Éditorial

Cette seconde livraison d’ Épistémocritique permet d’appréhender l’étendue et la vitalité du domaine de recherche représenté par l’ensemble des interrogations que suscitent les rencontres entre les savoirs et différentes formes d’activité artistique, en commençant par la littérature.

Dans «Poe : Expérience de pensée, la pensée comme expérience», Sydney Lévy met en évidence la subtilité de la machinerie intellectuelle que recèle un conte de l’écrivain américain; Hervé-Pierre Lambert, dans «Littérature, arts visuels et neuroesthétique» balise avec rigueur et érudition un champ d’investigation connu jusqu’ici de manière souvent limitée et fragmentaire; Liliane Campos révèle aux lecteurs francophones la profondeur de la référence scientifique chez l’un des plus grands auteurs dramatiques contemporains dans «Le modèle scientifique dans le théâtre de Tom Stoppard»; Paul Braffort, dans la seconde partie de «La Deuxième vie de Michel Petrovitch», poursuit sa mise en lumière d’un personnage exceptionnel de l’histoire de la science moderne.

Publication permanente, Épistémocritique s’attache par ailleurs à relayer toutes les informations qui peuvent intéresser les chercheurs dans un secteur en pleine effervescence: séminaires, colloques, projets de recherche, publications, soutenances de thèse — n’hésitez donc pas à nous communiquer tout renseignement utile.




Poe : Expérience de pensée, la pensée comme expérience

E.A. Poe s’est souvent penché sur les mécanismes de la pensée [1]. En témoignent des textes tels que « Le Scarabée d’or [2] », « Quelques mots sur la cryptographie [3] », Eureka, « Le Joueur d’échecs de Maelzel », et « La Genèse d’un poème », mais c’est surtout dans les trois récits où figure le détective Auguste Dupin, « Double Assassinat dans la rue Morgue », « Le Mystère de Marie Roget » et « La Lettre volée », que cette question est abordée dans tous ses détails et toute sa complexité. Ces récits forment une suite et se présentent comme une expérience de pensée dont le sujet est la pensée elle-même. Dans une expérience de pensée on postule une hypothèse, souvent paradoxale, pour la tester ; pour voir si on peut, à partir de cette hypothèse, imaginer un monde cohérent. Qu’en serait-il du monde, par exemple, si on postulait que les parallèles se rejoignent ? On sait qu’en réponse à cette question, on a pu construire un monde entièrement cohérent dont la principale caractéristique est l’espace courbe ; est ainsi née la géométrie non-euclidienne. Dans le même esprit, et afin de tester le deuxième principe de la thermodynamique, James Clerk Maxwell imagine un dispositif qui pourrait reconnaître et séparer les molécules chaudes des molécules froides, et ainsi engendrer spontanément de l’énergie. Ce paradoxe ne fut résolu qu’une fois que l’on comprit que le dispositif, connu sous le nom de « Démon de Maxwell », consommait autant d’énergie qu’il en produisait dans son travail de reconnaissance et de séparation. Ainsi son activité prenait une valeur calculable qu’on appelle aujourd’hui l’information.

Poe imagine quelque chose de semblable dans les récits où figure Dupin – du moins c’est ce que nous postulerons ici – en inventant son démon à lui, un personnage dont les facultés de pensée sont extraordinaires et infaillibles. Il construit à partir de là un monde cohérent pour tester son invention. Ce monde n’est rien d’autre, on l’aura compris, que ses trois récits. En somme, on pourrait imaginer que ces trois récits constituent « une pensée de la pensée », expression qu’utilise Poe pour caractériser l’infini dans Eureka (1121). Cet exercice aurait pour but la possibilité de détecter encore une anticipation scientifique dans l’œuvre de Poe, du même ordre que celles que l’on invoque à son sujet, comme le couple entropie/neguentropie, la résolution du problème du noir de la nuit, l’extension de l’espace et du temps, et même la théorie du Big Bang [4]. Mais cette fois-ci il s’agirait d’une science qui aurait pour objet les mécanismes de la pensée, ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences cognitives. Sciences qui se placent, comme on le sait, au croisement de la psychologie, de la linguistique, des mathématiques, de la logique et de l’informatique.

La toute première phrase du premier récit, « Double Assassinat dans la rue Morgue », pose le problème qui retiendra l’attention du narrateur jusqu’au bout du dernier récit : « Les facultés de l’esprit qu’on définit par le terme analytiques sont en elles-mêmes fort peu susceptibles d’analyse » (517). On l’aura remarqué, Poe pose le problème sous forme d’aporie : il s’agit en effet d’analyser l’analyse, mais pour ce faire, il faudra aussi analyser l’analyse de l’analyse et ainsi de suite jusqu’à l’infini – le même infini, sans doute, que celui que caractérise « une pensée de la pensée » dans Eureka. Nonobstant, le problème ainsi posé permettra à Poe d’y revenir, et c’est bien ce qu’il fait de récit en récit, sans jamais arriver jusqu’au bout, bien sûr. Mais, par la même occasion, l’infini de cette analyse aura eu le mérite d’inviter maints autres à la poursuivre et de fonder ainsi un genre nouveau, le roman policier.

Les deux premiers récits commencent donc par de longs préambules sur ce que Poe appelle « la faculté de l’analyse » (518) ; dans le troisième interviennent des ajustements et des révisions de ce que le narrateur avait découvert au sujet de cette faculté dans les deux premiers. De plus, le narrateur indique clairement que ces récits ne sont que des illustrations de la faculté d’analyse (le monde qu’il imagine à partir de cette hypothèse) et va jusqu’à dire dans le deuxième récit à propos du premier « J’aurais pu ajouter d’autres exemples, mais je n’aurais rien prouvé de plus » (606). Mais s’il revient à l’analyse dans « Marie Roget », c’est parce qu’il n’avait pas été au fond de sa pensée dans « La Rue Morgue » : « Toutefois, des événements récents ont dans leur surprenante évolution, éveillé brusquement dans ma mémoire quelques détails de surcroît… » (606). Les deux récits n’ont évidemment aucun rapport sur le plan narratif, mais les détails en question se rapportent plutôt à ce que le narrateur découvre au sujet de la faculté d’analyse de Dupin.

Qu’est-ce donc que l’analyse pour Poe ? Il dit dans « La Rue Morgue » que l’analyste déploie « une puissance de perspicacité » (517) et qu’il « prend sa gloire dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller » (517). Baudelaire traduit « mental » par « spirituelle », « acumen » par « perspicacité », et « disentangle » par « débrouiller ». Pour ce dernier terme, « démêler » eût sans doute mieux convenu car percevoir et démêler, observer et séparer sont justement les composantes de l’analyse que nous, en tant qu’héritiers de Descartes, reconnaissons. C’est précisément aussi ce que fait le démon de Maxwell dans son petit tube : il observe les molécules et les sépare.

Mais Poe assigne d’autres attributs à l’analyse qui ne sont pas exactement conformes au modèle cartésien. Il dit par exemple que l’analyste « entre dans l’esprit de son adversaire, s’identifie avec lui » (518), principe auquel il reviendra dans « la Lettre volée » quand Dupin donne comme exemple ce jeu de pair et impair auquel un gosse gagne à tous les coups en imitant la physionomie de son adversaire afin d’assumer sa façon de penser. Elle est brillamment illustrée dans « la Rue Morgue » par Dupin quand il devine exactement la pensée du narrateur lors d’une promenade silencieuse. Malgré l’étonnement du narrateur, il n’y avait rien de magique dans cet exploit : il parvient à lire sa pensée grâce, d’abord, à une observation minutieuse de son comportement et des circonstances communes de leur promenade, et grâce aussi à une haute probabilité d’associations d’idées. Ces associations se trouvent à leur tour confirmées par d’autres observations minutieuses. Les observations et les inférences de Dupin sont en fait d’ordre infinitésimal. Afin de démontrer, justement, cette taille infinitésimale des observations ainsi que leur grand nombre, le narrateur se penche longuement sur les activités d’un bon joueur de whist. Celui-ci doit faire preuve de :

Perfection dans le jeu qui comprend l’intelligence de tous les cas dont on peut légitimement faire son profit. Ils sont non seulement divers mais complexes […] il fait en silence une foule d’observations et de déductions. […] Il examine la physionomie de son partenaire, il la compare soigneusement avec celle de chacun de ses adversaires. Il considère la manière dont chaque partenaire distribue ses cartes ; il compte souvent, grâce aux regards que laissent échapper les joueurs satisfaits, les atouts et leshonneurs, un à un. Il note chaque mouvement de la physionomie, à mesure que le jeu marche […]. A la manière de ramasser une levée, il devine si la même personne peut en faire une autre dans la suite. Il reconnaît ce qui est joué par feinte à l’air dont c’est jeté sur la table […] (518-19)

Et ainsi de suite. Comme il se doit, la description est longue et minutieuse. L’effet, dit Poe, de cet immense nombre d’observations et de la minutie avec laquelle elles sont faites ressemble à de l’intuition. Commentaire qu’il reprend dans le deuxième récit, « Marie Roget », cette fois-ci à propos des exploits de Dupin dans « La Rue Morgue » : « il n’est pas surprenant que l’affaire ait été regardée comme approchant du miracle, ou que les facultés analytiques du chevalier lui aient acquis le crédit merveilleux de l’intuition. » (607) En fait, on pourrait, dès lors, reformuler cette remarque du narrateur en disant que ce qui avait été pris pour de l’intuition est un énorme, et énormément rapide, calcul de données infinitésimales (rappelons à ce propos que l’analyse en mathématiques prend ses sources dans le calcul infinitésimal). Mais pour que ce calcul puisse avoir lieu, il faut introduire dans le processus analytique une composante en plus de la « perspicacité » et du « débrouillage » (ou « démêlage »), en plus de l’observation et la séparation. Il faut quelque chose de semblable à ce que Poe appelle le « calcul des probabilités » (606), mentionné au tout début de « Marie Roget » et bien connu de lui pour l’avoir étudié à West Point. Notons aussi qu’un autre terme pour ce « calcul des probabilités » n’est rien d’autre que « Infinitesimal analysis of probabilities » où se retrouvent les deux termes qui nous intéressent le plus : « analysis » et « infinitesimal ».

Si les probabilités étaient implicites dans les moyens qu’utilise Dupin pour lire la pensée du narrateur, elles deviennent carrément explicites dans « Marie Roget » qui, ne l’oublions pas, porte comme sous titre, « Pour faire suite à Double Assassinat dans la rue Morgue » (605). Evidemment, ce récit ne fait pas suite à l’intrigue du premier, mais à l’analyse que fait Poe de l’esprit analytique. Le récit commence avec une longue citation de Novalis sur la coïncidence qui, en apparence, tâche d’expliquer d’une façon emblématique la coïncidence des événements racontés avec ceux du meurtre, réel cette fois, d’une vendeuse de cigares nommée Mary Cecilia Rogers à New York. Sans s’attarder sur ce dédoublement et sur cette fausse coïncidence, brillamment commentés par John T. Irwin [5], il est important de remarquer que les probabilités informent plusieurs autres aspects du récit. Le thème ou le mot revient une bonne douzaine de fois. On trouve, par exemple, une discussion assez poussée qui tente de distinguer ce qui aurait pu se passer (« might have been ») de ce qui pourrait avoir eu lieu ( « could have been ») et de ce que l’on croit avoir certainement eu lieu (« must[have occured] », c’est Poe qui souligne à chaque fois [6]) et que la traduction ne reproduit pas exactement (617). A un autre moment, Dupin remarque que les cas les plus difficiles à résoudre sont ceux qui sont les plus ordinaires et que les plus faciles sont résolus grâce à leur caractère extraordinaire. En d’autres termes, l’improbabilité des événements constitue un bon indice, une information fiable pour résoudre le mystère, tout comme en théorie de l’information l’événement le plus improbable est celui qui contient le plus d’information. On trouve encore un exemple quand Dupin contredit les spéculations relatives à la disparition de Marie Roget dans un article de journal. Le passage témoigne d’une compréhension rigoureuse des probabilités :

Dans ce cas, s’il est accordé que les relations personnelles soient égales, les chances aussi seront égales pour qu’ils rencontrent un nombre égal de connaissances. Pour ma part, je tiens qu’il est, non seulement possible, mais infiniment probable que Marie a suivi, à n’importe quelle heure, une quelconque des nombreuses routes conduisant de sa résidence à celle de sa tante, sans rencontrer un seul individu qu’elle connût ou de qui elle fût connue. Pour bien juger cette question, pour la juger dans son vrai jour, il nous faut bien penser à l’immense disproportion qui existe entre les connaissances personnelles de l’individu le plus répandu de Paris et la population de Paris tout entière. (627-8) 

Un dernier exemple se trouve à la fin du récit. Celui-ci semble être copié mot à mot d’un manuel de mathématiques ; il exprime la grande improbabilité d’obtenir deux ou trois fois de suite le même résultat en jouant aux dés (645-6). Compte tenu, donc, de la fréquence des probabilités dans ce récit, on ne se tromperait pas en disant qu’ils font partie pour Poe de l’esprit analytique, même s’il ne le dit pas explicitement comme il l’a fait pour « acumen » et « disentanglement », observation et séparation. On dirait presque qu’il a eu lui-même l’intuition du rôle important que jouent les probabilités dans les mécanismes de la pensée ou, un siècle et demi plus tard, le rôle qu’ils joueront dans certaines machines où, justement, le calcul est accompli à l’aide de la mécanique statistique, elle-même fondée sur le calcul des probabilités.

Les probabilités sont aussi présentes dans « La Lettre volée ». On se rappelle que le Ministre et Dupin utilisent tous deux un raisonnement fondé sur les probabilités, l’un pour cacher la lettre et l’autre pour la trouver. A partir du même principe évoqué dans « Marie Roget » qui veut que les cas les plus difficiles à résoudre soient les plus ordinaires – c’est-à-dire les plus probables parce que rien ne les distingue vraiment – le Ministre ne cache pas la lettre dans un quelconque compartiment secret – c’est-à-dire hors du commun et improbable – car le préfet, dans sa recherche méthodique, l’eût tôt ou tard trouvée, mais il la laisse en évidence dans un endroit des plus ordinaires, un endroit dirait-on des plus probables pour une lettre : un porte-carte placé bien en vue sur une cheminée. Et Dupin, employant le même raisonnement que le ministre, trouve, naturellement, la lettre.

S’il n’était de l’aporie de l’analyse de l’analyse qui ouvre les trois récits, tout porterait à croire que le fonctionnement de la pensée pour Poe aurait quelque chose de mécanique. Il n’est pas surprenant à cet égard de savoir que Poe a connu le travail de Charles Babbage, mathématicien anglais contemporain de Poe, reconnu aujourd’hui pour avoir conçu, avec l’aide de Ada Byron Lovelace, fille de Lord Byron, l’ancêtre du premier ordinateur [7]. Dans sa première version, Babbage baptisa son appareil « The Difference Engine », nom qui devait déjà évoquer quelque chose pour Poe en ce qu’il résume la perspicacité et le démêlage. C’est sans doute dans le nom de la deuxième version, « The Analytic Engine », que Poe a trouvé son bonheur. Babbage était aussi connu pour avoir traduit, alors qu’il était encore étudiant à Cambridge, Sur le calcul différentiel et intégral de S. F. Lacroix [8] ; il avait également fondé une société qui portait le nom – cela ne nous étonnera pas—de « Analytical Society » [9] . La description que fait Poe de cet appareil dans « Le Joueur d’échecs de Maelzel » ne diffère en rien de ce que nous connaissons aujourd’hui des ordinateurs, à l’exception, évidemment, des composantes matérielles :

[…] que devrons-nous donc penser de la machine à calculer de M. Babbage. Que penserons-nous d’une mécanique de bois et de métal qui non seulement peut computer les tables astronomiques et nautiques jusqu’à n’importe quel point donné, mais encore confirmer la certitude mathématique de ses opérations par la faculté de corriger les erreurs possibles ? Que penserons-nous d’une mécanique qui non seulement peut accomplir tout cela, mais encore imprime matériellement les résultats de ses calculs compliqués, aussitôt qu’ils sont obtenus, et sans la plus légère intervention de l’intelligence humaine ? (1037) 

Si la machine de Babbage était visionnaire, sa description chez Poe l’était encore plus. Car l’on sait que Babbage, malgré les énormes subventions qu’il avait reçues du gouvernement britannique, n’a pu mener son entreprise à terme ; d’autre part la puissance d’autocorrection que Poe lui assigne est l’un des premiers exploits des logiciels à caractère d’intelligence artificielle. Mais si Poe invoque cette machine, c’est pour démontrer que, aussi miraculeuse qu’elle soit, elle n’est pas comparable avec l’intelligence humaine. Ce sera par l’intermédiaire des mathématiques qu’il le démontrera : « les calculs arithmétiques ou algébriques sont, par leur nature même, fixes et déterminés. Certaines données étant acceptées, certains résultats s’ensuivent nécessairement et inévitablement. […] Et la question à résoudre marche, ou devrait marcher, vers la solution finale, par une série de points infaillibles qui ne sont passibles d’aucun changement et ne sont soumis à aucune modification » (1037). De même, une machine prend son point de départ « dans les donnéesde la question à résoudre, [et] continuera ses mouvements régulièrement, progressivement, sans déviation aucune, vers la solution demandée, puisque ces mouvements, quelques complexes qu’on les suppose, n’ont jamais pu être conçus que finis et déterminés » (1037-8). Ce qu’il y a d’étonnant ici est la compréhension profonde dont Poe fait preuve vis-à-vis du fonctionnement algorithmique de la machine. Les calculs sont produits par une suite d’opérations (les mouvements successifs) obéissant à un enchaînement déterminé. Lorsqu’on relit dans cette optique le passage où Dupin explique comment il a deviné la pensée du narrateur dans le premier récit, plus étonnante encore est la découverte que lui aussi suit de près un fonctionnement algorithmique : il lit la pensée de son ami en enchaînant ses observations minutieuses avec une suite d’opérations élémentaires, principalement la déduction à partir d’une évaluation des probabilités. Et il arrive ainsi à faire un commentaire sur ce que pensait silencieusement le narrateur.

Nous sommes maintenant en mesure de préciser la nature de l’expérience de pensée de Poe, du moins dans son projet initial. Elle consisterait à examiner si la l’intelligence humaine fonctionnait comme l’analyse mathématique, uniquement par algorithmes, et à déterminer s’il existait une mécanique de la pensée. La réponse qu’il donnera au terme de ses trois récits le mettra au cœur des débats actuels en sciences cognitives et fera basculer son expérience de pensée en une expression de la pensée comme expérience. Poe nous avait, en fait, déjà avertis depuis « La rue Morgue » que les facultés analytiques étaient fort peu susceptibles d’analyse. Si l’analyse est prise, comme nous venons de le voir, dans son sens algorithmique, on comprend maintenant que la faculté de l’esprit qu’on appelle l’analyse se prête peu à la computation :

Cette faculté de résolution tire peut-être une grande force de l’étude des mathématiques, et particulièrement de la très haute branche de cette science, qui fort improprement et simplement en raison de ses raisons rétrogrades, a été nommée l’analyse, comme si elle était l’analyse par excellence. Car, en somme, tout calcul n’est pas en soi une analyse (517, cette dernière phrase mérite d’être citée dans l’original : « Yet to calculate is not in itself to analyse » [10]).

