c’est une conception beaucoup plus absolue qui est convoquée.

Ce corps qui se dégrade doit être sous médication pour survivre, pour arriver à terminer la création. Il s’agit là d’une modulation de l’écrivain sous influence (on peut penser à Michaux). Or l’effet recherche ici n’est pas l’hallucination, ou la quête d’expérience. Pour Guyotat, il ne s’agit pas d’être en dehors de la réalité mais plutôt au plus près possible de la vie. Ainsi, les psychotropes permettent de rester en vie pour mener à terme le projet, pour mener à terme l’œuvre. « Comme je crains de m’endormir de nuit, et d’y être pris dans la mort, je veille, dedans ou dehors : ma recherche de Compralgyl, la marche lente me retiennent dehors une grande partie de la nuit [13]. » Il veut être au plus près du réel, de la vie, du corps.

À la toute fin du récit, c’est un corps inconscient, plongé dans le coma qui est représenté. Un Guyotat à bout de force sombre dans un coma de plusieurs jours. Cet épisode, évidemment escamoté par le récit (qu’y-a-t-il à raconter d’un coma ?) est suivi d’une renaissance, un réveil qui prend les allures d’une résurrection [14].

Après deux jours de petite activité gymnastique et d’écriture, à nouveau, cette détresse, mais en sens inverse, dans un corps qui se refait, sans la grandeur de la dégradation. Au soir d’un dimanche, les derniers visiteurs partis, l’interne de garde fait le guilleret devant moi, et comme, à ce moment, je peine encore à parler, me demande de répéter après lui le vers de Mallarmé. Aboli bibelot d’inanité sonore [15].

L’apprentissage de la langue passe par la répétition d’un vers de Mallarmé. Si à l’adolescence, la venue à l’écriture passait par la masturbation (par ce lien dynamique entre un poignet et l’autre), la renaissance après le coma passe une fois de plus par la langue. Mais cette fois, Guyotat plus âgé, passe par la langue d’un autre. Revendiquant la filiation avec Mallarmé, il prend possession d’une langue qui n’est pas sienne, mais qui pourtant est originelle. « Croit-il que je n’ai pas été capable- et le serai-je à nouveau ? – d’écrire aussi beau, aussi tintant et mélodieux, aussi désespérant (vanité de l’âme sonore) – et, moi, sur la longueur ! Mais lui : Aboli bibelot d’inanité sonore. [16]  » L’interne insiste, réapprendre à parler passera par Mallarmé.

« Me remettre en bouche, en coeur, en respiration, ce qui m’a tué, la splendeur qui m’a tué, desséché, ces sons tentateurs qui m’ont amené sous son ombre [17]… » La renaissance n’est pas que rédemption, elle est aussi retour à la souffrance. C’est la création, les mots qui l’ont presque tué. Guyotat est réticent à se remettre en bouche la splendeur de la littérature. Si la venue à l’écriture accompagne une naissance (du moins celle d’un corps sexué), elle est aussi synonyme de dégradation physique, de déchéance.

Le corps est partie intégrante du dispositif littéraire mis en œuvre dans Coma. Pour Guyotat, création (invention), langue, et corps sont imbriqués. Inventer une nouvelle langue, c’est faire corps avec elle, la posséder. Il est donc éloquent de voir comment c’est par Mallarmé qu’il reprend parole (nous sommes dans les mêmes eaux avec cette volonté de faire une œuvre totale) Il me semble qu’il n’est pas innocent que ce soit cette langue magnifiquement compliqué de Mallarmé par laquelle Guyotat reprenne contact avec le monde, entre en communication. L’acte de communication pour Guyotat n’est pas linéaire (ou univoque) – il passe par un lien avec les langues des autres. Son invention langagière est aussi une relecture de celle de Mallarmé.

« Depuis, ce dilemme n’a plus de force : plus j’interviens physiquement dans la langue, plus j’ai la sensation de vivre ; transformer une langue en verbe est un acte volontaire, un acte physique. Un débat entre la littérature et vie, oui, peut-être, mais pas entre ce que moi j’écris et la vie ; parce que c’est la vie, ce que je fais […] [18]. » Ici est expliqué très précisément pourquoi c’est la création qui mènera au coma. Il n’y a pas, pour Guyotat du moins, et il liquide cette question assez efficacement, de limite imperméable entre vie et œuvre, pas plus qu’entre langue et œuvre. De la même façon que pour Artaud il n’y a pas d’œuvre qui soit détachée de la vie et que pour Mallarmé, il n’y pas d’œuvre qui ne soit totale.

« C’est quelques heures après que la première érection (de quoi donc ?), entre mes hanches creusées, me remet dans l’atroce normalité, que confirme, aussitôt, l’infirmière qui me parle : « Monsieur », « Monsieur Guyotat [19] ». Deux choses font renaître le corps de Pierre Guyotat et le reconstituent comme sujet après le coma : Mallarmé et une érection.

Bibliographie

BRUN, Catherine. Pierre Guyotat, essai biographique, Paris, Léo Scheer, 2005, 506 pages.

GUYOTAT, Pierre. Coma, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et portraits », 2006, 228 pages.

GUYOTAT, Pierre. Vivre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 [1984], 280 pages.

MILON, Alain. L’écriture de soi, ce lointain intérieur, Fougères, Encre Marine, 2005, 123 pages.

RUFFEL, Lionel. Le dénouement, Lagrasse, Verdier, coll. « Chaoïd », 2005, 128 pages.

SURYA, Michel. Mots et monde de Pierre Guyotat, Matériologies 2, Tours, Farrago, 2000, 80 pages.

ps:

Julien Lefort-Favreau termine actuellement une maîtrise en littérature française sur la question de la filiation littéraire chez Pierre Michon. Il entamera en 2009 une thèse de doctorat sur les liens entre langue, politique et histoire chez Pierre Guyotat.

notes:

[1] SURYA, Michel. Mots et monde de Pierre Guyotat, Matériologies 2, Tours, Farrago, 2000,

[2] Voir les quatre livres que Surya a consacrés à la domination : De la domination. Le capital, la transparence et les affaires (1999), De l’argent. La ruine de la politique (2000), Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie (2000), Portrait de l’intermittent du spectacle en supplétif à la domination (2007). En parallèle de son travail de critique littéraire (des ouvrages sur Bataille et Kafka, en autres), il y poursuit une réflexion largement inspirée par Guy Debord sur la question du politique.

[3] RUFFEL, Lionel. Le dénouement, Lagrasse, Verdier, coll. « Chaoïd », 2005, p. 49.

[4] L’utilisation du mot domestication est volontairement polémique ; Guyotat tente d’appréhender les choses tout en les préservant à leur état sauvage. C’est à cette lisière, à mon avis, que se situe son travail sur la langue mais aussi son rapport au corps.

[5] Malgré les apparences de discontinuité, de fragmentation, Guyotat cherche les moments d’unité, les points de jonction – il y a aussi de la continuité chez lui.

[6] MILON, Alain. L’écriture de soi, ce lointain intérieur, Fougères, Encre Marine, 2005, p. 109

[7] GUYOTAT, Pierre. Vivre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 [1984], p. 11.

[8] MILON, Alain. L’écriture de soi, ce lointain intérieur, Fougères, Encre Marine, 2005, p. 75

[9] GUYOTAT, Pierre. Vivre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 [1984], p. 15

[10] Ibid., p. 32

[11] BRUN, Catherine. Pierre Guyotat, essai biographique, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 263.

[12] GUYOTAT, Pierre. Coma, Paris, Mercure de France, coll. « Traits et portraits », 2006, p. 17.

[13] Ibid., p. 159.

[14] L’analyse de la figure christique dans les textes de Guyotat mériterait à elle seule un article complet.

[15] Ibid., p. 228.

[16] Ibid., p. 228.

[17] Ibid., p. 229

[18] Ibid., p. 30.

[19] Ibid., p. 227.




Autodissection d’un esprit malade

Littérature et psychiatrie

Contrairement aux autres pathologies qui ont contaminé la littérature à travers les auteurs (on n’a qu’à penser au cas de Thomas Bernhard et de la tuberculose, avec des œuvres comme Le Souffle et Le Froid), dans le cas de la littérature de la folie, c’est l’organe même qui est atteint, l’esprit, qui engendre l’œuvre. Est-ce que cette particularité permet d’apposer à l’œuvre un sceau d’authenticité, de pénétrer plus profondément dans le vif de la douleur et de la maladie ?

Cette contagion entre littérature et psychiatrie sera abordée à partir de la pièce de théâtre 4.48 Psychosis (4.48 Psychose) de la dramaturge britannique Sarah Kane (1971-1999), qui a souffert toute sa vie de troubles dépressifs majeurs et récurrents. Elle affirmait que cette dernière pièce (écrite entre l’automne 1998 et l’hiver 1999) « parle d’une dépression psychotique. Et de ce qui arrive à l’esprit d’une personne quand disparaissent complètement les barrières distinguant la réalité des diverses formes de l’imagination » [1]. Une expérience qui semble à la fois lucide et psychotique, simultanément analyse et synthèse d’un corps qui lutte contre son propre esprit (ou serait-ce l’inverse ?). Corps mutilé ? Corps absent ? Corps théâtral ? Corps réinventé ? Le corps et l’esprit disséqués dans 4.48 Psychosis, et qui incarnent, dans une certaine mesure, ceux de l’auteure, soulèvent quantité de questions. À l’ère des communications, dans une société où le discours médical est accessible à tous, l’écriture de la folie se nourrit d’outils épistémologiques dont ne disposait pas une auteure comme Virginia Woolf, par exemple. Comment les connaissances médicales de Sarah Kane sur la dépression et la psychose (elle était très bien documentée sur le sujet, jusqu’à un niveau que l’on pourrait qualifier de morbide) ont pu influencer sa création ? L’esprit malade conscient de son état et qui utilise le vocabulaire de la psychiatrie pour en parler est-il toujours dans la folie ? Est-il dans la création ? Dans le cas de la pièce 4.48 Psychosis, s’agit-il d’un vrai délire psychotique, ou plutôt d’un produit de synthèse recréé consciemment par l’auteure lors de ses moments de lucidité ? Pourrait-on considérer un véritable délire psychotique comme une forme d’art ? Une œuvre comme 4.48 Psychosis mériterait-elle de se greffer à la littérature dite scientifique et de servir de document de référence aux psychiatres et psychologues ? 


Étude de cas

Avant de se lancer dans l’étude plus ciblée de 4.48 Psychosis, il est essentiel de tracer un portrait de la vie et de l’œuvre de Sarah Kane puisque, comme la voix narratrice de la pièce l’annonce, « [her] mind is the subject of these bewildered fragments » [2].

Sarah Kane est née en 1971 à Brentwood dans le Comté d’Essex. De 1991 à 1993, elle fait des études en art dramatique aux Universités de Bristol et de Birmingham [3]. Sa première pièce, Blasted, est créée à Londres au Royal Court Theatre Upstairs en janvier 1995 dans une mise en scène de James Macdonald. La pièce met en scène la descente aux enfers d’un journaliste qui se retrouve soumis aux horreurs (tortures, viols, mutilations) qu’il considère habituellement comme de simples faits divers à décrire dans son journal. C’est l’irruption fracassante des violences d’une guerre civile « lointaine » (Sarah Kane était profondément troublée par ce qui se passait en Bosnie) dans un quotidien occidental déjà teinté d’une autre forme de violence, hypocrite, insidieuse. Dès les premières représentations, la pièce crée un véritable scandale médiatique [4]. Dans le quotidien The Guardian du 20 janvier 1995, le critique Michael Billington avertit ses lecteurs qu’ils assisteront à « des scènes de masturbation, de fellation, de miction, de défécation […], de viol homosexuel, d’yeux arrachés et de cannibalisme. » [5] Le journaliste Jack Tinker, du Daily Mail, se dit quant à lui « totalement et absolument écœuré […] par une pièce qui semble ne fixer aucune limite à l’indécence, et n’a cependant aucun message à transmettre en guise d’excuse. » [6] Le « mythe » Sarah Kane était né. [7]

La dramaturge met elle-même en scène sa seconde pièce, Phaedra’s love, au Gate Theatre en mai 1996. En avril 1998, le metteur en scène James Macdonald dirige la création de la troisième pièce de Kane, Cleansed, au Royal Court Downstairs. Inspirée de l’extermination des Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale, cette pièce expose les expériences sadiques d’un pseudo-chirurgien qui cherche à éprouver les limites de l’amour humain sur le campus d’une université anonyme. Avec Cleansed, Sarah Kane s’éloigne de plus en plus du naturalisme en proposant, entre autres, des didascalies impossibles : « the rats carry Carl’s feet away » ou « a sunflower bursts through the floor » [8]. La pièce suivante, Crave, créée au Festival d’Édimbourg en août 1998, pousse encore plus loin l’abstraction. Aucun personnage n’est décrit de façon concrète. A, B, C et M enchaînent les répliques dans ce qui ressemble davantage à un long poème qu’à une pièce de théâtre ; un long poème sur l’amour et ses blessures dont la forme – et même certains passages textuels – sont inspirés par The Waste Land du poète T.S. Eliot [9].

Sarah Kane traverse une période dépressive intense à la fin de l’été 1998. C’est cette expérience, et celle des traitements qu’on lui administre, qui forment l’essence de sa prochaine pièce : 4.48 Psychosis. La dramaturge rédige son œuvre ultime au cours de l’automne 1998 et de l’hiver 1999. Le 20 février 1999, laissée seule 90 minutes à l’Hôpital de King’s College (où elle avait été internée à la suite d’une tentative de suicide par consommation d’antidépresseurs), Sarah Kane se pend avec ses lacets [10]. Elle avait 28 ans. 4.48 Psychosis sera créée au Royal Court Jerwood Theatre Upstairs en juin 2000 dans une mise en scène de James Macdonald.

Signes et symptômes

Sarah Kane – elle l’admettait d’ailleurs elle-même – était une pilleuse de littérature, « last in a long line of literary kleptomaniacs » [11], et elle s’est sans cesse abreuvée à de multiples et souvent hétéroclites sources d’inspiration : en vrac, parmi les auteurs qu’elle a identifiés comme des modèles ou ceux dont les voix transparaissent de façon évidente dans ses œuvres, on peut citer Harold Pinter, Martin Crimp (The Treatment, Attempts on Her Life), Samuel Beckett, Howard Barker et le Théâtre de la Catastrophe, Heiner Müller, Shakespeare (particulièrement Twelfth Night et King Lear), Fassbinder, Ibsen, Antonin Artaud et le Théâtre de la Cruauté et Edward Bond (The War Plays). Ce dernier a lui-même défendu l’écriture de Sarah Kane. Dans le quotidien The Guardian du 16 décembre 2000, il a dit de la pièce Blasted que c’était « la seule pièce contemporaine [qu’il aurait aimé] avoir écrite, elle est révolutionnaire. » [12] Quant au théâtre d’Antonin Artaud, dont Kane se réclamait ouvertement, il se manifeste incontestablement dans son œuvre. À Londres, le Musée du Théâtre a d’ailleurs inclus Cleansed dans son dossier pédagogique sur Artaud comme « exemple moderne de « théâtre total » » [13].

