Nouveaux paradigme du virus et du parasite

Sommaire :

1 – Liliane Campos et Pierre-Louis Patoine, Sorbonne Nouvelle : Nouveaux paradigmes du virus et du parasite, entre littérature, biologie et théorie critique
2 – Eric Bapteste, CNRS, et Liliane Campos, Sorbonne Nouvelle : Raconter le virus : Dialogue interdisciplinaire sur la transposition narrative du discours biologique.
3 – Sarah Bouttier, École Polytechnique : The “Right” Amount of Agency: Microscopic Beings vs Other Nonhuman Creatures in Contemporary Poetic Representations
4 – Claire Larsonneur, Université Paris VIII, Viralité et humanité : la figure du non-corpum chez David Mitchell
5 – Guillaume Bagnolini, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Le parasite, de l’être mimétique à l’inquiétante familiarité
6 – Sophie Laniel-Musitelli, Université de Lille, « The drive of unliving things » : Parasitisme et addiction dans A Scanner Darkly de Philip K. Dick
7 – Fleur Hopkins, CNRS THALIM, Dans le ventre de la baleine : voyages intérieurs et métaphore parasitaire dans la culture populaire

Hors dossiers :

8 – Mathieu Gonod, Lycée La Martinière Monplaisir, Forme et savoirs du vivant dans La vie et les opinions de Tristram Shandy
9 – Micheline Louis-Courvoiser, Université de Genève, La folie de Mme Fol (18e siècle). Une intranquillité de la chair




1 – Nouveaux paradigmes du virus et du parasite, entre littérature, biologie et théorie critique

Au confluent des sciences du vivant et de la littérature, ce numéro d’Épistémocritique interroge le rôle du virus et du parasite dans l’imaginaire littéraire et artistique contemporain. Signes d’agentivité non-humaine, de prolifération, d’envahissement ou d’épidémie, ces figures ont gagné en importance au cours des dernières décennies, alors que l’extension des réseaux numériques et techniques intègre toujours davantage le vivant à des environnements médiatisés, où la technique se constitue en milieu (Ellul 1977 p. 45). Littéraux ou figurés, le virus et le parasite permettent de penser les relations qui s’établissent entre différentes formes de vie, à une époque où s’affrontent politiques immunitaires et politiques de l’hospitalité, et où l’humain doit redéfinir sa place au sein d’un écosystème planétaire.

Si elles sont étroitement liées –le virus constituant un cas particulier de parasite– ces deux figures ont connu un parcours inverse, du point de vue disciplinaire. Notion plus récente, puisqu’elle date du XIXsiècle, le virus migre, dans les années 1980, du domaine médical jusqu’au domaine informatique et par conséquent médiatique et social (en décrivant par exemple les logiques systémiques des réseaux sociaux). Plus ancien, le parasite est issu du théâtre grec antique, où il concerne d’abord les relations familiales et sociales, et sera importé en biologie pour décrire un type spécifique de symbiose, où un organisme en exploite un autre pour se reproduire, s’abriter ou s’alimenter, une relation qui s’établit souvent aux échelles les plus petites du vivant (les vertébrés ne comportant que quelques espèces parasites, chez les poissons). Bien que ces transferts épistémiques suivent des parcours inverses, ils impliquent tous deux un changement d’échelle : du micro au macro, lorsque le virus passe du médical au sociotechnique ; du macro au micro, pour le parasite qui, de personnage humain au théâtre, devient parfois microorganisme en biologie. Ces changements d’échelles nous amènent à re-conceptualiser les relations qui se tissent au sein du vivant et de son environnement.

Ce renouvellement conceptuel nous intéressera dans ce numéro qui, au-delà du traitement thématique de l’épidémie et de la pathologie, se penche sur les relationsvirales ou parasitaires et leur fécondité dans l’œuvre littéraire. Actant systémique et invisible, le virus évoque l’épidémie et la contagion, mais aussi la transmission horizontale de gènes (par l’action des virus bactériophages), qui dessine des logiques héréditaires jusqu’ici négligées, brouillant les frontières entre les espèces. Il brouille également celle qui sépare le vivant du non-vivant. Le parasite figure quant à lui des relations d’exploitation et de dépendance, mais aussi de symbiose et de co-évolution. Parce qu’il modifie le fonctionnement de son hôte, détournant ses ressources tout en évitant la logique de l’échange, il se joue du système, le travaille de l’intérieur.

Les six contributions qui constituent ce numéro thématique nous permettent d’envisager le monde contemporain à partir du terrain ouvert par ces figures. Avant de leur laisser la parole, nous vous proposons un bref état des lieux théoriques où circulent aujourd’hui virus et parasites.

Ce numéro a été co-dirigé par Aude Leblond, Liliane Campos et Pierre-Louis Patoine. Matérialisant la convergence cybernétique du carbone et du silicone, il infecte alors aussi bien les ordinateurs que les humains, avec une intensité jusque-là inconnue. À partir de ce moment, il se diffuse de manière explosive au sein de la « culture postmoderne », finit par atteindre un plateau, où la culture est redéfinie en écologie virale. (2006, en ligne, notre traduction)

À partir de ce moment charnière, le virus apparaît comme le symbole de l’intrication non seulement du biologique et de l’informatique, mais plus largement de l’humain avec ses réseaux techniques, au sein du capitalisme tardif (ou postmodernité, telle que la définit notamment Jameson 1991). Les réseaux informatiques ont leurs virus ; les réseaux médiatiques et financiers, leurs logiques virales ; les réseaux sociaux et urbains, leurs épidémies. Dans chacun de ces cas, le virus lie le destin de l’humain à la vie des systèmes, qu’ils soient techniques, sémiotiques ou biologiques et migratoires. Nous verrons, avec l’étude qu’en propose Claire Larsonneur dans ce numéro, que l’œuvre de l’écrivain David Mitchell explore notamment ces liens complexes entre l’humain et les entités systémiques qui l’enveloppent et l’accompagnent.

II. Viralité des média

Figure de l’agentivité systémique, le virus permet entre autres de penser les logiques médiatiques contemporaines, alors que la contagion, la réactivité des systèmes d’information semblent primer sur la « vérité ». La campagne du président américain Donald Trump, en 2016, est à ce sujet exemplaire, bien que le caractère viral de toute entreprise de marketing/ propagande soit présente dès l’apparition des média de masse – ce qu’illustre par exemple la carrière du publicitaire Edward Bernays (1891-1995), neveu de Sigmund Freud, lecteur de Gustave Le Bon (l’auteur de La Psychologie des foules, 1895) et l’un des premiers « spin doctors », actif dès les années 1920. Le caractère viral de la circulation des idées a par ailleurs été identifié, dans les années 1970, par Richard Dawkins, avec sa notion de memequi, si elle renvoie au paradigme génétique (se voulant le pendant culturel du gène), mobilise tout de même un imaginaire de la contagion. Cet imaginaire a depuis nourri de nombreux projets critiques – voir par exemple la monographie que consacre Peta Mitchell (2013) à la force contagieuse de la métaphore.

Le rapprochement entre systèmes médiatiques et contagion apparaît également chez le philosophe américain Eugene Thacker, notamment dans un articlede 2005 où il commente le film de Danny Boyle 28 Days Later(2002). S’ouvrant sur les images d’une expérience médicale où des singes sont bombardés d’images médiatiques violentes, ce film nous plonge ensuite en pleine épidémie de « rage » où les humains deviennent des zombies aussi violents que ces images médiatiques initiales. C’est ici non plus leur sémioticité, mais la logique de la contagion infectant des réseaux qui unifie les différentes figures du virus (médiatique, informatique, biologique). Dans un article de 2001, les sociologues Boase et Wellman comparent ainsi les modes de contagion des virus informatiques, biologiques et publicitaires, que déterminerait la structure –ramifiée ou « tissés serrés »– des réseaux infectés. Ainsi, les réseaux « tissés serrés » favoriseraient la dissémination rapide du virus (quelle que soit sa nature), et augmenteraient la chance d’infection pour les membres du réseaux ; les réseaux ramifiés, quant à eux, permettraient au virus une dispersion plus large par des sauts entre milieux différents.

À l’heure où la pensée des réseaux (notamment au sens de Latour 1991) et des systèmes complexes modifie la manière dont les scientifiques de tous domaines approchent leurs objets, la notion de virus devient centrale. Informatiques et médiatiques, mais également économiques et financières, les logiques virales semblent intimement liées à un certain ordre néolibéral qui domine notre monde au tournant du millénaire.

III. Économie politique du virus : de la quarantaine à la résistance ?

En 1996, alors que sévit la « crise de la vache folle » (et que les scientifiques s’inquiètent des possibilités de transmission de l’encéphalopathie spongiforme bovine aux humains, via l’ingestion de viande contaminée), Jean Baudrillard met en relation civilisation techno-industrielle et logiques virales, dans l’une de ses tribunes publiées dans Libération:

C’est parce que le corps de la vache est devenu un non-corps, une machine à viande, que les virus s’en emparent. C’est parce que notre corps humain est devenu un non-corps, une machine neuronale et opérationnelle, qu’il est désimmunisé et que les virus s’en emparent. Et c’est aussi parce que l’informatique est devenue une pure affaire de technique médiatique qu’elle devient vulnérable à tous les virus de l’information.

Ici encore, le virus révèle la participation des vivants, humains et non-humains, à des réseaux techniques qui les dépassent et les déterminent. Le « devenir-machine » des corps humains et bovins au sein de ces réseaux n’est pas sans lien avec la manière dont le pouvoir économique s’exerce dans le capitalisme tardif, en réseaux financiers, en réseaux d’influence, par la main invisible mais puissante du Marché (ce dernier étant d’ailleurs sensible à la contagion émotionnelle : les marchés « s’affolent », les marchés sont « déprimés » ou « rassurés »). Comme l’écrit Bardini : « L’hypervirus gouverne notre époque comme un despote indifférent (il pratique l’indifférence libérale» (2005, en ligne, notre traduction). Figure de l’agentivité systémique, le virus rend visible la puissance et les modes d’action de ces réseaux financiers et techniques.

Écrivant dans la foulée des attentats du 11 septembre 2011, Baudrillard utilise ainsi l’image du virus pour évoquer la correspondance entre le « système de domination » d’une certaine « mondialisation triomphante », système décentralisé fonctionnant en réseaux, et son revers terroriste « de structure virale », contre lequel il peine à se défendre :

Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l’ombre portée de tout système de domination […]comme si tout appareil de domination sécrétait son antidispositif, son propre ferment de disparition –, contre cette forme de réversion presque automatique de sa propre puissance, le système ne peut rien.

À partir de ces métaphores virales s’est développée toute une pensée critique consacrée aux « politiques immunitaires », notamment sous la plume de Roberto Esposito (2010), à la suite des travaux de Foucault sur le biopouvoir. Pour Esposito, la gouvernementalité contemporaine est obsédée par l’immunisation, obsession qui se traduit non seulement au niveau des politiques sanitaires, mais aussi des politiques sécuritaires, qui prennent par exemple la forme d’interventions préventives (militaires et policières) de plus en plus légitimées, dans les discours, par le terrorisme et son organisation virale. Si on revient à un niveau plus littéral, on constate que les épidémies qui ont marquées l’actualité des dernières années (grippe H1N1, Ebola) et la manière dont elles sont gérées se superposent aux inégalités Nord-Sud, donnant lieu à des fantasmes de « mise en quarantaine » qui influencent la manière dont nous régulons les territoires, les espaces habités, les transports, les réseaux (à ce sujet, voir notamment Manaugh et Twilley 2014 et Garcia 2013).

Face à ces réactions « immuno-politiques » et de mise en quarantaine, Thacker et Galloway (2007) proposent au contraire de mettre à profit les logiques virales pour en faire des stratégies de résistance face au pouvoir exercé en réseau. Ces philosophes notent que les virus se répandent aisément dans les environnements homogènes (comme les monocultures favorisées par l’industrie agroalimentaire), et pensent que les éléments subversifs (idées/memes, virus informatiques) peuvent exploiter la qualité homogène des réseaux (médiatiques, financiers, techniques). Les auteurs défendent donc l’idée d’actions techniques et politiques au niveau des réseaux.

Le principal attrait de la figure du virus, dans le contexte de ces analyses des sphères économique, politique et médiatique, réside dans sa capacité à révéler l’agentivité systémique, la structuration du pouvoir en réseaux complexes que traversent des contagions : dans cette perspective, le virus reste donc avant tout un agent pathogène. Nous verrons avec la contribution d’Éric Bapteste et de Liliane Campos qu’un récent changement de paradigme en virologie nous amène à compléter et à compliquer cette vision pathologique du virus, qui n’est plus seulement cause d’épidémies mortifères, mais apparaît comme contribuant de manière positive à de nombreuses formes de vie, permettant par exemple de diversifier les attributs génétiques de certains organismes.