Poe fait une différence nette entre le pensable et le calculable – sujet de débat encore aujourd’hui parmi les chercheurs en sciences cognitives dont une bonne majorité conteste cette différence. Deux récits plus tard, dans « La Lettre volée », on apprend exactement pourquoi dans une réponse que donne Dupin au narrateur qui avait déclaré que « la raison mathématique est regardée depuis longtemps comme la raison par excellence » (829). Le passage est long et ressemble fortement à un traité de philosophie des sciences :

Les mathématiciens, je vous accorde cela, ont fait de leur mieux pour propager l’erreur populaire dont vous parlez […]. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d’une meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations algébriques. […] Les mathématiques sont la science des formes et des qualités ; le raisonnement mathématique n’est autre que la simple logique appliquée à la forme et à la quantité. […] Les axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d’une vérité générale. Ce qui est vrai d’un rapport de forme ou de quantité est souvent une grossière erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière science il est très communément faux que la somme des fractions soit égale au tout. De même en chimie, l’axiome a tort. Dans l’appréciation d’une force motrice, il a également tort ; car deux moteurs, chacun étant d’une puissance donnée, n’ont pas nécessairement, quand ils sont associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises séparément. (829-30)
 

Comme la morale et la chimie, l’analyse (mentale) échappe donc peut-être elle aussi à l’analyse (computationelle) parce que c’est un de ces objets dont la somme des parties, aussi petites soient-elles, ne forment pas son tout. Poe semble dire qu’il y aura toujours quelque chose dans l’analyse qui restera incalculable. Mais cela il faut aussi le prouver. Il faut démontrer l’impossibilité de calculer la pensée, démontrer, en d’autres termes, qu’il ne peut exister d’algorithme qui puisse systématiquement déterminer si la calculabilité de l’analyse est possible ou non [11]. Nous soupçonnons que c’est exactement le projet de Poe dans un conte datant 1845, c’est-à-dire un an après la publication de « La Lettre volée ». Dans le contexte de cette étude, « La Vérité sur le cas de M. Valdemar » ressemble fortement à une contre-expérience de pensée où il est démontré que, dans certains cas, l’analyse n’est plus possible. C’est en fait un récit où la réponse à la question de la possibilité d’analyser l’analyse est « non ».

Dans ce qui est présenté comme une véritable expérience scientifique, M. Ernest Valdemar est hypnotisé « in articulo mortis », juste au moment de sa mort, dans l’articulation même de son passage entre la vie et la mort. Il reste ainsi suspendu entre ces deux états pendant plus de six mois. La question est évidemment de savoir s’il est mort ou s’il est vivant. A un moment donné on lui demande s’il dort. Dans sa bouche ne peuvent aboutir qu’un « oui » et un « non » confondus, venant chacun d’un temps et d’un lieu différents : « Oui, non, j’ai dormi ; et maintenant, maintenant je suis mort » (892). Il dort et il ne dort pas, il est mort et il est vivant. Poe a en effet inventé un ensemble de conditions qui permettent à quelqu’un de déclarer « je suis mort », une déclaration qui implique à la fois une affirmation de l’être, « je suis », et exactement son contraire, « je suis mort » fusionnés dans une toute petite phrase. Et cette phrase, de par sa nature paradoxale, est la preuve, on l’aura compris, de l’incalculabilité de la question.

Mais il nous faut poser une autre question que celle que l’on pose à Valdemar, la question de la possibilité de la question. Compte tenu des données du récit (hypnose, suspension entre vie et mort), peut-il y avoir une question qui permettrait de trancher systématiquement par un « oui » ou un « non » si Valdemar est mort ou vivant ? Il est clair qu’une telle question ne peut exister car la réponse sera toujours oui et non. En fait, toute question formulable part d’une pensée binaire qui maintient le principe du tiers exclu et sera donc susceptible de calcul. Tandis que toute réponse repose sur des principes contraires : l’effondrement du système binaire et du principe du tiers exclu et restera donc toujours incalculable.

Avec l’expérience de pensée Valdemar, Poe aurait peut-être rêvé – de toutes façons, il nous donne à rêver – une machine de nature différente de celle des machines à différence ou même analytiques de Babbage dont nous avons hérité. Ce serait une machine d’abord qui ne « débrouille », ne « démêle » pas (« disentangle ») les parties mais qui les mêle (« entangle »), les intègre, les conjugue, une machine qui littéralement, les com-pute, c’est-à-dire, qui les calcule ensemble. On pourrait appeler cette machine là « une machine à conjecture » à l’instar de la citation de Thomas Browne que Poe met en épigraphe de son premier récit au sujet de Dupin et où sont posées, comme à Valdemar, une série de questions sans solution :

Quelle chanson chantaient les sirènes ? quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes ? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture.
 

« Conjecture » est aussi à prendre dans son sens étymologique de « jeter ensemble » dans le but d’arriver à une réponse établie sur des probabilités. Une machine, donc, qui tâchera de tenir compte du tout sans le confondre avec la somme. Et pour tenir compte de ce tout, il faudra qu’elle efface dans son fonctionnement la distinction entre le calculable et le pensable, entre l’analyse computationelle et l’analyse mentale, bref une machine où une pensée, au lieu d’être représentée par un algorithme, sera vécue en tant qu’expérience. Bien sûr, une machine pareille serait capable de penser la pensée et d’analyser l’analyse (dans les deux sens du terme) tout en donnant ses résultats. Mais, produit fictif, elle n’aura eu qu’un exemplaire unique : le Chevalier Auguste Dupin.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) Vol II- 2008

notes:

[1] <*>Une première version de cet article a paru dans Europe, No.868-869, Août-Septembre 2001.

[2] Sauf indication contraire, nous renvoyons aux textes parus dans Edgar Allan Poe, Contes-Essais-Poèmes, traductions de Baudelaire et de Mallarmé complétées de nouvelles traductions de Jean-Marie Maguin et de Claude Richard, édition établie par Claude Richard, Robert Laffont, 1989.

[3] « A Few Words on Secret Writing »,Graham’s Magazine, July 1841, 33-38. (http://www.eapoe.org/works/essays/f…)

[4] Voir Henri Justin, « L’Imaginaire des savoirs dans l’Eurêka de Poe », RFEA,No.71, janvier 1997, 31-43.

[5] The Mystery to a Solution : Poe, Borges, and the Analytic Detective Story, The Johns Hopkins University Press, 1996

[6] Edgar Allan Poe, Selected Tales,Penguin World Classics, Oxford University Press, 1980, 154.

[7] Babbage est mentionné à deux reprises dans l’œuvre de Poe. La première date de 1836 dans « Le Joueur d’échecs de Maelzel » (1035-1055), cinq ans donc avant la publication du premier récit Dupin, « Rue Morgue » (1841), et la seconde dans « Le Mille Deuxième conte de Schéhérazade » publié en 1845, un an après « La Lettre volée ». Par rapport à la première mention de Babbage en 1836, il est aussi intéressant de noter les dates des autres textes de Poe qui, directement ou indirectement, traitent de l’esprit : les trois récits Dupin : 1841, 1842, 1844 ; son texte sur la cryptographie, « A Few Words on Secret Writing » : 1841, « Le Scarabée d’or » : 1843 ; « La Genèse d’un poème » : 1846 ;Eureka : 1848. Quant à savoir comment Poe aurait pris connaissance du travail de Babbage, on peut supposer qu’il aurait lu la longue étude de Dionysos Lardner dans le numéro CXX, Juillet 1834, duEdinburgh Review, 263-327, revue qu’il connaissait bien pour avoir fait le compte-rendu du numéro CXXIV, juillet 1835 dans le Southern Literary Messenger, décembre 1835, 41-68. (http://www.eapoe.org/works/criticsm…).

[8] Poe mentionne ce calcul dans « La Lettre volée » en nous apprenant que le Ministre avait écrit un livre fort remarquable « on the Differential Calculus » (Selected Tales, 210). Chose intéressante, Baudelaire reprend mot à mot le titre du livre de Lacroix pour traduire cette branche des mathématiques : « sur le calcul différentiel et intégral » (829).

[9] La société avait pour but l’introduction de la notation leibnizienne en Angleterre où était pratiquée la notation newtonienne. Et le “Difference Engine” n’avait pas grand chose à voir avec l’observation et la séparation, mais plutôt avec un calcul à base de différence. Il est clair que nous insistons surtout sur les résonances des termes de « Analytical » et « Difference » dans les contes de Poe.

[10] Selected Tales, 105.

[11] Nous empruntons ici la définition de ce que les mathématiciens modernes appellent l’incalculabilité de certains problèmes telle que l’énonce Roger Penrose dans Shadows of the Mind, Vintage, 1995, 29. Mais, comme on le verra, cette notion, bien que moderne, est déjà clairement présente dans la nouvelle de Poe.




La Deuxième vie de Michel Pétrovitch

Nota : Les références aux figures données dans le texte renvoient au fichier contenant l’ensemble des illustrations.

C’est pour son œuvre la plus ambitieuse : Neues Organum oder Gedanken über die Erforschung und Bezeischnung des Wahren und dessen Unterscheidung vom Irrthumund Schein, publié en 1764, que Lambert anticipe directement Petrovitch. Le titre est une référence évidente à Bacon et l’ouvrage, qui compte plus de mille pages, traite de Sémiotique, de Logique, de probabilités (et de démographie), etc. La quatrième partie a précisément pour titre :Phänomenologie. Elle a bénéficié d’une récente – et remarquable – traduction en français due à Gilbert Fanfalone [1]. Dans sa préface, Fanfalone observe que la première utilisation du motPhänomenologie date de 1736 : le théosophe Oetinger l’utilise dans sa Philosophie der Alten(Philosophie des Anciens), se réfère au calculus situs de Leibniz. Lambert lui-même, a subi, par l’intermédiaire de Wolff, l’influence leibnizienne. Et Roman Jakobson estimera que leNeues Organum occupe « une place pertinente dans le développement de la pensée phénoménologique » [2].. Le sous-titre de l’ouvrage est : Pensées sur la recherche et la désignation de la vérité, ainsi que sur la différence entre l’erreur et l’apparence et le titre complet de la quatrième partie est : Phénoménologie ou doctrine de l’apparence. Dans la première section, Lambert précise :

Le concept d’apparence est tiré, quant au mot lui-même et quant à sa première origine, de l’œil ou de la vision, puis s’est progressivement étendu aux autres sens ainsi qu’à l’imagination, et de cette façon il st devenu à la fois plus général et aussi en partie équivoque. On doit se souvenir ici que Lambert est, entre autres, un opticien, et que Petrovitch (peut-être conseillé par Sagnac) se référera souvent à Etienne Jules Marey (1830-1904). Mais dans les nombreux exemples qu’il donne d’ « analogies phénoménologiques » (quantitatives ou qualitatives) Petrovitch évoque aussi bien la Thermodynamique que les phénomènes électriques et ajoute des rubriques telles que :

Analogie des phénomènes de crises économiques et des maladies

Analogie du phénomène de production des actes volontaires et des péripéties du combat de deux armées opposées . [3]

1. L’eau et les rêves [4]

Dès son enfance, Petrovitch s’est passionné pour l’eau sous toutes ses formes : la rivière et la pêche, la mer et les voyages, mais aussi l’hydraulique et les techniques. Apprenti pêcheur, il imagine une machine analogique hydraulique destinée à l’intégration des équations différentielles. [Fig. 1]

Les volumes 11, 12 et 13 des œuvres complètes sont entièrement dédiés à ce thème. : les expéditions lointaines pour le premier, la pêche [5] et les poissons pour les derniers. Pendant l’été 1932, Petrovitch s’embarque pour les Antilles et s’enfonce (au bout d’un voyage de six jours) dans la fameuse Mer des Sargasses, pour y capturer des anguilles. [Fig.2] En juin 1934, il participe à une expédition à Sainte-Hélène en partant de La Rochelle en passant par les Canaries et le Cap-Vert jusqu’à Buve « le point le plus solitaire sur la terre ». [Fig. 3] Ce voyage fait l’objet d’un récit : Over the distant islands. Le dernier, qui eut lieu en 1935, le conduisit dans l’hémisphère Sud, jusqu’aux Kerguelen et en Australie. Bien entendu tous ces voyages furent l’occasion de nombreuse observations géographiques, géologiques, ethnologiques, historiques, et même politiques…ou littéraires qui sont rapportées dans les volumes 11 et 12 des Œuvres complètes.,

Mais tout avait commencé avec l’amour de la pêche, lorsqu’il passait ses vacances avec ses amis sur le Danube ou sur le canal Bata, pour pêcher les « karaš » (carpes). En 1920, il fit l’acquisition d’un bateau qu’il baptisa Karaš et construisit à Dorcal un atelier pour la maintenance et les réparations de son bateau. Les préoccupations scientifiques et technologiques qui accompagnaient ses activités n’étaient jamais très éloignées de son esprit ainsi qu’en témognent de nombreuses publications, depuis La Serbie à l’exposition universelle de 1911 à Turin publié à Belgrade (et consacré à la pêche), jusqu’au Secret de l’anguille (Ροман јегуле) un roman de 187 pages paru à Belgrade en 1940. Graphiques et schémas accompagnent tous ces textes, et même des photographies évoquant un Muséum d’Histoire naturelle telles que celles-ci : [Fig. 4] Mais, en parallèle avec la Société de Pêche (également baptisée Karaš), Petrovitch animait, depuis 1896, un orchestre de violons : Suz qui se produisait régulièrement dans des tavernes et interprétait des chansons populaires. Chaque 5 décembre, Petrovitch et ses musiciens célébraient la Saint Philémon et à cette occasion ils servaient eux-mêmes la clientèle. A l’automne de 1940, après quarante quatre ans de travail et d’amitié, ils enregistrèrent leur répertoire dans les studios de Radio Belgrade. Un incendie détruisit ces enregistrements le 6 avril 1941. [Fig. 5]

2. Allégorie + Métaphore = Poétique Mathématique

Cette équation que propose Slobodan Pekovitch fait écho à l’ouvrage posthume de Petrovitch :Métaphores et allégories, rédigé entre 1940 et 1942, et publié à Belgrade en 1967, par les soins de Dragan Trifounovitch. Petrovitch est donc resté fidèle au thème qu’il évoquait dans ses premières publications, et en particulier dans la conclusion de ses Mécanismes communs aux phénomènes disparates (p. 268) : A ce propos, il serait peut-être intéressant de faire un recensement des comparaisons, assimilations, métaphores qu’on a fait jusqu’à présent dans les sciences, dans la poésie, dans la littérature, dans les proverbes, dans les adages de tous les peuples et de tous les temps. … Encore une dernière remarque : dans l’état primitif des connaissances humaines on s’expliquait les phénomènes de la Nature en personnifiant les agents naturels et en attribuant ce qui se passe à leurs divers gestes et actes ; la mer parlait ; le esprits, les démons, les divinités de toutes sortes, représentant des principes, luttaient entre eux et l’issue de la lutte déterminait les phénomènes…

et il observe : Avec les progrès des connaissances, ces entités poétiques se sont trouvées remplacées par des entités bien plus prosaïques : par des types de rôles, qui sont à la portée des connaissances humaines, qui pénètrent jusqu’aux plus petits détails des phénomènes de toutes sortes et les règlent, le mode de réglage ses laissant saisir en lui-même et dans les conséquences qu’il entraîne.

et il conclut ainsi : Qui sait si la découverte d’un type de rôle entièrement nouveau ne fournira d’explications inespérées des phénomènes aujourd’hui inexplicables et n’ouvrira des champs nouveaux à l’investigation de la Nature ?. [Fig. 6] Un soir, préparant le feu pour la soupe de poissons au bord du Danube, il répondit à son ami, le pêcheur Miloutin Krstitch qui lui demandait les raison de sa vocation pour les mathématiques, il répondit :

« Les mathématiques sont la poésie suprême ».

Et dès 1911, dans ses Eléments de Phénoménologie Mathématique, il avait déclaré, à l’instar de Galilée :

« Les mathématiques devraient être l’alphabet de toute philosophie ».

P.B., mai 2007

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), vol. II, 2008

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), vol. II, 2008

notes:

[1] Vrin, 2002.

[2] Coup d’œil sur le développement de la sémiotique, 1975

[3] Norbert Wiener n’est pas loin !

[4] Bachelard avait mis en sous-titre de l’essai éponyme : Essai sur l’imagination de la matière.

[5] La biographie que présente la Virtual Library le baptise Mihail Petrović Alasa, c’est-à-dire le pêcheur.

 




Littérature, arts visuels et neuroesthétique

I . Neuroesthétique, neurophysiologie, neuropsychologie

Dans l’introduction à un article de synthèse sur les études récentes dans le domaine de la neuropsychologie de la production en arts visuels, Anjan Chatterjee, du Département de neurologie et du Centre de neuroscience cognitive de l’Hôpital de l’Université de Pennsylvanie, fait une nette distinction entre les deux domaines qu’il pratique, la neuroesthétique et la neurologie des arts tout en soulignant que la neurobiologie des arts, de la littérature et de la musique a longtemps été disséminée dans des articles de revue spécialisée [1], ce qui a nui à une vision globale de ses progrès :

Cet article n’a pas pour fin de décrire une théorie de l’art fondée sur le cerveau. J’ai montré ailleurs (Chatterjee, 2002, 2004) comment la neuroscience cognitive pourrait faire avancer une esthétique empirique. Ici, les buts sont modestes. J’espère regrouper une littérature, en grande partie dispersée dans des livres et dissimulée aux serveurs de recherche [2].

La recherche en neuropsychologie est maintenant mieux connue. Depuis un certain temps, à vrai dire, le mouvement du « Migraine-Art [3] », les livres d’Oliver Sacks et de Marion Roach [4] en avaient élargi l’audience comme le font actuellement les campagnes publiques sur la maladie d’Alzheimer qui intègrent des expositions d’artistes atteints par cette maladie. Toutefois, l’actualité de cette recherche a été marquée par la publication de deux livres qui contribuent à faire le point de la discipline. Il s’agit de Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature [5] , dirigé par F. Clifford Rose en 2004 et Neurological Disorders in famous Artists. J. Bogousslavsky et F. Boller (éd), Neurological Disorders in famous Artists, « Frontiers of Neurology and Neuroscience », vol.19, Bâle, Karger, 2005.]] , dirigé par Julien Bogousslavsky et François Boller en 2005. Encore faut-il s’entendre sur les termes : neuropsychologie, neurophysiologie, et neuroesthétique. Ce que Rose appelle neurologie des arts inclut la neurophysiologie et la neuropsychologie appliquées au domaine artistique : arts visuels, musique littérature. La neurophysiologie du cerveau a fait grâce aux nouvelles techniques d’imagerie médicale, particulièrement l’image à résonnance magnétique fonctionnelle, des découvertes essentielles au sujet de la localisation des différentes activités cognitives. Dans un article intitulé « The Cerebral Localisation of Musical Perception and Musical Memory », les auteurs écrivent ainsi : Grâce à l’arrivée de l’imagerie fonctionnelle il y a vingt-cinq ans et des progrès continus depuis, il est maintenant possible de dresser la carte directement de l’activité du cerveau durant des tâches de perception et d’activité chez des sujets normaux. Fondée sur ces découvertes, la dernière décennie a observé des bouleversements majeurs dans la compréhension du cerveau musical [6] .

Les nouvelles techniques d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle appliquée au cerveau ont permis des avancées essentielles pour la compréhension des processus sensori-moteurs. Dans Inner vision : an exploration of Art and the Brain [7] , Zemir Zeki, l’un des neurophysiologues les plus impliqués dans la recherche des processus neuronaux mis en œuvre dans la vision, étudiait les différentes ères du cerveau spécialisées chacune dans le traitement d’une des composantes de l’image, comme le mouvement, la forme, la couleur. Zemir Zeki, connaisseur incontesté de l’art moderne occidental, a créé la notion de neuroesthétique qui désignait à l’origine les études des relations entre les fonctions visuelles, la perception de l’art et l’exploration par les artistes du système visuel. Puis, la notion de neuroesthétique a été transformée en concept majeur des relations entre neuroscience et production artistique :

Les avances spectaculaires dans notre connaissance du cerveau visuel nous permet de commencer à essayer de formuler les lois neuronales de l’art et de l’esthétique, -bref-, d’étudier la neuro-esthétique [8].