Violence, désespoir, torture, colère, corps androgynes, corps mutilés, insatisfaction, amour : les thèmes qui sous-tendent l’écriture de Sarah Kane se répètent, s’entrechoquent et se répondent d’une pièce à l’autre. Son théâtre, qui n’admet aucune complaisance et refuse de se soumettre à un quelconque réalisme psychologique, se situe aux limites du représentable et propose aux spectateurs une incursion dans les plus noires contrées de l’âme humaine. Ses pièces s’apparentent à de véritables tragédies modernes, très en lien avec l’idée classique de catharsis, de purgation des passions. Le dramaturge Mark Ravenhill voit d’ailleurs en Sarah Kane « un écrivain contemporain ayant la sensibilité d’un classique » [14].

Il n’est donc pas étonnant que le critique de théâtre, professeur et auteur britannique Aleks Sierz (In-Yer-Face Theatre : British Drama Today, The Theatre of Martin Crimp) range Sarah Kane parmi les trois principaux auteurs – aux côtés de Mark Ravenhill et Anthony Neilson – d’un courant qui se développe dans le théâtre des nasty nineties en Grande-Bretagne : le In-yer-face theatre. Choquant, provoquant, violent, extrême, sans compromis, c’est un théâtre qui refuse de laisser les spectateurs quitter la salle indifférents ou intacts. Aleks Sierz parle d’ « experiential theatre », de « theatre which grabs the audience by the scruff of the neck and shakes it until it gets the message.  » [15]

Mise en garde

À 28 ans, la jeune dramaturge Sarah Kane nous laisse en héritage cinq pièces radicales et dérangeantes. S’il est certain que son suicide contribue à imprégner son nom d’un parfum mythique, on ne peut nier le danger que cette fin brutale ne lui accole aussi l’étiquette d’auteure-suicidée, et qu’on ne relise toutes ses pièces qu’à travers le seul prisme de l’autobiographie. Sans doute, il est presque impossible de ne pas le faire du tout, surtout quand on réalise à quel point les préoccupations morbides, la mort et la maladie mentale occupent une grande place dans son œuvre, tout particulièrement dans 4.48 Psychosis, où certains ne voient qu’« une déclaration de suicide » [16] ou « un billet annonçant un suicide, et cela pendant 75 minutes » [17]. Si on parle encore de Sarah Kane aujourd’hui, et si on continue à monter ses pièces, est-ce uniquement parce qu’elle s’est suicidée ? La question peut paraître cruelle, mais le critique Luc Boulanger, dans le quotidien La Presse du 23 mars 2008, se la posait encore.

Pour le dramaturge Edward Bond, cependant, la réponse est claire : la dernière pièce de Sarah Kane représente beaucoup plus qu’un délire se concluant par un suicide. Dans une Lettre à l’auteur datée de 2000, il affirme qu’« après avoir été un douloureux billet annonçant un suicide et parlant de mort, de perte et de gâchis, 4.48 Psychose devient une manière de traité qui nous dit comment vivre de façon consciente, ce qui est encore plus douloureux. » [18]


Même si on reconnaît à la pièce 4.48 Psychosis des qualités esthétiques qui permettent de la considérer comme un objet artistique construit (et pas uniquement une note de suicide rédigée à la hâte), le fait qu’elle s’attarde à disséquer les souffrances de l’esprit de son auteure [19] en fait-il une pièce nombriliste ou narcissique ? Il semblerait que ce soit tout le contraire. David Greig, dans son introduction aux œuvres complètes de Sarah Kane, estime que « the mind that is the subject of the play’s fragments is the psychotic mind. A mind which is the author, and which is also more than the author. It’s a mind that the play’s open form allows the audience to enter and recognise themselves within. » [20]

Marie-Christine Lesage, dans un article intitulé Les bords extrêmes : la dramaturgie de Sarah Kane, va encore plus loin et parle de « psychose sociale » et d’ « insanité collective » [21]. Selon elle, « ce qui est représenté à travers l’effondrement du sujet [dans 4.48 Psychosis], c’est la fuite et la faillite de toute une société. » [22] Ce qui n’est pas sans faire penser à Artaud et sa notion d’aliéné authentique : « Et qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. […] Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités. » [23]

Sarah Kane estimait que le discours d’Antonin Artaud incarnait « une définition de la santé mentale » [24]. En effet, elle ne considérait pas les dépressions comme uniquement malsaines puisque, selon elle, c’est une « perception parfaitement réaliste du monde environnant qui s’exprime en elles » [25]. Elle admettait cependant la nécessité d’« émousser jusqu’à un certain degré sa propre capacité de ressentir. Autrement on est chroniquement en bonne santé dans une société chroniquement malade. » [26]

Description clinique

La pièce 4.48 Psychosis se laisse difficilement saisir et résumer, pour la simple et bonne raison qu’elle ne raconte pas une histoire et ne met en scène aucun personnage au sens classique du terme. Sarah Kane disait elle-même que la pièce portait sur la « dépression psychotique » [27], et plusieurs critiques l’ont définie comme un paysage mental [28]. Le titre quelque peu énigmatique de 4.48 Psychosis fait référence à cette heure de l’aube à laquelle Sarah Kane se réveillait fréquemment au moment de sa dernière grande période dépressive. Elle considérait la pointe du jour comme un instant de grande clarté, « a moment when the confusions of psychosis seem to evaporate » [29].

Pour parler de la psychose, Sarah Kane a délibérément choisi une forme éclatée, nouvelle, indéfinissable. Pour elle, la forme et le contenu étaient indissociables : « Formellement, je tente également de faire s’effondrer quelques frontières – pour continuer à faire en sorte que la forme et le contenu ne fassent qu’un. » [30] D’ailleurs, la voix narratrice de 4.48 Psychosis ne se demande-t-elle pas : « How can I return to form / now my formal thought has gone ? » [31]

La pièce se présente donc comme une succession de 25 fragments aux styles tout à fait variés : séquences poétiques, extraits de questionnaires médicaux, passages inspirés du livre de l’Apocalypse, conseils issus de manuels de psychologie, listes de chiffres, de médicaments, d’effets secondaires. À plusieurs reprises, la typographie défie les normes dramaturgiques habituelles : mots disposés en colonne, phrases dispersées sur la page, deux colonnes de mots côte à côte, mots unis par leur sens ou par leur sonorité, etc. Sarah Kane opère une véritable dissection du langage et lance un défi aux futurs metteurs en scène de la pièce. En effet, comment traduire cette cohabitation de formes ou cette mise en page particulière dans la mise en scène ?

La voix (puisqu’on ne peut pas véritablement parler de personnage) de 4.48 Psychosis va parfois jusqu’à utiliser un langage qui pourrait s’apparenter aux mots incantatoires tels que définis par Artaud. Dans une assez longue séquence qui s’étend sur deux pages, la voix ne fait presque que répéter inlassablement une série de verbes : « flicker punch slash dab wring press burn slash press slash punch flicker flash press burn slash  » [32] . Ces mots semblent unis par leur sonorité davantage que par leur sens, et l’émotion naît de leur cohabitation et de la répétition, comme le souhaitait Artaud : « à côté de ce sens logique, les mots seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, – pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens. » [33]

Enfin, dans certains passages, la présence de tirets peut nous indiquer qu’il y a possibilité de dialogue, mais encore là, rien n’est défini. Assistons-nous à une conversation entre une patiente et son médecin ? Entre une femme et son amant ? Entre la portion malade de l’esprit et la partie saine ? Sarah Kane n’impose rien, et chaque mise en scène peut être complètement différente. Au moment de la création au Royal Court Theatre Upstairs en janvier 1995, la mise en scène de James Macdonald donnait à trois acteurs [34] la responsabilité de livrer la partition de 4.48 Psychosis, se partageant le texte selon les trois « personnalités » manifestées tout au long de la pièce, et qui y sont explicitement nommées : « Victim. Perpetrator. Bystander. » [35]

Dans la mise en scène de Claude Régy (en escale à Montréal, à l’Usine C, du 4 au 12 novembre 2005, trois ans après sa création au Théâtre des Bouffes du Nord), c’est la comédienne Isabelle Huppert, complètement immobile, qui portait la voix principale de la pièce, alors que le comédien Gérard Watkins, derrière un rideau translucide, incarnait un personnage qu’il qualifie d’« absolument indéfini » [36]. « Un moment donné, dans le texte, il y a un tiret, et c’est tout ce qui indique, et ce n’est pas obligatoire, qu’on peut imaginer des dialogues. C’est un psychiatre, un double, une voie vers l’amant, vers l’Autre. Et c’est tout ça à la fois, avec le travail de Claude Régy ! » [37] Le metteur en scène français est en effet fasciné par les théories de la physique quantique et le principe d’indétermination. « La physique quantique est une science qui met complètement en bêche l’idée qu’on puisse atteindre une vérité, quelle qu’elle soit. C’est une science d’incertitude. » [38] Les personnages possibles mais imprécis proposée par Sarah Kane ont donc tout pour le séduire.

Matériel : corps et esprit

Même si 4.48 Psychosis dissèque l’état d’un esprit malade, la notion de corps n’est pas évacuée de la pièce, bien au contraire. Comme Sarah Kane l’affirmait elle-même, elle souhaitait explorer « la scission entre la conscience et le corps » [39]. Dans la pièce, la douleur semble en effet principalement provenir de l’impossible réunion entre le corps et l’esprit. Dès le septième fragment, la voix affirme : « Body and soul can never be married » [40]. Elle parle aussi de la « dreary and repugnant tale of a sense interned in an alien carcass » [41]. La division entre le corps et l’esprit malade est aussi exprimée par ces vers : « Here I am / and there is my body / dancing on glass  » [42].

Une chose est certaine, la voix de 4.48 Psychosis ne se sent pas bien dans sa peau, une expression à prendre ici au sens littéral. Elle demande à son interlocuteur-psychiatre : « Do you think it’s possible for a person to be born in the wrong body ? (silence.) Do you think it’s possible for a person to be born in the wrong era ? » [43]

Selon Sarah Kane, la folie naît de la rupture entre le corps physique et la conscience psychique, et « la seule façon de retrouver une forme quelconque de santé mentale est de parvenir à l’union entre notre être physique et notre être affectif, spirituel et mental. » [44] Chez les personnages de Sarah Kane, cette union est souvent rendue possible au cours des quelques instants qui précèdent leur anéantissement (c’est le cas des personnages de Ian et Hippolyte [45]) ou par l’automutilation. La narratrice de 4.48 Psychosis s’est d’ailleurs tailladé les bras « because it feels fucking great. Because it feels fucking amazing. » [46] L’automutilation apparaît, dans les pièces de Kane, comme un moyen de diminuer la souffrance et d’accéder à soi-même. Une solution extrême et temporaire que Sarah Kane disait comprendre : « Je crois qu’au moment où elle [une femme de sa connaissance] s’ouvre les poignets ou qu’elle prend une overdose, elle se raccroche d’un coup à elle-même et elle veut continuer à vivre. Alors elle part à l’hôpital. Sa vie est une succession sans fin de tentatives de suicide qu’elle récuse ensuite. Et aussi terrible que cela soit, je comprends parfaitement ce mouvement. » [47]

Le jargon médical et la science psychiatrique qui contaminent 4.48 Psychosis permettent à la dramaturge d’explorer une autre solution susceptible d’atténuer la perception de la séparation entre le corps et de l’esprit : la consommation de médicaments, notamment d’antidépresseurs. Elle est cependant consciente que ce procédé chimique risque d’entraîner une altération du comportement, une certaine forme de perte d’identité. Après avoir affirmé « There’s not a drug on earth can make life meaningful », la voix de 4.48 Psychosis s’exclame, avec une grande lucidité qui se double d’un immense désespoir : « Okay, let’s do it, let’s do the drugs, let’s do the chemical lobotomy, let’s shut down the higher functions of my brain and perharps I’ll be a bit more fucking capable of living. » [48] Ce qui n’est pas sans rappeler le cri d’un personnage qui a beaucoup inspiré Sarah Kane, le roi Lear de Shakespeare, qui, à travers son délire, demande que l’apothicaire lui apporte une substance susceptible de « sweeten [is] imagination ».

Revue de littérature

Quand elle parlait de 4.48 Psychosis, Sarah Kane utilisait l’expression « dépression psychotique », ce qui n’est pas un diagnostic existant dans le vocabulaire de la psychologie ou de la psychiatrie. On peut parler de trouble dépressif majeur récurrent avec épisodes psychotiques, mais la dépression psychotique n’existe pas à proprement parler [49]. Il serait cependant difficile de reprocher à Kane ces imprécisions scientifiques. Après tout, la pièce est une œuvre artistique et ne se présente en aucun cas comme un traité médical. Quand on lit attentivement 4.48 Psychosis, on peut néanmoins réaliser que Sarah Kane était très documentée au sujet des maladies mentales, très consciente de son état et qu’elle a abondamment puisé dans la littérature scientifique pour créer sa dernière pièce.

Sur sa table de chevet, on a retrouvé les livres qu’elle lisait à l’époque de sa mort [50], donc les ouvrages susceptibles d’avoir nourri la rédaction de 4.48 Psychosis. Aux côtés d’un recueil de Sylvia Plath et du récit autobiographique ProzacNation : Young and Depressed in America : A Memoir, trônaient des livres sur la psychologie, notamment The Suicidal Mind de Edwin S. Shneidman et Malignant sadness : the anatomy of depression de Lewis Wolpert [51]. Certains extraits de 4.48 Psychosis proviennent d’ailleurs presque littéralement de ces deux derniers ouvrages.

Au tout début de la pièce, la voix narratrice recense une série d’états dépressifs : « I am sad / I feel that the future is hopeless and that things cannot improve / I am bored and dissatisfied with everything / I am a complete failure as a person » [52]. À la première lecture, on peut penser que la narratrice livre là le plus profond de son âme et dévoile sans pudeur et sans filtre son état mental le plus intime. Cependant, on retrouve mot à mot certaines de ces phrases dans Malignant sadness  : « I feel sad / I can’t do any work at all » [53]. Il s’agit en fait de phrases qui figurent dans un questionnaire médical visant à diagnostiquer la dépression, et qui propose aux patients d’identifier, en les cochant dans une liste, les affirmations qui correspondent le plus exactement à leur vision du futur, de la mélancolie, du sommeil, du désir sexuel et des pensées suicidaires. Ce sont donc là des phrases toutes faites dont Sarah Kane ne fait que récupérer le style et la mise en forme. Si elle les retranscrit d’abord presque littéralement, elle va peu à peu créer des formules de plus en plus personnelles. Vers la fin de la liste de 4.48 Psychosis, on peut retrouver des affirmations comme : « My hips are to big / I dislike my genitals » [54]. C’est un bon exemple du travail de récupération du discours médical effectué par Sarah Kane, un discours qu’elle détourne de son sens premier avec une lucidité quelque peu cynique et un humour qui s’approche du noir.