IV. Du virus à la logique parasitaire : au-delà de l’approche pathologique

Le développement de ce nouveau paradigme est notamment dû au perfectionnement, au cours des dernières décennies, de la génomique environnementale, qui a rendu possible l’étude des microorganismes en dehors du laboratoire, grâce au séquençage de l’ADN trouvé dans des échantillons d’environnements naturels.Nous commençons ainsi à mieux comprendre les interactions complexes entre virus et bactéries au sein d’écosystèmes variés. Pour le première fois, l’étude des bactéries et des virus ne concerne plus prioritairement l’humain et ses maladies, mais des dynamiques environnementales beaucoup plus larges. Comme le souligne Éric Bapteste, l’étude des virus hors-laboratoire a démontré leur participation essentielle aux cycles écologiques et l’avantage qu’ils peuvent conférer à leurs hôtes, ce qui nous permet de dépasser une pensée du virus essentiellement réduit à son aspect pathologique. La génomique environnementale nous permet ainsi d’approfondir notre perception des forces écologiques qui nous entourent, un approfondissement mené en parallèle par l’art et la poésie contemporaine, qui viennent compléter le traitement plus traditionnel des formes animales et végétales par une attention portée aux microorganismes. Dans ce numéro, Sarah Bouttier se penche sur la manière dont quatre poètes et auteurs contemporains travaillent l’agentivité non-humaine de ces organismes minuscules.

Par ailleurs, on sait aujourd’hui que le transfert latéral de gènes, qui brouillent les frontières entre les espèces, est souvent le fait d’agents viraux (voir par exemple Canchaya 2003). Et que notre ADN porte en lui du matériel génétique d’origine virale, puisqu’aux origines de la vie, les bactéries phagocytent des virus, intègrent leur matériel génétique, et évoluent en s’hybridant. Les organismes complexes, les mammifères, l’humain, descendent de ces hybrides, et portent en eux ces assemblages génétiques complexes. La relation parasitaire (ici, le virus bactériophage parasitant la bactérie) redéfinit les limites de l’espèce, mais aussi celles de l’organisme, comme le démontrent les recherches récentes sur le microbiome. Comment définir une identité purementhumaine alors que notre corps compte plus de bactéries que de cellules propres, et que celles-ci contribuent de manière déterminante à nos humeurs ? Ces faits biologiques, nouvellement mis en lumière, sont au cœur des travaux de bio-artistes tels que Marion Laval-Jeantet ou François-Joseph Lapointe, mais concernent plus largement la manière dont nous concevons l’œuvre d’art aujourd’hui, dans la mesure où l’organisme constitue depuis l’Antiquité un modèle pour celle-ci. Le modèle organiciste est primordial chez les Romantiques, et reste influent, par exemple dans le Structuralisme, où le texte est constitué en corps autonome, en individu singulier et proportionné, par le jeu de ses relations internes. Or, virus et parasites nous empêchent de considérer l’organisme comme une unité séparée de son environnement, de ses milieux externes comme internes.

V. Le parasite, figure littéraire

Si le virus conjure principalement des notions de réseaux et de contagion, de force microscopique, systémique, sémiotique et génétique, le parasite constitue une catégorie plus globale qui concerne une relation symbiotique ne profitant pas également aux partenaires. Ce caractère plus général, cette appartenance à des échelles variées, influence la destinée culturelle et conceptuelle de la figure du parasite.

Comme l’explique Guillaume Bagnolini dans son article, la notion de parasite est un emprunt que les sciences naturelles font au domaine social, mais aussi artistique, car le parasite est un personnage théâtral hérité de l’antiquité. La richesse sémiotique et politique de cette figure à travers les siècles a fait l’objet d’un certain nombre d’études récentes : pour cerner l’évolution de son rôle artistique et politique, on se reportera notamment aux ouvrages de Florence Fix et Isabelle Barbéris (2014), ainsi que de Myriam Toman et Anne Tomiche (2001). Il constitue donc un terme particulièrement intéressant pour une pensée épistémocritique soucieuse de comprendre la manière dont le savoir circule entre les domaines scientifique, littéraire et artistique.

Pour Anne-Julia Zwierlein, cette circulation est visible au 19esiècle dans le développement en parallèle de la parasitologie (par des chercheurs comme Darwin ou T. Spencer Cobbold) et de la présence du parasite en littérature (chez Charles Dickens, George Eliot, Bram Stoker, Robert Browning, Thomas Hardy, H. G. Wells ou Conan Doyle). Selon Zwierlein, la transformation de la fonction littéraire du parasite au cours du siècle se conclut par son intériorisation psychologique, un déplacement qui aurait lieu vers la fin du 19echez Conan Doyle notamment.

Le siècle suivant reprendra pourtant à son compte le parasitisme comme stratégie d’écriture, chez des auteurs comme Nabokov, Joyce, Borges, et bien sûr William S. Burroughs, chez qui le langage est un virus parasite exploitant l’espèce humaine pour se reproduire (voir notamment son essai The Electronic Revolution, 1970). Contemporain de Burroughs, Philip K. Dick aura également traité le parasite de manière décisive, notamment dans son roman A Scanner Darkly(1977), qu’analyse Sophie Musitelli dans ce numéro. Dans les années 1980 – 2010, la figure du parasite est renouvelée par les œuvres de Don DeLillo ou William T. Vollmann, la poésie d’Antony Dunn (‘Bugs’ collection), Paul Farley, Susan Wicks ou Sarah Howe.

Nous avons donc affaire à un terme scientifique qui est déjàune figure littéraire, et qui n’a jamais cessé de l’être. Avec les articles de Fleur Hopkins et de Guillaume Bagnolini, ce numéro nous invite toutefois à explorer la manière dont la fiction se réapproprie les définitions biologiques du parasite. Nous suivrons ainsi les récursions d’une notion qui part de la littérature, et passe par la science avant de revenir à la littérature.

Les exemples littéraires cités ici participent toutefois d’une tendance artistique contemporaine plus générale, qui consiste à explorer le rôle des parasites face au système, et parfois à adopter le parasitisme comme posture de résistance. Dans la performance et l’art contemporain, le parasitage est plus qu’une simple thématique, il revêt ainsi une dimension politique qui en fait une véritable stratégie. Anna Watkins Fischer (2012) montre par exemple comment les œuvres parasites de Sophie Calle et de Chris Kraus s’inscrivent dans une tactique féministe qui se mime elle-même, et tire sa force de cette performance ironique et équivoque. Cette pratique parasitique est emblématique de ce que Fischer analyse par ailleurs (2014) comme un brouillage mimétique entre actions politiques radicales et cibles de ces actions, à l’ère des réseaux et de l’appropriation instantanée des stratégies. Le parasitisme comme pratique artistique et figure du discours sur l’art fait également l’objet  du collectif dirigé par Pascale Borrel et Marion Hohlfeldt, Parasite(s), Une stratégie de création.

Pour nombre de ces travaux, l’ouvrage que Michel Serres publie en 1980 (Le Parasite) fait référence. Il y proposeun modèle transversal où le parasite est constitué en modèle d’une relation asymétrique dont Serres analyse la logique et qu’il présente comme un catalyseur de la complexité et un transformateur de la communication, mais également comme un principe fondamental du vivant, où il représente une brisure de la relation commensale « idyllique », stable et circulaire, engendrant un temps linéaire puisqu’il « interrompt une répétition, il fait bifurquer la série du même » (p. 334). Contrairement à l’idylle stable et circulaire de la relation réciproque, le parasitisme serait un équilibre temporaire, qui ne peut se résoudre que par la crise : mort de l’hôte ou expulsion du parasite.

VI. Ambiguïté et richesse des relations parasitaires

Les définitions contemporaines du parasite, dans le domaine biologique, sont souvent marquées par une certaine ambiguïté. Par exemple, lorsqu’on parcourt l’ouvrage du biologiste Claude Combes, L’art d’être parasite(2010), on est frappé par l’anthropomorphisme des titres de chapitres tels que« La profession de parasite » ou « La profession d’hôte ». La lutte contre les parasites de tous ordres est pour Combes « l’un des premiers enjeux de l’homme ingénieur de lui-même », qui accompagne l’apparition de la culture chez Homo sapiens(359).  Mais alors que la biologie divise les relations d’associations du vivant entre parasitaires et mutualistes (lorsqu’il y a réciprocité dans les échanges de ressources), Combes note que cette distinction est « en grande partie arbitraire » (35). Par ailleurs, en microbiologie, les études du microbiote, qui fascinent bon nombre d’artistes contemporains (pensons par exemple au travaux de François-Joseph Lapointe ou d’Alanna Lynch), remettent en cause la relation parasitique du microbe au corps humain.

Si les humanités restent fascinées par le parasite, c’est notamment parce que celui-ci produit ainsi des relations ambiguës. Comme l’écrit la chercheure en littérature Jeanette Samyn, du point de vue des écosystèmes, les parasites « sont aussi des médiateurs, et en ce sens ils sont importants non seulement pour l’immunité, mais aussi pour la coexistence des espèces, pour la composition des communautés (c’est-à-dire la proportion de tel ou tel organisme dans une zone donnée), et pour la biodiversité », proposant ainsi une « troisième forme de relation qui n’est ni la participation ni l’évitement, ni l’élimination ni la redistribution, mais l’attribution de nouvelles fonctions [repurposing] » (notre traduction). Samyn propose ainsi de valoriser le potentiel politique des relations parasitaires, qui permettent d’imaginer des structures hétérarchiques, en remplaçant la logique verticale des hiérarchies par des relations de coopération.

Par ailleurs, le parasite est souvent présenté, dans les études littéraires, comme un perturbateur-révélateur : dans leur présentation de la figure du parasite, Myriam Roman et Anne Tomiche notent que le personnage du parasite permet d’interroger, à travers la relation à l’autre, la relation au soi, car« [c]’est de l’accueil de l’Autre qu’il s’agit, mais un Autre “parasite” qui représente souvent une figure du Même, un double de son hôte. » (11) Dans leur étude du parasite au théâtre, Florence Fix et Isabelle Barbéris soulignent le rôle ambigu de cette figure vitaliste, dialectique et amorale à la fois. Elles lient son positionnement sur le seuil de la maison ou dans les lieux de passage à un en-dehors de l’espace-temps du cycle productif. Sa fonction dramatique est ainsi de donner à voir la nature d’un système en y introduisant la cause d’un dysfonctionnement. C’est également ce qu’on observe chez Philip K. Dick, dont l’œuvre est analysée ici par Sophie Musitelli, lorsque la substance parasite (une drogue, dans A Scanner Darkly) révèle la matérialité neurochimique de la pensée et de la personnalité, mais aussi ses déterminants économiques et politiques.

VII. Présentation du numéro

Bien que les dynamiques virales et parasitaires se recoupent en partie, nous avons choisi de diviser ce numéro en deux sections ; c’est ainsi que les trois premiers articles portent plutôt sur la question du virus, alors que les trois derniers privilégient la question du parasite.

La contribution du biologiste Éric Bapteste et de la chercheuse en littérature Liliane Campos interroge les rapports entre les développements récents en virologie et la littérature contemporaine, notamment dans l’œuvre d’auteurs commeGreg Bear, David Mitchell, Judith Schalansky ou Zadie Smith. En examinant la traduction des formes d’action et des modes d’existence du virus par la forme littéraire, dans ses techniques narratives et stylistiques comme dans ses configurations thématiques, leur dialogue dresse un état des lieux des œuvres existantes et propose des pistes pour une littérature à venir. Mettant en avant une pensée du vivant où la relation prime sur l’individuation, les auteurs montrent que cette dernière ne peut plus être pensée en dehors d’assemblages complexes. Bien que cette idée ne soit nouvelle ni en science, ni en philosophie – on pense notamment à la discussion de la « guêpe-orchidée », par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux(1980, p. 17-20), la biologie contemporaine met sans cesse au jour de nouvelles relations latérales au sein de multiplicités organiques, encourageant la littérature à penser la progression narrative en dehors des simples lignées, de la « descendance » et des générations.