. La notion de neuroesthétique est née à partir du domaine de la neurophysiologie et ce sont des neurophysiologues comme Zéki et le professeur Changeux en France qui vont avancer l’existence de bases neuronales à l’idée de beauté. Dans l’introduction d’un article emblématiquement intitulé, Neural Correlates of Beauty, Zéki écrivait :

Ce travail est un essai pour aborder la question kantienne de manière expérimentale en se renseignant s’il existe des conditions neuronales spécifiques impliquées dans le phénomène de beauté et si elles sont activées par une ou plusieurs structures du cerveau. [9]]

La neuroesthétique s’inscrit donc dans un des grands courants des neurosciences cherchant à découvrir des bases neuronales aux notions a priori abstraites ou relevant traditionnellement d’explications socio-psychologiques comme la justice. L’art étant une activité humaine dépend des lois du cerveau, au même titre que d’autres activités comme la morale, la religion, mais aussi les sciences. Dans L’homme neuronal Jean-Pierre Changeux soutient la thèse de l’identification des événements mentaux à des événements physiques, ce qui relève, écrivait-il du « matérialisme instruit » que Gaston Bachelard appelait de ses vœux. « Le projet même de l’ouvrage que concrétise son titre », soulignait-il, est de jeter une passerelle sur le fossé qui sépare les sciences de l’homme des sciences du système nerveux. [10] ». Ce programme récuse les autres approches qui refuseraient la réduction du psychologique au neurologique. Ainsi le livre rejette notamment l’approche du philosophe cognitiviste Fodor. Et dans une conférence faite à l’occasion de l’exposition L’âme au corps à laquelle il a participé, il rejette ce qu’il appelle les « parasciences », comme « Mesmerisme, spiritisme, psychanalyse [11] », qui relèvent de l’histoire des mentalités. Dans ses conférences « Le vrai, le beau, le bien : réflexions d’un neurobiologiste [12] » de 2003, il décrit ce qu’il nomme une approche neurocognitive fondée sur la biologie du système nerveux. La neuroesthétique est donc à l’origine une notion neurophysiologique, une extension de la neurophysiologie au domaine artistique, mais qui nettement récuse les autres approches. Or, le terme de neuroesthétique a semblé désigner rapidement l’ensemble des relations entre les neurosciences et le champ artistique, l’ensemble des approches cognitives de l’art, alors même que certaines disciplines comme la philosophie cognitive de l’art ou la psychologie cognitive de l’art sont restées critiques envers les présupposés jugés trop exclusifs de la neuroesthétique. Il existe donc deux sens à l’expression, un sens général, flou qui englobe toutes les approches cognitives, ce à leur corps défendant et un sens originel précis mais qui reste encore à un état programmatique et problématique, celui de l’énoncé des lois neuronales de l’art. Quand Anjan Chatterjee fait allusion à la neuroesthétique dans l’article cité en introduction, les titres emblématiques de ses travaux reflètent la dimension encore prospective du domaine, ainsi celui de 2002, « Universal and relative aesthetics : A framework from cognitive neuroscience », et le second en 2004 : « Prospects of a cognitive neuroscience of visual aesthetics [13] ».

C’est Vilayanur Ramachadran [14] qui a présenté l’essai le plus élaboré de neuroesthétique en dressant une liste d’universaux de l’art, sous la forme d’une table de dix lois. Un séminaire tenu à Paris à l’Institut Jean Nicod, en 2005, les « Rencontres Art et Cognition : Art et Neuroscience [15] », étudiant ses questions, a critiqué les théories de l’art avancées par Zeki et Ramachandran. Dans un article critique « Art and Neuroscience », John Hyman reprochait en plus à Ramachandran d’avoir une connaissance trop limitée de l’art, qui en effet, réduisait le champ artistique à la représentation sculpturale des déesses hindoues. John Hyman rappelle que l’idée de Zeki selon laquelle les artistes seraient eux-mêmes des neurologues, étudiant le cerveau avec des techniques qui leur sont proches, est une reprise modernisée de la théorie de Helmholtz en 1871 pour lequel déjà les artistes étaient des explorateurs du système visuel. Dans la réécriture neuronale de cette l’idée, Zeki illustrait en effet chaque ère spécialisée du cortex par un peintre. Ainsi le fauvisme a exploré l’ère nommé V4, spécialisée dans le traitement des couleurs, alors que l’art cinétique correspond à la spécialisation de V5, la partie qui traite du mouvement. Dans sa conférence sur le Beau, Jean-Pierre Changeux reprend l’idée de Zéki, donnant l’exemple de Matisse comme artiste neurophysiologue.

Les approches cognitivistes de l’art ont connu de leur côté un développement considérable. L’on peut citer les travaux de Pierre Livet sur les émotions esthétiques, ceux de Louis Bec à Aix, les travaux de Mario Barillo qui a dirigé l’ouvrage Approches cognitives de la Création Artistique et organise une manifestation de référence à Toulouse, Art/ sciences de la cognition au Musée d’Art Moderne et contemporain des Abattoirs, qui en est à sa troisième édition. Dans Art/cognition, Louis Bec écrivait :

Les pratiques artistiques ne peuvent espérer se soustraire aux différentes formes d’attraction des sciences de la cognition, surtout si l’on considère l’art comme moyen de connaissance, dans la construction des représentations ou de l’interprétation du donné. Surtout si on le considère comme capable d’informer la matière et tout type de supports, si l’on considère l’entreprise artistique comme la construction d’un projet s’édifiant autour du comment et du pourquoi de la conception, du comment et du pourquoi des représentations symboliques à travers lesquelles s’édifient toutes formes d’artefacts. [16]

Dans l’ouvrage dirigé par Mario Barillo, un groupe de philosophes cognitivistes, Bullot, Casati, Dokic et Ludwig défendaient l’approche cognitiviste de l’art fondée sur la relation entre l’individu et ses capacités cognitives qu’ils nomment la « théorie individualiste » en l’opposant à la « théorie structurelle » reposant sur une compréhension culturelle et sociale de l’art dont ils ne nient pas l’intérêt mais qui est incapable de rendre compte de la spécificité cognitive de la perception artistique.

II. La neuropsychologie des arts visuels et de la littérature

La neuropsychologie de l’art regroupe des activités différentes : étude de la représentation picturale des symptômes dans l’histoire de la peinture, diagnostic de maladies neurologiques chez les artistes, étude de la relation entre le handicap cognitif et la production artistique. Cette neurobiologie de l’art est devenue aussi l’affaire des artistes, non seulement par la collaboration clinique avec des neurologues mais dans la mesure où les phénomènes neuropsychologiques sont devenus des sources d’inspiration artistiques pour les créateurs eux-mêmes, comme le montrent les cas de la migraine, de l’épilepsie, voire des attaques cérébrales, alors que généralement les phénomènes neurologiques étaient considérés comme des obstacles à la création. Depuis les dernières années, la neurobiologie semble se pencher de manière systématique sur les désordres neurologiques des créateurs, sur l’étude des relations entre les désordres neurologiques et la production esthétique. Comme le souligne J. Bogousslavsky, « étudier comment un désordre neurologique peut altérer la productivité d’artistes reconnus et d’autres personnes créatives est un domaine largement inexploré. [17] » La fonction majeure actuelle de la neurobiologie des arts est d’étudier les conséquences des désordres neurologiques sur la production des créateurs, artistes visuels, musiciens, écrivains mais en comparant également la manière dont se déclenchent les handicaps cognitifs indus chez les artistes et les personnes non entraînées professionnellement. Comme l’écrit Anjan Chatterjee, « l’art vaut d’être considéré comme une preuve neuropsychologique [A. Chatterjee, « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit., p. 1568. [Traduit par nous.] « […] art is worth considering as a neuropsychological probe. »]] » Par ailleurs, si le développement contemporain de la neurobiologie des arts s’inscrit dans le développement actuel des sciences du cerveau, ses domaines d’action intègrent tout d’abord un aspect traditionnel car la neurobiologie des arts est né en même temps que la neurobiologie comme en témoigne l’activité multiple de Jean Charcot. Dés son origine en France, la neurobiologie crée des relations avec le domaine de l’esthétique. Charcot en particulier dans les Leçons du Mardi devant un auditoire en partie mondain aime à illustrer ses diagnostics d’exemple pris dans le domaine de l’art et de la littérature.

III. Le diagnostic

1.Le symptôme neurologique dans l’art pictural

Les recherches de la représentation de symptômes neurologiques dans l’histoire de l’art et la littérature ont partie liées à la naissance de la neurologie. L’on considère que la trace la plus ancienne d’une maladie neurologique, en l’occurrence la poliomyélite, est figurée sur une stèle funéraire d’un prêtre égyptien nommé Ruma, datant de la XIXe dynastie, qui se trouve au Musée Carlsberg de Copenhague. La représentation de l’épilepsie dans l’art pictural a donné lieu à de nombreuses études que Bernt A. Engelsen résume dans son article « Epilepsy in Pictorial Art [18] ». Récemment Carlos Hugo Espinel s’est fait le spécialiste de la recherche des symptômes de troubles neurologiques dans la peinture, ses articles souvent publiés dans Lancet ont ainsi pour objet l’étude d’un autoportrait de Rembrandt de 1659 pour lequel il examine particulièrement le « langage » de la peau [19]. Parmi ses nombreuses études à partir de peintures, l’une des plus notables est consacrée à une fresque de Masaccio de la Chapelle Brancacci à l’église Santa Maria del Carmine de Florence, nommée Saint Pierre baptisant et guérissant un estropié.. Il suggère un diagnostic de poliomyélite dans la peinture de l’attitude du malade et conclut : Au commencement du premier millénaire Galien, et du 15e au 17e siècles Léonard de Vinci, Vésale et Willis firent avancer l’étude de la neuroanatomie. C’est seulement au 19e siècle que Brown-Séquard, Duchenne, et Charcot commencèrent à faire une corrélation entre l’anatomie et la physiologie chez le patient atteint par une pathologie neurologique. Quand, en 1426, Masaccio représenta une personne non seulement avec une infirmité neuromusculaire mais avec des adaptations fonctionnelles, il avait déjà anticipé la discipline de la physiopathologie [20]. . La représentation picturale de l’épilepsie, -ses manifestations convulsives comme les rituels de cure-, ont fait partie des premières recherches de la neurologie dans l’histoire de l’art. L’intérêt de la neurologie de l’art pour l’épilepsie est exemplaire des différents angles de recherche de la neurologie dans le domaine esthétique : recherche des représentations plastiques dans l’histoire de l’art, recherche de diagnostics d’épilepsie chez les artistes, recherche des éléments liés à l’épilepsie comme source d’inspiration. Et dans la dernière décennie, des artistes épileptiques ont fait de ce désordre neurologique connu depuis les Babyloniens la source de leur travail. Bert A. Engelsen rappelle que Lucas Cranach réalisa en 1509 une gravure sur bois de Saint-Valentin, saint des convulsifs, avec une représentation d’épileptique. Un dessin en 1564, de Brueghel l’Ancien, perdu depuis, sur la procession de convulsifs à l’église de Saint-Jean à Moolenbeck a servi de modèle pour des gravures de Hendrick Hondius en 1642 qui représentent des scènes de convulsions [21]. Le motif du Christ exorcisant l’esprit d’un jeune possédé se rencontre dans l’iconographie médiévale pour se perpétuer jusqu’au XVIIIe siècle. L’ultime peinture de Raphaël, Transfiguration (1520) représente un garçon épileptique mais il existe une controverse sur la signification de cette présence, qui serait, soit un rappel de la fonction de thérapeute du Christ, soit une image de la transfiguration elle-même du Christ [22]. Rubens qui a peint une version de ce même tableau a représenté par trois fois des scènes d’épilepsie dans son œuvre dont Le miracle de Saint Ignace de Loyola (1619). Les épisodes d’hallucinations visuelles et d’états altérés de conscience dans l’autobiographie de Loyola ont été également interprétés comme des crises épileptiques par W.G. Lennox et M.A. Lennox dans un ouvrage de référence : Epilepsy and Related disorders (1960).

2. Diagnostic sur la maladie de l’artiste

La relation entre l’écrivain Alphonse Daudet et le neurologue Charcot est emblématique du lien de connivence entre neurobiologie et littérature. Daudet assiste aux Leçons du Mardi de Charcot et Charcot assiste aux Jeudis de Daudet où il est en compagnie de Zola et des Goncourt. Le fils d’Alphonse Daudet, Léon, devenu un célèbre polémiste d’extrême-droite, avait commencé des études de neurologie. Quand la maladie de Daudet, un tabès syphilitique, devint plus oppressante, Charcot resta un ami attentif mais impuissant à le soigner [23]. Léon Daudet remarquait en 1940 que le neurologue n’avait jamais guéri personne mais qu’il était brillant dans la description de tous les symptômes. La relation entre Daudet et Charcot se reflète aussi dans l’une des œuvres de l’écrivain, intitulée A la Salpêtrière. La neurosyphillis a été également objet littéraire, La doulou de Daudet en constituant le modèle par excellence. L’histoire des relations entre la neurologie et la littérature à partir de Charcot inclut Alajouanine, qui fut le médecin et ami de Valéry Larbaud et qui écrivit un des articles du canon de la neurobiologie des arts en 1948, « Aphasie et réalisation artistique ».

Conan Doyle, à l’origine médecin est dit avoir pris comme modèle du détective Sherlock Holmes le docteur Joseph Bell, praticien connu pour ses diagnostics immédiats. Conan Doyle qui souffrait lui-même de névralgie avait fait sa thèse de doctorat sur le tabès, maladie neurologique due à la syphilis. De nombreux articles à partir des années Quatre-vingt ont examiné le thème neurologique dans son œuvre. Un tableau thématique a été fait de la présence de maladies neurologiques dans les cinquante-six nouvelles et quatre romans sur Sherlock Holmes, qui incluent l’encéphalopathie, l’épilepsie, l’attaque cérébrale, les conséquences de l’alcoolisme et des toxines, ce qui s’appelait à l’époque, la catalepsie, etc.

L’intervention actuelle de la neurobiologie au sujet des maladies d’écrivains prend la forme d’un affinement, d’une révision ou d’une révocation des diagnostics faits précédemment, qu’ils soient d’ordre neurologique ou jusqu’alors considérés comme relevant de l’interprétation psychodynamique, c’est-à-dire psychanalytique. L’étude des conséquences du traumatisme crânien de Guillaume Apollinaire offre un exemple de cette transformation d’un diagnostic qui auparavant relevait de l’interprétation psychodynamique. Le neurologue suisse Julien Bogousslavsky s’est livré à une enquête mêlant des aspects classiques, prise en compte des déclarations du patient et de ses familiers, constats médicaux faits à l’époque, et un aspect proche des méthodes scientifiques de la police. En effet, le neurologue a étudié la localisation de l’impact d’éclat d’obus sur le casque du poète, occasionné le 17 mars 1916, le casque ayant été religieusement conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Puis le neurologue a reconstitué le point d’impact sur un crâne et un cerveau standard. Il en conclut à une blessure non guérie par la trépanation, qui serait une atteinte à la partie latérale temporale du lobe droit. Comme l’indiquent ses familiers, le comportement émotionnel et affectif d’Apollinaire a profondément été altéré après ce traumatisme. Alors qu’il écrivait presque quotidiennement une lettre à sa fiancée Madeleine Pagès, il témoigne après la blessure d’un brusque désintérêt envers elle. Sa mort, moins de trois ans après, lors de la grippe espagnole en 1918 empêche la tenue de conclusions définitives sur les changements de son comportement à long terme. Le fait qu’il se remette rapidement à écrire à la fois de la poésie et de la critique d’art, alors même que sa blessure devient un sujet d’inspiration dans Le poète assassiné et Calligrammes, montre que les fonctions cognitives du cerveau n’ont pas été atteintes. En revanche, les changements émotionnels décelables dans sa correspondance et les récits de ses amis dévoilent une perte du sens de l’humour, une grande irritabilité, une intolérance aux stimuli émotionnels, des affects d’angoisse et de tristesse hors d’une véritable dépression. Or, ce comportement nouveau correspond aux symptômes d’un disfonctionnement latéral temporal de l’hémisphère dominant, tels qu’ils viennent d’être récemment étudiés [24]. Bogousslavsky rapproche le cas d’Apollinaire de celui de Gershwin qui souffrit d’une modification affective brutale à la suite d’une lésion au même emplacement, mais non pas à cause d’un traumatisme mais d’un gliome malin.

Il est intéressant de souligner que dans le cas d’Apollinaire, la causalité organique cérébrale de la modification de son comportement émotionnel n’a pas été reconnue par les spécialistes qui paradoxalement préféraient souligner un choc psychologique lié à l’expérience de la guerre, malgré le traumatisme à la tête. Etant donné la nature du comportement purement émotionnel des manifestations cliniques associées à la lésion du temporal latéral droit, il est probable que l’absence de prise en compte et l’erreur d’attribution à des facteurs psychodynamiques sans dysfonction organique cérébrale soient dues en partie à la rareté du syndrome [25].

Le diagnostic neurologique venant infirmer un diagnostic relevant de l’interprétation psychodynamique est emblématique de la rivalité entre sciences cognitives et psychanalyse. L’on retrouve le refus d’un diagnostic psychodynamique, même s’il s’agit cette fois de la psychanalyse sartrienne dans le cas de l’épilepsie chez Flaubert. Toutefois la plupart des diagnostics qui viennent en infirmer d’autres, infirment des diagnostics neurologiques précédents, comme dans les cas bien connus des diagnostics controversés au sujet de Ravel et de Van Gogh. Si Van Gogh a longtemps passé pour le modèle de l’épileptique dans les arts visuels, il n’existe plus aujourd’hui de consensus sur sa pathologie, objet d’au moins une trentaine de diagnostics. Une liste établie en 1995 récapitulait les différents diagnostics neurologiques et neuropsychiatriques le concernant : épilepsie, schizophrénie, neurosyphillis, désordre bipolaire, addiction aux drogues, alcoolisme, delirium tremens, maladie de Ménière, empoisonnement au plomb. La saga des diagnostics sur Van Gogh reste une histoire sans fin. Lors de la même année 2005, le neurologue américain J. R. Hughes signalait l’absence d’évidence d’épilepsie dans le comportement du peintre [26], alors qu’une équipe italo-suisse concluait son diagnostic par un terrain maniaco-dépressif et un syndrome schizo affectif [27]… La recherche de traces dans le comportement de l’artiste et dans sa peinture conduisant à un diagnostic d’épilepsie est analogue à celle effectuée pour les écrivains. Deux cas s’opposent, ceux de Dostoïevski et de Flaubert. Pour Dostoïevski, le diagnostic d’épilepsie fait l’objet d’un consensus, alors que seuls le type d’épilepsie et l’importance de ce dérèglement sur son œuvre font l’objet de différences d’appréciation. La présence d’épileptiques et la place considérable donnée au thème de l’épilepsie dans son œuvre ont également contribué à faire de l’épilepsie chez Dostoïevski l’un des thèmes récurrents de la relation entre la neurologie et l’art. La crise d’épilepsie du Prince Myshkin comme la description de l’expérience d’aura chez Kirillov dans Les diables sont devenus des références classiques. La comparaison entre les différentes scènes d’épilepsie dans l’œuvre montre que la crise épileptique telle qu’elle est présentée par l’auteur est généralement provoquée par une émotion intense.

L’exemple le plus étonnant, cependant est le personnage épileptique de Smerdyakov dans Les Frères Karamazov qui simule des crises afin d’avoir un alibi pour le moment où il a tué son père et ensuite la simulation se transforme en fait réel et il développe une sévère, dangereuse épilepsie [28].