Vers la fin de la pièce, une autre énumération – cette fois-là de recommandations énigmatiques – est empruntée à un livre scientifique. Des phrases comme « to achieve goals and ambitions / to overcome obstacles and attain a high standard / to increase self-regard by the successful exercise of talent / to overcome opposition » [55] se retrouvent, presque mot à mot, dans The Suicidal Mind. Ces affirmations sont tirées d’un autre questionnaire médical, demandant celui-ci aux patients de quantifier la douleur qui provient de la non réalisation de certains besoins psychologiques tels que définis par le psychologue Henry A. Murray [56].

Deux fragments de la pièce ne sont constitués que de chiffres : dans un cas les nombres se retrouvent bien ordonnés en colonne [57], une autre fois disposés sans logique identifiable sur la page [58]. Ces passages mathématiques ont été inspirés à Sarah Kane par un autre test auquel les psychologues soumettent leurs patients. Afin d’évaluer leur capacité de concentration, on demande aux patients de compter par ordre décroissant à partir de 100, et ce par tranches de 6, 7 ou 8. Dans le contexte de la pièce de Sarah Kane, la liste bien ordonnée correspond à un exercice réussi (le decrescendo à partir de 100 par tranches de 7 est constant), alors que le passage des nombres anarchiques révèle un état d’esprit plus troublé de la narratrice.

Un autre passage apparaît révélateur à la fois des connaissances médicales de Sarah Kane, de sa lucidité et de son humour acéré. Il s’agit d’une longue énumération de médicaments antidépresseurs et de leurs effets secondaires :

Sertraline, 50 mg. Insomnia worsened, severe anxiety, anorexia (weight loss 17kgs) increase in suicidal thoughts, plans and intention. Discontinued following hospitalization. / Zoplicone, 7.5 mg. Slept. Discontinued following rash. Patient attempted to leave hospital against medical advice. Restrained by three male nurses twice her size. Patient threatening and uncooperative. Paranoid thoughts – believes hospital staff are attempting to poison her.  [59]

On retrouve la classification de ces médicaments et l’inventaire de leurs effets secondaires (parfois recopiés mot à mot par Sarah Kane ) dans un tableau figurant dans Malignant sadness [60]. Encore une fois, la dramaturge ne fait que réutiliser et trafiquer des données scientifiques. La dernière expérience d’ingestion de drogues décrite dans cette énumération en est une de tentative de suicide, pour le récit de laquelle Sarah Kane conserve cyniquement son ton froid de pharmacien énumérant des effets secondaires : « 100 aspirins and a bottle of Bulgarian Cabernet Sauvignon, 1986. Patient woke up in a pool of vomit and said « Sleep with a dog and rise full of fleas ». Severe stomach pain. No other reaction. » [61] Une séquence très représentative à la fois de son humour cinglant et de sa méfiance à l’égard des médicaments.

À la lecture de 4.48 Psychosis, on peut aussi réaliser que Sarah Kane a au moins autant observé les psychologues et leur discours qu’elle s’est elle-même laissée étudiée. À plusieurs endroits dans la pièce (notamment dans les extraits qui s’apparentent à des dialogues), elle utilise des techniques d’intervention des psychologues en les parodiant quelque peu, de façon lucide mais sans la rancœur qu’elle semble manifester envers les médicaments. Au début de la pièce, l’interlocuteur demande à la narratrice : « What do you offer your friends to make them so supportive ?  » [62], une question que les psychologues posent aux gens souffrant de dépression afin de leur faire reconnaître leurs qualités. Dans un autre entretien, la voix-psychologue (si on veut la considérer ainsi), demande à la narratrice si elle a des projets. Quand les psychologues soupçonnent des pensées suicidaires chez leurs patients, ils posent effectivement cette question afin de déterminer s’ils se projettent dans l’avenir. Sur ce point, la voix narratrice de 4.48 Psychosis est assez claire. Elle répond : « Take an overdose, slash my wrists then hang myself. » [63]

Enfin, vers la fin de la pièce, la narratrice affirme : « I have no desire for death / no suicide ever had » [64], ce qui peut surprendre en tant que constat apparaissant au terme d’une cinquantaine de pages sur l’insatisfaction, la douleur, le désespoir, la dépression chronique et les pensées morbides. Cependant, c’est vrai : la personne qui se suicide ne cherche pas la mort, mais la fin de la souffrance.

Analyse des résultats et Discussion _ _ À la lumière de cette lecture-autopsie de 4.48 Psychosis de Sarah Kane, nous pouvons, à l’instar du dramaturge Edward Bond, rejeter l’idée que la pièce ne soit en fait qu’une longue note de suicide. En effet, par un savant mélange des genres, une récupération lucide et cynique du jargon médical, un humour noir et décapant, une reprise consciente de thématiques récurrentes [65] et une poésie d’une grande puissance évocatrice, la pièce ultime de la jeune dramaturge s’éloigne de la note désespérée écrite à la hâte et s’élève au niveau d’œuvre ayant une véritable valeur artistique et résultant d’un travail de création organisé.

Sarah Kane voulait écrire sur la psychose et la dépression, sur la perte de contact avec la réalité et le désespoir. Armée d’une grande lucidité à travers la folie, de connaissances médicales, d’un don d’observation bien aiguisé et d’un indéniable talent littéraire, elle semble avoir réussi, simultanément, à raconter sa folie de l’intérieur et de l’extérieur. À la fois objet d’étude et observatrice : position psychotique par excellence [66]. Le psychiatre et écrivain Jean Gillibert, dans son essai intitulé Folie et Création, soutient que « l’inconscient peut « produire » mais [qu’]il ne crée pas » [67]. On pourrait déduire de cette assertion que le véritable auteur de 4.48 Psychosis est l’esprit conscient de Sarah Kane, qui tente de mettre en forme les états ressentis alors qu’il se trouvait envahi par la puissance de l’inconscient. 4.48 Psychosis réactualise avec un soin méticuleux les moments de dissociation entre le corps et l’esprit éprouvés par la dramaturge, ses instants de perte de contact avec la réalité. « Il y a toujours un rêveur qui assiste à son rêve. Il y a toujours un sujet autonome qui assiste à son délire » [68], affirme Jean Gillibert. La longue confession qu’est 4.48 Psychosis, aussi honnête et authentique qu’elle apparaisse à première vue (surtout quand on connaît la fin tragique de son auteure), comporte donc aussi une certaine part de duperie, d’imposture. Ce qu’on réussit à appréhender, à travers la pièce, n’est pas la psychose réelle, mais plutôt un produit de synthèse recréé consciemment par l’auteure lors de ses moments de lucidité, un souvenir réactualisé, convoqué des zones d’ombre les plus ténébreuses de l’esprit.

Aujourd’hui, tout le monde a accès à la littérature scientifique, et c’est pourquoi les récits de la folie issus d’esprits malades diffèrent de ceux d’il y a 100 ou même 50 ans. Au moment de la rédaction de son œuvre, Sarah Kane disposait d’outils épistémologiques qui demeuraient inaccessibles à des artistes comme Vincent van Gogh ou Virginia Woolf, par exemple – et même à certains psychiatres du siècle dernier. Au-delà de la poésie pure, elle utilise le langage des psychiatres et des psychologues, qu’elle trafique en se le réappropriant. Résultat : une œuvre à la langue hybride, dans laquelle des mots comme « dysphoria » [69] surgissent au milieu de segments poétiques. La langue littéraire n’est plus la seule permettant aux artistes de traduire les gouffres de la folie : le langage médical, plus aiguisé, en apparence plus froid, vient ajouter un contrepoint nouveau et fertile au monopole du langage dit littéraire qui prévalait auparavant.

Munie de ce nouveau contenu scientifique, une œuvre comme 4.48 Psychosis mériterait-elle de se greffer à la littérature médicale afin d’enrichir la compréhension de la maladie mentale ? Ce témoignage éclairé est-il valable d’un point de vue scientifique ? Paradoxalement, plus la littérature de la folie (entendre ici celle issue d’un esprit lui-même malade) s’appuie consciemment sur des données objectives, moins elle apparaît comme vraie, exacte, authentique. Ce nouveau type d’écriture se trouve en quelque sorte brouillé par le filtre de la connaissance médicale. Le discours à la fois artistique et analytique que développe le patient-artiste sur son propre état implique la nécessité d’une certaine mise en forme qui nuit à une pénétration directe de son désespoir.

Le travail des psychologues se fait déjà à travers la médiation du langage. La psychologie constitue, par nature, un travail d’enquête biaisé (en ce sens qu’il passe obligatoirement par le biais du témoignage du patient). Le travail à partir d’une œuvre artistique comme 4.48 Psychosis, dans laquelle les contraintes de la création se mêlent aux inspirations scientifiques, impose donc un double biais (celui de l’auteur jumelé à celui du psychologue) qui risque de faire perdre une génération de vérité aux perceptions intimes du patient-artiste.

L’art de la « folie » remplit donc probablement davantage un rôle de sensibilisation du public qu’il ne représente un véritable outil épistémologique. Après avoir assisté à une représentation de 4.48 Psychosis, un spectateur ne peut que devenir plus sensible à la question de la dépression et développer une meilleure compréhension intime de la souffrance et de la détresse que cause cette maladie. C’est une expérience de partage d’une sensibilité humaine à une autre sensibilité humaine, qui ne doit pas s’embarrasser d’une exactitude scientifique à tout prix. Une « dépression psychotique » ? Et pourquoi pas…

Selon David Greig, la pièce 4.48 Psychosis « was an act of generosity by the author », puisque la dépression « is a destructive rather than a creative condition » et que « those trapped there are normally rendered voiceless by their condition » [70].

Antonin Artaud écrit, dans Le Théâtre et son double, que « « théâtre de la cruauté » veut dire théâtre difficile et cruel d’abord pour [lui]-même » [71]. Puis, il parle d’un « théâtre grave, qui, bousculant toutes nos représentations, nous insuffle le magnétisme ardent des images et agit finalement sur nous à l’instar d’une thérapeutique de l’âme dont le passage ne se laissera plus oublier. » [72]

_ _ Traitement du corps et Diagnostic _ _ Pour conclure, il serait intéressant de tenter de définir la façon dont est traitée la problématique du corps à travers l’œuvre de Sarah Kane. Certaines caractéristiques semblent en effet partagées par la quasi-totalité des personnages de ses cinq pièces. La présence de mutilations (qu’elles soient auto-infligées ou le résultat d’une agression) affectent de nombreux personnages. On n’a qu’à penser aux automutilations de la narratrice de 4.48 Psychosis, aux yeux arrachés – et dévorés – du Ian de Blasted ou aux amputations multiples de Cleansed.

De nombreux personnages de Kane ressentent aussi l’impression de se trouver dans le mauvais corps et perçoivent un décalage entre la nature de leur corps physique et ce qu’ils croient être profondément. Une des voix de Crave affirme : « I want to feel physically like I feel emotionally » [73], alors qu’une autre « wishes she’d been born black, male and more attractive » [74]. Le personnage de Grace dans Cleansed voudrait modifier son corps « so it looked like it feels ». Cette dernière réplique étant aussi révélatrice d’une autre caractéristique du corps chez Kane : l’androgynie. Le pseudo-chirurgien de Cleansed greffe les organes génitaux de Graham à sa sœur Grace alors que la narratrice de 4.48 Psychosis parle d’un « broken hermaphrodite who trusted hermself  » [75]. En fait, ces trois caractéristiques du corps dans le théâtre de Kane – corps mutilé, corps inadéquat et corps androgyne – situent l’enveloppe corporelle à la source d’une profonde insatisfaction et d’une grande souffrance.

David Greig, dans son introduction aux œuvres complètes de Sarah Kane, développe une idée intéressante selon laquelle, à travers les cinq pièces de la jeune dramaturge, on peut suivre la lutte du corps pour demeurer intact, d’abord à travers la guerre civile (Blasted), puis au sein de la famille (Phaedra’s love), du couple (Cleansed), de l’individu (Crave), et finalement de l’esprit même (4.48 Psychosis) [76].

L’acteur Hubert Colas, pour sa part, parle du corps de Kane l’auteure comme étant un « corps réceptacle, poreux » [77], un corps « psychiquement […] atteint par ce qui se passe dans le monde » [78] parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de souffrir et de se sentir responsable à la simple évocation de toutes les horreurs se déroulant sur terre [79]. Une vision de l’horreur qu’elle injectait à ses pièces, les façonnant en de véritables tragédies contemporaines, parfois pénibles à supporter, mais toujours honnêtes et assoiffées de sens moral. Le scénographe Daniel Jeanneteau (qui a signé la scénographie de la mise en scène de 4.48 Psychose de Claude Régy) affirme que ce dernier texte de Sarah Kane « inocule un vaccin contre le désespoir » [80]. La dramaturge était en effet convaincue qu’il était « crucial d’enregistrer et de confier à la mémoire des événements jamais vécus – afin d’éviter qu’ils se produisent », car « l’expérience grave des leçons dans nos cœurs grâce à la souffrance, alors que réfléchir nous laisse intacts… » [81]. Antonin Artaud affirmait quant à lui que « dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » [82]

Le « vaccin » proposé par Sarah Kane n’aura vraisemblablement pas suffi à la protéger elle-même. Pour la dramaturge, il semble que les horreurs du monde aient été trop virulentes [83] et que l’union soit demeurée impossible entre le corps et l’esprit. La voix de 4.48 Psychosis a dû s’effacer pour laisser toute la place à la parole, jusqu’à la désincarnation. À la toute fin de la pièce, la narratrice implore qu’on la regarde disparaître (« watch me vanish / watch me / vanish » [84]), et la dernière réplique de la pièce – celle qui clôt l’ensemble de l’œuvre de la jeune dramaturge – en est une qui concerne le monde du théâtre : « please open the curtains » [85]. Tout ce qui nous reste de la parole de Sarah Kane, maintenant, c’est le théâtre qu’elle nous a légué. La dramaturge n’est plus, en quelque sorte, qu’un corps théâtral. La voix de 4.48 Psychosis ne disait-elle pas « just a word on a page and there is the drama » [86]…

L’analyse de l’œuvre testamentaire de la jeune dramaturge peut laisser deviner, si ce n’est le suicide de son auteure, du moins le désir de silence de sa narratrice. Pièce prophétique ? Quand la voix affirme « After 4.48 I shall not speak again / I have reached the end of this dreary and repugnant tale of a sense interned in an alien carcass and lumpen by the malignant spirit of the moral majority » [87], parle-t-elle de 4.48 l’heure matinale, ou de 4.48 la pièce ?

After 4.48 I shall not speak again

 

Bibliographie _ _ American Psychiatric Association. Mini DSM-IV : Critères diagnostiques. Paris : Masson, 1996, 384 p.

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ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE

notes:

[1] Conversation avec des étudiants (novembre 1998), rapportée dans : Usine C, « 4.48 Psychose » de Sarah Kane, 2005, programme de la pièce présentée à l’Usine C (4 au 12 novembre 2005).