Cette réflexion autour des interactions entre les domaines microbiologique et littéraire se poursuit avec Sarah Bouttier, dont la contribution décortique des relations mutuelles, parasitaires ou bénéficiaires, entre formes humaines et non-humaines d’agentivité au sein des poèmes contemporains de Christian Bök, Les Murray, Pattian Rogers et des textes plus théoriques d’Aaron Moe. Comment les microbes, les animaux et les végétaux participent-ils à l’écriture des poèmes dont ils sont les sujets ? Bouttier analyse le traitement poétique des formes de vie non-humaines à différentes échelles : alors que le microscopique est souvent présenté comme étant doté d’une agentivité contrastée, soit très forte, soit presque nulle, les êtres vivants appartenant à notre échelle (animaux et végétaux) se voient attribuer des modalités d’action plus nuancées.

Claire Larsonneur touche également aux modes d’action du microscopique, non plus dans la poésie, mais dans le roman contemporain. A travers son étude des dynamiques virales dans les romans de David Mitchell, Larsonneur montre que la question de la viralité est souvent associée, dans notre culture contemporaine, à celle de l’agentivité systémique devant laquelle l’individu se sent désarmé, angoissé par des logiques de transmission et de contamination qui rongent son indépendance, son autonomie. Dans un monde où les systèmes techniques et machiniques semblent gouverner la destinée de l’individu, le figure du virus, qui s’incarne dans les « non-corpum » qui hantent Ghostwritten(1999) et The Bone Clocks(2014) permet de métaphoriser les peurs liées à cette gouvernance et à des questions refoulées comme celle de l’âme. Finalement, et comme en discutent également Éric Bapteste et Liliane Campos, le virus permet de penser l’action et le récit à des échelles de temps qui redistribuent les catégories habituelles du passé, du présent et du futur, au profit de temporalités fractales ou labyrinthiques où se ré-agencent l’humain et le non-humain.

Nous nous tournons vers la figure du parasite avec la contribution de Guillaume Bagnolini qui nous entraîne dans une promenade érudite à travers une série d’exemples littéraires et biologiques illustrant différents aspects de cette notion hybride. De l’Antiquité grecque aux 19eet 20esiècles, le parasite incarne des formes de relations variées, tour à tour créatrices et destructrices, souvent perturbatrices des processus de communication. Guillaume Bagnolini s’intéresse tout particulièrement aux stratégies mimétiques, qui permettent au parasite de déjouer les assignations identitaires et qui créent des effets d’inquiétante familiarité.

Les liens entre formes de subjectivation et relation parasitaire sont également au cœur de l’analyse du roman de Philip K. Dick, A Scanner Darkly (1977),que nous propose Sophie Musitelli. Liée, comme chez William S. Burroughs, à celle de la drogue et de l’addiction, la figure du parasite traverse l’écriture de Dick. Dans A Scanner Darkly, le personnage parasité est entraîné dans un devenir-végétal où la substance addictive, qui provient d’une fleur, le réduit à une pure entité perceptive, objectale et machinique, redéfinissant ainsi l’ordre ontologique et les hiérarchies sujet-objet qui structurent le monde dans lequel il perçoit et agit. Agent neurochimique parasite, la drogue remodèle la conscience, donc la langue et les capacités narratives des personnages, mais aussi, comme le démontre avec finesse Musitelli, le texte lui-même, qui cherche alors à décrire une « perception obscure » qui n’est pas maîtrisée par un sujet stable et unifié, et qui ne lui donne pas accès à ses propres sources neurologiques.

Finalement, dans le parcours que nous propose Fleur Hopkins, l’humain change de statut : de parasité il devient parasite, investissant imaginairement le corps du plus grand des mammifères, la baleine. En nous présentant différentes incarnations de la figure de la baleine-vaisseau, de la baleine-milieu, Hopkins trace une nouvelle ligne de force organisant la pensée du parasite.Du mythe de Jonas à la science-fiction contemporaine, en passant par l’architecture d’un théâtre au 19esiècle, son article se penche sur une série de cas de relations symbiotiques, parasitaires ou commensales, entre baleines et humains, montrant les formes que prennent ces relations au sein de ces récits.

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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII




2 – Raconter le virus : Dialogue interdisciplinaire sur la transposition narrative du discours biologique

Introduction

Commençons par une simplification : pendant que le scientifique modélise le vivant, l’écrivain littéraire le met en récit. Face aux complexités du vivant, l’un comme l’autre donne forme aux relations entre les êtres étudiés, une forme qui permet au lecteur d’imaginer et de donner sens au monde décrit. Lorsque l’écrivain raconte ce que voit et apprend le scientifique, la transposition narrative du discours scientifique fait jouer toute une gamme de procédés de traduction, de la reformulation à la métaphore, voire la transformation de la forme narrative elle-même (Beer 1996).

Et lorsque le biologiste se lance le défi de mettre en récit les connaissances issues de la science, le dialogue avec le littéraire peut apporter des réponses narratologiques aux questions qu’il se pose. Eric Bapteste, directeur de recherche en biologie évolutive, auteur d’un roman et d’un essai de vulgarisation, confronté à la difficulté de mettre en mots la complexité du monde biologique, vient ici débattre avec une chercheuse en littérature contemporaine des procédés narratifs qui lui permettront de mettre cette diversité sous la forme de récits. En retour, ses questions d’écrivain vulgarisateur apportent à Liliane Campos un nouvel éclairage sur les perspectives biologiques de la fiction contemporaine et les formes narratives prises par cet imaginaire. Ensemble, ils interrogent quelques difficultés posées par une mise en récit réaliste du monde complexe des virus, et les procédés qui peuvent permettre de répondre à ce défi. Comment la fiction pourrait-elle s’inspirer des découvertes réalisées récemment sur les virus ? Comment la forme littéraire peut-elle transposer ces relations complexes, impliquant différentes échelles et différentes temporalités du vivant ?  La modélisation en science a-t-elle des cousins dans la littérature, des procédés de formalisation qui pourraient communiquer des idées similaires ? Le dialogue présenté ici dessine cinq champs d’investigation pour répondre à ces questions :

– i) les façons dont la structure narrative, par ses jeux de focalisation et d’échelle, peut tenir compte de l’extrême hétérogénéité de la taille des populations interactives de virus et de leurs hôtes, de la multiplicité des échelles temporelles exploitables, et de la multiplicité des échelles physiques concernées ;

– ii) le potentiel déstabilisateur des virus dans les schémas actantiels classiques, en raison de la dynamique des relations entre les virus et leurs hôtes qui rend difficile leur association avec une fonction actantielle fixe ;

– iii) l’opportunité et la complexité d’une métaphorisation par la littérature d’un discours scientifique non exempt de ses propres métaphores, cette métaphorisation littéraire reposant sur une diversité d’imaginaires mobilisés pour transformer le discours scientifique en récit, surtout dans l’éventualité où le discours scientifique sur l’infiniment petit s’avèrerait attrayant pour l’écrivain de fiction en raison de son potentiel métaphorique pour explorer les relations humaines ;

– iv) la transformation des relations virales en schèmes poétiques à l’issue d’une narrativisation, et donc la transposabilité rhétorique des images structurantes du discours scientifique ;

– v) l’invention de nouveaux personnages pluriels, qui puissent incarner l’association entre différentes formes de vie.

Pour commencer, soulignons que raconter ces virus omniprésents dans nos vies ne semble pas réellement une préoccupation en littérature. Alors que le thème de l’épidémie (souvent bactérienne) a une longue histoire, le virus en tant que tel apparaît peu dans les œuvres littéraires. Lorsqu’on y cherche des récits de relations présentant des caractéristiques proches des relations étudiées par les virologues, ceux qui s’en rapprochent le plus décrivent souvent des relations écosystémiques ou des réseaux dont les agents sont déjà des êtres humains, et non pas des relations systémiques au cœur de l’humain impliquant des agents plus petits et plus nombreux. Nous nous appuyons donc ici sur un corpus hybride, de la science-fiction des années 1980 au roman contemporain, en confrontant des fictions qui intègrent des virus à d’autres qui présentent des relations semblables à celles décrites par les virologues. Nous imaginons surtout le champ du possible, afin de proposer des pistes pour des récits plus réalistes qui intégreraient les connaissances, ou si possible l’esprit des découvertes de virologie. Les deux dernières pistes examinées dans ce dialogue sont les plus prospectives, car elles ont peu servi jusqu’ici à élaborer des récits incluant spécifiquement les virus.

Ce dialogue condense une série de conversations, initiées par une communication d’Eric Bapteste donnée à la Sorbonne Nouvelle en mai 2016, sur « Les bons et mauvais côtés des virus dans la vie et la littérature ». L’image de la vignette a été réalisée par Elina Huneman.

I. Premier défi de la transposition : les échelles multiples de la structure narrative

E. Bapteste: « Les virus sont les entités les plus abondantes sur la planète. Il y aurait 5*1030 bactéries sur terre, c’est-à-dire 5 suivi de trente zéros, et 10 à 100 fois plus de virus. En plus d’être très nombreux, les virus sont extrêmement divers. Ils ne constituent pas une classe homogène. Leur matériel génétique est varié. On trouve en effet des virus porteurs de double-brins d’ADN (acide désoxyribonucléique), tandis que d’autres contiennent de simples brins d’ADN, et d’autres encore de simples brins d’ARN (acide ribonucléique), à polarité négative, à polarité positive, etc. Certaines particules virales ressemblent à des ballons de football, d’autres à des suppositoires. En raison de cette complexité organisationnelle et compositionnelle, il y a aujourd’hui un moratoire sur la classification des virus tant celle-ci pose de problèmes aux scientifiques. Il existe même des virophages, qui sont des virus de virus, découverts en 2008. Plus précisément, ces virophages logent à l’intérieur de l’ADN des virus géants, tapis au cœur de leurs instructions génétiques.

Différents, inclassables, emboîtés, innombrables : il faudrait pouvoir écrire sur des éléments aussi compliqués si on décidait de transposer les connaissances scientifiques en un récit réaliste. Ceci pose au minimum une question triviale : comment inclure autant de « personnages » dans une trame narrative ? La Comédie Humaine de Balzac, déjà fournie, se limiterait à 2472 protagonistes. En outre, les virus se multiplient très rapidement, et ils se transforment très rapidement. Les scientifiques le savent bien : modéliser l’évolution des virus est un défi. Ceci est déjà vrai à court terme, pour les virologues qui tentent de prédire les prochaines formes du virus de la grippe. Et la démarche est évidemment encore plus aléatoire sur des temps très longs, en biologie évolutive. Or les virus sont présents sur la planète depuis des milliards d’années, responsables de nombreuses innovations biologiques. Voilà donc un défi narratif supplémentaire: comment décrire autant de générations successives ? Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, réputé comme l’une des œuvres littéraires impliquant un très grand nombre de descendants et d’ascendants, ne couvre que 104 générations, bien trop peu pour rendre compte par le menu des lignées de virus qui se sont succédées au cours du temps. D’autant plus que l’histoire intéressante à retracer n’est pas exclusivement, de façon univoque, celle des virus, mais aussi celle des hôtes qu’ils infectent. Ceux-ci, quand ce sont des humains, ont des temps de générations nettement plus longs que les virus. Sauf malchance, je survivrai à plusieurs grippes. Par conséquent, un récit réaliste sur les virus et leurs hôtes doit pouvoir donner leur place à des événènements caractérisés par des temporalités multiples, imposées par la différence de vitesse de génération entre ces agents.

Le problème peut même être considérablement aggravé par une autre propriété des virus : leur aptitude hors du commun à traverser les échelles de temps. Des virus différents, vieux de 30 000 ans ont pu être facilement réssucités par des biologistes décongelant du permafrost. En raison du réchauffement climatique, cette observation inquiète les scientifiques. Elle pourrait en revanche stimuler les auteurs littéraires. Les virus sont des agents capables d’influencer le devenir d’autres entités sur des échelles de temps géologiques, et sur des échelles de temps instantanées. Mais, si on veut s’appuyer sur ce type de propriétés, comment un récit pourrait-il suivre l’impact des mêmes agents sur des dizaines de milliers d’années et décrire des évènements liés, voire simultanés, qui se déroulent sur des échelles temporelles extrêmement différentes ? Une piste se trouve peut-être dans l’oeuvre de David Mitchell. Cependant, Cloud Atlas, son ouvrage le plus célèbre, ne court malgré tout que sur 472 ans! Enfin, il est notable que les virus, parce qu’ils ont besoin d’hôtes pour se reproduire, doivent s’étudier en analysant comment des organisations biologiques se connectent et s’emboîtent les unes dans les autres. Modéliser scientifiquement ces intrications est compliqué. De façon comparable, cette situation offre à la fois une opportunité et un défi pour les œuvres littéraires : comment produire un récit reposant sur des imbrications multi-niveaux, telle qu’une succession de personnages inclus les uns dans les autres ? Faut-il aussi emboîter les textes, comme dans les Mille et une nuits, ou produire des réseaux de récits, comme dans l’œuvre de Michael Moorcok ? »

Liliane Campos : « Bien souvent la fiction contemporaine inspirée par la virologie ne cherche pas à faire du virus un personnage. Dans les romans d’anticipation, et notamment le genre en vogue du thriller médical, le virus joue surtout le rôle de catalyseur, déclencheur de la catastrophe ou de la course contre la montre dans laquelle se lancent les personnages. Qu’il s’agisse de virus existants, comme celui de la grippe dans Station Eleven d’Emily St John Mandel, ou d’ebola dans Des chauves-souris, des singes et des hommes de Paule Constant, ou de virus fictifs, comme ceux imaginés par Richard Preston, Greg Bear, ou Frank Thilliez, ces perturbateurs sont généralement perçus à l’échelle des vies humaines qu’ils bouleversent. Mais un certain nombre d’auteurs contemporains, inspirés par un imaginaire microscopique, ont exploré les questions narratives que tu soulèves, notamment celle de la focalisation et de la représentation d’échelles non-humaines (qu’il s’agisse du grand nombre d’actants, de différentes échelles physiques et temporelles, ou de niveaux narratifs imbriqués).