Le type d’épilepsie de Dostoïevski tel qu’il a été décrit par ses amis et sa femme a longtemps été considéré comme correspondant aux séquences classiques du « grand mal », la crise dite tonicoclonique : le moment de prémonition avec l’impression d’aura qui est interprétée comme une des sources de son mysticisme, la convulsion généralisée, la chute, le cri, la convulsion clonique de quelques minutes, un moment d‘inconscience puis un état de confusion. L’un des grands spécialistes de Dostoïevski, H. Kierulf qui fit sa thèse en français en 1971 sur L’épilepsie dans la vie et l’œuvre de Dostoïevski [29], a réalisé une étiologie de l’épilepsie de l’écrivain. Pour lui, l’écrivain a souffert à partir de la seconde moitié des années 1840 d’une épilepsie dont la cause serait d’ordre infectieux, une encéphalite syphilitique qui semble aujourd’hui classée comme une crise partielle complexe. En effet, le type d’épilepsie de Dostoïevski reste l’objet de controverses, les diagnostics oscillant entre une épilepsie du lobe frontal et du lobe temporal. Dans la décennie 1990, riche en avancée neurologique particulièrement sur l’épilepsie, des études internationales ont semblé confirmer, ainsi l’étude de Cirignotta, une épilepsie du lobe temporal avec des crises extatiques [30]. Dans l’un des derniers articles en date, Rossetti et Bogousslavsky proposent également le diagnostic d’une épilepsie partielle dont l’origine vient du lobe temporal.

Flaubert représente le cas d’un écrivain qui a caché sa maladie épileptique, restée un secret de famille. Seul son ami Maxime du Camp a révélé son existence. Flaubert a toujours évité le mot lui-même, parlant de maladie nerveuse. Contrairement à Dostoïevski et Daudet, il n’a jamais utilisé sa maladie comme un thème littéraire même s’il avait pensé écrire un récit à partir d’elle qui se serait appelé La spirale. Dans leur article, Pierre et Hughes Jallon observent que cette maladie cachée, absente de son œuvre a néanmoins eu des conséquences essentielles sur sa vocation d’écrivain, son sentiment d’exclusion et sa vie solitaire [31]. Il est probable que les crises d’épilepsie ont influence sa décision d’abandonner ses études de droit et de s’installer à Croisset. L’interprétation neurologique récuse les diagnostics autres que ceux de l’épilepsie et donc notamment celui d’une forme d’hystérie avancé par Jean-Paul Sartre dans L’idiot de la famille. L’article d’Henri et Yvette Gastaut, « La maladie de Flaubert » en 1982 effectue une mise au point définitive du diagnostic neurologique. La controverse ne saurait reposer sur l’observation de l’épilepsie mais uniquement sur son étiologie. La première attaque eut lieu en 1844, à l’âge de vingt-trois ans, les suivantes semblent être devenues moins fréquentes à partir de 1846. L’étiologie de l’épilepsie repose sur les interprétations avancées par Henri et Yvette Gastaut, soit une malformation artérielle qui pourrait expliquer également la cause de la mort de Flaubert, soit une atrophie cérébrale occipito-temporale [32].

Depuis la première étude sérieuse des pathologies d’Edgar Allan Poe, par Robertson en 1921 qui écartait la thèse épileptique [33], de nombreux diagnostics sont venus tenter d’expliquer son comportement et les raisons de sa mort. Les spéculations concernant cette dernière qui reste un mystère incluent aussi bien une encéphalite, que le delirium tremens, la pneumonie, rabies, un traumatisme crânien, un coma diabétique. En revanche, le diagnostic de l’épilepsie a resurgi. Selon le dernier en date des diagnostics, il semblerait que Poe ait souffert de crises complexes partielles, que les médecins ne pouvaient comprendre dans la mesure où elle a été décrite seulement par John Hughlings Jackson en 1889. La neurologie des arts s’est intéressée à la présence du thème de l’altération de conscience dans son œuvre, notamment pour y chercher une confirmation au diagnostic d’épilepsie. Le début de The Pit and the Pendulum semble offrir sous l’aspect des effets des tortures de l’Inquisition, la description d’une crise épileptique, de même dans Berenice et The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, peuvent s’interpréter comme description de crise épileptiques certains passages d’états altérés de conscience.

IV. Les conséquences de la maladie neurologique sur la créativité

Les conséquences de la maladie neurologique sur la créativité sont différentes chez l’artiste plasticien et l’écrivain. Pour Chatterjee, l’on peut observer que si les déficits visuo-moteurs ne sont pas épargnés aux artistes, l’entraînement leur permet de pallier ces handicaps et de produire une œuvre qui ne représente pas une diminution de qualité et même au contraire peut initier de nouveaux styles, de nouvelles directions.

1.La maladie d’Alzheimer

Comme le montrent de nombreux cas d’artistes atteints soit de la maladie d’Alzheimer, -comme De Kooning, Utermohlen ou Carolus Horn-, ou d’attaque cérébrale, la capacité de peindre ou de dessiner se détériore beaucoup moins vite que chez les individus qui ne possèdent pas un entraînement professionnel. Cette possibilité de continuer une production artistique malgré un handicap neuropsychologique constitue l’un des intérêts majeurs pour l’étude scientifique qui permet de mieux comprendre le processus de détérioration de représentation du réel. La maladie d’Alzheimer outre les pertes de mémoire provoque des handicaps dans le domaine visuel, altérant l’attention visuelle, la détection du mouvement, la perception de la profondeur, la reconnaissance des couleurs. Au début des années Soixante-dix, de Kooning commence à souffrir de désordres cognitifs sous la forme d’amnésie. Au milieu de cette décennie, après une diminution de sa production, il cesse de peindre. Le diagnostic est particulièrement sévère : maladie d’Alzheimer qui s’ajoute à l’alcoolisme, la dépression, le syndrome de Korsakoff, l’artériosclérose. Le traitement néanmoins est un succès. En 1980, il avait achevé trois peintures, entre 1981 et 1986, sa production monte à deux cent cinquante pièces qui vont constituer les « late paintings » des années Quatre-vingt. [34]. Cette surprenante rémission d’une maladie incurable est due en partie aux soins matériels et psychologiques mais conduit à l’observation neurologique selon laquelle la créativité, la pratique artistique des formes et des couleurs peuvent avoir été des agents thérapeutiques. « Je peins pour vivre », déclarait alors de Kooning. Dans le cas de l’Alzheimer, certains plasticiens ont essayé de continuer une activité artistique et l’acte de dessiner réduit vers la fin à un simple gribouillage semblait être la seule activité qui les rattachait à leur identité oubliée. A quelque mois de sa mort, Carolus Horn faisait des gribouillages qui indiquaient la perte de la connaissance de la technique et aussi la perte de la connaissance du monde visuel, mais encore pouvait-il persévérer dans l’acte créatif [35]. Carolus Horn (1921-1992), célèbre graphiste allemand a commencé à souffrir des signes de la maladie d’Alzheimer, à partir des années Quatre-vingt. Non seulement il a continué de dessiner jusqu’aux derniers jours de son existence, mais il a souvent peint les mêmes objets, des paysages, des édifices, ce qui a permis plus facilement d’analyser l’évolution de sa technique. L’analyse des séries de peintures faites par Horn au cours de sa maladie montre une évolution qui correspond à la progression des handicaps signalés en neurologie. L’explication du dessin relève alors étroitement de la neurologie. Ainsi, l’habilité à représenter géométriquement des relations spatiales qui est chez l’enfant la dernière à se développer est la première à disparaître dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Dans celle-ci, la régression des capacités cognitives de l’adulte peut être décrite comme un retour progressif aux compétences de l’enfant. L’une des évolutions caractéristiques de la peinture de Horn réside dans le changement des couleurs. L’utilisation croissante de couleurs sombres, au début de la maladie, reflète son humeur dépressive liée à la connaissance de son état. En revanche, avec la progression de la maladie, les couleurs dominantes sont de plus en plus brillantes, ce qui corroborerait l’idée que les patients souffrent d’une incapacité à discriminer les couleurs bleues et vertes mais gardent la possibilité de discriminer le jaune et le rouge. Les derniers dessins de Horn, à quelques mois de sa mort, sont des gribouillages : « Les derniers dessins semblent refléter la perte de connaissance non seulement de la manière de dessiner le monde visuel mais aussi celle du monde visuel lui-même. » [36]

Dans le cas de la maladie d’Alzheimer et de l’attaque cérébrale avec aphasie, la comparaison montre un grand déséquilibre entre possibilités créatrices de l’artiste visuel et de l’écrivain. Les artistes peuvent témoigner pendant un temps considérable de leurs capacités créatrices et l’étude de la périodisation de la détérioration de celle-ci est l’un des éléments nouveaux et majeurs de la neurobiologie avec maintenant une collaboration entre l’artiste-patient et le neurologue. En revanche, ces deux maladies semblent avoir des répercussions qui empêchent la continuation de la production chez l’écrivain. L’Alzheimer est devenu un sujet littéraire mais vu du dehors, ainsi la littérature de témoignage de Marion Roach ou le film Loin d’elle de Sarah Polley. Cioran n’a jamais écrit sur son Alzheimer. Le peintre William Utermohlen atteint de la maladie d’Alzheimer a volontairement collaboré avec des neurologues jusqu’à sa fin, continuant de faire des autoportraits au fil de la maladie. S’il est loisible d’imaginer un écrivain atteint de cette maladie, collaborant lui aussi dans des conditions semblables avec des neurologues, il est probable que les capacités cognitives demandées par l’écriture d’un récit cesseront bien avant celles demandées par l’acte de peindre. Le cas du peintre d’origine américaine, vivant en Grande-Bretagne, William Utermohlen est riche d’enseignements ; la production du peintre à qui un diagnostic de maladie d’Alzheimer est fait à l’âge de soixante et un ans à la suite de difficultés cognitives montre une évolution caractéristique. Le peintre avait donné son accord pour participer aux recherches sur la détérioration des compétences artistiques dans le contexte de la maladie d’Alzheimer. Une équipe de neurologues a étudié l’évolution des auto-portraits que le peintre a continué de pratiquer, entre soixante et soixante-cinq ans. Les changements dans le style des autoportraits témoignent de la détérioration de l’état cognitif. Le troisième portrait accentue les défauts du second : altération du sens des proportions, difficulté à représenter les éléments du visage, l’arrière–plan est devenu abstrait. Pour le portrait exécuté à soixante-cinq ans, le peintre a abandonné la peinture à l’huile pour le crayon, tout réalisme a disparu au profit d’une forme de primitivisme, les éléments fondamentaux du visage restant reconnaissables. En cinq ans, la détérioration de l’habileté est manifeste, mais, comparée aux compétences d’un artiste amateur atteint au même degré par la maladie, elle reste moins marquée, comme si l’habitude et le talent professionnel amortissaient les handicaps neurologiques ; l’artiste amateur avait au contraire abandonné la production d’œuvres originales pour tenter des copies d’œuvres antérieures. [37] Karolus Horn et Utermohlen sont devenues des figures médiatisées par les associations nationales de lutte contre la maladie d’Alzheimer.

2. L’attaque cérébrale

L’attaque cérébrale est un accident neurologique aux séquelles potentielles particulièrement invalidantes : aphasie, hémiplégie. Dans un article célèbre de 1948, le neurologue français Alajouanine a étudié l’influence de l’aphasie sur le processus créateur à partir de l’exemple de trois artistes, le musicien Ravel [38] , l’écrivain Valéry Larbaud, atteint en 1935 et qui survécut à une hémiplégie du côté droit et une aphasie durant vingt-deux ans, ainsi que chez un peintre dont le nom restait caché dans son article. Il s’agit du peintre Paul-Elie Gerner (1888-1948), ce que le neurologue F. Boller a découvert récemment. Ce dernier, en reprenant le cas de ce peintre victime d’une attaque cérébrale en 1940, à l’âge de cinquante-deux ans, et en comparant son œuvre avant et après cet événement, observait que si l’aphasie n’a pas eu d’influence importante sur la production picturale, toutefois le style avait connu un changement, devenu selon les critères du neurologue, « moins poétique », moins spontané, moins inventif. Gerner décrivait ainsi sa nouvelle condition :

Il y a deux hommes en moi, celui qui peint qui est normal pendant qu’il peint et l’autre qui est perdu dans la brume […] Quand je suis en train de peindre, je suis en dehors de ma vie ; ma manière de voir les choses est même plus aigüe qu’auparavant ; je retrouve tout ; je suis un être entier. Même ma main droite qui me semble étrange, je ne la remarque pas quand je peins. [39] Si le peintre Paul-Elie Gernez pouvait malgré une attaque cérébrale et une aphasie continuer à peindre et même faire de l’acte de peindre le moment privilégié de son existence handicapée, chez Valery Larbaud la même attaque cérébrale suivie d‘une aphasie que celle du peintre a conduit à l’arrêt de sa production. Durant les vint-deux années entre l’attaque et sa mort, son aphasie a évolué du mutisme à un langage réduit, manifestant un phénomène typique de l’aphasie, la répétition d’un seul terme, dans son cas : « Bonsoir, les choses d’ici-bas ». Les autres fonctions cognitives restaient intacts, la mémoire, la compréhension de langues que ce traducteur connaissait parfaitement. La conclusion d’Alajouanine à son étude comparative des effets de l’aphasie sur la production artistique d’un musicien, d’un peintre et d’un écrivain est importante : « Si l’aphasie a détruit le langage littéraire chez l’écrivain s’il a arrêté l’expression sonore chez le musicien, elle a laissé intactes les réalisations plastiques ou figurées. » [40] .

Les études neurologiques montrent que l’effet des lésions cérébrales est différent chez les artistes et les non-artistes. Chez les patients sans compétence artistique, la capacité au dessin est affectée, en cas d’aphasie consécutive à une attaque cérébrale. Chez les artistes, l’effet de l’attaque et de l’aphasie, moins marqué, varie suivant les individus. Le phénomène de négligence unilatérale spatiale a été étudiée pour des artistes, elle est plus commune et plus sévère en cas d’attaque de l’hémisphère droit et en conséquence se manifeste par une négligence de la partie gauche. Parmi les artistes qui ont souffert d’une attaque cérébrale de l’hémisphère droit menant à une telle négligence, l’on compte Lovis Corinth, Anton Räderscheidt, Loring Hughes, Reynolds Brown mais sans doute le cas le plus célèbre est celui de Federico Fellini. La négligence unilatérale gauche dans ses dessins qui ont suivi l’attaque cérébrale de l’hémisphère droit a été étudiée par les neurologues Cantagallo et Salla [41] en 1998. Fellini était conscient du défaut de représentation du côté gauche dans ses dessins. L’un d’entre eux met en scène avec humour cette déficience par rapport à ses dessins antérieurs ; un personnage qui le représente, demande : « Où est la gauche ? ». Au contraire une attaque cérébrale à l’hémisphère gauche chez le peintre bulgare Zlatio Boiyadjiev a provoqué chez lui un profond changement de thématique et de style : la lésion de l’hémisphère gauche aurait produit « une libération de ses possibilités créatrices [42] ». Brown juge que le passage à une thématique fantastique aux couleurs plus riches refléterait chez le Bulgare le sens plus lâche des liens sémantiques dans l’hémisphère droit [43] .

Les cas sont nombreux d’artistes, qui, après une attaque cérébrale suivie d’aphasie ont pu continuer leur œuvre, ainsi le peintre abstrait Afro Basaldella (1912-1979), qui, deux ans après, revint à une inspiration néo-cubiste. Les données montrent que les effets d’attaque cérébrale avec aphasie sur la production artistique sont variables. Certains patients sont affectés, d’autres deviennent plus expressifs ou changent le contenu de leur production. Par ailleurs, les images sont utilisées pour communiquer avec des patients amnésiques et une « Visual Action Therapy » apprend aux aphasiques à communiquer par le dessin. Les phénomènes dépressifs dans la vie de Caspar David Friedrich et leur influence sur son œuvre sont largement connus, mais l’attaque cérébrale l’est moins. Le 26 juillet 1835, le peintre âgé de soixante et un ans souffre d’une attaque cérébrale qui provoque une paralysie du côté droit. La récupération semble rapide, quelques semaines d’alitement, un séjour de cure. Le peintre ne souffrit d’aucune aphasie ou de déficits neuropsychologiques, le diagnostic actuellement avancé à titre d’hypothèse est une attaque subcorticale du côté gauche. Le regard du neurologue [44] décèle dans le dernier portrait de l’artiste fait par Caroline Bardua, Portrait C. D. Friedrich, 1840, quelques mois avant sa mort une paralysie du septième nerf crânien. La main partiellement paralysée, le peintre commence pendant sa cure des études au crayon. Les quatre-vingt œuvres exécutées durant les cinq ans qui séparent l’attaque cérébrale et sa mort sont de petit format, aquarelles, sépias, avec de fréquents motifs funèbres, qui serait le signe d’un phénomène classique, la dépression post-attaque. Et son ultime peinture à l’huile et de grand format, réalisée au début de cette nouvelle période « Meeresufer im Mondschein » est considérée comme son testament artistique.

Le récit d’une attaque cérébrale vécue par un écrivain qui la relaterait ensuite semble inédit, il faudra attendre la traduction du livre du célèbre dramaturge et auteur satirique polonais Slawomir Mrozek, victime d’une attaque en 2002. Pour entraîner sa mémoire et retrouver ses facultés d’expression, l’auteur a rédigé un récit de son attaque cérébrale et de ses conséquences, intitulé Baltazar. Une autobiographie. Cioran est décédé à la suite de la maladie d’Alzheimer. Enfermé dans une maison de santé en France, il avait perdu l’usage du français et ne s’exprimait plus qu’en roumain au personnel hospitalier et aux autres patients qui ne pouvaient le comprendre. La maladie n’a rien ajouté à l’œuvre, elle l’a arrêtée au contraire et transformé l’auteur en personnage d’Ionesco.

V. La représentation de son désordre cognitif par l’artiste lui-même

1. L’épilepsie

La représentation artistique de phénomènes épileptiques est ancienne et l’objet de nombreuses études neurologiques. Suivant les maladies neurologiques, la capacité de continuer une activité artistique diffère chez le plasticien et l’écrivain. L’épilepsie ne constitue pas un obstacle essentiel chez ni l’un ni l’autre. L’épilepsie est un thème littéraire fréquent, que l’écrivain soit lui-même épileptique, comme Dostoïevski ou Huber Aquin, Margiad Evans, Monika Maron, Richard Pollak, Rosita Steenbeek, Herbjorg Wassmo, Ernesto Dalgas, Andreas Burnier, Tryggve Andersen, Margaret Gibson ou que l’écrivain ait observé chez un proche ou par hasard une crise d’épilepsie, comme Kenzaburo Oe et Laura Doermer qui avaient un fils épileptique, Majgull Axelson et Janet Frame qui avaient un membre de la fratrie épileptique, Alfred Tennyson et Klaus Merz avec un père épileptique, Christoph Ramsmayer avec un camarade de classe et Muriel Spark, témoin par hasard dans la rue. Le livre autobiographique de Margiad Evans, A ray of darkness [45] de 1952 décrit de manière détaillée les événements de l’année qui ont précédé sa première grande crise épileptique.