[2] Sarah Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays ; introduction par David Greig, Londres, Methuen Drama, 2001, p. 210.

[3] Théâtre national de Strasbourg, « Sarah Kane », numéro 1 de OutreScène, La revue du théâtre national de Strasbourg, février 2003, p. 94. (Dans les paragraphes suivants, les informations relatives aux dates de création des pièces de Sarah Kane sont aussi tirées de cette source.)

[4] Un scandale à la hauteur de celui qui avait secoué le même théâtre, quelque 30 ans auparavant, avec la pièce Saved du dramaturge britannique Edward Bond, dans laquelle on assistait à la lapidation d’un bébé.

[5] Graham Saunders, Love me or kill me : Sarah Kane et le théâtre, Paris, L’Arche, 2004, p. 71.

[6] Ibid, p. 71

[7] Sarah Kane a également pu compter sur une horde de défenseurs farouches pour soutenir qu’elle possédait un réel talent dramatique, et pas seulement une propension à la provocation. Les dramaturges Caryll Churchill, Martin Crimp, Paul Godfrey, Meredith Oakes, Gregory Motton et Harold Pinter ont pris la défense de sa prose incisive en écrivant des lettres dans les journaux, notamment le Daily Telegraph et The Guardian, au moment du scandale entourant la création de Blasted en 1995. (Saunders, p. 50)

[8] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xii.

[9] Saunders, p. 165.

[10] Simon Hattenstone, The Guardian, 1er juillet 2000, rapporté par Théâtre national de Strasbourg, p. 28.

[11] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 213.

[12] Saunders, p. 71.

[13] Ibid, p. 195.

[14] Ibid, p. 41.

[15] Aleks Sierz, In-Yer-Face Theatre, 2008, en ligne, www.inyerface-theatre.com, consulté entre le 17 mars et le 13 avril 2008.

[16] Susannah Clapp, Observer Review, 2 juillet 2000, rapporté par Saunders, p. 176.

[17] Michael Billington, Observer Review, 2 juillet 2000, rapporté par Saunders, p. 176.

[18] Saunders, p. 186.

[19] Sarah Kane semblait avoir deviné que ce seraient les méandres de son esprit torturé qui risquaient le plus de fasciner les spectateurs et lecteurs de ses œuvres. Elle fait prononcer à la narratrice de 4.48 Psychosis ce pronostic clairvoyant : « They will love me for that which destroys me […] the sickness that breeds in the folds of my mind ». (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 211)

[20] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xvii.

[21] Marie-Christine Lesage, « Les bords extrêmes : la dramaturgie de Sarah Kane », In Écritures dramatiques contemporaines (1980-2000) : l’avenir d’une crise ; actes du colloque des 6, 7 et 8 décembre 2001 organisé par l’Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle et le Théâtre national de la Colline, Louvain-la-Neuve, Centre d’études théâtrales, 2002, p. 150.

[22] ibid

[23] Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, rapporté dans : Évelyne Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », Tours, Farrago ; Paris, Sheer, 2003, p. 7.

[24] Saunders, p. 36.

[25] Théâtre national de Strasbourg, p. 69.

[26] Ibid

[27] Conversation avec des étudiants (novembre 1998), rapportée dans : Usine C.

[28] Saunders, p. 184.

[29] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xvi.

[30] Conversation avec des étudiants (novembre 1998), rapportée dans : Usine C.

[31] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 213.

[32] Ibid, p. 231-232.

[33] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double – Le Théâtre de Séraphin – Les Cenci, Tome IV de Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, p. 149.

[34] Saunders, p. 196.

[35] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 231.

[36] Entretien avec Gérard Watkins réalisé par l’auteure de cet article le 27 octobre 2005, pour le compte du portail Internet .

[37] ibid

[38] Claude Régy, conférence prononcée à l’Usine C le 9 février 2008.

[39] Théâtre national de Strasbourg, p. 67

[40] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 212.

[41] Ibid, p. 214

[42] Ibid, p. 230

[43] Ibid, p. 215.

[44] Saunders, p. 181.

[45] À la fin de Blasted, le personnage de Ian vit enfin l’unité entre son corps et son esprit alors qu’il gît, violé, aveugle et probablement mourant, dans la chambre d’hôtel dévastée par une guerre improbable et impitoyable. Hippolyte, quant à lui, réalise cette union au moment où son corps mutilé va se faire dévorer par les vautours à la fin de Phaedra’s love. Il s’exclame alors : « Si seulement il avait pu y avoir plus de moments pareils. » Les deux pièces se retrouvent dans Complete Plays.

[46] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 217.

[47] Théâtre national de Strasbourg, p. 67.

[48] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 221.

[49] American Psychiatric Association, Mini DSM-IV : Critères diagnostiques, Paris, Masson, 1996, 384 p. Pour les données médicales et les questions de diagnostics, l’auteure du présent article se réfère au Mini DSM-IV de même qu’à un entretien réalisé avec la psychologue Catherine Séguin, spécialiste de la dépression et des troubles de personnalité. Il est évident qu’il n’est pas question ici de faire le diagnostic de la maladie dont souffrait Sarah Kane, mais plutôt de souligner dans son œuvre les indices de sa connaissance de la psychologie et de la psychiatrie modernes, ces connaissances ayant influencé la forme et le contenu de 4.48 Psychosis.

[50] Saunders, p. 281-282.

[51] Elizabeth Wurtzel, Prozac nation : avoir 20 ans dans la dépression, Coll. « X-trême », Paris, Austral, 1996, 342 p. / Edwin S. Shneidman, The Suicidal Mind, New York, Oxford, Oxford University Press, 1996, 187 p. / Lewis Wolpert, Malignant sadness : the anatomy of depression, Londres, Faber and Faber, 1999, 196 p.

[52] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 206-208.

[53] Wolpert, p. 23.

[54] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 207.

[55] Ibid, p. 233.

[56] Shneidman, p. 176.

[57] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 232.

[58] Ibid, p. 208.

[59] Ibid, p. 223-224.

[60] Wolpert, p. 136.

[61] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 225.

[62] Ibid, p. 205.

[63] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 210.

[64] Ibid, p. 244.

[65] C’est le cas, notamment, de 4h48, le moment « when sanity visits » (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 229) et de la thématique de la lumière. À quatre reprises dans la pièce, on peut lire « Hatch opens / Stark light » (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 225, 230, 239, 240). Nous ne nous sommes cependant pas penchés sur cette thématique particulière, puisqu’elle ne concerne pas directement le sujet du corps et de la science.

[66] Afin d’illustrer cet état, le metteur en scène James Macdonald a intégré un miroir à sa mise en scène de 4.48 Psychosis au Royal Court Jerwood Theatre Upstairs en juin 2000.

[67] Jean Gillibert, Folie et création, Paris, Champ Vallon, 1990, p. 9.

[68] Ibid, p. 148.

[69] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 213.

[70] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xvii.

[71] Artaud, p. 95.

[72] Ibid, p. 102.

[73] Kane, « Crave », In Complete plays, p. 179.

[74] Ibid, p. 183.

[75] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 205.

[76] David Greig, dans son introduction à : Kane, p. xvii.

[77] Théâtre national de Strasbourg, p. 37.

[78] Ibid, p. 39.

[79] La voix narratrice de 4.48 Psychosis ressent elle aussi une empathie dévastatrice, une culpabilité démesurée face aux malheurs de l’humanité et s’accuse en ces termes : « I gassed the Jews, I killed the Kurds, I bombed the Arabs, I fucked small children while they begged for mercy, the killing fields are mine, everyone left the party because of me ». (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 227)

[80] Théâtre national de Strasbourg, p. 84.

[81] Saunders, p. 45.

[82] Artaud, p. 118.

[83] Au début de 4.48 Psychosis, la narratrice affirme d’ailleurs : « Nothing can extinguish my anger. / And nothing can restore my faith. / This is not a world in whish I wish to live. » (Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 210)

[84] Kane, « 4.48 Psychosis », In Complete plays, p. 244.

[85] Ibid, p. 245.

[86] Ibid, p. 213.

[87] Ibid, p. 213-214.




J. G. Ballard: littérature et déviance de la science médicale

« Cette production artificielle de cas tératologiques avait ses règles. C’était toute une science. Qu’on s’imagine une orthopédie en sens inverse. » Victor Hugo, L’Homme qui rit

Comme beaucoup d’écrivains de science-fiction, James Graham Ballard met en scène dans nombre de ses œuvres des figures de médecin qui influencent le cours du récit par l’application, plus souvent qu’autrement malheureuse, des savoirs qu’ils possèdent. Dans son roman-culte Crash [1], l’auteur britannique déploie toute l’ironie qui lui est propre pour construire deux personnages de docteurs qui, par le détournement quasi systématique des savoirs qu’ils détiennent, dénotent un aspect révélateur de la poétique de Ballard : la subversion des connaissances scientifiques les plus avancées au moment de la publication des textes pour critiquer certaines topiques anxiogènes de son époque.

Quand le médecin troque son sarrau blanc pour un kimono rouge ou pour un blouson noir
À son réveil au Ashford Hospital, “Ballard [2]” apprend que l’autre survivante du terrible accident qui l’a grièvement blessé et qui a eu de funestes conséquences pour le conducteur de la voiture qu’il a percutée est médecin. Le “Dr Helen Remington” (même lorsqu’ils se connaîtront plus intimement, le narrateur ne la privera pas volontiers de son titre) est le premier des deux docteurs que le narrateur rencontrera au cours du roman. Tous deux auront un ascendant puissant sur “Ballard”. Ce producteur de publicités télévisuelles conçoit les expériences et appréhende les individus qui se présentent à lui par le seul biais des images stéréotypées. Ne l’ayant entrevue qu’une fois à l’hôpital après l’accident, le narrateur fait connaissance avec Helen Remington lors d’une rencontre fortuite au dépôt des voitures accidentées. Lorsqu’il la croise d’abord dans les couloirs de l’hôpital où ils se trouvent tous les deux, le narrateur imagine ce qu’a pu être sa vie jusqu’au moment de leur accident : “Reading an imaginary biography into this history of the skin, I visualized her as a glamorous but overworked medical student, breaking out of a long adolescence when she qualified as a doctor into a series of uncertain sexual affairs […]” (C, 42).

Tous ces clichés biographiques parodient la vision généralisée de l’énergumène qu’était encore pour certains une « femme-docteur » au début des années 1970. Le portrait physique qu’il fait de cette femme, lorsqu’il l’examine plus attentivement au moment de leur seconde rencontre après l’accident, participe de la même esthétique ironique : Helen Remington est pour le narrateur la doctoresse-type avec son “intelligent face, that of an overworked doctor, [and her] broad forehead disguised by a lowered hairline” (C, 69). Ce large front et cette ligne de cheveux qui le barre de façon austère, typiques indicateurs de la sévérité supposément inhérente à la profession médicale, sont les traits uniques que “Ballard” emploie à de multiples reprises pour dépeindre l’aspect physique de cette femme. Il insiste également tout au long du récit sur l’habit qui, selon lui, fait le moine : Helen Remington est avant tout une “sensitive woman doctor in her white coat” (C, 82) [3].
Devenu l’amant de la femme dont il a tué le mari, “Ballard” ne cesse de la considérer comme un médecin. Dans son esprit, leurs interactions sont autant d’examens médicaux menés sur lui par la doctoresse. Helen Remington ne le regarde pas, elle l’examine :

“Then she began a brief scrutiny of myself, inspecting me with a tolerant eye like a doctor faced with a difficult patient suffering from a set of largely self-indulgent symptoms” (C, 70). Même lorsqu’ils ont une relation sexuelle, Helen Remington demeure pour le narrateur un médecin et, du coup, suivant les règles d’un jeu mental puéril, il devient le patient : “Above me, Helen Remington’s serious faced [sic] gazed down at me as if she were resuscitating a patient” (C, 81). Semblablement à sa position supérieure dans l’échelle sociale, la femme médecin se trouve toujours au-dessus de “Ballard” dans leurs ébats. De fait, les termes employés et les formulations choisies pour retracer leur relation accentuent constamment la prestance que prend cette figure d’autorité aux yeux du narrateur. Les parties du corps de Helen Remington sont invariablement “strong” : “Ballard” revient constamment sur ses “strong eyes” (C, 70), son “strong wrist” (C, 71 et 77), sa “strong jaw” (C, 77), lorsqu’il ne fait pas simplement référence à son “strong body” (C, 71) [4]. Cette mise en texte particulière du corps de la doctoresse institue un rapport de forces où le narrateur se trouve nettement inférieur. Lorsqu’il se décrit auprès d’elle, il exagère sa propre faiblesse : “Helen Remington held my arm. She smiled at me, nodding encouragingly as if urging a child across some mental hurdle” (C, 125).

Cette image mentale stéréotypée se fissure toutefois rapidement. Helen Remington, profondément marquée par l’accident qui a été fatal à son mari, adopte des comportements étranges : cette femme sérieuse commence à fumer et a des relations sexuelles fréquentes avec une série d’amants dans l’habitacle de son automobile. Cependant, ce sont les accrocs directs à son ethos de médecin qui troublent le plus le narrateur. Ainsi, lorsque Helen Remington annonce à “Ballard” qu’elle doit quitter son poste au département de l’immigration à l’aéroport de Londres parce que “a death in the doctor’s family makes the patients doubly uneasy” (C, 72), le narrateur souligne le pouvoir de l’habit typique du médecin, auquel il accorde lui-même tant d’importance : “I take it you’re not wearing white to reassure them ?” (C, 72). La doctoresse à la logique déviante depuis son accident a une réponse pour le moins inquiétante : “I’ll wear a bloody kimono if I want to” (C, 72). Le juron britannique “bloody” peut être lu dans son sens littéral ; c’est symboliquement pour un kimono sanglant que Helen Remington troque sa blouse immaculée de femme médecin lorsqu’elle délaisse le réseau des hôpitaux traditionnels pour le Road Research Laboratory. Elle brise l’image de doctoresse compatissante pour les nouveaux arrivants au pays que le narrateur s’était représentée pour endosser le rôle de l’inquiétante chercheure entretenant un rapport ambigu au savoir qu’elle détient. En effet, elle devient pour Vaughan, l’autre docteur déviant, et pour ses disciples, la porte d’entrée dans la sphère de la recherche sur les accidents automobiles. Si son apport au « projet » à la fois meurtrier et suicidaire de Vaughan est obscur, il est néanmoins certain qu’elle permet à ce dernier et à “Ballard” d’accéder à de l’information destinée à une circulation restreinte en les invitant notamment à assister à des tests du R.R.L., auxquels sont seuls censé être présents les “Ministry officials, road safety engineers, traffic specialists and their wives” (C, 122-123), tous individus en relation directe avec les recherches entreprises au laboratoire. Ainsi, sans être représentée stricto sensu comme une savante folle, Helen Remington, aux yeux du narrateur, s’est détournée de l’usage conventionnel de ses compétences médicales pour aborder les terres menaçantes de la recherche vouée à des fins indéfinissables pour lui : lorsque “Ballard” exprime sa surprise face au bouleversement de sa carrière : “Isn’t that rather too close… ?” (C, 78), le docteur Remington lui répond par un énigmatique “That’s the point” (C, 78) avant de dévier le sujet.