L’auteur américain Greg Bear est l’un des pionniers de cet imaginaire du microorganisme, et notamment des scénarios catastrophistes regroupés sous la catégorie « gray goo », dans lesquels des nano-robots introduits dans l’organisme transformeraient l’espèce humaine[1]. Dans son roman La Musique du Sang (1985), Bear imagine ainsi un microorganisme nanotechnologique, le noocyte, qu’un savant crée à partir de ses propres lymphocytes. Le récit alterne entre le point de vue humain et celui des noocytes, qui « parlent à l’aide de protéines et d’acides nucléiques, au travers des liquides et des parois », et même à l’aide de virus et de bactéries « adaptées » et « apprivoisées » par les noocytes (Bear, 101, 267). Un changement d’échelle est réalisé par la double focalisation du récit, et soutenu par l’analogie musicale annoncée par le titre, les entités décrites étant aussi nombreuses que des notes de musique : « Le sang est une autoroute, une symphonie d’information, d’instruction » (267). Dans ces explorations du nano-monde, la science-fiction a exploité des métaphores spatiales permettant de visualiser l’imbrication de niveaux, métaphores souvent dérivées du discours scientifique vulgarisateur. Jérôme Goffette a ainsi démontré la longévité des analogies proposées par Claude Bernard dans les années 1860, telles le « milieu intérieur », le milieu aquatique, l’arbre ou le labyrinthe, dans le roman de Bear et plus généralement dans la science-fiction des années 1960 à 1990 (Grmek ; Goffette, 110-111). Bear entraîne ainsi son lecteur à des échelles non-humaines : échelles spatiales dans La Musique du sang, échelles temporelles dans le plus récent Darwin’s Radio (1999). Dans ce roman d’anticipation, l’enquête scientifique tourne autour de la découverte d’un rétrovirus qui transforme l’être humain, permettant des transformations radicales en une génération. L’interaction entre l’humanité et ses virus est ainsi explorée simultanément à deux échelles : celle, humaine, des quelques années décrites dans la vie des protagonistes, et celle, millénaire, de l’évolution. Bear imagine en effet que l’humanité serait contrôlée, au moins périodiquement, par un virus présent dans tous les génômes humains, qui décident de faire évoluer subitement l’espèce lorsqu’elle est confrontée à une crise. Le défi posé aux personnages et aux lecteurs de ce roman est d’imaginer l’action du virus à l’échelle de l’espèce, émettant des signaux à des millénaires d’intervalle par la « radio » de Darwin.

La focalisation narrative est donc un outil clef lorsqu’il s’agit de changer d’échelle, et de donner une dimension biologique multiscalaire au récit. Certaines fictions inspirées par les relations virales juxtaposent des narrateurs microscopiques aux narrateurs humains. Tu emploies cette focalisation multiple dans ta « fable scientifique » Conflits intérieurs (2015), quant tu donnes la parole non seulement à des microbiologistes, engagés dans une lutte sans merci pour la victoire de leur paradigme, mais aussi aux virus qui orientent discrètement le comportement des protagonistes humains. Le récit est ainsi ponctué par les rapports des « comités de supervision » constitués par ces virus, qui cherchent à défendre « les fruits de plus de cinq millions d’années d’efforts » (Bapteste, Conflits 50). La juxtaposition des points de vue est aussi explorée par le médecin Eric Nataf dans son roman Autobiographie d’un virus, dans lequel le narrateur principal relate la destruction de l’humanité par un virus rendant les hommes stériles. Cette narration humaine est introduite par une voix non-humaine, celle des protagonistes microscopiques qui s’adressent directement au lecteur sur le ton de la menace : « Nous étions là avant vous ; nous vous survivrons. […] Nous sommes des prédateurs. » Dans ces deux romans, tous deux écrits par des scientifiques, le virus prend la parole pour défamiliariser la perspective temporelle.

Sans faire du virus un thème explicite, d’autres auteurs explorent l’imaginaire microbiologique de notre époque en faisant de la relation virale ou parasitaire un modèle narratif. C’est également par la multiplication des narrateurs que David Mitchell construit les relations parasitaires au cœur de ses romans Ghostwritten (1999) et The Bone Clocks (2014). Les différents parasites qu’il imagine, du noncorpum dans Ghostwritten aux Anchorites et Horologistes dans The Bone Clocks, entretiennent des relations plus ou moins symbiotiques ou destructives avec leurs hôtes humains[2]. Cette fascination pour les relations parasitaires s’inspire d’un paradigme biologique que Mitchell souligne par sa terminologie métaphorique : dans Ghostwritten un noncorpum se demande s’il n’est pas lui-même manipulé par des noncorpi dont il n’aurait pas conscience, « like a virus within a bacteria ? » (191)[3]. Dans ces romans, les relations entre hôtes humains et non-humains créent des contrastes entre différentes échelles temporelles, car ces parasites survivent à de nombreuses générations d’humains. Ces entités permettent ainsi à Mitchell de jouer avec la résolution temporelle du récit, et surtout d’interroger les conséquences à long terme de la relation parasitaire au centre de ses préoccupations : celle liant l’humanité à la Terre. L’une des dernières voix narratives de Ghostwritten, qui se présente comme un « zookeeper » protégeant la planète, commente le chaos déclenché par une humanité auto-destructrice depuis une perspective millénaire. Son rôle d’hôte bienveillant est sur le point de prendre fin pour les « visiteurs » humains du zoo planétaire, désormais trop nocifs : « The visitors I safeguard are wrecking my zoo » (428). Ses derniers mots laissent deviner son intervention immanente pour mettre fin à l’humanité qu’il ne souhaite plus préserver. En passant constamment d’une échelle à l’autre, les récits de Mitchell s’appuient ainsi sur des procédés de mise en abyme et de méronymie afin d’interroger la notion même d’agentivité humaine (Childs et Green, 30, 32).

Qu’ils passent ou non par des narrateurs multiples, les changements de focalisation permettent d’interroger l’agentivité des protagonistes et l’échelle temporelle humaine. Les défis narratifs amenés par la biologie rappellent ici les questions soulevées par l’Anthropocène dans la théorie littéraire contemporaine. Le terme « Anthropocène » décrit l’ère au cours de laquelle l’humanité cause de telles transformations que le temps géologique et le temps humain ne sont plus séparables. Or le changement d’échelle temporelle que nous devons effectuer pour imaginer le rapport des virus à leur environnement peut être comparé à celui que nous devons effectuer, à l’inverse, pour entrevoir les conséquences du rapport de l’humanité à son environnement (Vermeulen). Pour Dipesh Chakrabarty, la conscience de l’Anthropocène engendrerait la nécessité de penser l’agentivité humaine à des échelles multiples et incommensurables (Chakrabarty, 1). Le défi épistémo-narratif est donc semblable à celui posé par la microbiologie, et on ne s’étonnera pas de voir que la science-fiction relie souvent l’imaginaire des micro-organismes à celui de la contamination de l’environnement terrestre. Dans La Musique du sang, qui se conclue par la transformation des noocytes en superorganisme terrestre, et plus généralement dans les œuvres de science-fiction qui explorent la menace du « gray goo », l’infiniment petit menace toujours de devenir infiniment grand. »

II. Deuxième défi de la transposition : la déstabilisation du schéma actantiel

E. Bapteste : « En science, les virus sont de plus en plus souvent analysés dans le contexte de réseaux d’interactions. En effet, les virus font circuler, donnent et volent des gènes à leurs hôtes cellulaires. Un nuage de virus nimbe donc les bactéries, les animaux, les végétaux, tous les êtres vivants. Comment transformer un tel réseau, polycentré puisqu’il existe une diversité d’hôtes et de virus, en un texte ? De plus, les virus injectent leurs propres instructions génétiques dans ces hôtes et, ce faisant, les modifient de l’intérieur. Cette dynamique d’entrée-sortie potentiellement transformative implique qu’on ne sait généralement pas comment la relation hôte-virus va ou peut tourner. Cela peut aller d’un résultat catastrophique, avec l’extinction des hôtes ou des virus, à l’évolution de nouvelles potentialités émergentes dans le système. On sait par exemple que les bactéries, sous la pression de sélection des virus, ont développé un système immunitaire appelé système CRISPR-cas qui, en échantillonnant des fragments génétiques des virus ayant attaqué la cellule ou ses ancêtres, constitue au sein de chaque bactérie une mémoire des épidémies passées. Chaque cellule bactérienne dotée de ce système contient donc l’histoire de ses propres interactions avec les virus. En termes littéraires, cela signifie qu’une enquête, une fiction naturalisée sur le vivant, serait possible : des indices se trouvent au cœur des êtres vivants, pour qui veut les suivre, de leurs rencontres et de leurs luttes avec des agents plus petits.

Mais ce qui est encore plus fascinant, tant sur le plan scientifique que littéraire, c’est que ces prélèvements d’instructions virales et ces inclusions mécaniques de virus entiers dans l’ADN de leurs hôtes ont des conséquences hétérogènes. Par exemple, certains virus changent le comportement de leurs hôtes. Dans le cas du « tree top disease », maladie affectant les chenilles, un gène de virus induit un comportement d’ascension. Infectées, les chenilles grimpent le long des plantes aussi haut que possible, se maintiennent en altitude où leur corps malade pourrit, jusqu’à se liquéfier et à libérer une pluie de virus sur leurs congénères restées à terre. Un gène présent dans un virus peut donc avoir la capacité d’exercer des effets sur un autre organisme, une relation causale difficile à modéliser que les scientifiques rattachent au phénomène de « phénotype étendu ». Ces phénotype étendus fournissent donc matière à revisiter les causes des phénomènes voire des actions des êtres vivants puisque la cause n’est pas immédiatement à chercher dans l’agent qu’on pensait responsable.

De ce fait, on peut imaginer de véritables révolutions coperniciennes dans l’interprétation des relations sur la planète, quand on commence à intégrer les effets des virus. Par exemple, nous nous trouvons peut-être ou bien dans un monde de marionnettes (les hôtes) et de marionnettistes (les virus) ou bien dans un monde de « co- » : co-actions, co-responsabilités, co-constructions, co-évolution hôtes-virus. Dans les deux cas c’est un monde inhéremment fluctuant qu’il s’agirait de transposer dans des récits plus réalistes. Les phénomènes concernés sont loin d’être anecdotiques. Par exemple, des virus comme les cyanophages forment des associations mutualistes avec des hôtes photosynthétiques, les cyanobactéries, responsables d’une partie de la production primaire, c’est-à-dire des ressources énergétiques consommées par d’autres organismes. Ces virus ne se comportent pas comme on pourrait l’attendre en simples parasites, exploitant et assassinant leurs proies. Ils injectent dans l’ADN des bactéries des instructions pour les réparer et les faire mieux fonctionner (en particulier des gènes pour prélever du phosphate dans l’environnement, réparer le photosystème, augmenter la production de sucres, matériels de base de l’ADN). Ceci introduit une dynamique évolutive dans laquelle il est difficile de dire à qui la relation profite : aux bactéries mieux à mêmes de se multiplier ? Aux virus, susceptibles de trouver toujours des hôtes ? A un système collectif hétérogène impliquant des organismes et des virus ?