En revanche la représentation de l’épilepsie vécue de l’intérieur par des plasticiens souffrant de ce désordre est récente. Il faut attendre les expériences de Jennifer Hall au début des années 1990 pour que l’épilepsie devienne source d’inspiration revendiquée par les artistes épileptiques [46] , objet d’une représentation visuelle et plastique, thème artistique de la part d’artistes souffrant de cette pathologie. Jennifer Hall, artiste épileptique et directrice d’un centre d’expérimentation artistique, le Do While Studio à Boston, a rassemblé une exposition de travaux de vingt-sept artistes peintres épileptiques sur ce thème. From The Storm est une collection d’œuvres encore visible sur le site du Studio [47] . L’exposition créée à Boston en 1992 fut présentée dans les congrès de neurologie américain, canadien et australien. Ces travaux suggèrent l’expérience de la crise, les hallucinations, et sont accompagnées de commentaires. Jennifer Hal écrit :

L’imagerie que j’utilise dans une série de performances appelées Out of The Body Theatre est tirée du monde dans lequel j’existe lors des crises et de la folie qui vient de ma tempête intérieure. […] Ma capacité à objectiver ces phénomènes est quasi non existante durant une crise, car je suis généralement absorbée par de simples activités de survie ; j’ai connu des crises à répétition qui durent plusieurs jours. […] Mes essais pour communiquer ces expériences se reflètent dans Out of The Body Theatre, dans lequel j’utilise des automates pour incarner les expériences extrêmes que je ne peux verbaliser. D’autres outils incluent des animations digitales, des projections, du théâtre d’ombre, des robots et des marionnettes qui répondent aux mouvements des danseurs humains. [48]

2. La migraine à aura

A l’opposé de l’épilepsie, la migraine est un phénomène neurologique à la fois plus familier et plus discret, mais ces deux désordres neurologiques sont devenus des sources d’inspiration pour les artistes qui les ont expérimentés. Autrefois appelée migraine ophtalmique ou migraine accompagnée, la migraine avec aura précède le plus souvent, la céphalée migraineuse [49] . Dix pour cent des migraines sont accompagnées d’une aura visuelle. Autrefois appelée migraine ophtalmique ou migraine accompagnée, la migraine avec aura précède le plus souvent, la céphalée migraineuse. L’aura est transitoire et disparaît sans laisser de séquelles, en moins de trente minutes habituellement. Elle se manifeste par l’apparition dans le champ visuel des deux yeux, d’un scotome scintillant aux limites polygonales comparé à des « fortifications à la Vauban », ces lignes brisées, brillantes, colorées et mobiles ressemblent aussi à des zigzags, des éclairs. Cette forme de migraine est devenue objet de représentation artistique avec le Migraine-art alors que des relectures neurologiques d’œuvres plus anciennes permettent d’interpréter textes et peintures à partir du scotome typique de la migraine à aura.

Une contribution de Podoll et Robinson a montré l’influence de la migraine ophtalmique dans l’œuvre d’Ignatius Brennan. Ce peintre irlandais contemporain qui souffrait de migraines depuis l’âge de onze ans commente ainsi son travail, décrivant sa perception de l’aura visuelle avec ses zigzags lumineux :

J’ai commencé avec des peintures de mes expériences de migraine, de manière inconsciente plutôt que de manière délibérée, quand j’étais à l’école d’art. Je faisais beaucoup de dessins de paysages à ce moment-là et je trouvais souvent que je dessinais des nuages non pas juste dans le ciel, mais n’importe où, ce qui était, je pense, relié aux vides visuels expérimentés durant la perte de la vision. J’utilisais aussi des formes dentelées en zigzag dans mes dessins, […] Nuages, zigzags et autres images sont partie de mon vocabulaire visuel personnel, mais sont issus certainement de mes expériences de migraine. J’en suis absolument sûr [50].

La galerie des peintres inspirés par la migraine inclurait Hildegard de Bingen, Giorgio de Chirico, Salvador Dali. Depuis Charles Singer, une partie des visions d’Hildegard de Bingen (1098-1179), est interprétée comme des signes d’aura visuelle provenant de migraines [51] , ce qu’Oliver Sack confirma plus tard dans son livre Migraine (1992). Les peintures de Hildegard de Bingen constitueraient le plus ancien témoignage de l’influence de la migraine sur l’inspiration artistique avec dans ses peintures, souvent, la proéminence de points ou de groupes de lumières étincelants et en mouvement. Chirico s’est converti en l’emblème du peintre migraineux du XXe siècle. Le neurologue anglais Fuller et l’historien d’art Gale citaient en 1988 comme exemple de travaux du peintre où se retrouvent l’aura visuelle due à la migraine, les lithographies « Calligrammes » de 1930, « Mythologie » de 1933 et la peinture à l’huile « Le retour au château » de 1969 [52] . Récemment, Ubaldo Nicola et Klaus Podoll ont montré comment les expériences de migraine à aura chez Chirico sont à la source à la fois de peintures mais aussi de textes incluant les Mémoires, Hebdomeros et les essais [53]. . Les visions crées par la migraine ophtalmique se sont transformées en une source d’inspiration artistiques popularisées par la création de manifestations artistiques dans les années Quatre-vingt, mécénées par l’industrie pharmaceutique et par le lancement d’un genre « The migraine art ». La première manifestation, à la fois exposition et compétition, fut organisée à la Clinique de la Migraine de Londres par l’Association britannique sur la migraine avec le soutien du laboratoire pharmaceutique, WB Pharmaceuticals Limited, créateur du Dixarit. Son succès décida du renouvellement de l’opération et de son extension à d’autres pays. En 1991 l’Exploratorium de San Francisco montrait une importante exposition sur « The Migraine Art », intitulée Mosaic Vision. Dans son travail sur la migraine de 1970, Oliver Sacks avait noté une similarité entre les effets visuels de la migraine à aura avec sa vision mosaïque et le style des peintures pointillistes et cubistes. Dans un livre de 1995 sur l’art décoratif, le designer hollandais Arthur O. Eger lançait l’hypothèse d’une source d’inspiration migraineuse chez Picasso. Mais c’est au Congrès mondial des céphalées à Londres en 2000 que l’hypothèse d’un diagnostic de migraine à aura sans maux de tête chez Picasso devint une nouvelle médiatisée comme une information à sensation. Cette thèse reste néanmoins hypothétique dans la mesure où les hallucinations visuelles produites par l’aura peuvent relever aussi d’autre étiologie et qu’il n’existe pas d’observations de contemporains ou d’écrits autobiographiques sur d’éventuelles migraines chez Picasso.

La neurobiologie de l’art regroupe ainsi des activités différentes : localisation cérébrale, étude de la représentation picturale des symptômes dans l’histoire de la peinture et de la littérature, diagnostic de maladies neurologiques chez les artistes, étude de la relation entre le handicap cognitif et la production artistique. Cette neurobiologie de l’art est aussi l’affaire des artistes, dans la mesure où les phénomènes neuropsychologiques sont devenus des sources d’inspiration artistique. Elle s’est enrichie d’une collaboration clinique entre neurologues et créateurs atteints de maladies neurologiques. Elle est devenue un élément incontournable de la connaissance de la littérature, des arts et de la musique.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), Vol. II, 2008

notes:

[1] Parmi ces revues, Epilepsy, Neurology, Neuropsychologia, Cortex, Brain, European Neurology, Lancet, Nature, Journal of counsciousnes studies.

[2] A. Chatterjee, « The neuropsychology of visual artistic production », Neuropsychology 42 (2004) 1568-1583. [Traduit par nous] « This paper is not intended to describe a brain-based theory of art. Elsewhere, I have discussed (Chatterjee, 2002, 2002) how cognitive neuroscience might advance empirical aesthetics. Here, the goals are modest. I hope to bring together this literature, much of which is dispersed in books and is hidden from search-engines. »

[3] Voir site migraine-aura.org

[4] Marion Roach, La mémoire blessée trad. de l’américain par Gabrielle Rolin, Lyon : La Manufacture, 1986. Alzheimer : pour ma mère, trad. de Gabrielle Rolin ; préf. du Dr Paul Henri Chapuy ; avant-propos de Denise Lallich, Lyon : Éd. Horvath, 1996.

[5] F. Clifford Rose, (éd) Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, Londres, Imperial College Press, 2004.

[6] H. Platel, F. Eustache and J.-. Baron, « The Cerebral Localisation of Musical Perception and Musical Memory » in Clifford Rose, (éd), Neurology of the Arts, Painting, Music, Literature, op. cit., p. 176. « Thanks to the advent of functional neuroimaging about 25 years ago and continuous developments since, it is now possible to map directly brain activity during perceptual and performance tasks in normal subjects. Based on these findings, the last decade has witnessed major breakthroughs in the understanding of the musical brain » [Traduit par nous] Nous nous sommes limité aux relations de la neurologie essentiellement avec la littérature et les arts visuels, mais la neurologie des arts s’est tout autant appliquée au monde de la musique avec la localisation cérébrale de la perception musicale et de la mémoire musicale, l’analyse des déficits neurologiques en matière de la perception, l’amusie, la reconnaissance et production musicale, les diagnostics neurologiques sur certains musiciens : Ravel, Moussorgski, Haendel et l’attaque cérébrale, Haydn et l’encéphalopathie, et le maintien des aptitudes musicales chez deux musiciens pourtant affectés par des lésions cérébrales : Gershwin et Shebalin.

[7] Semir Zeki, Inner Vision : An Exploration of Art and the Brain, Oxford University Press, USA, 2 nde édition, 2000. Voir aussi : Semir Zeki et Balthus Balthus ou La quête de l’essentiel, Paris, Les Belles Lettres : Archimbaud, 1995. ; A vision of the brain, Oxford, Blackwell sciencific publ., 1994.

[8] Semir Zeki, « Neural concept Formation and Art : Dante, Michelangelo, Wagner », in F. Clifford Rose, (éd) op. cit., p. 13. [Traduit par nous] « Spectacular advances in our knowledge of the visual brain allow us to make a beginning in trying to formulate neural laws of art and aesthetics- in short, to study neuroaesthetics. »

[9] Hideaki Kawabata and Semir Zeki, Neural Correlates of Beauty, Journal of Neurophysiolology, vol 91, april 2004, p. 1699. « This work is an attempt to address the Kantian question experimentally by inquiring into whether there are specific neural conditions implied by the phenomenon of beauty and whether these are enabled by one or more brain structures. » Traduit par nous

[10] Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 364.

[11] Id, L’âme au corps : philosophie d’une exposition sur Arts et sciences, Paris, Institut de France, Académie des beaux-arts, 1994, p. 6.

[12] Id. « Le vrai, le beau, le bien : réflexions d’un neurobiologiste », phonogrammes, Paris, Bibliothèque Nationale de France, coll Conférences de la Bibliothèque Nationale de France, 2004.

[13] A. Chatterjee, – 2004. « Prospects for a cognitive neuroscience of visual aesthetics. Bulletin of Psychology and the Arts. ». 4, 55-60.
- 2002 « Universal and relative aesthetics : A framework from cognitive neuroscience ». Paper presented at the International Association of Empirical Aesthetics, Takarazuka, Japon.

[14] Vilayanur S. Ramachandran et Sandra Blakeslee, Le fantôme intérieur, préf. de Olivier Sacks, trad. de l’anglais (États-Unis) par Michèle Garène, Paris, Odile Jacob, 2002. Voir aussi : Vilayanur S. Ramachandran Le cerveau, cet artiste, trad. de l’anglais par Anne-Bénédicte Damon, Paris, Eyrolles, DL 2005.

[15] Voir :http://interdisciplines.org/artcogn… et notamment l’article non dénué d’ironie de John Hyman : « Art and Neuroscience ». Il s’agit du site présentant les participations à un séminaire internet sur les rapports entre l’art et la cognition, organisé par le Département d’Etudes Cognitives de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, en 2005.

[16] L. Bec, Art/Cognition, Cyprès/ Ecole d’Art, Aix en Provence, 1994, p. 21-22.

[17] J. Bogousslavsky, F. Boller, (éd), Neurological disorders in Famous Artists, op. cit., p. VIII. [Traduit par nous] « the study of how a neurological disorder can alter productivity in recognized artists and other creative people is a largely unexplored field. »

[18] Bernt A. Engelsen, « Epilepsy in Pictorial Art », in Neurology of the arts, op. cit., pp. 141-153.

[19] Carlos Hugo Espinel, « A medical evaluation of Rembrandt. His self-portrait ; ageing, disease, and the language of the skin », Lancet, 1997 ; 350 : 1835-37.

[20] Id., « Masaccio’s cripple : a neurological syndrome. Its art, medicine, and values », Lancet, 1995 : 346 : 1984-1986. [Traduit par nous] « At the onset of the first millennium Galen, and from the 15th to the 17th centuries Leonardo, Vesalius, and Willis, advanced the study of neuroanatomy. It is only in the 19th century that Brown-Sequard, Duchenne, and Charcot began to correlate the anatomy with physiology in the neurological patient. When, in 1426, Masaccio portrayed a person not only with neuromuscular impairment, but also with functional adaptations, he had already anticipated the discipline of pathophysiology. »

[21] Voir Bernt A. Engelsen, « Epilepsy in Pictorial Art », in F. C. Rose, (éd), Neurology of the Arts, op. cit, p.141.

[22] Pour un rappel de la controverse, voir Bernt A. Engelsen, ibid.

[23] Michel. Bonduelle, « Charcot et les Daudet », Presse Méd., 1992 : 22 : 1641-1648. Michel Bonduelle, médecin et historien de Charcot, raconte comment le fils de l’écrivain est devenu le mémorialiste de Charcot qui lui barra néanmoins l’accès à la carrière tant que Léon Daudet fut marié avec l’une des descendantes de Victor Hugo que Charcot épousa immédiatement après le divorce de celle-ci d’avec Léon…

[24] Voir : – Annoni, JM. Nicola, A. Ghika, J Aybek, S. Gramigma, S. Clarke, S. Bogousslavsky, J. « Troubles du comportement et de la personnalité d’origine neurologique ». Encyclopédie Méd.-chir.,Neurol. 2001- Bogoulavssky, J , Cummings JL, Behaviour and Mood Disorders in Focal Brain Lesions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[25] Bogoulavssky, J , « Guillaume Apollinaire, the Lover assassinated » in Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit., p. 7-8. [Traduit par nous] « It is interesting to emphasize that in the case of Apollinaire as well, the organic brain causality of his modified emotional behaviour was not recognized by scholars, who paradoxically preferred to underscore a psychological shock associated with war experience, despite the head trauma […] Given the purely emotional – behavioural nature of the clinical manifestations associated with right lateral temporal damage, it is likely that part of the rarity of this syndrome is due to its lack of recognition and miss-attribution to psychodynamic factors without organic cerebral dysfunction. »

[26] Voir J. R. Hughes, « A reappraisal of the possible seizures of Vincent van Gogh », Epilepsy and behaviour, 6 (2005) 504-510.

[27] Voir A. Carota, G. Iaria, A. Berney, J. Bogousslavsky, « Understanding Van Gogh’s Night : Bipolar Disorder », in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, .pp. 121-131.

[28] Peter Wolf, « Epilepsy in Literature : Writers’ Experiences and Their Reflection in Literary Works », in Neurology of the Arts, op. cit., p. 341. « The most astonishing example, however, is the epileptic character Smerdyakov in The Brothers Karamazov, who fakes seizures to get an alibi for the time when he killed his father, and then the malingering la simulation turns into truth, and he develops a severe, life-threatening status epilepticus. »

[29] Halfdan Kierulf, « The Aetiology of Dostoyevsky’s Epilepsy », ibid., p 353.

[30] F. Cirignotta, CV Todesco, E. Lugaresi, « Temporal lobe epilepsy with ecstatic seizures (so-called Dostoevsky epilepsy) », Epilepsia, 1980 ; 21:705-710.

[31] Voir, Pierre Jallon et Hughes Jallon, « Gustave Flaubert’s Hidden Sickness », in Neurological disorders in Famous Artists, op. cit, pp. 46-55.

[32] H. Gastaut Y. Gastaut et R. Broughton, « Gustave Flaubert’s illness : a case report in evidence against the erroneous notion of psychogenic epilepsy », Epilepsia, 1984 ; 25 : 622-637.

[33] Voir : Carl W. Bazil, « Edgar Allan Poe : Substance Abuse versus Epilepsy », Neurological disorders in Famous Artists, op. cit, pp. 57-64.

[34] Voir : – C. H. Espinel, « de Kooning’s late colours and forms : dementia, creativity, and the healing power of art », The Lancet, 1996, n° 347, pp. 1096-98. – Garrels, G. (1995) « Three toads in the garden. Line, color, and form. In Wilhem de Kooning. The late paintings, the 1980s. Minneapolis : San Francisco Museum of Modern Art and Walker Arts Center.

[35] K. Maurer, D. Prvulovic, « Carolus Horn – When the Images in the Brain Decay » : Evidence of Backward-Development of visual and cognitive Functions in Alzheimer’s Disease, in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, p. 101-111.

[36] K. Maurer, D. Prvulovic, « Carolus Horn – When the Images in the Brain Decay » : Evidence of Backward-Development of visual and cognitive Functions in Alzheimer’s Disease », in J. Bogousslavsky, F. Boller, Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit, p. 108. Traduit par nous.

[37] S. J. Crutch, R. Isaacs, M. N. Rossor, « Some workmen can blame their tools : artistic change in an individual with Alzheimer’s disease », The Lancet, 357, 30 juin 2001, pp. 2129-2133. Les auteurs en concluaient par la remise en cause du diagnostic de maladie d’Alzheimer chez de Kooning !

[38] La maladie neurologique de Ravel a été l’objet de diagnostics différents. L’aphasie partielle du musicien n’est que l’un des symptômes d’une maladie neurologique qui n’a pas comporté d’attaques cérébrales. Dans « The Terminal Illness and Last Compositions of Maurice Ravel », in Neurological disorders in famous artists, op.cit., Erick Baeck reprend le diagnostic de maladie de Pick : cette démence frontotemporale est une forme de maladie cognitive irréversible progressive qui détruit des parties spécifiques du cerveau, les lobes temporaux et frontaux, à la différence de la maladie d’Alzheimer qui touche presque toutes les régions cervicales.

[39] Cité par A. Chatterjee, in « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit., p. 1575. Traduit par nous.

[40] Ibid., p. 241. « If aphasia destroyed literary language in the writer if it stopped sound expression in the musician, it has left untouched plastic or figurated realizations. » Théophile Alajouanine a écrit aussi sur l’écrivain : Valery Larbaud sous divers visages, Paris, Gallimard, 1973.

[41] A. Cantagallo, S. D. Sala, (1998) « Preserved insight in an artist with extrapersonhalo spatial neglect sense », Cortex, 34, 163- 189.

[42] F. Boller, « Alajouanine’s Painter : Paul-Elie Gernez », in J. Bogousslavsky, J. Boller, (éd), Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit., p. 98.

[43] J. Brown, J. Mind, brain and consciousness. The neuropsychology of cognition. New York ; Academic Press. 1977.

[44] Voir B. Dahlenburg, C. Spitzer, « Major depression and stroke in Caspar David Friedrich », in J. Bogousslavsky, F. Boller, (éd), Neurological Disorders in Famous Artists, op. cit..

[45] Margiad Evans, A ray of darkness, 1e éd 1952, London, John Calder, 1978.

[46] Voir HP Lambert, « Art et cerveau : vers la neuro-esthétique ? », in « Rencontre », Recherches en esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P./Paris I, n°12, 2006.

[47]http://www.dowhile.org/physical/pro…

[48] Traduit par nous. Le texte de Jennifer Hall se trouve sur le site cité à la note 11.

[49] L’aura est transitoire et disparaît sans laisser de séquelles, en moins de trente minutes habituellement. Elle se manifeste par l’apparition dans le champ visuel des deux yeux, d’un scotome scintillant aux limites polygonales comparées à des « fortifications à la Vauban », ces lignes brisées, brillantes, colorées et mobiles ressemblent aussi à des zigzags, des éclairs.

[50] Cité par A. Chatterjee, in « The neuropsychology of visual artistic production », op. cit. p. 1576. Traduit par nous. Brennan qui a trouvé une ressemblance entre ses sculptures et les œuvres de Chirico a remporté le Prix de la quatrième compétition nationale sur l’art de la migraine en 1987. L’on peut trouver sur le site migraine-aura.org les renseignements sur les compétitions au sujet de l’art de la migraine

[51] C. Singer, “The visions of Hildegard of Bingen”, in From magic to science, New York, Dover, 1958.

[52] G. N. Fuller, M. V. Gale, « Migraine aura as artistic inspiration », British Medical Journal, 297 (6664) 1670-1672.