Le Dr Robert Vaughan est autrement angoissant. “Ballard” remarque pour la première fois à l’ Ashton Hospital ce “white-coated doctor” (C, 42), qui accompagne alors Helen Remington. C’est encore une fois l’aura de l’habit traditionnel du médecin qui fait en sorte que le narrateur prend pour acquis la raison d’être de Vaughan au sein de l’hôpital. Or, sa présence auprès de l’accidentée ne va pas du tout de soi, malgré la facilité et la rapidité avec lesquelles le narrateur “assume” la position qu’occupe le jeune homme dans cette institution : “I assumed that he was a graduate student specializing in accident surgery at this airport hospital” (C, 42 ; je souligne). Pourtant, mis à part son “white coat”, sur lequel “Ballard” insiste dans sa description, et sa “briefcase” (C, 42), autre composante classique de l’attirail du médecin, plusieurs éléments discordants pointent vers une direction tout autre. D’abord, la pièce même d’où sortent Vaughan et Helen révèle l’ambiguïté de son état : “a private ward reserved for ‘friends’ of the hospital : members of the nursing staff, doctors and their families” (C, 42). Autrement dit, rien n’indique clairement qu’il est employé par l’hôpital. Ensuite, la blancheur de son sarreau aveugle à ce point le narrateur qu’il porte peu attention au fait que l’homme qui le revêt ne porte rien en-dessous, en plus d’arborer quelques accessoires extrêmement distinctifs : “A brass medallion swung on his bare chest from a black silk chord, but what marked him out was the scar tissue around his forehead and mouth, residues of some terrifying act of violence” (C, 43). Cela n’empêche pas le narrateur d’étayer sa présomption en lui construisant une biographie similaire à celle qu’il a imaginée pour le Dr Helen Remington en cela qu’elle reconduit maints clichés sur la profession médicale, qui ne se basent sur aucun indice précis : “I guessed that he was one of those ambitious young physicians who more and more fill the profession, opportunists with a fashionable hoodlum image, openly hostile to their patients” (C, 43).
Cependant, l’extrême naïveté du narrateur est palliée par la féroce ironie de la narration. Dès son entrée dans le roman, la figure du docteur incarnée par Vaughan oscille pour celui qui le décrit entre la claire image-type du médecin, telle qu’elle est représentée dans les publicités qu’il produit, et l’étrangeté inhérente à l’attitude du personnage. Outre la démarche errante qu’il note brièvement, c’est le morceau de chewing-gum que Vaughan mastique qui perturbe le narrateur, qui lui donne “a sudden feeling that he was hawking obscene pictures around the wards, pornographic X-ray plates and blacklisted urinalyses” (C, 43). Le comique de ces suppositions est accentué par le fait qu’elles ne sont pas bien éloignées de la réalité, que le lecteur connaît déjà par le premier chapitre, lequel agit comme une prolepse.

Ballard revoit Vaughan à plusieurs reprises. Malgré le “leather-jacket” qui a remplacé le “white coat”, il continue de le désigner en tant que le “young doctor”(C, 57) ou le “doctor in the white coat at the hospital”(C, 63). Puis, il le reconnaît pour ce qu’il est vraiment : “[…] this was Vauthan, Dr Robert Vaughan, a one-time computer specialist. As one of the first of the new-style TV scientists, […] Vaughan had projected a potent image, almost that of the scientist as hoodlum, driving about from laboratory to television centre on a high-powered motorcycle” (C, 63-64). Portant en effet le titre tant révéré par le narrateur, ce scientifique déviant de la figure traditionnelle du docteur à la fois par son apparence et par son attitude, mais construisant parallèlement une image qui relève aussi bien du cliché, utilise sa prestance et ses compétences pour mener à bien son projet démentiel : concevoir et traduire en actes réels l’accident fatal de ses rêves, où il succomberait ainsi que la star Elizabeth Taylor à des blessures scrupuleusement calculées à l’avance.
Ce monomaniaque s’infiltre dans les hôpitaux pour amasser la documentation nécessaire à l’élaboration de son projet. Il sollicite les patients qui ont survécu à de graves accidents de voiture, les abusant à l’instar du narrateur par son costume et ses poses de médecin. Lorsque “Ballard” lui révèle la véritable identité de Vaughan, Helen Remington, pourtant elle-même médecin, s’avoue confondue : “I tought that he was doing some sort of accident research. He wanted every conceivable detail about the crash” (C, 85). Il profite également de ses visites à l’hôpital pour subtiliser de la documentation médicale destinée à une circulation interne :
« The photographs which illustrated the options available had clearly been assembled with enormous care, torn from the pages of forensic medical journals and textbooks of plastic surgery, photocopied from internally circulated monographs, extracted from operating theatre reports stolen during his visits to Ashford hospital. » (C, 133-134)

Plus loin, s’unissant à l’autre docteur déviant, Helen Remington, Vaughan s’empare de brochures du Road Research Laboratory, non moins vouées à la consultation des seuls spécialistes, dans la perspective de la réalisation parfaite de son dessein meurtrier et suicidaire : “[…] Vaughan pushed his way through the visitors. In his right hand he carried a bundle of publicity folders and R.R.L. handouts. […] « Get all the papers you can, Ballard. Some of the stuff they give away – ’Mechanisms of Occupant Ejection’, ’Tolerances of the Human Face in Crash Impacts’… » ” (C, 123). Probablement grâce à ces nombreux accrocs à l’idéal-type du médecin, Vaughan exerce une fascination toujours grandissante sur le narrateur. Si Helen Remington est décrite comme “strong”, Vaughan est constamment représenté comme “hard” et “heavy”. Son contrôle sur le petit groupe qui l’entoure, spécialement sur l’adorateur d’icônes qu’est “Ballard”, est terriblement puissant. Il inspire littéralement la servitude : “Sitting beside him, I felt my hostility giving way to a certain deference ; even, perhaps, subservience” (C, 89).
Déjà lors de leur première entrevue prolongée, l’apparence déviante de ce supposé médecin aux allures de voyou avait confirmé pour “Ballard” sa conception de la profession médicale, qui va paradoxalement à l’encontre de son fétichisme pour les gens qui paraissent la pratiquer, mais qui contribue à l’édification de l’argument du roman : “My brief stay at the hospital had already convinced me that the medical profession was an open door to anyone nursing a grudge against the human race”(C, 43 ; je souligne). Dans l’univers paradoxal de Ballard, les médecins ne guérissent pas tant leurs patients qu’ils ne soignent leur propre ressentiment ; la profession médicale est la porte d’entrée vers la déviance, la voie royale vers le dérèglement des sens où les blessures sont autant de sexes jouissifs, où “the repeated sequences of crashing cars first calmed and then aroused [‘Ballard’]” (C, 10), plutôt que de l’horrifier.

La poétique subversive de Ballard : un scientifique en déroute littéraire
Sans crier au reflet autobiographique, il est possible d’établir maints parallèles entre les comportements déviants des docteurs Helen Remington et Robert Vaughan et la poétique subversive de J. G. Ballard. Ce fils d’éminent chimiste et ancien étudiant en médecine adopte en effet une démarche esthétique similaire à celle des deux personnages de docteurs déviants dans Crash. Depuis le début de sa carrière littéraire, cet auteur britannique aime à se positionner à rebours de la doxa, affectionne une posture proche de celle des décadents de la fin du siècle précédent. Dans The Atrocity Exhibition, recueil de nouvelles publié en 1970 dont l’esthétique subversive se rapproche le plus de celle mise en oeuvre dans Crash, notamment par la présence d’un personnage de docteur à la déviation logique semblable à celle de Vaughan, la narration multiplie les affirmations prenant systématiquement le contre-pied des principales idéologies de l’époque. Par exemple, dans la nouvelle “Love and Napalm : Export U.S.A. [5]”, la guerre du Vietnam est conçue comme étant bénéfique pour la société : “Given that we can only make contact with each other through the new alphabet of sensation and violence, the death of a child or, on a larger scale, the war in Vietnam, should be regarded as for the public good” (AE, p. 119-120). Des réflexions de cette espèce prolifèrent dans le recueil et dans Crash.
Cependant, plus complexe qu’une simple rhétorique inversée ne visant qu’à provoquer les « bien-pensants », sa démarche consiste en un détournement systématique des savoirs, car Ballard s’intéresse particulièrement aux plus récentes découvertes dans divers secteurs reliés de près ou de loin au domaine médical. Baudrillard l’a bien compris lorsqu’il affirme : “All is inverted. […] – it’s exactly the reverse, or even more than the reverse [6]]”.

Ballard profère ainsi, dans ses fictions, des hypothèses inverses à celles émises par la doxa – l’accident de voiture est une expérience terrible, la chirurgie plastique permet d’améliorer l’apparence, etc. – puis les étaye en convoquant des savoirs reconnus et en les appliquant méthodiquement à son objet, l’engageant ainsi dans la voie divergente pour laquelle il a optée [7]. Ballard déclare écrire selon une rigoureuse démarche scientifique :

The writer’s job, and the science-fiction writer’s job in particular, is to approach the subject matter of ordinary lives the way a scientist approaches his subject matter, nature. You know, one devises some sort of hypothesis and then applies it to one’s material, to one’s subject matter, and tests it to see whether the hypothesis is correct. I mean, the thing I did in my novel Crash, where I took an apparently absurd — well, terrifyingly absurd — idea, that car crashes might conceivably have a beneficial role, and tested that against the reality that people were actually experiencing. It seems to me that it may well be the case, in some strange way, that my hypothesis is correct. It’s the hypothesis that fits the facts. That’s just one example. But I think the writer’s role now is much more investigative. [… So the writer of SF’s job is] speculative and investigative. He’s approaching his subject matter exactly like a scientist now. I mean, I can see that fiction is a branch of neurology. It’s a branch of all kinds of sciences. It’s become now wholly investigative [8]

Ballard fait du roman le terrain d’expérimentation de toutes les hypothèses qui lui viennent en tête ; à partir d’une observation générale de la société, il tente d’en explorer toutes les facettes laissées en friche, tous les cas de figure possibles mais souvent écartés pour des raisons morales. De cette manière, comme l’indique clairement Donald Bruce, le roman, pour Ballard, est un laboratoire [9] :
La notion de laboratoire est un élément central de la narration : que ce soit comme métaphore, espace physique, thématique ou élément discursif, elle revient constamment. Tout comme des Esseintes dans À rebours, les personnages dans ce roman sont engagés dans une sorte d’expérience (sinon scientifique du moins une expérience qui possède sa propre logique) : l’espace de l’expérience est encore une fois le corps humain, sauf que cette fois cet espace connaît une extension technologique grâce à la voiture [10].

La plupart des hypothèses à l’origine de Crash se rapportent en effet au corps [11], qui est décrit en termes cliniques et abordé du point de vue technique. Ballard utilise un “medical and pseudo-medical jargon [12]”, comme il désigne lui-même son écriture, pour créer des effets cocasses et/ou dérangeants, pour appréhender le corps d’une manière inédite. L’acmé d’une telle subversion du discours scientifique est atteinte lorsque dans un trio de nouvelles particulièrement corrosives : “Princess Margaret’s Face Lift”, “Mae West’s Reduction Mammoplasty” et “Queen Elizabeth’s Rhinoplasty [13]”, Ballard recopie directement des extraits issus de manuels de chirurgie plastique en remplaçant les termes « le patient » par « Mae West » ou par « the Queen ». Cela donne des résultats souvent hilarants : 

The incisions. Bilateral vestibular incisions were made through the lining of the lateral wall, placed between the alar cartilage and the lateral cartilage. These incisions were carried forward over the apex of each of Her Majesty’s nostrils and met centrally at another incision made by transfixing the septum just below the lower border of its cartilage [14].

Ballard, dont la préoccupation pour les sciences ne s’est guère tarie après l’abandon de ses études médicales, se décrivait comme un grand consommateur de littérature scientifique :
I have always been a voracious reader of what I call invisible literatures — scientific journals, technical manuals, pharmaceutical company brochures, think-tank internal documents, PR company position papers — part of that universe of published material to which most literate people have scarcely any access but which provides the most potent compost for the imagination … [15]

Dans le cadre des trois pastiches de The Atrocity Exhibition, il se réfère à des découvertes toutes récentes dans le domaine de la chirurgie plastique. En effet, si la rhinoplastie « royale » existait avant l’ère chrétienne et n’a pas connu beaucoup de modifications jusqu’aux grands développements de la Première Guerre mondiale, dès le milieu des années 1960, les techniques de chirurgie nasale se perfectionnent. Les chirurgiens modernes reprennent notamment les « greffes cartilagineuses prélevées sur la cloison » inventées par Passot au début des années 1930 et améliorent « la voie columellaire » qu’avait proposée Rethi dès 1933 [16], ce qui permet d’envisager une avenue esthétique pour cette opération auparavant seulement plastique. Ce sont toutefois le lifting et la mammoplastie qui sont les grandes inventions chirurgicales des années 1960. En ce qui concerne les liftings, c’est en 1974 que se tient un congrès qui révolutionnera le domaine ; les experts qui y sont réunis décident d’entamer un retour aux « bases anatomiques de la chirurgie plastique ». Plusieurs articles liés aux recherches en cours avaient toutefois été publiés avant cette date clé. Ballard a vraisemblablement suivi de près l’actualité chirurgicale au moment de la rédaction de ses nouvelles. La première intervention mammoplastique est pratiquée en 1962 : « Après les échecs des transplantations graisseuses ou dermograisseuses et de nombreuses tentatives de mise en place de divers matériaux (dont le verre, le celluloïd, différentes matières plastiques), la mise au point par F. Gerow et T. Cronin d’une prothèse formée d’une enveloppe de silicone et contenant un gel de la même matière est un progrès considérable. » Cette pratique (et ses praticiens) fera fortune.

En reprenant le discours scientifique obscur que plusieurs organes médiatiques reconduisent, dans une démarche vainement érudite ou purement publicitaire, et en l’attachant à des personnalités publiques, dont la vie est, depuis quelques années à peine, disséquée et analysée dans les médias, Ballard se moque de la récente frénésie qui a cours à la fois autour des chirurgies et de la célébrité, du « star-system » qui a contaminé l’Europe depuis peu. Ces deux éléments fascinatoires participent à la fois à et de l’« anatomisation » de l’être : ils impliquent l’exposition au grand jour de parties du corps, qui étaient auparavant dissimulées ou peu considérées [17]. Pourtant, dans bien des cas, l’exhibition du corps ainsi démembré le rend de plus en plus abstrait, le fait disparaître. Trop de corps annihile le corps. Ballard se gausse donc de l’autorité du discours scientifique qui est censé dicter les nouvelles formes du corps, les révéler au monde, alors qu’il les anéantit bien souvent. Dans les notes rajoutées lors de la réédition de son recueil, Ballard commente ainsi ce phénomène, tout en expliquant sa démarche de pasticheur : “[It’s] as if the literature and conduct of science constitute a vast dormant pornography waiting to be woken by the magic of fame [18].”