Avec la découverte des virus dits « mutualistes », la problématique des cycles et des collectifs se révèle d’ailleurs très générale. Par exemple, certains virus sont impliqués dans rien de moins que le succès du cycle reproductif de leur hôte. Certains virus aident à la perpétuation des espèces qu’ils infectent ! L’ADN de très nombreuses espèces de guêpes qualifiées de parasitoïdes contient ainsi des mélanges de gènes viraux et de gènes de guêpes qui sont libérés ensembles dans une proie commune, sous forme de particules virales génétiquement hybrides, quand la guêpe parasitoïde pond son œuf dans une larve d’insecte. La larve en question, ayant subi l’injection d’un œuf de guêpe ET de virus, affaiblie par ces derniers, sera ensuite dévorée de l’intérieur par la guêpe en croissance. Celle-ci devenue adulte assurera alors la survie du virus qu’elle abrite. Contre de telles lignées de « guêpes-virus », les scientifiques ont démontré que certaines chenilles résistent en hébergeant une bactérie contenant pour sa part un virus protecteur. On peut donc concevoir ces victimes combattives comme des « chenilles-bactéries-virus ».

C’est pourquoi, en tant que scientifique, je suis très enclin à considérer des équipes hétérogènes, des collectifs multi-espèces comme des agents à part entière de l’évolution biologique. Mais ces collectifs, bien que très communs dans le monde vivant, pourraient-ils figurer parmi les héros/agents typiques de la littérature ? William Burroughs a déjà caressé l’idée que des virus puissent contribuer de manière décisive au devenir de leurs hôtes dans un collectif dérangeant, puisqu’il a proposé que le langage humain, si emblématique de notre espèce, soit en fait un virus. De même, les associations hôtes-deamons décrites par P. Pullman dans A la croisée des mondes reposent aussi sur des collectifs hétérogènes. Mais ces exemples me paraissent des exceptions dans la littérature, alors que l’entrelacement des virus et de leurs hôtes et leurs conséquences équivoques relèvent du quotidien de tous les organismes sur la planète. Serait-il possible d’introduire partout dans les récits des associations aussi complexes ? »

Liliane Campos : « Un élément de réponse à ta question se trouve dans le modèle actantiel proposé par A. J. Greimas. Dans ce schéma, les facettes principales d’une action peuvent être identifiées comme une série de rôles : ceux d’un sujet désirant un objet, d’un destinateur qui commandite la quête effectuée dans l’intérêt d’un destinataire, et d’adjuvants ou opposants à la quête. Le terme d’« actant », proposé par Greimas dans une perspective sémiotique, a l’avantage d’envisager l’action sous une forme structurelle, qui peut donc être dissociée de la notion de personnage, ainsi que de celle d’acteur : l’actant est une fonction dans la grammaire narrative du récit, et peut être incarné par plusieurs acteurs. Dans la forme la plus courante des récits sur les virus, celle du discours d’un médecin généraliste ou d’un roman où une épidémie joue un rôle central, le rôle du virus le range dans la catégorie de l’opposant à la quête de la santé ou bien, éventuellement, d’adjuvant à une quête qui ne peut réussir que grâce à la perturbation apportée par le virus. Mais tes exemples perturbent ce schéma simple : les cyanophages sont-ils adjuvants ou opposants de la santé des cyanobactéries ? La catégorie du virus mutualiste remet en cause la possibilité d’une distinction. Et si, dans le récit en question, l’objet de la quête est la survie de l’hôte, le fait que la survie du virus dépende de celle de son hôte lui donne une polyvalence actantielle dès qu’on considère un groupe ou un collectif au lieu d’un individu : le virus pourra par exemple être l’opposant de la survie d’un individu mais l’adjuvant de celle de sa descendance.

Toute tentative de schéma actantiel sera donc « fluctuante » elle aussi. Dans les exemples cités ci-dessus, le monde des « co-actions, co-responsabilités, co-constructions » fait surgir une multiplicité de passerelles entre les différents rôles actantiels. Mais celui du destinateur ressort de façon frappante dans les découvertes récentes sur les virus, car l’importance de l’influence de ces « marionnettistes » ne cesse de surprendre. Ceux-ci seraient sans doute mieux décrits dans le cadre du schéma narratif canonique développé ultérieurement par Greimas, dans lequel le destinateur se divise en deux composantes : tandis que le « destinateur-judicateur » sanctionne l’action, le « destinateur-manipulateur » détermine le vouloir-faire et le devoir-faire. Si elle décrit mieux le rôle des virus dans ces rapports complexes, la composante « destinateur-manipulateur » sera à son tour fluctuante lorsque l’hôte affecte les gènes du virus. Cette instabilité de la fonction manipulatrice est frappante dans Conflits intérieurs, où les virus manipulés par les chercheurs se révèleront être leurs marionnettistes, mais des marionnettistes bien loin de pouvoir contrôler toute l’action. Greg Bear, quant à lui, fait de l’instabilité actantielle le principal ressort narratif de Darwin’s Radio, dans lequel les trois scientifiques au cœur du roman s’aperçoivent petit à petit que leur opposant n’est pas le virus qu’ils cherchent à analyser, mais le gouvernement américain qui l’a baptisé « grippe d’Hérode » et qui le traite comme une maladie à éradiquer. Pour le gouvernement, le rôle actantiel du rétrovirus reste jusqu’au bout celui d’opposant. Pour les héros du roman, il se transforme d’abord en destinateur-manipulateur, puis, lorsqu’ils comprennent que son activation répond à la nécessité d’une spéciation rapide de l’humanité face à la situation catastrophique de la fin du XXe siècle, en simple adjuvant déclenché par un destinateur supérieur, l’évolution elle-même.

Le fait que certains actants de ces récits biologiques soient des collectifs multi-espèces pose deux problèmes narratifs passionnants : d’une part, le sujet de l’action ne pourra plus correspondre à l’individu, d’autre part l’agentivité devient problématique, ou pour le moins diffuse. Dans le cas de la guêpe, le virus et son hôte agissent l’un à travers l’autre : comme dans tout récit enchâssé dans un autre, le passage d’un niveau narratif à un autre est l’occasion de perturber le schéma actantiel qui semblait s’être installé. Des exemples d’entités multi-espèces sont difficiles à trouver en littérature, mais la question narrative du sujet de l’action est déjà posée par Platon, lorsque Socrate décrit son daimon, cet esprit intérieur qui l’exhorte à ne pas commettre certaines actions, dans le Phèdre, le Théétète, l’Alcibiade et l’Apologie de Socrate. Le sujet socratique paraît double, Socrate étant habité par un inhibiteur d’action, qui ne lui conseille jamais de faire quoi que ce soit, mais le retient lorsqu’il s’apprête à agir malencontreusement. Les deamons qui accompagnent les personnages de la trilogie de Philipp Pullman héritent donc de cet ancêtre socratique, ainsi que du familier des sorcières et de la théorie jungienne de l’animus ou anima, personnalité intérieure et inconsciente dont le sexe est l’opposé de celui de l’individu conscient. Mais ces entités ne font que dédoubler le sujet, tandis que les relations parasitaires construites par David Mitchell complexifient davantage la notion de sujet. Dans sa fiction, les parasites voyageurs fonctionnent dans une logique temporelle bien plus longue que celle de leurs hôtes humains, logique qui les fera alterner entre relations mutualistes et destructives. Chez Mitchell, le décentrement apporté par le parasite affecte non seulement la fonction du sujet, mais la perspective temporelle, ou plutôt, dans la vision pessimiste de l’auteur, la myopie temporelle qui est la nôtre. »

III. Troisième défi de la transposition : la métaphorisation

E. Bapteste : « Les virus sont des vecteurs de changement notamment puisqu’ils transforment le monde vivant de l’intérieur en changeant la génétique de leurs hôtes. La littérature est probablement familière de ces conflits et bouleversements intérieurs, à l’image du roman « Nana » d’E. Zola, qui décrit un second empire rongé de l’intérieur. Pour décrire les relations entre hôtes et virus, les scientifiques emploient déjà leurs propres métaphores. Ils parlent volontiers en termes de courses aux armements, c’est-à-dire de successions d’innovations et de contre-innovations qui permettent soit au virus de se reproduire avec succès dans les cellules, soit au contraire aux cellules de dégrader les instructions génétiques des virus en train de les envahir. Pour leur part, ces brassages d’instructions génétiques sont modélisés par des réseaux représentant les partages de gènes entre virus et hôtes, mais aussi entre virus, résultant de ces échanges. Des monstres de Frankenstein moléculaires sont engendrés par ces processus de combinatoire de fragments d’ADN sous contrainte de la sélection naturelle. Cette représentation des virus non seulement comme des mosaïques d’instructions génétiques, mais aussi comme des agents hybridogènes, impliqués dans l’émergence d’autres mosaïques d’instructions génétiques, souligne la dimension entrecroisée du devenir des virus et des organismes dans la trame du vivant. La grande banalité des chimères génétiques qui en résulte met en avant l’importance des hybridations et du métissage dans la nature. Là encore, ces thèmes scientifiques comptent déjà parmi ceux exploités par la littérature : depuis les récits mettant en scène les créatures chimériques des mythologies grecques à L’île du Dr. Moreau de H. G. Wells. Mais un passage à l’échelle, une démultiplication des hybrides aux racines plurielles, semble encore possible dans des œuvres littéraires qui choisiraient de faire vraiment leur place aux virus, pour inventer des personnages aux histoires complexes et de ce fait aux interactions complexes, comme le fait Zadie Smith dans son roman White Teeth, mais cette fois généralisé également hors de l’espèce humaine. »

Liliane Campos :  « Lorsqu’on observe l’appropriation des termes scientifiques par les écrivains, la tendance analogique est frappante : il semblerait que l’un des principaux attraits du discours scientifique pour l’artiste soit le détournement métaphorique dont il peut faire l’objet. Certaines métaphores, comme celles inspirées par l’évolution ou la sélection naturelle, ont une longue histoire politique et artistique, qui inclut très tôt une dimension parodique (Goodall ; Shepherd-Barr). Gillian Beer, qui analyse dans Darwin’s Plots la circulation de structures narratives et d’images entre la prose de Darwin et les romanciers qui lui sont contemporains, a souligné par exemple l’importance de l’image du « réseau » généalogique (« web ») chez Darwin et du « réseau » des relations sociales chez la romancière George Eliot lectrice de Darwin. Mais l’appropriation politique de certaines métaphores biologiques ancre ces termes dans plusieurs champs discursifs. Ainsi lorsque Margaret Drabble active dans The Radiant Way (1989) la métaphore darwiniste de la survie du plus fort, c’est dans une parodie du discours conservateur et du modèle de la compétition à tout prix prôné par Thatcher : dans les années 1980, « [s]urvival of the fittest seems to be the new-old doctrine » (172).

La métaphore de l’hybridation est elle aussi chargée d’une longue histoire politique et esthétique, et ce n’est pas sans ironie que Zadie Smith l’intègre, dans White Teeth, à son portrait d’une jeunesse londonienne issue de l’immigration. La famille anglaise des Chalfen, qui accueille avec bienveillance les deux jeunes protagonistes Irie et Millat sous leur toit, est une famille de scientifiques qui croit aux bienfaits de l’hybridation : pendant que Joyce Chalfen, passionnée de jardinage, défend la supériorité des plantes hybrides, Marcus Chalfen travaille à sauver l’humanité par le moyen d’une souris hybride surnommée Futuremouse©. Fascinée par cette famille si différente de la sienne, Irie aspire à fusionner avec les Chalfen : « to be of one flesh ; separated from the chaotic, random flesh of her own family and transgenically fused with another » (342). Smith relie toutefois les travaux de Marcus Chalfen au passé eugéniste de la génétique européenne, et satirise, par les mutations de ses personnages, le déterminisme génétique tout autant que le déterminisme culturel. La scène finale du roman, au cours de laquelle Futuremouse© s’échappe allègrement d’une conférence de presse donnée à son sujet, est un joyeux pied-de-nez à toute velléité de programmation ou de théorisation scientifique des Londoniens hybrides du XXIe siècle.