[53] U. Nicola, K. Podoll, L’aura di Giorgio de Chirico, Milan, Mimesis Edizioni, 2003

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Le modèle scientifique dans le théâtre de Tom Stoppard

Depuis une vingtaine d’années, des domaines aussi divers que la thermodynamique, la mécanique quantique, ou la neuroscience ont fait leur apparition dans le dialogue de théâtre britannique, et cette intégration du discours scientifique au texte dramatique semble marquer une rupture par rapport aux représentations traditionnelles de la science. Tandis que le théâtre du vingtième siècle, et surtout celui de l’après-Hiroshima [1], mettait en avant les responsabilités et les dilemmes éthiques des chercheurs, celui des années 90 et 2000 s’intéresse bien moins au rôle politique de leurs découvertes qu’à la représentation du réel construit par les discours de la science [2].

Chez Michael Frayn, Tom Stoppard ou dans les créations du Théâtre de Complicité, la théorie scientifique est examinée dans sa fonction de description du réel, et ses modèles sont exploités à des fins métaphoriques et narratives. L’exploration esthétique et épistémologique de la science prend ainsi le pas sur le débat éthique.

Dans cet engouement du théâtre pour la science, Tom Stoppard joue le rôle d’un précurseur. Ses pièces au contenu scientifique le plus explicite, Hapgood (1988) et Arcadia (1993), correspondent au début de la vague contemporaine de science plays, et Arcadia a été applaudie comme l’un des mariages les plus réussis entre science et théâtre [3]. Mais l’intérêt de Stoppard pour le modèle scientifique ne date pas des années quatre-vingts, et nous retracerons ici son évolution depuis ses premières créations dans les années soixante. Le « modèle » scientifique a ici deux sens différents, car si d’une part le raisonnement logique et la formule mathématique ont servi de modèles à l’écriture dramatique de Stoppard, et la pensée mathématique est donc un exemple qu’il cherche à imiter, d’autre part un certain nombre de théories (la mécanique quantique, la théorie des catastrophes et la théorie du chaos) et de modèles mathématiques ont servi de métaphores structurantes à certaines de ses œuvres. Nous nous proposons ainsi d’analyser ces deux niveaux d’interaction avec les discours de la science, en cherchant à élucider le rapport qui s’y établit entre le modèle scientifique et la fable dramatique.

Pour Stoppard, la beauté mathématique est d’abord celle de l’équation et de la formule, et nous commencerons par analyser sa tendance à construire l’intrigue comme un problème logique. Le désir de logique éprouvé par les personnages de son théâtre est cependant frustré par des renversements de perspective et une instabilité herméneutique qui les pousse à remettre en cause leur raisonnement. Chez Stoppard, semble-t-il, la position objective du spectateur raisonnant n’est pas tenable ; elle sera toujours remise en cause. Cette déstabilisation postmoderne trouve alors ses métaphores dans certaines théories de la science du vingtième siècle, qui lui permettront de réconcilier la tentation de la logique avec l’impossibilité de la prévision. En se tournant vers les théories de l’incertitude et de la discontinuité, Stoppard trouvera des structures permettant à la fois de remettre en cause le fonctionnement linéaire traditionnel de la fable et de renouveler celle-ci, la rendant apte à exprimer l’imprévisibilité des systèmes humains.

I. La formule dramatique

Depuis le succès retentissant de Rosencrantz and Guildenstern are Dead en 1966, Tom Stoppard est devenu l’un des auteurs emblématiques du théâtre anglais contemporain. Ses dialogues comiques nourris de théories philosophiques, scientifiques et littéraires lui ont donné la réputation de dramaturge intellectuel, et l’un des traits les plus constants de son écriture est le jeu de langage sous toutes ses formes, que certains ont qualifié de « cerebral wit » [4] ou de « mécanique stoppardienne de la cérébralité » [5] . Son œuvre examine le langage et la représentation sous toutes leurs coutures et « offre une surabondance de mots, de signes, de référents et une théâtralité exacerbée » [6].

Or, dans cette réflexion sur le langage, la représentation mathématique occupe une place privilégiée, car le foisonnement du sens est toujours contenu par une forme logique. Lorsqu’il décrit son œuvre deux images reviennent régulièrement dans les propos de Stoppard : l’équation et le paradoxe. L’évènement théâtral devient “une équation qui se transforme sans cesse et dont la plupart des variables sont déterminées par la représentation” [7]. L’image de l’équation permet ainsi d’exprimer l’équilibre vivant de la représentation, équilibre qui dépend d’un public toujours différent et d’une performance qui ne se répète jamais à l’identique. Cette mathématisation de l’expérience théâtrale est renforcée par une insistance sur la forme logique dans la structure dramatique, car Stoppard souligne que son théâtre est toujours « logique et rationnel » [8] et que le paradoxe est une structure qui l’attire particulièrement : « Paradox appeals to me. Paradoxes have a shape, like a piece of architecture. […] They’re like a thought process in concrete form – you can see the actual shape and structure of it » [9].

On voit ici à quel point la logique séduit par sa forme et par sa capacité à structurer l’œuvre théâtrale [10] De fait, la formule et le paradoxe vont souvent fournir la forme dramatique des pièces de Stoppard. Dès 1969, il place une équation au centre de sa pièce radiophonique Albert’s Bridge. Albert est un diplômé de philosophie devenu peintre, et son travail quotidien consiste à repeindre le pont de Clufton Bay. L’équipe d’entretien comprend quatre peintres, et la vitesse de détérioration de la peinture fait de leur travail une opération continue : dès que les ouvriers atteignent une extrémité du pont, l’autre extrémité a de nouveau besoin d’être repeinte. Au début de la pièce, l’ingénieur Fitch propose une restructuration de l’opération : en utilisant une peinture quatre fois plus résistante, et en n’employant plus qu’un seul peintre, la ville pourra économiser des sommes considérables. Albert sera ce peintre solitaire, et le drame qui s’ensuit découle d’une simple erreur de calcul, puisque Fitch omet de prendre en compte la phase de transition au cours de laquelle l’ancienne peinture s’effritera aussi vite qu’avant, et le peintre chargé de son entretien ne pourra pas la remplacer assez vite par la nouvelle. Cette erreur de calcul produit une comédie noire dans laquelle la détérioration rapide du pont, qui scandalise les habitants de Clufton, est accompagnée par une détérioration tout aussi rapide du caractère d’Albert, qui se laisse enivrer par le sentiment de maîtrise et de supériorité que lui procure sa position au-dessus de la ville. Sa misanthropie ne cesse de grandir, et il abandonne progressivement femme et enfant pour se réfugier dans l’abstraction et la solitude, avec pour seul compagnon un suicidaire récidiviste, Fraser, dont les tentatives répétées échouent toujours face à la beauté du spectacle offert par la ville. La pièce se conclut par l’effondrement du pont, lorsque Fitch décide d’envoyer mille sept cent quatre-vingt dix-neuf peintres terminer le travail en une journée : l’effet combiné de leurs pas déclenche l’oscillation de la structure, et la belle équation de l’ingénieur s’écroule en quelques instants.

Le pont d’Albert incarne ainsi un désir d’ordre et de maîtrise du monde qui sera toujours voué à l’échec. Fitch et Albert partagent cette fascination pour l’équation qu’il représente : « It’s poetry to me », s’extasie Fitch, « a perfect equation of space, time and energy… It’s continuity, control – mathematics » [11]. La formule mathématique exprime la maîtrise logique du réel et s’oppose au chaos de la vie quotidienne des citadins. Ce contraste est souligné à plusieurs reprises par Fraser, qui fuit le désordre de la ville pour se réfugier dans la tranquillité de la perspective mathématique :

– FRASER … I couldn’t bear the noise, and the chaos. I couldn’t get free of it, the enormity of that disorder, so dependent on a chance sequence of action and reaction. […] Quite ordered, seen from above. Laid out in squares, each square a function, each dot a functionary. I really think it might work. Yes, from a vantage point like this, the idea of society is just about tenable [12].

Le pont devient le symbole d’une réalité maîtrisée par la géométrie et la formule mathématique, et si les fantasmes d’Albert et de Fitch sont détruits par son effondrement final, la maîtrise mathématique de l’auteur est, elle, parfaitement conservée, car l’oscillation destructrice du pont peut elle aussi être exprimée par une formule physique. Celle-ci sera évoquée dans les derniers instants par Fraser : «the physical laws are inviolate […] if you carry on like that a bridge will shiver, the girders tensed and trembling for the release of energy being driven through them… » [13]. La structure architecturale s’effondre peut-être, mais la forme logique de la pièce reste intacte.

La séduction de l’équation réside donc autant dans l’idée d’équilibre que dans la notion de formule, si l’on songe à la racine latine du mot forma et à l’idée de forme de pensée. Cette fascination pour la formule réapparaît dans les pièces philosophiques et politiques des années soixante-dix et quatre-vingt, dans lesquelles Stoppard joue de plus en plus avec le paradoxe. Dans la comédie philosophique Jumpers (1972), il met en scène un philosophe moral en lutte contre le positivisme logique, qui tente inlassablement de prouver l’existence de Dieu en explorant les paradoxes de l’argumentation adverse. Puis, dans une série de pièces dénonçant la répression dans les pays du bloc de l’Est, Stoppard fait le procès du raisonnement totalitaire en l’examinant d’un point de vue logique. Every Good Boy Deserves Favour, Professional Foul, et Squaring the Circle abordent le totalitarisme en démontrant que le langage et la logique peuvent être des outils de répression politique, et en soulignant les paradoxes qui en découlent. La formule mathématique devient alors le lieu de la contradiction et de l’insoluble, notamment dans la « pièce pour acteurs et orchestre » issue d’une collaboration avec le compositeur André Previn, Every Good Boy Deserves Favour.

En 1976, sa rencontre avec le dissident tchèque Victor Fainberg pousse Stoppard à dénoncer une pratique fréquente des régimes répressifs : l’internement des dissidents dans des asiles sous prétexte de troubles mentaux. Stoppard milite pour la libération du dramaturge Václav Havel, interné lui aussi, et commence alors à s’intéresse à ce qu’il nomme la « logique de la répression » [14]. Every Good Boy Deserves Favour illustre cette logique par une situation fictionnelle semblable à celle de Havel. Alexander Ivanov y est interné dans un hôpital psychiatrique pour avoir critiqué le régime de son pays. Son internement et sa grève de la faim ont soulevé l’indignation internationale, et sa libération est immanente, mais le régime doit trouver une façon de procéder qui lui permette de sauver la face : « They don’t want to lose ground », affirme Ivanov, « They need a formula » [15]. Ainsi le discours politique est représenté par l’idée de formule, qui connote le slogan de propagande mais aussi la formule mathématique. Lorsque Ivanov refuse de déclarer qu’il a été interné pour de bonnes raisons et menace de mourir de faim à l’hôpital, le directeur de l’hôpital se dit alors confronté à une « impasse logique », puisque le régime ne peut se contredire publiquement. L’idée de logique est donc déterminée par le discours politique qui l’emploie, et les syllogismes et paradoxes qui en découlent sont fondés sur la contrainte.

Afin de mieux souligner l’absurdité du raisonnement politique, Stoppard l’intègre aux scènes d’école où le fils d’Ivanov, Sacha, récite ses leçons de géométrie :

–SACHA ‘A point has position but no dimension.’

– TEACHER The asylum is for malcontents who don’t know what they’re doing.

– SACHA ‘A line has length but no breadth.’

– TEACHER They know what they’re doing but they don’t know it’s anti-social.

– SACHA ‘A straight line is the shortest distance between two points.’

– TEACHER They know it’s anti-social but they’re fanatics.

– SACHA ‘A circle is the path of a point moving equidistant to a given point.’

– TEACHER They’re sick.

– SACHA ‘A polygon is a plane area bounded by straight lines.’

– TEACHER And it’s not a prison, it’s a hospital [16]

L’effet de cette juxtaposition est double : d’une part, les axiomes de la géométrie euclidienne produisent un écho ironique aux propositions de la maîtresse (la « position » des mécontents répond à celle du point, l’hôpital est un exemple de polygone, etc.) et leur donne une résonance mathématique ; d’autre part, l’enchaînement limpide de l’axiomatique forme ici un contrepoint au raisonnement de la maîtresse, et en fait ressortir les multiples contradictions. Dans Every Good Boy Deserves Favour, le discours géométrique représente donc un certain espoir de résistance par la raison. Dans les années suivantes, Stoppard reprendra la notion de contradiction inhérente au système dans deux pièces écrites pour la télévision : Professional Foul et Squaring the Circle. Inspiré par la charte 77 et la répression des intellectuels qui sévissait en Tchécoslovaquie, le scénario de Professional Foul intègre des notions de la théorie des catastrophes pour explorer les paradoxes éthiques soulevés par les régimes répressifs. Puis, dans Squaring the Circle, Poland 1980-1, Stoppard étudie le conflit qui oppose au début des années quatre-vingts le syndicat Solidarité à l’état communiste polonais, et perçoit la situation comme une impasse qui découle de la contradiction entre deux systèmes de valeurs. Il intitule donc sa pièce « la quadrature du cercle », et la géométrie lui permet ainsi d’exprimer à nouveau l’idée du problème insoluble [17].

La formule mathématique permet ainsi de décrire métaphoriquement les systèmes humains explorés par le dramaturge, et la fable dramatique est redéfinie en termes de problème qui sera résolu par la logique. Prenons comme dernier exemple Hapgood (1988), un thriller d’espionnage empreint de physique quantique qui poursuit de façon plus systématique cette imitation du raisonnement scientifique. Dans une atmosphère de mystère et de double jeu inspirée par les romans de John Le Carré, l’intrigue repose sur une enquête menée par l’espion britannique Hapgood, à la recherche d’un agent double qui agirait dans son équipe. La duplicité est omniprésente dans l’intrigue, l’identité des personnages se transforme sans cesse, et la présence d’un physicien dans l’équipe permet d’exprimer cette ambivalence fondamentale par une métaphore scientifique : celle de la dualité de la lumière, qui présente simultanément des propriétés d’ondes et particules. La fonction dramatique du physicien Kerner est de décrire régulièrement l’intrigue en termes de problème logique, et Hapgood jongle ainsi avec deux genres non-dramatiques : la pièce peut être lue à la fois comme un pastiche du roman d’espionnage, qui joue de son vocabulaire et de ses scènes incontournables, et comme un hommage à la rhétorique de la communication scientifique. Kerner, grand amateur de romans d’espionnage, s’exaspère parfois devant leur complexité par comparaison avec l’écriture scientifique :

KERNER … When I write an experiment I do not wish you to be surprised, it is not a joke. This is why a science paper is a beautiful thing : first, here is what we will find ; now, here is how we find it ; here is the first puzzle, here is the answer, now we can move on. This is polite. We don’t save up all the puzzles to make a triumph for the author [18].

Or, la structure logique du « science paper » décrite par Kerner correspond exactement à la structure dramatique de Hapgood, car la pièce prend à contre-pied le fonctionnement classique du roman d’espionnage : les hypothèses de départ (l’identité du traître, et plus généralement la duplicité de l’identité humaine) sont annoncées dans le premier acte, et le deuxième acte se résume à leur démonstration. Le mot « hypothesis » est employé par les personnages au sujet de l’identité présumée du double espion, et le deuxième acte est ainsi conçu comme une vérification expérimentale de cette hypothèse. Enfin, Stoppard lui-même reprend fréquemment cette notion dans ses entretiens : « That was the hypothesis which generated the play itself, that the dual nature of light works for people as well as things, and the one you meet in public is simply the working majority of that person » [19].

Appuyée par une terminologie scientifique, la représentation semble donc fonctionner comme une validation expérimentale d’une hypothèse initiale.

II. La raison désorientée

La fable stoppardienne est ainsi structurée par la formule et le paradoxe, et la scène y est redéfinie comme un lieu de démonstration. Toutefois cette recherche de la forme logique ne caractérise pas seulement la démarche du dramaturge : elle est aussi le propre des personnages du théâtre de Stoppard. Leur désir de logique y est exploré sous toutes ses coutures, et fait l’objet d’une grande suspicion.

Animée par la quête du sens, la scène de Stoppard est peuplée de raisonneurs. Les deux personnages éponymes de Rosencrantz et Guildenstern sont morts, deux personnages mineurs d’Hamlet promus sur le devant de la scène, n’en finissent pas de chercher la logique à l’œuvre dans leur destin. Pour Guildenstern “[t]he scientific approach to the examination of phenomena is a defence against the pure emotion of fear” [20], et il n’aura de cesse de chercher à expliquer leur existence en apparence absurde. Cette obsession de l’explication est reprise en 1967 dans Another Moon Called Earth, où un logicien, Bone, s’efforce de découvrir la trame cachée des évènements de l’histoire, animé par la conviction que « tout est logique, tout s’intègre à notre destinée universelle » [21] , tandis que sa femme prône le relativisme moral et commet un meurtre sans aucun motif apparent. « Logic is all I ask » s’écrie Bone, et ce cri du cœur pourrait être celui de bien des personnages stoppardiens par la suite : le philosophe George Moore dans Jumpers, le prisonnier Alexander Ivanov dans Every Good Boy Deserves Favour, mais aussi l’espion éponyme de Hapgood ou l’historienne Hannah dans Arcadia, et bien d’autres encore, dans une longue galerie de raisonneurs qui se heurtent inévitablement à la résistance du réel sous le schéma logique.

En effet la position du raisonneur est sans cesse mise en péril, car deux de ses facultés sont constamment déstabilisées : celle de l’observation objective d’une part, celle de la prévision d’autre part. Comme le souligne Valérie Francoite-Chabin, le théâtre de Stoppard met en œuvre un « discrédit sévère des critères objectifs d’explication du monde et d’émergence du sens » qui aboutit à une « dislocation des certitudes » [22]. Ses pièces juxtaposent des versions contradictoires de la vérité, et les différentes visions des évènements s’y heurtent sans cesse. On a souvent remarqué que cette insistance sur la fabulation pouvait être rattachée à une esthétique postmoderniste [23]. Mais ce qui nous intéresse ici dans cette multiplication des points de vue est surtout la déstabilisation de l’observateur qui en résulte. Qu’il s’agisse de philosophes, d’historiens ou d’acteurs politiques, les raisonneurs de Stoppard cherchent inlassablement une vue d’ensemble, une vision globale qui leur permettrait de maîtriser les évènements. Cette stabilité leur est toutefois refusée, et c’est ainsi une conception théorique de la connaissance qui se trouve remise en cause, conception dans laquelle la notion grecque de theoria (de theôrein, « observer ») associe le savoir à la vision. L’observateur stoppardien ne peut trouver un point fixe d’observation, il est constamment désorienté et impliqué dans le monde qu’il contemple [24]. Dans un article publié en 1975 dans The Encounter, Cliver James compara cette déstabilisation constante à un univers Einsteinien qui se serait substitué à celui de Copernic, et Stoppard reprit ensuite cette description à son compte :

There is no observer. There is no safe point around which everything takes its proper place, so that you see things flat and see how they relate to each other. Although the Einstein versus Copernican image sounds pretentious, I can’t think of a better one to explain what he meant – that there’s no point of rest [25].

L’affirmation qu’il « n’y a pas d’observateur » peut paraître surprenante, puisque la figure du raisonneur implique toujours une tentative d’observation. Mais Stoppard réfute ici la possibilité d’une position neutre d’où l’on pourrait observer l’ensemble de la situation, et par là-même l’existence d’un pur spectateur. Sur cette scène instable, tout observateur sera aussi acteur des évènements.