Dans Crash, l’auteur de science-fiction britannique va encore plus loin. Plutôt que de pointer l’inanité du discours scientifique tout en critiquant ce qu’il implique, Ballard dénonce la toute-puissance dont sont alors dotés les scientifiques, par le prestige que leur accordent leurs contemporains qu’impressionnent leurs prouesses et par le pouvoir même que leur donnent leurs découvertes impressionnantes. Suivant la démarche précédemment exposée, Ballard part de l’hypothèse contraire au discours hégémonique de son époque : et si, plutôt que de guérir ou d’embellir comme tous et tout le portent à croire, les chirurgies plastique et esthétique pouvaient servir à mutiler volontairement, pouvaient être employées par un sadique qui jouirait des blessures d’autrui, voire de ses propres plaies ? C’est en partie sur cette interrogation inquiétante qu’il assied son récit. Le Dr Vaughan se sert de l’information des manuels qu’il a subtilisés à l’hôpital d’Ashford et, surtout, des illustrations qu’ils contiennent pour établir les paramètres d’un questionnaire morbide, visant à parfaire son « Projet Liz Taylor » : “I watched him matching the details of her body with the photographs of grotesque wounds in a textbook of plastic surgery” (C, 8). Il ouvre également la conscience du narrateur sur le potentiel érotique des blessures : “During the next few days my orgasms took place within the scars below her breast and within her left armpit, in the wounds on her neck and shoulder, in these sexual apertures formed by fragmenting windshield louvres and dashboard dials in a high-speed impact” (C, 179). “Ballard” en vient lui aussi à imaginer une série de plaies, à désirer mutiler le corps d’inconnus et de proches :

« I visualized, as Vaughan had taught me, the accidents that might involve the famous and beautiful, the wounds upon which erotic fantasies might be erected, the extraordinary sexual acts celebrating the possibilities of unimagined technologies. […]I visualized my wife injured in a high-impact collision, her mouth and face destroyed, and a new and exciting orifice opened in their perineum by the splintering steering column, neither vagina nor rectum, an orifice we could dress with all our deepest affections. […]I visualized the body of my own mother, at various stages of her life, injured in a succession of accidents, fitted with orifices of ever greater abstraction and ingenuity, so that my incest with her might become more and more cerebral, allowing me at last to come to terms with her embraces and postures. I visualized the fantasies of contended paedophiliacs, hiring the deformed bodies of children injured in crashes assuaging and irrigating their wounds with their own scarred genital organs, of elderly pederasts easing their tongues into the simulated anuses of colostomized juveniles. » (C, 179-180)

Dans ce roman-culte, le personnage du docteur est donc l’initiateur de l’emploi occulte des sciences, un régulateur pratiquement sadien par l’exhaustivité des combinatoires qu’il explore imaginairement et, parfois, concrètement. Son savoir lui permet de dévoiler les troublantes “possibilities of unimagined technologies”. Ces anticipations inquiétantes peuvent être lues comme un avertissement, d’après l’introduction à l’édition française que Ballard a rédigée après avoir lui-même survécu à un grave accident de voiture et avoir essuyé maintes critiques virulentes : “the ultimate role of Crash is cautionary, a warning against that brutal, erotic and overlit realm that beckons more and more persuasively to us from the margins of technological landscape [19]”. Un esprit un peu plus ouvert, un peu moins moral, un peu plus sensible à l’humour de Crash pourrait aussi croire à la parodie férocement ironique d’une idéologie larvée dans le fétichisme de la figure d’autorité médicale.

Ballard n’était toutefois pas un chirurgien, ne connaissait vraisemblablement qu’en surface cette discipline. Sa pratique scripturale, en ce qui concerne le détournement des savoirs relatifs au domaine chirurgical, est donc similaire à celle de Vaughan, se limitant à l’emprunt pour pastiche ou pour parodie. Là où il y a une réelle interaction entre les savoirs des années 1970 et leur mise en texte par Ballard et où une lecture épistémocritique de son œuvre devient pratiquement inévitable, c’est lorsque le Road Research Laboratory est impliqué. C’est en 1973, moment où l’hécatombe automobile atteint son paroxysme en Europe occidentale, que J. G. Ballard publie le roman-culte Crash, apogée littéraire de la mythification de l’accident de la route.

Partout en Amérique et en Europe, le rêve motorisé tourne au cauchemar lorsque les statistiques deviennent vertigineuses et que chaque mois apporte son lot de personnalités publiques gravement accidentées sinon tuées sur le coup par les accidents de la route. L’Angleterre frôle depuis plusieurs décennies le sommet du palmarès européen. En 1970, plus de 100 000 personnes sont blessées ou tuées par un accident de voiture [20], au nombre desquelles 7499 personnes perdent la vie dans un impact routier (il y roule alors moins de 1.5 million de voitures), ce qui situe l’Angleterre au quatrième rang du taux de mortalité routière annuelle, derrière l’Allemagne, la France et l’Italie [21]. La sécurité routière, dont les technologies sont encore à l’état embryonnaire avant le début des années 1960, devient donc une préoccupation quotidienne pour les contemporains.
L’historiographie de la recherche en sécurité routière mérite d’être convoquée pour l’analyse épistémocritique de Crash. En effet, de 1957 à 1964, Ballard travaille en tant qu’assistant éditeur et rédacteur occasionnel pour le journal scientifique Chemistry and Industry, tout en s’essayant parallèlement à publier ses premières nouvelles de science-fiction [22].

De cette manière, non seulement il a pu visiter des laboratoires et des instituts de recherche, dont, presque inévitablement, le R.R.L. (qui était situé à quelques kilomètres à peine des bureaux de Chemistry and Industry), mais il a été en relation intime avec les plus récentes découvertes scientifiques et techniques pendant plus de cinq ans. Et, comme il l’affirme lui-même, Ballard a pu glaner énormément d’information de première main et de dernière actualité au sein de la revue où il travaillait. Mike Bonsall, qui a accompli un impressionnant travail d’investigation, a publié récemment sur Internet tous les articles signés par Ballard. Comme il le remarque dans sa courte introduction à l’anthologie des “C&I Reviews”, la nécessaire rigueur du style scientifique et les thèmes qui étaient abordés dans le cadre de la revue “codified the tropes Ballard was to return to throughout his subsequent writing career — the scientific, technical and imaginative motifs that shape the very essence of what we’ve come to know and love as ‘Ballardian’ [23]”. L’auteur britannique en devenir y rend compte, entre autres, de plusieurs dictionnaires de termes techniques et scientifiques et y présente la nouvelle édition du Thesaurus de Roget, ce qui explique en grande partie l’acuité du ton scientifique des docteurs de Crash et la qualité des pastiches médicaux de The Atrocity Exhibition. Il y commente également Writing a Technical Paper, un ouvrage “intended to be of practical assistance to the graduate scientist, student or technical writer preparing a scientific paper or report”, selon les termes de Ballard lui-même, qui a dû se servir des conseils et méthodes proposés par son auteur pour consolider son style scientifique [24].
Un compte rendu de visite au Road Research Laboratory a paru anonymement dans Chemistry and Industry le 6 juin 1963, au moment où Ballard était encore en poste.

Sans affirmer présomptueusement qu’il en est l’auteur, il est possible de supposer qu’il l’ait au moins révisé, du fait de son emploi d’assistant éditeur. Cet article, accompagné de trois photographies dont une du circuit de tests extérieurs [25], propose entre autres que “injuries sustained by a driver and his passengers will be less severe if they are not aggravated by impact with parts of the inside of the vehicle and by distortion of parts of the body and seat frames [26]”. Plusieurs réflexions du narrateur et, surtout, le questionnaire créé par Vaughan font écho à ce discours émis par des spécialistes de la sécurité routière, à la différence près que ces observations similaires ne conduisent pas aux mêmes conclusions :
« In several of the photographs the source of the wound was indicated by a detail of that portion of the car which had caused the injury : beside a casualty ward photograph of a bifurcated penis was an inset of a handbrake unit ; above a close-up of a massively bruised vulva was a steering-wheel boss and its manufacturer’s medallion. These unions of torn genitalia and sections of car body and instrument panel formed a series of disturbing modules, units in a new currency of pain and desire. » (C, 134)

En effet, si l’article du C&I s’ouvre sur la possibilité que “some vehicles can be modified for the safety of their occupants”, Vaughan entend plutôt favoriser les conditions potentiellement accidentelles des déplacements motorisés. Lorsqu’il fait remarquer à “Ballard” que “the technology of accident simulation at the R.R.L. is remarkably advanced. Using this set-up they could duplicate the Mansfield and Camus crashes – even Kennedy’s – indefinitely”, ce dernier lui rétorque que “they’re trying to reduce the number of accidents here, not increase it”. Le docteur déviant lui répond alors avec un cynisme décapant : “I suppose that’s a point of view” (C, 123-124).

Son « point de vue » est tout à fait conforme à l’hypothèse de départ du récit, qui inverse les présupposés doxiques sur ce sujet : “It is clear that the car crash is seen as a fertilizing rather than a destructive experience, a liberation of sexual and machine libido, mediating the sexuality of those who have died with an erotic intensity impossible in any other form [27].”
Suivant la démarche ballardienne, cette hypothèse inversée est étayée par une solide démonstration qui convoque plusieurs savoirs généralement détournés de leurs usages traditionnels. Pour ce qui est de l’accident automobile conçu à rebours par Ballard, ce sont les nouveautés techniques du R.R.L. qui sont perverties dans Crash. Dans l’histoire de la recherche sur la sécurité routière, ce sont d’abord les cadavres qui ont servi de cobayes [28]. Pour des raisons éthiques (le tabou sur la mort, l’illégalité d’employer des cadavres d’enfants, etc.) et physiologiques (le rigor mortis) évidentes, les concepteurs des tests ont dû trouver d’autres solutions.

Dès le milieu des années 1950, des animaux (surtout des porcs) ont remplacé les cadavres, avec tous les problèmes éthiques que chacun peut imaginer (cela n’a toutefois pas empêché la firme GM de perpétrer des crash-tests sur des animaux jusqu’en 1993). Quelques chercheurs convaincus et particulièrement éthiques comme le Colonel John Paul Strapp ou le professeur Lawrence Patrick ont joué eux-mêmes, au péril de leur vie, les “crash-test dummies”. Cela n’est pas sans rappeler la méthode « volontaire » de Vaughan et des membres de son groupe, du cascadeur Seagrave en particulier, qui essaient constamment sur leur propre personne les configurations accidentelles qu’ils imaginent, en étudiant les améliorations possibles pour l’absolue réussite du « Projet » : “I found him on the lower deck of the airport flyover after the first rehearsal of his own death. […] Vaughan sat on the glass-covered seat, studying his own posture with a complacent gaze” (C, 9 ; je souligne). Le narrateur, pour sa part, se compare littéralement à un dummy : “[She was] arranging my legs as if I were some huge jointed doll, one of those elaborate humanoid dummies” (C, 40).
Dès 1949 apparaissent des simulacres humains, dont le célèbre « Sierra Sam », conçu par le laboratoire Anderson (ARL). En 1970, Sierra Sam, devenu Sierra Stan, sera doté d’une famille : Sierra Susie, sa femme, Sierra Saul, leur fils adolescent, little Sierra Sammy, 6 ans et Sierra Toddler, 3 ans. Lors de sa visite au R.R.L., “Ballard” est frappé par les dénominations fantasques des dummies employées par le commentateur du test, appellations qui sont similaires à celles de la famille Sierra : “Over the loudspeaker system the commentator, a senior principal scientific officer, welcomed the guests to this experimental crash and jocularly introduced the occupants of the car – « Charlie and Greta, imagine them out for a drive with the kids, Sean and Brigitte… »” (C, 122). Une intensification des travaux sur la série des Hybrid chez GM coïncide avec la rédaction du roman ; en 1973, année de la publication de Crash, paraît finalement le modèle Hybrid III. [29]

Ce type de dummy, comme d’ailleurs plusieurs autres de compagnies concurrentes, est entièrement vêtu de jaune lors des crash-tests et est couvert de symboles, particulièrement sur la tête et les genoux (les deux parties du corps les plus fréquemment accidentées), qui visent à indiquer les blessures à venir afin d’aider les chercheurs lorsque les séquences au ralenti des expérimentations sont étudiées par la suite.
Dans Crash, les ingénieurs du R.R.L. procèdent de la même manière : “Already the anticipated injuries they would suffer had been marked on their bodies ; complex geometric shapes in carmine and violet zoned across their faces and thoraxes” (C, 122). Plus encore, le questionnaire élaboré par Vaughan fonctionne de façon similaire : “The photographs of Jayne Mansfield and John Kennedy, Camus and James Dean had been marked in coloured crayons, pencil lines circled around their necks and pubic areas, breasts and cheekbones shaded in, section lines across their mouths and abdomens” (C,135). Vaughan et “Ballard” visionnent également des “slow-motion films of test collisions that he had photographed with his cine-camera” (C,10). L’une de ces séquences a été tournée lors de la visite au R.R.L. que Helen Remington leur a permis de faire.
C’est également en 1973 que s’est tenue la première convention internationale, organisée par GM, où les experts du monde entier ont discuté des caractéristiques psychologiques des réponses humaines aux impacts des accidents routiers. Lors des colloques précédents, les spécialistes s’étaient essentiellement intéressés aux blessures, avaient focalisé leurs analyses sur le plan physique des traumatismes causés par un accident de voiture. L’innovation de la convention GM de 1973 réside dans le fait que les organisateurs ont choisi d’investiguer les diverses manières dont les gens réagissent lors des crashs. Au moment même où Ballard écrivait sa psychologie fictionnelle des accidents de la route, les experts en la matière se penchaient justement pour la première fois sur les impacts psychologiques des accidents de voiture.