Le discours scientifique sur le virus semble d’autant plus transposable à l’humain qu’il est, comme tu le soulignes, déjà métaphorique. Le terme de « parasite », qui joue lui aussi un rôle analogique dans le récit de Zadie Smith, provient d’un personnage du théâtre antique. Les métaphores employées par les virologues (« course à l’armement », « chimère », « monstre de Frankenstein ») activent un imaginaire menaçant, non seulement mythologique mais anthropomorphe. Or les métaphores anthropomorphes facilitent l’appropriation du discours scientifique par la littérature. La célèbre pièce de Michael Frayn, Copenhagen (1998), dans laquelle la métaphore quantique joue un rôle clef dans la présentation des incertitudes historiques concernant les physiciens Niels Bohr et Werner Heisenberg, dramatise ainsi une analogie (entre personnages et électrons) courante dans la littérature de vulgarisation. L’anthropomorphisation est en effet un outil fréquent dans la vulgarisation de la physique quantique au cours des années 1980 : Elizabeth Leane a souligné la tendance des auteurs de « popular science » à décrire les éléments subatomiques comme de petits personnages dans ce qu’elle nomme des « fables quantiques » (Leane, chap. 4). Le discours scientifique vulgarisateur est non seulement déjà métaphorique, mais riche en procédés narratifs anthropomorphes et, dans le cas de la mécanique quantique, en métaphores théâtrales. Le dramaturge Michael Frayn ou le metteur en scène Claude Régy, qui décrit sa pratique comme un « état d’incertitude » (Régy, 2002), exploitent ainsi un discours déjà empreint de dramaturgie.

Pour revenir au discours biologique, si l’on ouvre le roman de Judith Schalansky, L’Inconstance de l’espèce, à la page intitulée « Chimères », on trouve cette métaphore mytho-biologique appliquée aux utopies communistes. Schalansky, qui donne la parole à une enseignante de biologie, propose en effet à son lecteur de voir la vie d’une petite ville moribonde d’Allemagne de l’est par le prisme de l’évolution. Chaque double page porte le nom d’un mécanisme biologique, qui illustre, souvent de façon ironique, la situation humaine qui s’y trouve. La section « chimères » est donc une discussion entre un enseignant nostalgique des rêves communistes et la narratrice sceptique face à ces « Fantasmes du Far Est » :

Richesse pour tous. Des tartines aux algues. La fraternisation de tous les peuples. Faire fondre les calottes polaires, irriguer les déserts, apprivoiser les ours. Assécher la Méditerranée. Eradiquer le cancer, le vieillissement, la mort. C’était en tout cas plus original que le tourisme spatial ou le clonage de moutons. Ils n’avaient réussi qu’au printemps dernier à créer un embryon hybride. Une créature panachée de vache et d’homme qu’ils avaient détruite au bout de trois jours, après cinq divisions cellulaires. (151)

Lorsque nous tentons d’imaginer les directions que pourraient prendre des métaphores virales, la question est toutefois compliquée par la polyvalence du terme « virus ». Le transfert métaphorique qui a déjà eu lieu de la biologie vers les sciences informatiques brouille en effet la donne. Les premiers programmes informatiques destinés à se répliquer et à se relocaliser eux-mêmes ont été imaginés dans le cadre de jeux dont les noms métaphoriques, comme « Darwin » (créé en 1961) ou « Core War », sont porteurs de conotations évolutionistes et miliaires. Le premier emploi du terme « virus » est attribué à Fred Cohen, qui l’aurait utilisé pour la première fois dans sa thèse en 1986 pour décrire un programme capable d’infecter d’autres programmes afin qu’ils incluent une version potentiellement modifiée de lui-même. L’ubiquité actuelle de la métaphore virale, qui décrit notamment un processus de circulation et de contamination rapide, trouve ainsi ses racines dans un double référent, biologique et informatique.

Il est d’autant plus intéressant de voir que l’imaginaire biologique de la fiction contemporaine, lorsqu’il travaille l’idée d’un réseau vivant qui remet en cause les frontières de l’individu, fusionne parfois avec un imaginaire informatique. Dans la bande dessinée de Frederik Peeters, aâma, c’est un vaste réseau organique et informatique qui prend peu à peu le contrôle de l’humanité. Envoyé sur la planète Ona(ji) pour retrouver un produit précieux supposé resté à un stade expérimental, le narrateur découvre que celui-ci, libéré dans l’environnement, est devenu une « multitude invisible » qui évolue sous une forme hybride, organique et technologique (Peeters 2012). A la fois micro et macro-organisme, l’image du réseau vivant permet des renversements d’échelles dans lesquels les personnages parcourent un paysage semblable au « milieu intérieur » du corps humain, où « d’étranges glandes palpitaient […], des membranes gluantes, saisies de frissons électriques se contractaient subitement » (Peeters 2013, 17). Mais la propagation rapide d’aâma d’un être humain à l’autre passe par les implants qui permettent désormais à toute l’humanité d’être connectée à un réseau d’information et de mémoire. Derrière la contamination organique, c’est l’homme internautique et informatique que Peeters interroge réellement. »

IV. Quatrième défi de la transposition : l’évolution des schèmes poétiques

E. Bapteste : « Précisément, un autre aspect retient l’attention des scientifiques qui étudient les virus : leur capacité à affecter des populations entières. Effrayés par les épidémies d’Ebola, de Zika ou de grippe A, nous sommes tous familiers avec cette situation, que subissent également les micro-organismes attaqués par des virus. Par exemple, pour décrire l’impact des virus sur les populations bactériennes, un modèle intéressant parce que contre-intuitif dans ses effets, a été proposé par des chercheurs espagnols. Ce modèle s’intitule « Mort au vainqueur ». Il explique pourquoi les virus généralistes pourraient contribuer à l’élimination systématique des meilleures bactéries d’une population, des plus efficaces en termes de multiplication, et non pas des plus faibles. En bref, l’idée centrale de ce modèle est qu’une bactérie ayant subi une mutation qui la rend plus efficace va se multiplier davantage que ses concurrentes et laisser plus de descendants. En l’absence de virus, ces bactéries mutées prendraient donc le pas sur leurs consoeurs, et dans la mesure où les ressources sont limitées, les bactéries les moins efficaces disparaîtraient inévitablement des populations. En revanche, en présence de virus, les bactéries les plus abondantes et celles qui se reproduisent le plus vite vont mécaniquement devenir la cible privilégiée des virus, puisque la probabilité de rencontre entre un virus et un type de bactérie est directement lié à la proportion de ces bactéries dans les populations. Ainsi, selon ce modèle, quand un type de bactérie devient efficace, il se fait ratiboiser par un virus plutôt qu’il n’élimine les autres bactéries apparemment moins adaptées que lui.

« Mort au vainqueur » explique pourquoi les populations de bactéries sont hétérogènes et composées d’organismes peu efficaces plutôt qu’homogènes et constituées presque exclusivement des meilleurs du moment. Les virus apparaissent ici comme des vecteurs d’égalité, ou comme les responsables d’un monde peuplé d’une longue traîne d’êtres peu performants. Ce modèle propose un Macbeth à l’échelle industrielle, la décimation de populations de rois ! Dans la même veine, on peut imaginer que des œuvres littéraires tenant compte de l’esprit des découvertes de la virologie puissent recycler d’autres modèles de cette discipline pour décrire des dynamiques populationnelles. »

Liliane Campos : « La transposition que tu évoques ici, celle d’un « modèle » scientifique dans un récit, peut être abordée par la notion de « schèmes » poétiques développée par Fernand Hallyn. Dans ses analyses des structures rhétoriques de la science, Hallyn a démontré qu’une approche « poétique » ou « rhétorique profonde » du discours scientifique fait ressortir un imaginaire tropologique, « producteur d’opérations sémantiques, telles que la métonymie et la métaphore, conduisant à des transformations conceptuelles », et narratif, « producteur de récits tels que des expériences de pensée, à valeur d’exploration et d’argumentation » (Hallyn, 12-13). Hallyn s’intéresse aux schèmes poétiques produits par cet imaginaire dans le discours de la découverte scientifique : en suivant ce modèle, on peut interroger les schèmes produits par l’imaginaire narratif des travaux récents sur les virus. Le modèle de la « mort au vainqueur » (« kill the winner ») est un schème particulièrement intéressant par ses résonances tragiques : le choix des termes suggère une mort apparemment injuste, une structure narrative qui punirait son héros. L’expression serait un sous-titre adéquat pour certaines œuvres fondatrices du répertoire tragique, comme L’Orestie. Le destin tragique des Atrides est en effet de voir les meurtres s’enchaîner après le crime originel d’Atrée : Agamemnon rentre vainqueur du siège de Troie au début d’Agamemnon, mais pour être assassiné dès son retour au palais, et la victoire de Clytemnestre est à son tour punie dans Les Choéphores. Seul Oreste échappe, grâce à l’intervention d’Athéna, à ces représailles.

Le schème de la mort au vainqueur a également des affinités frappantes avec le schéma tragique shakespearien théorisé par Jan Kott, auquel il donne le nom de Grand Mécanisme. Kott décrit le processus à l’œuvre dans les tragédies historiques de Shakespeare comme un mécanisme implacable, un « cortège de rois qui gravissent le grand escalier de l’histoire » et qui, l’un après l’autre, font chuter celui qui parvient au sommet (Kott, 42). Cette schématisation est marquée par le contexte du début des années 1960, et par les comparaisons que Kott opère entre le corpus shakespearien et le théâtre de l’absurde : remplacer le destin par un mécanisme, c’est dire l’absurdité implacable des souffrances humaines. Comme tu le soulignes, le défi narratif des découvertes récentes en microbiologie est d’opérer un changement de focalisation, de l’individu à la population, ce qui éloignerait le récit du schéma tragique. Mais il est remarquable que le choix terminologique des biologistes cités ici demeure, du moins dans le cas de la « mort au vainqueur », au singulier, centré sur l’individu. Car cette rhétorique permet au discours scientifique de dramatiser lui aussi son contenu, en faisant de la bactérie ou du virus un personnage individualisé. »

V. Cinquième défi de la transposition : l’invention de nouveaux personnages pluriels

E. Bapteste : « Tes remarques sont extrêmement intéressantes parce que précisément nous autres biologistes avons parfois du mal à cerner les frontières des individus. De nombreux virus modifient les lignées de leurs hôtes sur le plan physiologique et peut-être sur le plan comportemental. Ceci est vrai pour les animaux, transformés jusque dans leurs entrailles dans le cas de l’évolution de la placentation chez les mammifères, qui repose notamment sur l’acquisition de deux gènes viraux. Et ceci est peut-être aussi en partie vrai pour notre espèce, dans notre génome d’une part et depuis notre intestin d’autre part. Ainsi, bien que les estimations soient difficiles à établir, la littérature de vulgarisation scientifique a retenu deux chiffres marquants au sujet de notre ADN. 8 % du génome humain proviendrait d’ADN de virus. 34 % proviendraient d’autres éléments génétiques mobiles, probablement apparentés aux rétrovirus : les rétrotransposons. Cela fait donc de chacun de nous un « humain-virus ». Et, en dehors de notre ADN, il y a dans notre corps autant de cellules humaines (déjà génétiquement hybrides donc) que de cellules microbiennes. Dans nos vaisseaux sanguins, un tiers des produits chimiques en circulation sont secrétés par des populations microbiennes et virales qui sont nos résidents intérieurs.

Dans la mesure où tant de nos composants sont extra-humains, notre espèce, comme bien d’autres, est le résultat d’un processus de co-construction. Nous formons une sorte de méta-organisme associant des traits provenant de différentes sources phylogénétiques. Et une des questions scientifiques majeures, abordée dans le thriller évolutionniste « Conflits intérieurs : Fable scientifique » est de comprendre comment tous ces univers microscopiques et macroscopiques co-habitent. Que reste-t-il d’humain, de proprement humain en chacun d’entre nous ? Quelle est la part des virus (et des microbes) dans notre psyché et notre développement ? Mon hypothèse, qui rejoint les théories scientifiques actuelles sur les holobiontes, est que nous sommes des Chosmo sapiens, un collectif de cellules humaines, microbiennes et virales. Chosmo sapiens est un néologisme qui mélange cosmos pour décrire la multitude biologique organisée qui grouille en nous et le nom de genre et d’espèce Homo sapiens. Il signifie donc le mélange inéluctable de plusieurs agents en un seul être. Nous sommes humains parce que co-construits par des « in-humains ». Nous n’existons que dans une relation avec des milliards d’autres. Quand les virus ou les microbes déséquilibrent ces relations, notre méta-organisme entre dans une zone de turbulence : virus et microbes font de nous des Chaosmo sapiens jusqu’à l’établissement d’un prochain état d’équilibre. Chaosmo sapiens est un autre néologisme, basé sur la notion de chaos et notre nom de genre et d’espèce, qui décrit l’association perturbante qui surgit quand les relations entre Homo sapiens et ses microbes deviennent désorganisées.