La position théorique de ses personnages est ainsi systématiquement déstabilisée. Dans Albert’s Bridge, l’effondrement du pont marque de façon très dramatique la fin du regard surplombant, et on ne peut manquer de remarquer que le nombre de peintres envoyés par Fitch – 1800 en comptant Albert – correspond à la fin du siècle des Lumières et du règne philosophique de la raison. Selon Ewa Keblowska-Lawniczak, la fin d’Albert’s Bridge est représentative de la multiplication des perspectives et de la perte de la maîtrise visuelle qui sous-tend le théâtre de Stoppard, et qui prend ici la forme d’une « chute du sujet cartésien » [26]. En effet, la chute d’Albert marque l’impossibilité d’un regard détaché et dissocié de la réalité physique, et donc d’un fantasme de l’œil maîtrisant son spectacle. La fin de la belle équation du pont sonne le glas du rêve d’une existence neutre :

ALBERT … there are no consequences to a coat of paint. That’s more than you can say for a factory man ; his bits and pieces scatter, grow wheels, disintegrate, change colour, join up in new forms which he doesn’t know anything about ; in short he doesn’t know what he’s done to whom [27].

A l’instar d’Albert, les observateurs Stoppardiens ne pourront échapper aux « conséquences » : ils seront sans cesse impliqués dans cette vie qu’ils essaient de contempler, et surtout, dans ces histoires qu’ils tentent de narrer. Car le plus souvent, leur rationalisation du monde est une rationalisation des structures narratives qui les gouvernent, qu’il s’agisse de l’Histoire ou des autres récits qui ordonnent leur existence [28] . Ainsi dans Jumpers le professeur Moore tente de prouver une fois pour toute l’existence de Dieu, mais sera arraché à son grand travail théologique par la réalité de plus en plus incontournable d’un meurtre que sa femme dissimule dans sa chambre. Et nous verrons que dans Hapgood, cette impossibilité de l’observation neutre devient la clef de l’intrigue, puisque le physicien Kerner compare les incertitudes de l’interprétation politique à celles de la mécanique quantique, en soulignant que l’observateur influe toujours sur les réponses qu’il obtient.

La position du raisonneur se révèle donc toujours instable. Comme le soulignait déjà Stephen Toulmin en 1982, les spectateurs de Stoppard seront toujours impliqués dans les phénomènes observés, et cette méfiance postmoderne reflète ainsi les révolutions scientifiques du vingtième siècle, à une époque où « la posture traditionnelle du chercheur comme theoros, ou spectateur, ne peut plus être maintenue » [29] . Il paraît alors peu surprenant que Stoppard se soit tourné vers la science contemporaine pour y puiser ses métaphores.

III. L’incertitude modélisée

Stoppard remet ainsi en cause la position du sujet connaissant, et sa déstabilisation est renforcée par l’imprévisibilité des systèmes qu’il étudie. L’être humain – car le projet de connaissance est toujours, au fond, celui d’une connaissance de l’humain – déjoue les tentatives de prédiction en désobéissant aux règles qu’on lui a fixées. Nous atteignons ici une ambivalence constitutive de ce théâtre, car le raisonnement mathématique n’en reste pas moins un modèle : bien que la contradiction et le désordre viennent perturber les systèmes du raisonneur, la structure dramatique tend toujours vers une explication et une réaffirmation de la causalité intelligible [30]. L’instabilité épistémologique n’est que temporaire, et c’est dans le cadre de ce retour à l’explication logique, afin de formuler l’incertitude, que se produit le détournement de certaines théories mathématiques et physiques. Nous concluons donc cette analyse par une comparaison de trois pièces dont l’intrigue est explicitement structurée par une théorie scientifique et ses modèles : la théorie des catastrophes dans Professional Foul, la mécanique quantique dans Hapgood et la théorie du chaos dans Arcadia. Dans ces trois pièces l’emprunt scientifique se fait sur le mode du détournement métaphorique : à travers le monde de l’électron où les systèmes turbulents, c’est toujours de l’homme qu’il s’agit, et de sa rationalisation dans un modèle qui permet d’intégrer l’incertitude et la contradiction.

C’est dans sa pièce télévisée Professional Foul que Stoppard utilise pour la première fois une théorie scientifique pour structurer sa trame narrative. L’intrigue de Professional Foul repose sur le dilemme éthique rencontré par un philosophe, Anderson, pendant une visite à Prague en 1977. Invité par les autorités tchécoslovaques pour donner une communication sur l’éthique dans une conférence internationale, Anderson retrouve un de ses anciens étudiants, devenu dissident politique, qui lui demande d’emporter une thèse dans ses bagages lorsqu’il quittera le pays. Anderson refuse tout d’abord, car il serait contraire à ses principes éthiques de trahir la confiance d’un gouvernement dont il est l’invité. Le titre souligne cette idée, « foul » signifiant une faute commise dans un jeu, un coup qui ne respecte pas les règles. Mais au fil de la pièce il sera amené à reconsidérer sa position, et c’est la théorie d’un autre intervenant qui lui fournira la formulation nécessaire de sa contradiction. Au cours de la conférence, le philosophe McKendrick propose ce qu’il appelle une « application audacieuse » de la théorie des catastrophes à l’éthique. La théorie des catastrophes permet de construire des modèles mathématiques continus qui décrivent des phénomènes discontinus : le terme de « catastrophe » évoque cette discontinuité, et les points où une fonction change brusquement de forme. McKendrick se saisit de cette idée de renversement pour l’appliquer aux situations dans lesquelles on doit enfreindre une règle éthique pour agir moralement, et ainsi redéfinir brusquement la notion d’action « morale » :

 MCKENDRICK … The mistake that people make is, they think a moral principle is indefinitely extendible, that it holds good for any situation, a straight line cutting across the graph of our actual situation – here you are, you see – (He uses a knife to score a line in front of him, straight across the table cloth, left to right in front of him.) ‘Morality’ down there ; running parallel to ‘Immorality’ up here – (He scores a parallel line.) – and never the twain shall meet. They think that is what a principle means.

 ANDERSON And isn’t it ?

 MCKENDRICK No. […] There’s a point – the catastrophe point – where your progress along one line of behaviour jumps you into the opposite line ; the principle reverses itself at the point where a rational man would abandon it [31]

Ce dialogue illustre parfaitement le double avantage de la modélisation mathématique pour Stoppard, car elle fournit à la fois une structure visuelle, qui permet de visualiser le paradoxe, et une structure narrative, qui va se superposer à l’intrigue dans la suite de l’action. La description de McKendrick n’est pas un modèle de précision, mais elle suggère graphiquement la nécessité de renoncer parfois à un système pour rester « rationnel ». Et alors que McKendrick se garde bien d’appliquer cette théorie, Anderson en fera la démonstration en emportant les documents interdits. Conformément à nos remarques précédentes, le raisonneur est donc forcé de changer son point de vue et de renoncer à sa position de theoros, en s’impliquant dans le jeu. Grâce au modèle mathématique, la démarche rationnelle est cependant préservée.

On retrouve ici la prédilection de Stoppard pour les intrigues fondées sur une forme paradoxale, et la greffe de la théorie mathématique sur la fable dramatique permet de formuler l’incohérence apparente en l’intégrant à une explication rationnelle. Dans le monde de l’espionnage représenté par Hapgood, cette greffe se produit deux fois, une première fois à l’échelle d’une scène et une deuxième à l’échelle de la pièce entière. Hapgood commence par un mystérieux échange de mallettes dans une piscine municipale, où les espions des deux blocs suivent un circuit complexe dans des cabines de douche, et à la fin de cette petite chorégraphie l’agent britannique Hapgood perd la mallette – et les informations – qu’elle croyait utiliser pour piéger un traître à la solde des russes. Cette scène d’ouverture donne le ton de la pièce, puisqu’il y sera constamment question d’échanges et de permutations. L’équipe de Hapgood, ainsi que l’agent américain Wates, sont incapables de comprendre ce qu’il s’y est passé, jusqu’à ce que la solution soit fournie par le physicien Kerner, qui compare la disposition des cabines au problème des sept ponts de Königsberg (Kaliningrad). Inspiré par la disposition particulière de Kaliningrad, avec ses deux îles reliées entre elles et au continent, le problème consiste à savoir si un promeneur peut parcourir les sept ponts qui relient les rives et les îles de la ville et revenir à son point de départ, sans passer deux fois sur le même pont. Muni d’un schéma, Kerner explique donc ce problème à Hapgood et au public :

 KERNER … When I looked at Wates’s diagram I saw that Euler had already done the proof. It was the bridges of Konigsberg, only simpler.

 HAPGOOD What did Euler prove ?

 KERNER It can’t be done, you need two walkers [32].

Le modèle mathématique permet ainsi de visualiser le problème et d’en suggérer la solution : il s’agissait en fait non pas d’un, mais de deux espions. Cette première énigme fonctionne alors comme une miniature de la pièce entière : tout comme la première scène est modelée sur puis modélisée par les ponts de Königsberg, l’ensemble de la fable dramatique sera structurée par la métaphore de la dualité de la lumière. Résumés par Kerner dans de longs monologues décriés par la critique, les principes de la mécanique quantique se superposent aux incertitudes du monde de l’espionnage. Lorsque Hapgood se lance à la recherche du traître dans son équipe, la dualité de la lumière est transposée à l’énigme : « KERNER … The act of observing determines what’s what. […] Somehow light is continuous and also discontinuous. The experimenter makes the choice. You get what you interrogate for “[33].

Selon Kerner, aucune observation ne peut déterminer objectivement l’identité d’un être humain. Ses différentes facettes sont révélées par différentes méthodes d’interrogation, tout comme différents dispositifs d’observation peuvent démontrer la nature ondulatoire ou particulaire de la lumière. Cette métaphore physique est ensuite étendue pour englober, de façon très simplifiée, le principe d’incertitude d’Heisenberg : selon Kerner, dans le monde de l’espion comme dans celui de l’électron, les résultats de l’observation sont caractérisés par des relations d’incertitude, et « le monde des particules est l’univers rêvé de tout agent des services secrets » [34] . La métaphore quantique structure ainsi l’action de Hapgood, car les rebondissements de l’intrigue révèleront progressivement la présence d’agents doubles dans l’équipe (Kerner et Ridley), mais aussi de doubles (on découvrira que Ridley a un frère jumeau), et enfin la dualité fondamentale de l’identité humaine :

KERNER … We’re all doubles… The one who puts on the clothes in the morning is the working majority, but at night – perhaps in the moment before unconsciousness – we meet our sleeper – the priest is visited by the doubter, the Marxist sees the civilizing force of the bourgeoise, the captain of industry admits the justice of common ownership [35].

Au fil de la pièce, le rôle ambigu de Kerner illustrera l’idée que l’identité humaine peut comporter des facettes contradictoires, nécessitant parfois des descriptions alternatives et apparemment impossibles à concilier. D’agent double, il deviendra agent triple ou quadruple, ne sachant plus quel bloc retient son allégeance. Selon les questions qu’on lui pose, il sera l’un ou l’autre, démontrant ainsi qu’ « on obtient les réponses qu’on cherche ».

Tout comme la démonstration de McKendrick dans Professional Foul, la théorie scientifique sert ainsi à la fois de support visuel de l’énigme et de métaphore narrative qui vient structurer la fable. Mais alors que le modèle mathématique du professeur McKendrick était évoqué une seule fois dans la pièce, et fonctionnait directement comme une métaphore du problème exposé, les références scientifiques de Hapgood sont bien plus fréquentes et font l’objet de longues discussions entre les personnages. Pour construire sa métaphore, Stoppard s’est fortement inspiré des écrits de R. Feynman (Lectures on Physics et The Character of Physical Law) et de J. C. Polkinghorne (The Quantum World), ainsi que de toute une correspondance avec ce dernier au sujet de la mécanique quantique [36]. Entre Professional Foul et Hapgood, on passe donc de la métaphore scientifique ponctuelle à une intégration systématique de la théorie tout au long de l’intrigue. Le théâtre à référence scientifique est devenu un véritable théâtre d’idées [37], dont les longs passages théoriques laissèrent toutefois de nombreux spectateurs perplexes.

Alors que Hapgood avait été accueillie très froidement par la critique, Arcadia fut applaudie comme une intégration réussie du théorique et de l’humain [38]. Pour ne pas répéter les nombreuses analyses dont Arcadia a fait l’objet, nous nous bornerons ici à en rappeler les grandes lignes et à souligner la continuité qui relie cette pièce aux précédentes. L’intrigue repose, comme celle de Hapgood, sur une enquête. La pièce alterne entre deux époques dans une grande demeure anglaise, et juxtapose les évènements de 1809 et 1812 à l’interprétation de ces mêmes évènements par les occupants de la maison en 1991. Les scènes du dix-neuvième siècle suivent l’éducation d’un génie mathématique, la jeune Thomasina Coverly, par son tuteur Septimus Hodge, ainsi que les intrigues amoureuses des habitants de Sidley Park et de leurs visiteurs, les poètes Chater et Byron. Dans les scènes du vingtième siècle, les chercheurs Hannah Jarvis et Bernard Nightingale cherchent à reconstituer les évènements du dix-neuvième : Hannah retrace l’histoire du jardin de Sidley Park, et son évolution du classicisme au romantisme, tandis que Bernard tente de prouver que Byron a commis un meurtre pendant son séjour dans la maison. Un troisième chercheur enfin, le descendant de Thomasina, Valentine Coverly [39], poursuit des recherches mathématiques dans le domaine de la théorie du chaos. Le désir de connaissance, à tous les sens du terme, fournit donc le moteur de l’action, et d’emblée l’enquête historique est orientée par un parallèle avec l’enquête mathématique. Leur juxtaposition suggère la possibilité de greffer le modèle scientifique sur la démarche historiographique, et au fil de la pièce les découvertes mathématiques de Thomasina et les explications de Valentine fournissent des concepts qui seront transférés aux « systèmes » humains en question.

Dans la conception d’Arcadia, Stoppard avait poussé son enquête plus loin que pour Hapgood. Après diverses lectures sur la théorie du chaos (notamment Chaos, de James Gleick) et la géométrie fractale (notamment The Fractal Geometry of Nature, de Mandelbrot), il s’assura aussi que ses acteurs connaissaient suffisamment les théories en question, et leur fit visiter le laboratoire du professeur Robert May à Oxford [40]. Nourrie de ces recherches, la structure complexe d’Arcadia intègre des modèles mathématiques à de multiples niveaux. Au niveau thématique, les principes théoriques sont introduits par les réflexions de Thomasina, qui découvre successivement l’entropie, l’itération et la géométrie fractale. En plaçant ces notions dans la bouche d’une adolescente – Thomasina a treize ans au début de la pièce, seize à la fin – Stoppard s’assure que son public pourra comprendre leur formulation. Ainsi lorsque Thomasina découvre le deuxième principe de la thermodynamique, sa démarche est exprimée par une image enfantine de l’irréversibilité qui sert d’appui visuel au spectateur :

THOMASINA When you stir your rice pudding, Septimus, the spoonful of jam spreads itself round making red trails like the picture of a meteor in my astronomical atlas. But if you stir backward, the jam will not come together again. Indeed, the pudding does not notice and continues to turn pink just as before. Do you think this is odd ? […] You cannot stir things apart [41].

Par la suite, toutes les images choisis par Thomasina garderont cette simplicité, qu’il s’agisse de la feuille dont elle étudiera la forme fractale ou du lapin qui inspirera son étude d’une population par itérations successives. Valentine apportera une formulation plus mathématique à ces problèmes, mais les intuitions de la jeune fille fournissent au spectateur un point d’entrée dans l’univers mathématique.

En situant l’action au début de la période romantique, Stoppard souligne la parenté entre le romantisme et les idées d’entropie et de chaos que découvrent se personnages. Cherchant à mettre en avant le parallèle qu’on peut tracer entre les révolutions scientifiques et esthétiques, il superpose le contraste entre classicisme et romantisme à celui qui oppose les mathématiques de Newton aux nouvelles découvertes qui commencent à remettre en cause la conception newtonienne du déterminisme au dix-neuvième siècle. Ce parallèle entre science et esthétique est souligné par la citation de poèmes romantiques en écho aux théories scientifiques, ainsi que par la forme même de la pièce. En effet le traitement thématique de la science est renforcé par une esthétique inspirée par la géométrie fractale et ses principes d’itération et de similitude interne. La géométrie fractale permet de décrire des objets irréguliers caractérisés par l’autosimilarité, et Stoppard utilise ces notions pour souligner une organisation régulière dans la structure complexe de sa pièce. Ainsi, selon Christopher Innes, la structure temporelle intègre le principe de similitude interne, car les personnages du vingtième siècle reflètent, avec de légères variations, ceux du dix-neuvième . [42]. Nous pouvons étendre cette remarque à certaines images récurrentes à différentes échelles dans la pièce : par exemple, la spirale rosée de Thomasina est répercutée dans l’agencement des scènes, où les deux époques commencent par se succéder et finissent par coexister dans la dernière scène. Macrostructures et microstructures se répondent, et l’une des formes les plus récurrentes de cette similitude interne est l’omniprésence du triangle dans les rapports entre personnages. Selon Ira Nadel, cette disposition seraient inspirée par le triangle fractal de Sierpinski, qui a fourni l’une des clefs de l’intrigue pour Stoppard et qu’on retrouve dans des positionnements triangulaires dans ses indications de mise en scène [43]. Bien qu’on ne puisse pas légitimement parler d’ « application » de la théorie à l’esthétique dramatique, les idées mathématiques sont ainsi mises en jeu par le réseau d’images de la pièce [44].

Enfin, certains principes de la théorie du chaos structurent la trame narrative, car les péripéties de l’enquête sont nourries par une grande sensibilité aux conditions initiales. Valentine, qui étudie les phénomènes de variation de population, souligne l’impossibilité de prendre en compte toutes les causes dans un système :

 VALENTINE … The unpredictable and the predetermined unfold together to make everything the way it is. […] We can’t even predict the next drip from a dripping tap when it gets irregular. Each drip sets up the conditions for the next, the smallest variation blows prediction apart, and the weather is unpredictable the same way, will always be unpredictable. […] The future is disorder. [45]

Cette impossible prédiction sera en effet illustrée par l’enquête historique de Hannah et Bernard, car les évènements du dix-neuvième siècle seront le plus souvent déterminés par des causes infimes aux conséquences imprévisibles. L’ignorance de ces facteurs amène Bernard à construire une version complètement fausse des évènements, dans laquelle Byron se conduit en bon héros romantique et tue son rival, Chater, dans un duel. Comme dans Hapgood, l’observateur obtient les résultats qu’il cherche, et la réalité, à laquelle les spectateurs ont un accès privilégié, est bien différente : c’est Septimus, et non Byron, qui se bat en duel, et la mort de Chater sera due à une simple morsure de singe. La sensibilité aux conditions initiales est donc exploitée à des fins comiques, jusqu’à ce que la démarche rationnelle de Hannah rétablisse cette version des évènements. La métaphore scientifique permet ainsi de construire une réflexion sur le processus d’interprétation, et celle-ci s’applique aussi bien au spectateur qu’aux personnages. Le public se laisse prendre au jeu herméneutique en traitant les différentes informations qu’on lui donne, et le caractère vivant de l’expérience théâtrale renforce l’aspect ludique de ce processus [46].

La particularité d’Arcadia est donc de mettre en abyme son utilisation métaphorique du modèle scientifique. Le modèle des systèmes non-linéaires fournit une métaphore narrative qui structure aussi bien la démarche historiographique des personnages (la fable dans la fable) que la fable dramatique qui les gouverne. Le rôle primordial du discours scientifique est ainsi de fournir une structure narrative, et Stoppard joue visiblement sur la polysémie du mot plot –souvent employé par Valentine et Thomasina – qui peut désigner la représentation d’une équation dans un système de coordonnées, mais aussi l’intrigue ou la fable dramatique, plot étant la traduction la plus courante du mythos d’Aristote [47] . Dans cette intégration systématique de la fable et du discours scientifique, la théorie scientifique participe de la « collusion générique » de la pièce, « tour à tour une comédie de mœurs, une enquête policière, une démonstration mathématique, une conférence universitaire, une énigme littéraire » [48], tout en étant un modèle privilégié qui permet à Stoppard de renouveler la fable dramatique en y intégrant l’incertitude fondamentale de l’entreprise de connaissance [49].