Au moment de sa parution, le roman de Ballard a créé un remous sans précédent dans le domaine de la science-fiction. Des critiques littéraires se sont indignés, d’autres ont acclamé, plusieurs se sont affrontés, s’injuriant à qui mieux mieux. Ce roman-culte est sans contredit provocateur. Cependant, plus que la froide sexualité dont tout érotisme est absent, plus que la mentalité tordue des personnages qui a engendré de vains dilemmes moraux chez les exégètes ballardiens, ce qui est probablement le plus choquant dans Crash est le détournement systématique des savoirs qui tiennent le haut du pavé discursif lors de sa publication. Par la mise en scène de docteurs à la logique déviante qui expérimentent les possibilités « invisibles » – Vaughan les caractérise ainsi à maintes reprises – des dernières découvertes techniques et scientifiques du moment, comme la chirurgie plastique réputée bienfaisante et les savoirs rassurants de la sécurité routière, Ballard propose un état d’une société donnée, soit l’Angleterre des années 1960 et des jeunes années 1970, une Angleterre à la fois fascinée et terrorisée par les pouvoirs que détiennent les savants de l’heure, par les virtualités qui se trouvent sur les nouvelles avenues qu’ils débroussaillent loin devant elle. En révélant les dangers potentiels, le « côté obscur » de la science, il traduit les angoisses, fantasmagories et obsessions de son époque. Plusieurs l’ont pris à la lettre. Mais la mise en fiction complètement hallucinatoire que fait Ballard de ces savoirs subvertis, avec l’humour qu’on lui reconnaît trop peu, dénote plutôt qu’un cri d’alarme une critique de la soumission naïve de nombre de ses contemporains face aux sarraus blancs.

ps:

Claudia Bouliane est étudiante à l’université de Montréal. Elle rédige actuellement un mémoire sous la direction de Pierre Popovic : « Décombres de l’avenir et projets rudéraux : les métamorphoses de Paris chez Verne, Hugo et Zola ». Elle est l’auteure de l’article « Cartographie thématique d’un corpus artefactuel : les Goncourt (1958 – 1981) », dans POPOVIC, Pierre et Claudia BOULIANE (dir.), « La Ve République des Goncourt : Actes du colloque », Discours social, vol. XXX, septembre 2008. Elle publiera sous peu l’article « De la poétique des ruines à la politique des ruines », dans HAMEL, Yan et Olivier PARENTEAU (dir.), « Littérature et société : l’École de Montréal », Spirale, à paraître à l’automne 2008. Compte rendu critique de FOURNIER, Éric, Paris en ruines, du Paris haussmannien au Paris communard, Paris, Imago, 2007.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE

notes:

[1] James Graham Ballard. Crash, New York, Picador, 1973.

[2] Afin de distinguer clairement l’auteur du narrateur, le nom du second sera mis entre guillemets anglais.

[3] Une infirmière qui s’est brièvement chargée des rayons X de la jambe de “Ballard” lui a inspiré une réflexion semblable : “Like all laboratory technicians, there was something clinically sexual about her plum body in its white coat” (C, 40).

[4] Les corps des autres employés de l’hôpital sont également qualifiés de “strong”. De cette manière, le bras de la même infirmière qui s’était occupée des rayons X est ferme : “Her strong arm steered me around” (C, 40).

[5] J. G. Ballard. The Atrocity Exhibition, San Francisco, Re/Search Publications, [1970] 1990, p. 94.

[6] Jean Baudrillard. « Ballard’s Crash » (in « Two Essays », translated by Arthur B. Evans), Science-Fiction Studies, 18.3 (55), 1991, p. 309-320.

[7] Cette méthode subversive serait à rapprocher de celle de nombreux artistes s’inscrivant dans le courant du Pop Art, dont se réclame notamment Ballard. D’autant plus que ce dernier reproduit dans sa prose certains procédés mécaniques similaires à ceux qu’emploient des créateurs pop, spécialement Andy Warhol dont le nom revient à plusieurs reprises dans les fictions de l’auteur britannique. En 1970, Ballard a lui-même organisé une exposition pop de voitures crashées au New Arts Laboratory à Londres. Lors de cet événement artistique intitulé “Crashed Cars”, les véhicules accidentés étaient exposés sans commentaires, ce qui a inspiré des critiques violentes et même du vandalisme.

[8] “How To Face Doomsday Without Really Dying”. Entrevue inédite enregistrée par Carol Orr en 1976. La retranscription de la cassette originale a été faite par David Pringle et par Rick McGrath. Ce dernier en a publié le texte.

[9] En plus d’être un laboratoire romanesque, Crash met en scène de nombreux laboratoires, de l’hôpital où se retrouvent “Ballard” et Helen Remington et où tous deux rencontreront Vaughan pour la première fois au laboratoire de recherche que Vaughan fait installer chez Seagrave pour mener à bien son « Projet Liz Taylor ».

[10] Bruce, op. cit., p. 135.

[11] Dans le cadre restreint de cette étude, je me pencherai uniquement sur quelques exemples de savoirs précis reliés au corps et détournés par Ballard. Sur le corps ballardien en général, voir l’excellent article de Paul Youngquist : « Ballard’s Crash-Body », Postmodern Culture : An Electronic Journal of Interdisciplinary Criticism, 11.1, 2000 et l’ouvrage très stimulant de Andrzej Gasiorek :J.G. Ballard, Manchester, Manchester University Press, 2005.

[12] James Goddard et David Pringle. J. G. Ballard, the first twenty years, Hayes, Bran’s Head Books Ltd, 1976, p. 15.

[13] J. G. Ballard. The Atrocity Exhibition, op. cit.

[14] AE, p. 117.

[15] J.G. Ballard. “The Pleasures of Reading”, A User’s Guide to the Millennium, New York, Picador USA/St. Martin’s Press, 1997, p. VI.

[16] Ces notions chirurgicales ainsi que celles qui suivent proviennent toutes de l’article très complet « Chirurgie esthétique et histoire » de J. Glicenstein, Annales de Chirurgie Plastique Esthétique, Paris, vol. 48, n° 5, novembre 2003, p. 257-272.

[17] De plus, ces deux phénomènes sont intrinsèquement liés par leur histoire : « Jusqu’à la 2e guerre mondiale, peu de femmes se plaignaient de la petite taille de leurs seins. Seules les ptôses et les vraies hypoplasies étaient l’objet de consultation. Les canons de la beauté semblaient privilégier les seins de volume modéré : tableaux, statues, photographies des revues déshabillées très en vogue dans les années d’avant guerre ne montrent jamais de fortes poitrines. C’est pendant la guerre avec les ‘pin-up girls’ qu’affichaient les G. I., avec le film The Out-Law où Jane Russel montrait un décolleté avantageux qui affola les ligues de vertu, qu’apparaît le mythe de la ‘sweater girl’ dont les formes abondantes devinrent un modèle pour beaucoup de femmes. » Glicenstein, op. cit., p. 268.

[18] J. G. Ballard. Op. cit., p. 111.

[19] J. G. Ballard, cité dans N. Katherine Hayles. “The Borders of Madness” in “In Response To Jean Baudrillard”, Science-Fiction Studies, n°55, vol. 18, novembre 1991, p. 322.

[20] Selon un document officiel.

[21] Source : IRTAD – International Road Traffic and Accident Database.

[22] Je suis redevable pour l’information portant sur la carrière éditoriale de Ballard à l’enquête de Mike Bonsall, “J.G. Ballard’s Experiment in Chemical Living] . En plus de ses activités officielles, il cumulait au sein de cette entreprise une multitude de tâches, allant de la rédaction de comptes rendus au choix des publicités, en passant par la correction d’épreuves. Dans un documentaire de la BBC tourné en 1990, Ballard décrit ainsi son travail au journal :
« I did all the basic subbing, marking copy up for the typesetter … doing make-up and paste-up … I used to go on works visits, visits to laboratories and research institutes. I wrote a few articles — scientific reporting — and I reviewed scientific books […] Chemistry & Industry […] was a good place to work because, of course, the office of any scientific magazine is the most wonderful mail drop. It’s the ultimate information crossroads. Most of it went straight into the wastepaper basket, but en route I was filtering it like some sort of sea creature sailing with jaws open through a great sea of delicious plankton. I was filtering all this extraordinary material »[[J.G. Ballard (“Shanghai Jim”, BBC documentary, dir. James Runcie, 1990), cité dans M. Bonsall, op. cit.

[23] Mike Bonsall. “Chemical Appendix : The Complete C&I Reviews”, article publié sur le site http://www.ballardian.com.

[24] J.G. Ballard. “Writing a Technical Paper”, Chemistry and Industry, le 16 juin 1962. Cet article a été publié dans M. Bonsall, ibid.

[25] Celles-ci sont également reproduites dans le compte rendu d’enquête de Bonsall.

[26] Cet extrait est cité dans Bonsall, ibid.

[27] Cette assertion provient en fait de la nouvelle “Crash !”, écrite en 1968 et publiée en 1970 dans le recueil The Atrocity Exhibition. Celle-ci contient la version plus brute du roman. La phrase ici citée synthétise plusieurs idées exprimées plus longuement dans Crash.

[28] Les informations citées dans cette partie proviennent en majeure partie de l’article « The History of Crash Test Dummies », GM Press Release March 19, 1997. Pour les découvertes de dernière actualité au moment de la rédaction et de la publication de Crash, je me suis référée à l’article « Past Dummies : 1970 – 1973 » publié par le FTSS : First Technology Safety Systems et diffusé sur leur site.

[29] Ce modèle va demeurer plus ou moins inchangé sur le marché pendant près de vingt ans.




Médecine et pauvreté

I. Lʼécriture de la pauvreté

Lʼécriture de Céline est fondée sur un certain rejet des structures narratives et grammaticales classiques. Prenant acte à sa manière de lʼentrée de la culture dans lʼère moderne, elle témoigne de lʼapparition de nouveaux savoirs, de lʼeffondrement dʼanciennes illusions et de la mise au jour de problèmes littéraires et sociaux inédits. Le tour de force de Céline – et de quelques autres écrivains moins célèbres – est dʼavoir produit une oeuvre capable de renouveler la littérature au moyen dʼune langue qui avait été maintenue dans les cultures classiques et romantiques en dehors de lʼécriture, à savoir la langue familière, le français populaire, celui que parlent, précisément, ceux qui nʼécrivent pas. Ancien combattant de la guerre de 14, obscur médecin de banlieue au temps de la Crise de 29, Céline est devenu, après la publication de Voyage au bout de la nuit, le porte-parole de tous les exclus, sorte de nouveau Prométhée qui sʼétait emparé de lʼécriture pour la mettre au service du peuple. Il avait su, par lʼusage de lʼargot, représenter le monde tel quʼil est perçu du point de vue des victimes. Conférant une nouvelle efficacité à la critique sociale, il avait ainsi révélé lʼextraordinaire pouvoir de subversion que lʼécriture peut sʼarroger lorsquʼelle sʼérige contre ses propres valeurs. Bref, cʼest en quelque sorte comme si Céline avait donné au peuple ses lettres de noblesse.

Lʼun des aspects de cette réussite – qui ne sera véritablement accomplie quʼavec Mort à crédit – réside dans lʼabolition de la distinction classique entre le langage qui est prêté aux personnages et celui que détient le narrateur. On avait certes, avant Céline, permis que des personnages issus des basses classes de la société sʼexpriment dans lʼidiome qui leur est propre, mais cette parole avait été maintenue à une certaine distance par rapport à la voix narrative dominante, lʼécriture reproduisant ainsi, par le biais de cette coupure stylistique, lʼunivers social de la domination. On pourrait voir, par exemple, une prise en compte de la parole du pauvre dans lʼoeuvre dʼÉmile Zola. Mais, comme le souligne Pierre Bourdieu, « en se réclamant du modèle de médecins éminents, [Zola] identifiait le regard du “romancier expérimental” au regard clinique, instituant entre lʼécrivain et son objet la distance objectivante qui sépare les grandes sommités médicales de leurs patients » [1]. En effet, la pauvreté chez Zola est mise en observation, et cʼest précisément cela qui lʼempêche de contaminer lʼécriture jusque dans le retranchement de la voix narrative. Or, chez Céline la position narrative, le statut de médecin et la condition misérable fusionnent définitivement. Cʼest donc par la revendication dʼune certaine pauvreté littéraire que Céline fait son entrée dans la grande littérature. Aussi, le travail stylistique qu’il ne cessera dʼapprofondirsubséquemment impliquera-t-il toujours la recherche de cette pauvreté qui sʼexprime dans le dépouillement de tout ce que la littérature avait pu capitaliser sur le compte de la domination sociale. Du côté de sa carrière médicale, Céline reproduira cette même solidarité avec les milieux défavorisés, puisque toute sa vie il se voudra médecin des pauvres, et sera lui-même aussi pauvre et aussi malade que ses patients. Nous tenterons de comprendre dans cet article les sources de lʼintérêt que Céline pouvait avoir, en tant quʼartiste, pour cette pauvreté quʼil côtoyait chaque jour en tant que médecin.

II. Lʼécriture du corps Cʼest sur le modèle de lʼoralité comprise comme parole vivante que Céline a fondé son écriture. Dans les Entretiens avec le professeur Y, il explicite le rôle joué par lʼémotion dans ce travail de déconstruction des structures écrites conventionnelles : cʼest lʼémotion qui permet dʼinsuffler la vie à un texte. Or, lʼexpression des émotions exige que lʼon sʼécarte dʼune norme linguistique jugée froide et répressive. Cet écart, on peut en trouver le modèle dans la langue parlée, mais on peut aussi le recréer par un travail dʼécriture : bref, ce qui compte, ce nʼest pas tant lʼoralité du parlé que lʼémotion qui pointe à travers lʼexpression libérée des modèles conventionnels dʼécriture. Si lʼexpression est vivante, cʼest quʼelle provient dʼune mise au vif de la sensibilité de celui qui écrit. Il y a un véritable investissement corporel qui est exigé par le travail dʼécriture qui vise à transmettre une émotion. « Alors jʼai mis ma peau sur la table », est lʼune des formules que Céline reprend le plus souvent dans la série dʼentretiens quʼil donne a la fin de sa vie. Lʼesprit malicieux y verra simplement une stratégie visant redonner sa légitimité à des prétentions littéraires ruinées par un engagement politique condamnable et effectivement condamné à cette époque -sorte de captatio benevolentiae destinée à provoquer la pitié et le respect pour lʼhomme qui a souffert dans son corps la parole quʼil veut nous transmettre. Lʼesprit encore plus malicieux dira que Céline nʼa pas payé assez cher son écriture, en particulier ses pamphlets antisémites, et quʼil aurait dû littéralement y laisser sa peau. Mais nʼoublions pas néanmoins quʼil sʼagit là dʼune conception de lʼécriture activement défendue par Céline, et qui informe grandement le travail quʼil a produit -ce quʼil nomme encore, de manière éloquente, « ma grande attaque contre le Verbe », cʼest-à-dire contre le Verbe qui sʼest fait chair : Céline, lui, prétend faire de sa propre chair la source vivante de son verbe. Ces déclarations nous incitent à réfléchir sur les relations que peuvent entretenir la vie dʼun écrivain et son oeuvre. Le sens commun formule le plus souvent cette relation comme une relation simple. Lʼhomme étant le créateur de son oeuvre, connaître lʼhomme permettrait de mieux comprendre lʼoeuvre. Il sʼagirait, par exemple, de connaître ce que Céline a effectivement pu souffrir pour mieux comprendre les ressorts psychologiques de son écriture. Or, bien que la connaissance biographique ne soit pas entièrement futile, on connaît le paradoxe que Proust a énoncé dans son Contre Sainte-Beuve : si la connaissance de lʼhomme et celle de son oeuvre sont discontinues, cʼest que le sujet de lʼoeuvre nʼest pas lʼhomme dont on peut faire la connaissance dans le monde, mais celui qui ne peut être révélé au monde que par le biais de lʼoeuvre. Je est un autre, disait Rimbaud. Il y a là un dédoublement de personne qui, à première vue, ne permet pas dʼamalgamer le sujet vivant et le sujet écrivant.