Si cette conclusion est exacte, les travaux de virologie et de microbiologie nous invitent à repenser notre identité et celle de très nombreux êtres vivants. Du même coup, revisiter l’ontologie biologique pourrait conduire, dans un souci de vraisemblance, à revisiter les ontologies du personnnage littéraire. Un des attraits de ces études pourraient être d’encourager l’écriture d’œuvres dont les héros assumeraient leur nature de méta-organismes. Après tout, il y a déjà une littérature des cyborgs. Les méta-humains aussi, comme les humains augmentés, voire plus qu’eux puisque Chosmo sapiens peut être augmenté tant dans sa dimension humaine que dans sa dimension microbiologique, méritent probablement la considération de nos plumes et de nos claviers. Les méta-humains pourraient au minimum inciter les auteurs à multiplier les points de vues narratifs, viraux, humains et communs. Enfin, la littérature pourrait aider à nommer de manière plus poétique ces nouveaux méta-êtres que les scientifiques ont seulement commencé à révéler durant ces dix dernières années. »

Liliane Campos : « Les travaux récents de la recherche universitaire dans le domaine artistique et littéraire témoignent d’une fascination croissante, mais encore très théorique, pour le microbiote et la déstabilisation identitaire apportée par une vision de l’humain comme méta-organisme[4]. Les résonances post-humanistes, ou du moins post-anthropocentristes, de ces découvertes les rendent en effet très attrayantes pour les théoriciens de l’art et de la littérature cherchant à formuler le décentrement du sujet contemporain. Mais pour l’instant le méta-organisme qui semble le plus intéresser les écrivains est celui d’une planète considérée comme vivante, et dont nous ne serions plus les symbiotes mais des parasites destructeurs. Dans aâma de Peeters, la « multitude invisible » que découvre le narrateur est à la fois intérieure et extérieure, hôte de l’humain dans les deux sens du terme car elle est portée en lui mais devient également son environnement extérieur. Dans The Stone Gods de Jeanette Winterson, autre roman d’anticipation qui imagine une planète malade, prisonnière d’une boucle temporelle qui mène toujours à sa destruction, ce sont les humains qui transforment la terre en chair à vif (ou en Chaosmo Sapiens pour détourner tes termes), dont ils sont condamnés à parcourir les plaies béantes : « we walked through a world dark-coloured now in purple and red, livid, raw, exposed, like a gutted thing, and always around us, high cries of rage and fear » (101).

Cette vision de l’environnement comme méta-organisme n’est pas limitée aux œuvres de science-fiction : elle constitue un trope récurrent de la Cli-Fi (Climate Fiction) et plus généralement de la littérature inspirée par le rapport de l’homme à son environnement naturel. La compagnie de théâtre Complicite, dans son adaptation récente du roman de Petru Popescu Amazon Beaming, invite ainsi le public à visualiser la forêt amazonienne comme un vaste cerveau, un organisme vivant temporairement parasité par l’homme mais dont l’échelle temporelle le dépasse[5]. L’art contemporain se fait ainsi l’écho, volontaire ou non, de l’hypothèse Gaïa proposée par Lovelock et Margulis dans les années 70 et développée plus récemment par Bruno Latour. Décrite comme « constitué[e] d’un ensemble de boucles de rétroactions en perpétuel bouleversement » (Latour), Gaïa se rapproche du méta-organisme et pose des questions semblables d’agentivité diffuse et divisée, car elle ne peut être considérée comme une entité souveraine : elle est, selon Latour, aussi mystérieuse que l’être humain. L’analogie est tentante, car elle puise dans une longue tradition poétique de mise en regard de l’humain et de son environnement : gageons qu’elle le sera aussi pour les écrivains du Chaosmo sapiens. »

Conclusion

Eric Bapteste : « D’un point de vue scientifique, les virus sont des acteurs biologiques essentiels. Dans un souci de vraisemblance, il semble contre-intuitif de ne pas leur accorder une place plus considérable dans nos récits, et de laisser ces héros du quotidien ignorés dans le seul champ, aussi fécond soit-il, de la science-fiction. D’autant plus que les connaissances au sujet des virus offrent de multiples opportunités narratives, bien théorisées en littérature comme tu l’as remarquablement souligné. Pour autant, une littérature plus réaliste parce qu’encore plus inspirée de la virologie serait manifestement confrontée à de nombreux défis. Sans perdre le lecteur, il lui faudrait parvenir à décrire un monde extraordinairement divers, emboîté, presque cybernétique, plein de boucles de rétroactions, d’interactions multi-espèces, aux temporalités multiples, et fourmillant d’agents chimériques. Pour qui voudrait relever ce défi, il y a probablement une saga des méta-organismes à écrire. »

Liliane Campos : « Si l’imaginaire du virus biologique est désormais lié à celui du virus informatique, l’imaginaire de l’holobionte sera peut-être nourri lui aussi par d’autres images, planétaires cette fois, d’un méta-organisme aux actants multiples. Car la richesse métaphorique de ces termes, « virus » ou « organisme », leur donne une capacité remarquable à relier entre eux différents champs discursifs, différentes échelles et différents univers. Les métaphores de l’organisme ont peut-être perdu le rôle dominant, politique, sociologique et artistique qu’elles ont joué au XIXe siècle, mais les analogies virales et immunitaires témoignent de leur tenacité au XXIe. Reste à voir quelles interactions, quelles hybridations narratives surgiront en littérature face aux actants surprenants de la microbiologie. »

Remerciements :

Merci à Pierre-Louis Patoine, Aude Leblond, Marc Silberstein, François-Joseph Lapointe et Chloé Vigliotti pour leurs conseils et coups d’œil précieux.

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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII


[1] « Le gray goo représente le rique hypothétique d’une catastrophe généralisée résultant de la perte de contrôle du processus d’auto-réplication des nanorobots. » (Maestrutti, 39). Proposé par Eric Drexler en 1986 dans son texte Engines of Creation, ce terme décrit un processus semblable à celui imaginé par Greg Bear, mais inscrit la multiplication de nano-robots dans un scénario catastrophiste, où ces minuscules réplicateurs imiteraient et remplaceraint le monde vivant.
[2] Pour une analyse détaillée de ces romans, voir l’article de Claire Larsonneur dans ce même numéro d’Epistémocritique.
[3] David Mitchell a également souligné dans une interview l’ancrage biologique des relations symbiotiques qu’il explore, en proposant une définition plurielle de l’humain : « A human being is an interconnected system of colonies of different life forms that evolve symbiotically » (Wallace).
[4] On a pu, par exemple, noter la prépondérance de ces notions dans les communications regroupées dans le panel « Bactéries » au congrès 2016 de la Society for Literature, Science and the Arts, tenu à Stockohlm sur le thème « Control ».
[5] Complicite, The Encounter, spectacle créé au festival d’Edimbourg en 2015.




3 – The “Right” Amount of Agency: 3 – Microscopic Beings vs Other Nonhuman Creatures in Contemporary Poetic Representations

Introduction

As I set out to compare the portrayal of microscopic beings and perceptible nonhumans in various contemporary poetic texts, it soon emerged that the prism of agency made clear the difference which could be sensed in their treatment at first reading: the texts allow more agency and possibly more of a voice (through the illusion of a transfer of authorial agency) to perceptible nonhuman creatures than to microscopic beings. Agency here is used in its contemporary, non-humanistic sense: that of being a source of action, able to make a difference in one’s environment, not necessarily associated with an intention or a rational consciousness. This study finds that microscopic beings are represented with either very little agency, or a very markedly contrasted agency, sometimes negated and sometimes fully present, while perceptible nonhuman beings’ agency is retrieved through patient negotiations. The poems, however, also yielded another finding: images of a parasitic or viral relationship are used to establish the agency of perceptible nonhuman beings that are not viruses or parasites. The first part of this study examines two contemporary poets, Pattiann Rogers (United States, born 1940) and Les Murray (Australia, born 1938), in order to shed light onto the different types of agency and authorial power (another form of agency, that of poiesis) they construct for microscopic beings versus perceptible nonhuman creatures. Those specific contemporary poets were chosen because, even though they come from very different backgrounds, they share a will to ascribe more agency to the nonhuman natural world. Les Murray’s book of poems on the indigenous flora and fauna of Australia is titled Translations from the Natural World (1993), which, even when not taken at face value, shows an interest in sharing authorial agency with a nonhuman object. Rogers’ extreme and constant attention to natural beings throughout her works, from The Expectations of Light (1981) to The Dream of the Marsh Wren (1999) renders the doings of nature inextricable from her writing. The second part of this study examines more literal attempts at transferring authorial agency to nonhuman creatures, perceptible ones in the case of critic Aaron Moe (US, born 1976), and microscopic ones in the case of poet Christian Bök (Canada, born 1966). In those cases, the reflection on nonhuman agency is extremely explicit and it is for this reason that those texts were chosen: the analyses bear on meta-texts more than poetic works, and thereby can be easily paralleled.

I. The opposite fates of microscopic beings and nonhuman perceptible beings: Pattiann Rogers, Les Murray.

The archaeans, described at length by Rogers in “Address: The Archaeans, One Cell Creatures” (Poetry Magazine, 2005), are microscopic organisms which have long been mistaken for bacteria. Pattiann Rogers, who holds a degree in zoology, is a poet whose close observations of the natural world are scientifically informed. Here, she undoubtedly strives to establish the significance of those microscopic beings, stating in the first stanza that “although they have no voice […] / they are, / nevertheless, more than mirage, more / than hallucination, more than falsehood.” Through a form of via negativa, then, the presence of the archaeans in our world is somehow asserted: the archaeans, Rogers says, are genuinely and consistently here. The same, however, is not true of their actions. Archaeans are well-known for facilitating mammal digestion and contributing to the carbon cycle, making them essential actors in the living world, yet Rogers does not mention these actions, insisting, instead, on the monocellular organisms’ re-actions to their environment:

They have confronted sulfuric
boiling black sea bottoms and stayed,
held on under ten tons of polar ice,
established themselves in dense salts
and acids, survived eating metal ions.
They are more committed than oblivion,
more prolific than stars.

“More prolific than stars,” and, (later in the poem) “more mutable than breathing and vanishing,” the archaeans have in common with viruses the speed with which they reproduce, and their colonizing behaviour. Facing a hostile environment (many archaeans are extremophiles, thriving in places as hostile as sulphuric waters at the surface of volcanoes), brave pilgrims of the hostile world, they “confront,” “establish,” and “survive”; however, their actions affect only themselves: their role in the environment (mostly one of chemical “recycling”) does not appear. More than actions, the poem features reactions, performed in the sole aim to perpetuate the species.

To act is not only to react: a large part of contemporary thinking is devoted to ascribing nonhumans the attributes of a sensible existence which matters and must be taken seriously, and insists on their agency as an ability to act and not only to react. This vision of nonhuman agency counters a well-established argument according to which the age-old human / nonhuman divide rests on the difference between action and reaction. Indeed, for Cary Wolfe,  “the juridical distinction between ‘response’ and mere mechanisitic or instinctive ‘reaction’ [is] a distinction that, as Derrida shows, has anchored the ontological hierarchy of human and animal in the philosophical tradition.” (63-64) On the contrary, contemporary animal philosophy  seeks to free animals from the deterministic conceptual frame in which their actions are traditionally perceived, and object philosophy strives to establish that things have a “positive, productive power of their own” (Bennett, 1). This is exactly what our archaeans lack. Moreover, a number of purportedly “human” actions are refused to them. As quoted earlier, “they have no voice / that I’ve ever heard for cry or song”; they do not either carry the burden of the (Christian) human:

Too meager in heart for compassion,
too lean for tears, less in substance
than sacrifice, not one has ever
carried a cross anywhere.

Engrossed as they appear in instinctual reactions and the dire business of surviving, they are denied an inclusion into the realms of signification, ethics and even embodiment, as the last line of the address makes them “too minimal for death,” as if they were, ironically, too busy surviving to be able to die.

The archaeans’ presence, as mentioned earlier, is asserted through a form of via negativa. To a certain extent, the same process is applied to the archaeans’ actions, yet less successfully: describing all of the “human actions” which the archaeans do not perform does not imply that they perform actions whose range go beyond human actions, but rather that they are unable to perform any proper action. One positive action, however, lies at the heart of the poem:

Far too ancient for scripture, each
one bears in its one cell one text–
the first whit of alpha, the first
jot of bearing, beneath the riling
sun the first nourishing of self.