De l’équation au graphique, de l’axiome à la théorie, la modélisation scientifique du réel fournit ainsi un motif récurrent dans le théâtre de Stoppard. Au fil des pièces le « modèle » se transforme : les axiomes d’Euclide sont remplacés par des fractales et des systèmes chaotiques, et la séduction de la formule et du paradoxe cède la place à l’expression de l’incertitude et de l’imprévisible. Mais l’attrait du discours scientifique reste toujours celui de la formulation du monde, dans un théâtre qui, malgré son instabilité herméneutique, ne renonce jamais à dire l’humain, et à soumettre le monde et la scène à l’emprise du logos.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), Vol. II, 2008

notes:

[1] Ces pieces sont recensées dans l’ouvrage de Charles A. Carpenter, Dramatists and the Bomb : American and British Playwrights Confront the Nuclear Age, 1945-1964 (Westport, Conn., Greenwood Press, 1999).

[2] Selon Nicole Boireau, c’est au cours des années 80 que « la pensée scientifique semble prendre le relais de la thématique de la guerre froide. […] A la fois thème et structure, la science prend une place de premier plan dans la démarche intellectuelle et dramaturgique de certains auteurs, et non des moindres, tels Terry Johnson, Howard Brenton, Tom Stoppard, Edward Bond, Michael Frayn, Timberlake Wertenbaker. Les paradoxes de la pensée postmoderne informent le travail scénique et l’écriture dramatique. » (Théâtre et société en Angleterre des années 1950 à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France (Perspectives anglo-saxonnes), 2000, p. 144)

[3] Pour une analyse détaillée du phénomène des science plays, on se reportera à l’ouvrage de Kirsten Shepherd-Barr, Science on Stage, From Dr Faustus to Copenhagen (Princeton University Press, 2006).

[4] John Fleming, Stoppard’s Theatre : Finding Order Amid Chaos, Austin, University of Texas Press, 2001, p. 253.

[5] Nicole Boireau, Théâtre et société en Angleterre, op. cit., p. 231.

[6] Elisabeth Angel-Perez, Le Théâtre anglais, Paris, Hachette, 1997, p. 125.

[7] “A play in the theatre is an equation which is continuously changing and most of the variables are specific to the performance”, Tom Stoppard, « The text’s the thing », Daily Telegraph, 23/04/88.

[8] “My plays may have a fragmented look, but they’re very traditional plays. Everything is logical and rational”, entretien avec Stanley Eichelbaum, San Francisco Examiner, 28/03/1977, in Paul Delaney (éd.), Tom Stoppard in Conversation, University of Michigan Press, 1994, p. 105.,

[9] Entretien avec Stephen Schiff, Vanity Fair, 52-5, mai 1989, in Paul Delaney, Tom Stoppard in Conversation, op. cit, p. 223. « Les paradoxes m’attirent. Ils ont une forme, comme une architecture. […] On dirait un processus de pensée concrétisé, dont on peut voir la forme et la structure. »

[10] La biographe Ira Nadel affirme que Beckett aurait servi de modèle à Stoppard, car il était lui aussi fasciné par les mathématiques et leurs paradoxes (Double Act, A Life of Tom Stoppard, Londres, Methuen, 2002, p. 426).

[11] Tom Stoppard, Albert’s Bridge, Londres, Samuel French, 1969, p. 12. “Ce projet, je le ressens comme de la poésie : l’équation parfait du temps, de l’espace et de la vitesse de travail… C’est le sens même du rendement ; de l’efficacité et des mathématiques…”, Albert et son pont, adaptation française de J.-F. Prévand et Stephan Meldegg, éds. Du Laquet, 1994 (1979), p. 14.

[12] Tom Stoppard, Albert’s Bridge, op. cit., p. 27-28. « Je ne pouvais plus supporter le bruit et le chaos, ni l’obsession d’un si irrationnel magma d’effets et de causes toujours à la merci du hasard et jamais à l’abri de la moindre réaction en chaîne. […] [V]u d’ici tout paraît harmonieux… ordonné en petites cases, à chaque petite case une fonction, et à chaque fonction un petit point… et tout d’un coup ça a même l’air de fonctionner… c’est vrai qu’à une telle altitude : l’idée même de société peut paraître supportable », Albert et son pont, op. cit., p. 43-44.

[13] Tom Stoppard Albert’s Bridge, op. cit., p. 36. « [L]es lois de la physique sont inviolables […] Et si on n’en tient pas compte, le pont va trembler, les poutrelles vibrantes, tendues à craquer, vont gonfler, se dilater… », Albert et son pont, op. cit., p. 55-56.

[14] Dans un article publié dans le New York Times, Stoppard souligne l’embarras du gouvernement tchècoslovaque face à la décision de Havel de refuser un visa de sortie du pays : sous le regard de la presse internationale, les autorités devaient alors choisir entre la poursuite de leur logique de répression et l’admission de leur erreur (article cité dans John Fleming, Stoppard’s Theatre, op. cit., p.123-124).

[15] Tom Stoppard, Every Good Boy Deserves Favour and Professional Foul, Londres, Faber and Faber, 1978, p. 25. “Ils ne veulent pas céder du terrain. Il leur faut une formule.”

[16] Tom Stoppard, Every Good Boy Deserves Favour, op. cit., p. 19-20.

– SACHA. « Le point est une figure géométrique sans dimension. »

– LA MAITRESSE. L’asile de fous est fait pour les mécontents qui ne savent pas ce qu’ils font.

– S. « Un point qui se déplace engendre une ligne ».

  1. Ils savent ce qu’ils font mais ils ne savent pas que c’est anti-social.
  2. « La ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. »
  3. Ils savent que c’est anti-social mais ce sont des fanatiques.
  4. « Une circonférence est une ligne courbe dont tous les points sont à égale distance d’un point fixe appelé centre. »
  5. Ce sont des malades.
  6. « Le polygone est une surface plane limitée par des lignes droites. »
  7. Et ce n’est pas une prison, c’est un hôpital.(La Musique adoucit les mœurs, adaptation française de Guy Dumur, L’Avant-Scène, 1/10/80, 48).

[17] Tom Stoppard, Squaring the Circle, with Every Good Boy Deserves Favour and Professional Foul, Londres, Faber and Faber, 1984. Le problème de la quadrature du cercle consiste à construire un carré de même aire qu’un cercle à l’aide d’une règle et d’un compas.

[18] Hapgood, in Plays : 5, Londres, Faber and Faber, 1999, p. 543. « Quand je rédige une expérience je ne cherche pas à surprendre, ce n’est pas une plaisanterie. C’est ce qui fait la beauté d’une publication scientifique : d’abord, voici ce que nous allons trouver ; puis voici comment nous allons le trouver ; voici la première énigme, voici la solution, à présent nous pouvons passer à autre chose. Ceci est poli. Nous ne gardons pas toutes les réponses pour la fin pour assurer le triomphe de l’auteur. »

[19] Entretien avec Mel Gussow, in Mel Gussow, Conversations with Stoppard, Londres, Nick Hern Books, 1995, p. 78. « C’est l’hypothèse qui a généré la pièce elle-même, que la dualité de la lumière pouvait aussi être appliquée aux personnes, et que la personnalité qu’on rencontre en public n’est que la majorité fonctionnelle de cette personne. »

[20] Tom Stoppard, Rosencrantz and Guildenstern Are Dead, Londres, Samuel French, 1967, p. 4. “L’approche scientifique des phénomènes est une défense contre l’émotion pure de la peur”, Rosencrantz et Guildenstern sont morts, adaptation française de Lisbeth Schaudinn et Eric Delorme, Eds du Seuil, 1967, p. 16.

[21] « everything is logical and connects into the grand design », Tom Stoppard, Another Moon Called Earth, in The Dog It Was That Died and Other Plays, Londres, Faber and Faber, 1983, p.101.

[22] « Nourrie d’une perte de confiance dans les schémas de pensée traditionnels, cette dislocation des certitudes engendre chez Stoppard un processus de désacralisation. Les notions fondamentales qui structuraient notre imaginaire ont perdu toute légitimité, les repères ontologiques et les outils herméneutiques ont disparu, la vérité est devenue résolument suspecte », Valérie Francoite-Chabin, « Stoppard par lui-même : lecture croisée d’Arcadia (1993) et de Travesties (1974) », Cycnos, vol. 18, n°1, 2001, p. 25-26.

[23] Rappelons que dans la définition proposée par Gianni Vattimo, « [a]u lieu de se rapprocher de l’autotransparence, la société de communication généralisée et des sciences humaines s’est rapprochée de ce que l’on pourrait appeler, du moins en général, la « fabulation du monde ». Les images du monde que les média et les sciences humaines nous fournissent, fût-ce dans des domaines distincts, constituent l’objectivité même du monde et non uniquement des interprétations différentes d’une « réalité » qui est de toute façon « donnée ». « Il n’y a pas de faits, écrivait Nietzsche, il n’y a que des interprétations » ; et encore : « Le monde vrai, pour finir, devient fable. » » (La société transparente, trad. J.-P. Pisetta, Paris, Desclée de Brouwer, 1990, p. 39).

[24] Hersh Zeifman rattache d’ailleurs cette « dislocation de la perspective » à une esthétique post-absurde plutôt que postmoderniste (Hersh Zeifman, “A Trick of the Light : Tom Stoppard’s Hapgood and Postabsurdist Theater”, in Around the Absurd : Essays on Modern and Postmodern Drama, Enoch Brater et Ruby Cohn (éds.), University of Michigan Press, 1990, p. 189).

[25] Entretien avec Ronald Hayman cité dans Ewa Keblowska-Lawniczak, The Visual Seen and Unseen, Insights into Tom Stoppard’s Art, Wroclaw, Wydawnictwo Universyteu Wroclawskiego, 2004, p. 101. « Il n’y a pas d’observateur. Il n’y a pas de point stable autour duquel tout prendrait sa place, et grâce auquel on pourrait mettre les choses à plat et voir les relations entre elles. L’image d’Einstein contre Copernic a l’air prétentieuse, mais je ne trouve pas de meilleure façon d’expliquer ce qu’il voulait dire : il n’y a pas de point fixe. »

[26] Ewa Keblowska-Lawniczak, The Visual Seen and Unseen, Insights into Tom Stoppard’s Art, Wroclaw : Wydawnictwo Universyteu Wroclawskiego, 2004, p.65.

[27] Tom Stoppard, Albert’s Bridge, op. cit., p. 3. « … une couche de peinture et tout est dit, défini et vécu… L’ouvrier d’usine, lui ne connaîtra pas ce bonheur ! Les pièces qu’il fabrique seront disséminées, lui échapperont, il leur poussera des roues, elles se désintégreront, changeant de couleur, se rassembleront ailleurs en de nouvelles formes qu’il ne connaîtra même jamais… Bref au contraire de toi, il ne saura jamais ce qu’il a fait et ce qu’il a été… » (Albert et son pont, op. cit., p.14).

[28] Selon Valérie Francoite-Chabin, « [l]a marque de fabrique stoppardienne, c’est bien la subversion de l’Histoire. » (« Stoppard par lui-même », op. cit., p. 26). Nous étendons ici cette idée à la notion de récit en général, et ainsi à la fable dramatique.

[29] “the pure scientist’s traditional posture as theoros, or spectator, can no longer be maintained”, Stephen Toulmin, The Return to Cosmology, Postmodern Science and the Theology of Nature, University of California Press, 1982, p. 255. Stephen Toulmin affirme que le théâtre de Stoppard exprime particulièrement clairement la « mort du spectateur » qui caractérise la science de l’époque postmoderne.

[30] John Fleming a d’ailleurs souligné cette ambivalence dans le titre de son ouvrage sur Stoppard : Stoppard’s Theatre : Finding Order Amid Chaos (op. cit.).

[31] Tom Stoppard, Professional Foul, in Every Good Boy Deserves Favour and Professional Foul, op. cit., p.77-78.

MCKENDRICK … Les gens croient qu’un principe moral peut s’étendre infiniment, qu’il s’applique à toute situation, comme une ligne droite qui traverse le graphique de notre situation – vous voyez – (Il utilise un couteau pour tracer une ligne sur la nappe, de gauche à droite.) la « moralité » ici, en bas, parallèle à l’ « immoralité » là-haut – (Il trace une ligne parallèle.) – et elles ne se rencontreront jamais. Les gens pensent que c’est ce que signifie un principe.

 ANDERSON Et ce n’est pas le cas ?

 MCKENDRICK Non. […] A un point donné – le point de la catastrophe – votre trajet le long d’une ligne de comportement vous fait passer sur la ligne opposée ; le principe se renverse au point où un homme rationnel l’abandonnerait. (Tom Stoppard, Hapgood, op. cit., p. 541-542.)

[32] Tom Stoppard, Hapgood, op. cit., p. 541-542.

 KERNER … Quand j’ai regardé le diagramme de Wates, j’ai vu qu’Euler avait déjà trouvé la solution. C’était les ponts de Konigsberg, en plus simple.

 HAPGOOD Qu’est-ce qu’Euler a prouvé ?

 KERNER C’est impossible, il faut deux promeneurs.

[33] Ibid, p. 501.

 KERNER … L’acte d’observation détermine la réalité. […] La lumière est à la fois continue et discontinue. C’est l’expérimentateur qui choisit. L’interrogateur obtient les réponses qu’il cherche.

[34] « [t]he particle world is the dream world of the intelligence officer », Ibid, p. 544.

[35] Ibid, p. 572-573.

 KERNER … Nous sommes tous des doubles… Celui qui s’habille le matin est la majorité fonctionnelle, mais la nuit – peut-être dans le dernier instant avant le sommeil – nous rencontrons notre espion double – le prêtre reçoit la visite du sceptique, le marxiste perçoit la force civilisatrice de la bourgeoise, le capitaine d’industrie reconnaît la justice de la propriété commune.

[36] Ira Nadel analyse ces sources en détail dans Double Act, A Life of Tom Stoppard (Londres, Methuen, 2002). Une partie de la correspondance entre Stoppard et Polikinghorne fut incluse dans le programme de la première production de Hapgood, à l’Aldwych Theatre en mars 1988.

[37] L’inclusion de passages théoriques ainsi que l’importance relative des discussions par rapport à l’action peut être comparée à une forme de théâtre d’idées conceptualisée par G. B. Shaw, la discussion play. Shaw est considéré comme l’inventeur du théâtre d’idées en Angleterre : dans ses écrits et surtout dans ses nombreuses préfaces il affirma qu’un théâtre ambitieux se devait de privilégier le débat d’idées, et que la forme dramatique idéale était donc celle d’une pièce argumentative dont le dénouement serait une démonstration verbale des idées illustrées par l’intrigue. Stoppard lui-même revendique son appartenance à un théâtre d’idées, mais tandis que Shaw construisait des pièces à thèse qui défendaient la position engagée de leur auteur, celles de Stoppard se comprennent plutôt sur un mode hypothétique. Hapgood, on l’a dit, prend pour point de départ une « hypothèse » que Stoppard cherchait à explorer, et celle-ci suggère justement l’invalidité des interprétations uniques. Si Hapgood et Arcadia semblent se rattacher à un certain théâtre d’idées, la multiplication des perspectives qui les caractérise nous invite donc plutôt à parler de théâtre d’hypothèses que de pièce à thèse.

[38] Voir la comparaison proposée par Paul Edwards dans “Science in Hapgood and Arcadia”,dans K. E. Kelly (ed.), The Cambridge Companion to Tom Stoppard, Cambridge University Press, 2001, 169-184.

[39] Valentine est un prénom masculin.

[40] Voir Ira Nadel, Double Act, op. cit., et Prapassaree et Jeffrey Kramer, ‘Stoppard’s Arcadia : Research, Time, Loss’, Modern Drama, 40, 1997, p.1-10.

[41] T.Stoppard, Arcadia, in Plays : 5, Londres, Faber and Faber, 1999, p. 12. « Quand on mélange une cuillérée de confiture dans le riz au lait, Septimus… On tourne dans un sens, la confiture dessine des stries rouges à la surface, comme la gravure d’un météore dans mon atlas d’astronomie. Mais si on tourne dans l’autre sens, la confiture ne se reconstitue pas. Le riz au lait fait comme si de rien n’était et continue de devenir rosé. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? […] On ne peut pas tourner pour « reséparer » », Arcadia, adaptation française de J.-M. Besset, Actes Sud, 1998, p. 15.

[42] Innes, Modern British Drama, The Twentieth Century, Cambridge University Press, 2002, p. 421.

[43] Ira Nadel, Double Act, op. cit., p. 432.

[44] On se gardera de parler ici d’« esthétique fractaliste » : comme le souligne Jean-Claude Chirollet, « [i]l n’est pas certain qu’on ait eu besoin d’attendre Mandelbrot pour mettre en œuvre une pratique fondée sur […] la répétition indéfinie d’un même motif à diverses échelles » (« En quel sens peut-on parler d’une « esthétique fractaliste » ? », in Yves Abrioux (éd.), Littérature et théorie du chaos, Théorie, Littérature, Enseignementn°12, automne 1994, p. 139). Selon K. Shepherd-Barr, cette intégration formelle des concepts scientifiques peut être considérée sous l’angle de la performativité et des théories de J. L. Austin, les concepts scientifiques étant mis en jeu par le dialogue dramatique (voir Science on Stage, op. cit., p. 33-36).

[45] Tom Stoppard, Arcadia, op. cit., p. 68-69. « L’imprévisible et le prédéterminé se conjuguent pour créer les choses comme elles sont. […] On ne peut même pas prédire quand un robinet réparé va se remettre à fuir. Car si chaque fuite contient les conditions de la prochaine fuite, la moindre variation peut réduire les prévisions à néant. De même pour le climat, qu’on ne pourra jamais prévoir. […] L’avenir est désordre », Arcadia, op. cit., p. 58.

[46] Comme l’a souligné Kirsten Shepherd-Barr, la représentation théâtrale est par nature soumise elle aussi à une certaine sensibilité aux conditions initiales (‘From Copenhagen to infinity and beyond : science meets literature on stage’, Interdisciplinary Science Reviews, 28 – 3, 2003, p. 196).

[47] Comme le souligne Kenneth Knoespel, « [l]e mot anglais plot nous place devant tout un éventail d’intérêts disciplinaires qui comprennent la Poétique d’Aristote, le navigateur qui repère une position au milieu de la mer ou des étoiles, le mathématicien qui représente une équation selon des coordonnées cartésiennes, sans oublier l’espace dans lequel le fermier plante ses choux. […] Plot apparaît pour la première fois pour désigner un plan ou projet d’écriture au XVIe siècle, et c’est cette extension métaphorique du terme qui justifie son application au plan d’un récit poétique ou d’un acte politique prémédité. Plot se trouve pris dans une tradition discursive encore plus complexe quand il en vient à traduire le mot latin fabula, qui est lui-même censé rendre les mots grecs logos et muthos » (‘L’écriture, le chaos et la démystification des mathématiques’, dans Yves Abrioux (éd.), Littérature et théorie du chaos, Théorie, Littérature, Enseignement n°12, automne 1994, 41-68).

[48] Valérie Francoite-Chabin, « Stoppard par lui-même », op. cit., p. 33.

[49] Selon Daniel Jernigan, Stoppard « normalise » les épistémologies « radicales » qu’il emprunte à la science dans Hapgood et Arcadia, car il s’en sert pour confirmer l’existence d’une explication narrative des évènements, alors que les lectures postmodernes de la mécanique quantique et de la théorie du chaos, notamment celle de Lyotard, tendent plutôt à les utiliser pour remettre en cause l’idée du récit unique (‘Tom Stoppard and « Postmodern Science » : Normalizing Radical Epistemologies in Hapgood and Arcadia‘, Comparative Drama, Printemps 2003, 37-1, 3-35).