Le cas de Céline, docteur Destouches de son vrai nom, présente à un degré troublant cette forme de rupture dʼipséité à laquelle ont fait allusion Proust, Rimbaud et tant dʼautres figures de la modernité. On a parlé à ce sujet de « Lʼétrange cas du Dr Destouches et de M. Céline ». On peut poser de nombreuses questions à ce sujet. Par exemple, pour ce qui nous intéresse ici : y a-t-il un rapport a établir entre la vocation médicale de Céline et la conception de lʼécriture quʼil développe dans son oeuvre ? la littérature et la médecine, si elles sont toutes deux concernées par la souffrance de lʼhomme, sont-elle pour Céline des pratiques continues ou discontinues ? ou encore, comment, dans lʼécriture célinienne, la volonté dʼinvestir son propre corps peut-elle cohabiter avec la mise en oeuvre dʼun regard médical, cʼest-à-dire dʼun rapport au corps que lʼon peut en grande partie caractériser comme savoir ? la figure du médecin prolétaire incarnée par Bardamu permettrait-elle ainsi une double relation au corps, à la fois concrète et abstraite, subjective et objective dans la mesure où lʼaccent est mis tantôt sur le corps comme sujet de lʼexpérience, tantôt sur le corps comme objet de connaissance ? Ce sont ces questions que nous tenterons dʼapprofondir ici en nous penchant sur la manière dont certaines expériences vécues par Céline sont représentées dans son oeuvre, et sur le rôle que peut jouer le savoir médical dans une telle mise en récit du vécu.

III. Lʼécriture de la guerre Parmi les principaux thèmes autobiographiques du Voyage, la guerre et la maladie, « ces deux infinis du cauchemar »(p. 418) [2], représentent de manière paroxystique les « deux grandes manières de crever » (p. 82) qui menacent lʼexistence du pauvre. Dʼun côté, la guerre contient la menace dʼune mort violente. De lʼautre, la maladie représente un processus tout aussi angoissant de mort lente. Dans quelle mesure le regard qui est posé sur la guerre et sur la maladie par Céline est-il solidaire avec le regard du pauvre ? quelle place fait-il au corps comme sujet de lʼexpérience ? Se démarque-t-il de ou sʼidentifie-t-il à un regard clinique, nourri du savoir médical ? Notons dʼabord que lʼexpérience de la guerre est transmise chez Céline dans la proximité dʼune conscience pour laquelle elle apparaît comme totalement absurde : « aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. […] La guerre en somme cʼétait tous ce quʼon ne comprenait pas » (p. 11-12). En effet, Bardamu sʼest engagé dans la guerre dès le début des hostilités, alors quʼil était encore étudiant en médecine, et cette situation inédite lui fait lʼeffet dʼune formidable erreur. Or, malgré la perplexité quʼil ressent au début, cette expérience sʼavérera très vite riche dʼenseignements pour lui, qui fera dans les sentiers de la guerre ses premiers pas dans la vie intellectuelle : « pour que dans le cerveau dʼun couillon la pensée fasse un tour, il faut quʼil lui arrive beaucoup de choses et des biens cruelles. Celui qui mʼavait fait penser pour la première fois de ma vie, […] cʼétait sûrement le colonel Pinçon, cette gueule de torture » (p. 27). Aussi, lʼimpression de ne rien comprendre à ce qui se passe autour de soi cède vite la place à une foule de révélations sur la nature humaine et sur le monde en général : « jamais je nʼavais compris tant de chose à la fois » (p. 19).

Ces révélations multiples se ramènent vite à une seule et même leçon, qui consiste en la prise de conscience de lʼétendu de la « vacherie » humaine. En effet, la guerre apporte la spectacle saisissant de la cruauté dont sont capables les hommes, du réveil brutal de leurs instincts barbares. Rien désormais ne semble impossible dans le domaine du mal, pas même le sacrifice de « quatre-vingt mille croyants par semaine » que lʼauteur, dʼaprèscertaine relation mi-historique mi-légendaire, attribue aux Aztèques : « cʼest des choses quʼon a du mal à croire avant dʼaller à la guerre. Mais quand on y est, tout sʼexplique, et les Aztèques et leur mépris du corps dʼautrui » (p. 37). La guerre apparaît ainsi comme la reconduction dʼun ordre théocratique sanguinaire et primitif, fondé sur le sacrifice massif de victimes innocentes : « cʼest le même [mépris] que devait avoir pour mes humbles tripes notre général Céladon des Entrayes, […] devenu par lʼeffet des avancements une sorte de dieu précis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant » (id.).Lʼexpérience de la guerre est ainsi vécue par Bardamu comme un mépris du corps, et ce mépris accorde au général des armées un véritable pouvoir de vie et de mort sur les soldats.

IV. « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » Par-delà lʼimpression dʼabsurdité, sʼexprime donc une vision tragique de la guerre quʼon a souvent rapprochée de la manière dont Freud a analysé le phénomène guerrier. En effet, dès 1915, Freud formule lʼhypothèse dʼun désir de meurtre qui serait enfoui dans notre inconscient, et qui, dʼune part, déterminerait la logique militaire conduisant à lʼescalade des conflits, et, dʼautre part, expliquerait notre facilité déconcertante à nous laisser entraîner par cette logique alors même que nous la savons moralement condamnable. Cette pulsion inconsciente nous ferait souhaiter quotidiennement la mort des autres chaque fois quʼils constituent des obstacles à nos désirs : « Dans nos désirs inconscients, nous supprimons journellement, et à toute heure du jour, tous ceux qui se trouvent sur notre chemin, qui nous ont offensés ou lésés. Notre inconscient tue même pour des détails ; […] Cʼest ainsi quʼà en juger par nos désirs et souhaits inconscients, nous ne sommes nous-mêmes quʼune bande dʼassassins. » [3]

On retrouve dans les propos de Bardamu un passage qui ressemble étrangement à cette analyse du grand clinicien viennois. Cependant, là où Freud insistait sur le côté à la fois inconscient et collectif du désir de meurtre (« dans nos désirs inconscients », dit-il), Céline transpose le conflit psychique en conflit social, qui oppose une horde de meurtriers à leur victime innocente, individuelle : « Dans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours dʼune seule journée bien ordinaire désirent votre propre mort, par exemple tous ceux que vous gênez, pressés dans la queue derrière vous au métro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui nʼen ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevé de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien dʼautres. »(p. 116-117) Par-delà le côté comique de ce passage, qui provient plus dʼun rapport familier au corps que dʼune intention parodique dirigée à lʼencontre de Freud, lʼhypothèse psychanalytique du désir de meurtre alimente chez Céline une logique paranoïaque où le conflit que le psychanalyste situait entre la pulsion sadique et la loi morale, est désintériorisé par lʼécrivain puis projeté sur le monde social. Le cadre freudien dans lequel cette hypothèse avait été formulée, cadre que lʼon peut qualifier de socratique dans la mesure où il insistait sur la connaissance de soi comme condition de la paix, contraste hautement avec le cadre romanesque célinien, que lʼon peut décrire comme tragique dans la mesure où il reconduit la mythologie du meurtre sacrificiel dont se nourrit grandement la vision tragique du monde social. Sʼil y a donc filiation entre Freud et Céline, il sʼagit alors dʼune filiation conflictuelle, où le fils, dans son appropriation de lʼautorité du père, la renverse en tenant sur le même sujet que lui un discours opposé, ou du moins qui sʼen est clairement démarqué. [4]

Aussi, est-il symptomatique que lʼon ne trouve aucune revendication explicite de la psychanalyse à lʼintérieur du Voyage. Il y a bien quelques résonances freudiennes qui se font entendre ça et là par le biais dʼun vocabulaire issu du la psychanalyse, mais il sʼagittoujours dʼun vocabulaire déjà médiatisé à lʼépoque où Céline écrit, et donc, dans une certaine mesure, débarrassé de lʼempreinte freudienne. Même la tirade de Baryton dans la dernière partie du roman, qui fustige les nouvelles tendances de la psychiatrie, peut se lire comme une reprise des clichés circulant à lʼépoque sur la psychanalyse. Or Céline a lui-même affirmé à plusieurs reprises après la publication du Voyage que la psychanalyse avait compté beaucoup pour lui. Cependant, une étude de lʼensemble des documents ne permet pas de conclure à autre chose quʼà une certaine ambivalence vis-à¬vis du rôle que peut jouer ce savoir dans lʼécriture célinienne. « LʼHommage à Zola », prononcé en 1933 lors du pèlerinage annuel à Médan, pendant lʼécriture de Mort à crédit,permet néanmoins dʼéclairer quelque peu cette question. Ce texte important montre bien la conscience que Céline pouvait avoir de sa propre situation historique, situation qui lʼobligeait à réinventer lʼécriture romanesque.

V. « Hommage à Zola » Derrière la forme classique de lʼhommage rendu à un écrivain consacré, Céline pose cette question fondamentale : peut-on, de nos jours, écrire comme Zola ? La réponse quʼil donne, bien entendu, est négative, et les raisons quʼil invoque pour la justifier sont multiples. Trois arguments semblent cependant ressortir du texte. Dʼabord, il y a la multiplication des organes dʼinformation dans le monde moderne, qui aurait rendu caduque la conception quʼon se faisait de la littérature au temps de Zola : « Aujourdʼhui, le naturalisme de Zola, avec les moyens que nous possédons pour nous renseigner, devient presque impossible » [5]. Lʼécrivain serait ainsi forcé de se démarquer du journalisme dʼenquête en cherchant dʼautres terrains dʼinvestigation. Ensuite, la réalité sociale aurait profondément changée depuis la mort de lʼauteur des Rougon-Macquart : « Zola nʼavait point à envisager les mêmes problèmes sociaux dans son oeuvre ». Et enfin, lʼétat actuel des connaissances nous forceraient à réviser les conceptions psychologiques que Zola pouvait se faire à son époque : « Nous avons appris sur lʼâme, depuis quʼil est parti, de drôle de choses ». Selon Céline, la solution à cette triple aporie est à chercher dans lʼintériorité de lʼécrivain : « À nous les symboles et les rêves ! Tous les transferts que la loi nʼatteint pas, nʼatteint pas encore ». Ainsi, la littérature et la psychanalyse partageraient le même objet. Mais leur méthode cependant diffèrent radicalement. En effet, il nʼest plus question pour Céline de prendre la science comme modèle en reproduisant, dans le monde du roman, le regard clinique issu du monde médical : « Les mots dʼaujourdʼhui […] vont plus loin quʼau temps de Zola. Nous travaillons à présent par la sensibilité et non plus par lʼanalyse, en somme “du dedans” ». Lʼaccent est donc mis sur le corps comme sujet de lʼexpérience -travail par la sensibilité -plutôt que sur un quelconque objet de connaissance -rejet de lʼanalyse, et de manière concomitante du regard clinique jeté sur le monde.

Pour le dire autrement, il y a chez Céline une double conception du « délire », qui est à lʼorigine sans doute de nombreuses confusions. Dʼune part il y a ce « délire de destruction » qui est le produit dʼune fascination de lʼhomme pour la mort. Cʼest lui quʼon trouve à lʼoeuvre dans la guerre, par exemple. Dʼautre part, il y a un « délire de création » qui se fonde essentiellement dans la sensibilité de lʼartiste. Cʼest ainsi que la psychanalyse, comme approche scientifique du délire, offre un équivalent analytique du travail de lʼécrivain, mais il nʼest pas pour autant question pour lʼécrivain de jouer au psychanalyste. Car le discours du narrateur et celui des personnages délirants doivent être fondus dans un même « délire », qui est celui de lʼécrivain : « si la littérature donc a une excuse, dit Céline, cʼest de raconter nos délires. Le délire, il nʼy a que cela et notre grand maître actuellement à tous, cʼest Freud ». [6]

VI. Lʼécriture de la maladie Mais le regard médical, qui a été, comme on vient de le voir, radicalement exclus dans lʼécriture célinienne par le choix dʼune méthode qui se veut non-analytique, fait un retour in fabula par le biais du narrateur médecin quʼest Bardamu. Or, il faut préciser dʼemblée que Bardamu est un médecin raté. Non seulement est-il lui-même pauvre et malade, mais il est en outre totalement impuissant à lutter efficacement contre la maladie. Cʼest que le mal auquel il est confronté est incurable. Les patients ne veulent pas guérir, ou plutôt la pauvreté le amène se réfugier dans la maladie : « Lʼespoir de la pension les possédait corps et âme » (p. 333). Lʼenvironnement malsain de la banlieue de Rancy transforme la population en une sorte de malade collectif. Personne nʼéchappe à cette emprise délétère de la ville : « tout le monde toussait dans ma rue » (p. 224). La maladie, dans de telles conditions, nʼest pas accidentelle, elle est une fatalité. Le cadre tragique refait ainsi surface en temps de paix à travers lʼimage de la cité maudite -image, comme celle de la horde meurtrière et du bouc émissaire, quʼon retrouve une fois de plus dans le cadre des mythologies. Le médecin est ainsi placé devant lʼinsurmontable tragédie humaine, et son savoir ne lui sert à rien. Il devient, tel un christ, le dépositaire des souffrances du peuple, et sa conscience sʼalourdit peu à peu. Cʼest ainsi quʼil peut prétendre à lʼécriture, parce quʼil est allé suffisamment loin dans la nuit. Et lʼon peut dire ainsi que cʼest lʼéchec de la médecine qui marque en quelque sorte chez Céline le commencement de lʼécriture. Dʼoù sans doute la volonté quʼa eu lʼécrivain dʼêtre connu du public comme médecin, et pas nʼimporte quel médecin, le plus bas dans la hiérarchie sociale, le plus près de la misère, le médecin des pauvres.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE

ps:

Étudiant à la maîtrise en littératures de langue française à lʼUniversité de Montréal, David Desrosiers poursuit présentement des recherches sur la figure du témoin dans la littérature de la seconde moitié du XXe siècle, et sur la théorie du témoignage comme genre littéraire.

notes:

[1] BOURDIEU, Pierre, Les règles de lʼart, Seuil, coll. « points », p. 197-198

[2] Toutes les citations de Voyage au bout de la nuit renvoient à lʼédition « folio », chez Gallimard.

[3] FREUD, Sigmund, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », dans Essais de psychanalyse, trad. Jankélévitch, Payot, Paris, 1927, p. 260.

[4] FREUD, Sigmund, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », dans Essais de psychanalyse, trad. Jankélévitch, Payot, Paris, 1927, p. 260.

[5] Hommage à Zola », dans Céline et lʼactualité littéraire. 1932-1957, Gallimard, 1976, p. 78-83

[6] Interview avec Charles Chassé », dans Céline et lʼactualité littéraire. 1932-1957, Gallimard, 1976, p. 88