This text-bearing sounds primordial, a proper beginning rather than a reaction to an external event. Interestingly, this action is precisely the expression of a viral agency: that of carrying information over. At this very moment only, the archaeans appear to be given agency, and more particularly a form of authorial agency: the text which they are carrying may very well refer to the text of the poem, and the only positive action ascribed to those beings is “the first jot of bearing,” a particle of the great, primordial action which consists in carrying information and expressing it. Thus, the shaping of the poem and the shaping of matter through the primordial text that is DNA are powerfully paralleled. Formally, it is the only moment in the poem when the language, otherwise simple, linear, and not very experimental, appears invaded by the presence of the creature. Indeed, the monosyllables in “each / one bears in its one cell one text” recall the small size and primal quality of the archaeans. However, this positive form of authorial agency is to be contrasted with the statement, in the first stanza, that the archaeans “have no voice.” Even if voice refers to spoken rather than written utterances, it denotes an ability to produce a message or a linguistic form that is denied to the archaeans in this line. This contradiction reveals microscopic agency as both asserted and ardently denied in our poems.

In “Cell DNA” (41), contemporary Australian poet Les Murray diverges from the rest of his sequence, Translations from the Natural World (1993), in that he does not address a particular nonhuman creature but an entity more abstract and less grounded in the Australian soil: a single DNA strand. The strand stands as a microscopic being whose agency is explored in the first person. The first stanza features it both in the most passive of positions, “in free fall,” and in an Atlas-like attitude of “carry[ing] it all”: from the outset, the oxymoronic structure of the DNA strand’s agency, similar in that respect to that of Rogers’ archaeans, is blatant. This structure unfolds again in the third stanza, the first one quoted here:

Presence and hungers
imbue a sap mote
with the world as they spin it.
I teach it by rote.
but its every command
Was once a miscue
That something rose to,
Presence and freedom
Re-wording, re-beading
Strains on a strand
Making I and I more different
Than we could stand.

While “presence and hungers” are performing what appears to be life-defining actions (to “imbue” a being “with the world”), they allow no part in this world to the DNA strand, as the latter asserts control over the process by “teaching it by rote.” In the last stanzas, such contrasts give way to a complete lack of agency on the part of the DNA strand, as the genetic “miscue” and the ensuing “presence and freedom” become able to affect the strand to the point of changing its identity, “making I and I more different than we could stand.” This form of oxymoronic agency, also to be found in Roger’s archaeans, may be a quality of viral agency (metonymically extended to other microscopic beings): just like the archaeans, just like the DNA strand, the virus’s mere presence, though not perceptible to most humans, engenders momentous consequences.

Contrast and negations also affect the construction of a nonhuman authorial agency in the poem. If the DNA strand is formally given a voice through the first person, the illusion is difficult to maintain. Of course, its invisibility hampers our identification with it, but the limpid quality of the language in the first stanzas also prevents any feeling of defamiliarization necessary to the impression that a nonhuman voice is speaking. Indeed, the playful assertion that life is “what I’m about” and “what I’m around” does not seem to convey a commitment on Murray’s part to make the DNA strand speak. Yet when the DNA strand becomes dominated by “presence and hungers” in the lines quoted above, the phrasing becomes more experimental and words lose their immediate meaning. It is the case in the third stanza with the uncanonical plural “s” added to “hunger” and the action depicted as “presence and hunger” “imbu[ing] a sap-mote / with the world.” It is even more so the case in the last two stanzas as the DNA strand is overtaken by “a miscue” in its encoding, which will make it lose its very identity: there, defamiliarization almost reaches unintelligibility with phrases such as “a miscue / that something rose to.” This gives the impression that the poet has yielded some of his authorial power to its poetic object, but it only happens once the object has been dominated by another agent. Here, the authorial power only appears to be granted to a nonhuman voice at the very moment the DNA strand is no longer able to be a voice since it does not recognize itself as itself. As with Pattiann Rogers and the archaeans, the authorial power of the poetic object involves very marked contrasts, which do not contribute to making less abstract the idea of a transfer of authorial power to the nonhuman being.

When the same poets turn to perceptible non-human beings, the creature’s agency and the degree of its authorial power are both more willingly asserted and more subtly negotiated. Pattiann Rogers’s “Crocodile God” (Song 107), for example, features a crocodile whose expression of divinity evolves from an ironic, crudely anthropomorphic figure, that of the Egyptian Crocodile God Sobek, adorned with trinkets and “oiled for beauty,” to the lyrical description of his very animal “head” and “hiss” which “cause us to love him.” The poem’s narrative reveals the presence of an actual animal body within the idol: it smells (of salt clams), is warm, makes noises, and retrieves manufactured objects from the bottom of the swamps. Therefore, its representation as Sobek appears at first to be a human deed, as we pass from casually noticing that “From two fingers he dangles trinkets, /A ringed cross snapped from dark river silt” to the grotesque anthropomorphism of:

Sandalless,
He may swagger in his grand bodice,
Displaying mosaic wrist bands, biceps bracelets,
His sash relaxes navel high on his slender hips,
Yet this attempt at anthropomophism through typical Sobek attributes fails, and the poem concludes that it is not the anthropomorphized image of an idol, but the crocodile’s body in all its materiality (if such a claim at objectivity is possible) that makes it a god :
But it is his head,
Green as moss, bumpy as bark,
And the corners of his smile, the scaley cheeks;
It is the tilt of his long toad-spotted snout,
The exposure of numerous teeth in his cold pink smirk,
The slit-eyes (he never wonders)
And the hiss of his breath,
Smelling of salt clams, old blackbones,
That cause us to
Love him.

The whole poem can be seen as an attempt at negotiating the agency of the crocodile, its ability to move beyond or retreat from the role of a passive idol, “oiled for beauty” to make himself a God causing “us to / love him” and the poet to write about him.

“Crocodile God” was first published 24 years before “Address: The Archaeans,” so that we cannot say that the former answers to the latter, but the recurrence of certain actions across them (breathing, and carrying a cross, actions that in both poems are construed as eliciting empathy) still make for noticeable correspondences. A breath-like rhythm informs “Crocodile God,” which starts with an image of swelling (“His bronze calves swell like the bellies / Of round-golden fish)” followed by a “relaxing” in the third stanza (“his sash relaxes navel-high”) and the “hissing” in the last stanza, which makes the breathing more material as it can be heard, as well as less akin to a human one. While breathing is the human action that is explicitly absent from the archaeans’ behaviour, “more mutable than breathing and vanishing,” “Crocodile God” uses a defamiliarized version of it so that it can become an attribute of the crocodile, as well as a slow, underlying movement in the poem, coming out explicitly in the hissing in the last stanza.

At its most anthropomorphic, the crocodile as Sobek parodies the cross-bearing refused to the archaeans (“no one has ever carried a cross anywhere”), dangling from his fingers a “ringed cross / snapped from the river silt.” The parody implies that there must be a third way, between no cross-bearing (archaeans) and mock-cross bearing (fake crocodile idol), for nonhumans such as the “real” crocodile to “bear a cross,” or, in other words, to exert one’s agency in a way that matters. This form of agency wildly differs from that of microscopic beings, and even more interestingly, takes microscopic agency as a counter-paradigm against which the crocodile pitches his own actions. Indeed, in the first stanza, the crocodile is said to be “oiled” like an idol, as if the enhanced surface of its skin barred any form of parasitic invasion. However, the protection is flawed, as the crocodile is colonized by instances dominating its movements: “flashing little fins, ripples of silk tails”; a form of parasitic agency is present, yet the crocodile is a host rather than an agent in that relationship. A large part of the crocodile’s actions also consists in extracting all sorts of lost objects from the river silt: the “ringed cross” aforementioned, but also the “two-footed cane /dredged from the bodies of snails and eels” in the swamps. In letting itself be adorned with Sobek’s attributes, the crocodile undoes symbiotic relationships present in the environment, such as the union of snails and eels with a cane which may form their vertebrae. The rest of the poem sees the agency of the crocodile build itself in a manner just as indirect, in reactions to parasitic invasions. The crocodile’s parade (he “swaggers,” “displays,” etc.) is so flagrantly anthropomorphic that the colonization of the animal body by a human shape appears almost as explicit as the image of the parasitic movements under his skin.

This leads us to the question of the crocodile’s authorial agency: the possibility of considering the crocodile as partly responsible for the form of the poem appears, for the usual identificatory reasons, less absurd than in the case of a DNA strand or an archaean. However, possibly because the idea may be taken more seriously, negotiations are more arduous and a struggle between human and nonhuman voices dominates the structure of the poem. If one takes as a premise that the crocodile matters in itself in the poem, and not only in what it says about humans (in a typical animal studies approach), this struggle is easily translated into parasitic terms. For a form of nonhuman voice to make itself heard in the poem, the crocodile’s presence must open itself to the human form without being thoroughly colonized by it. While the third stanza features a completely anthropomorphized crocodile, whose voice, if it lets itself heard, is too humanized to be “true,” the last stanza (quoted earlier, starting with “but it is his head…”) shows the right balance between a human and a nonhuman voice in the poem: there is some anthropomorphism, as in the “smirk” of the crocodile, yet the comparisons are held within the crocodile’s environment (the “bark,” the “toad,” “the salt-clams”) so that they appear almost metonymic, and the numerous alliterations (s and t) become imitative. The language is slightly defamiliarizing, but not hermetic: the “right” amount of human invasion into the animal, or of nonhuman invasion into the human, may have been found, and allows for the voice of the crocodile to be heard. A form of parasitic symbiosis, therefore, appears particularly adequate to describe the workings of authorial agency in the poem.

This notion of a right amount of agency (authorial or not) informs the dynamics of “Great Bole” by Les Murray (29) to an even greater extent:

Needling to soil point
Lengthens me solar,
my ease perpendicular
from earth’s mid ion.

Health is hold fast,
infill and stretch.
Ill is salts lacking, brittle, insect-itch.
Many leaves numb
in tosses of sear,
bark-split, fluids caramelled,
humus less dear,
barrel borer-bled.
Through me planet-strain
exercised by orbits.
Then were great holding,
earth-give and rain,
air-brunt, stonewood working.
(…)
In no one cell
For I am centreless
Pinked a molecule
Newly, and routines
So gathered on
That I juice away all
Mandibles. Florescence
Suns me, bees and would-bes?
I layer. I blaze presence.

As in Rogers’s “Crocodile God,” the poem narrates the loss and retrieval of a nonhuman being’s agency. The first two stanzas describe the tree organizing the world around itself (“needling to soil point”) and finding itself in full possession of its agential power. This control, however, becomes more uncertain when illnesses and parasites are evoked: “Ill is salts lacking, brittle, insect-itch.” In the following three stanzas, the tree loses its agency as it becomes subject to forces transcending it (“through me planet-strain / exercised by orbits”). Finally, in the last stanza, the tree has retrieved the ability to act against some of the competing agencies (“I juice away all mandibles”). Furthermore, the nonhuman agency whose retrieval motivates the poem is, here as well, reminiscent of microscopic agency. The tree claims to be “centerless,” undermining the traditional use of trees as symbols of the organic form, with a trunk from which roots and branches expand, and encouraging instead a horizontal mode of being reminiscent of viral ones. The syntactic structures in the poem support this image: the opening phrase, “Needling to soil point / Lengthens me solar” features a tree in the first person that is both the subject of “needling” and the object of the “lengthening,” an action performed, according to the syntax, by the “needling” and semantically by the sun. The tree, its environment (the sun), and its actions, let agency circulate. Similarly, the phrase “Florescence suns me” in the last stanza weaves together three potential agents, the tree which is blossoming, the “florescence” which “suns” the tree, and the sun which, semantically, makes the tree blossom. This horizontal and circulating agency is also present in the consistent depiction of the tree’s relation to its environment as a parasitic one, with “elements water-brought […] enveloping [it],” and colonizers invading it, “insect-itch,” “barrel borer-bled,” triggering chemical consequences such as “fluids caramelled” and reactions such as “juic[ing] away all mandibles.” To a greater extent than in “Crocodile God,” then, the presence of parasitic agency is necessary to negotiate the fluctuating degree of agency of the tree.

As in “Cell DNA,” the “Great Bole” speaks in the first person. While the possibility of an authorial agency was easily discarded on the part of the DNA strand, the illusion of hearing the tree’s “voice” is more successful here. A closer look reveals that the tree’s degree of agency and the poem’s intelligibility both fluctuate in parallel trajectories. As the tree appears “in control” in the first two stanzas, the poetic language is both defamiliarizing and intelligible, as at the end of “Crocodile God.” When the tree’s level of agency decreases in the following three stanzas, so does the degree of intelligibility: “great holding” is quite a hermetic image, and so is the whole of the fourth stanza. Unlike “Crocodile God,” in which the crocodile’s colonization by a human shape implied perfect intelligibility, here, both “human” language and tree seem to suffer from the loss of control depicted, as if the tree’s loss of agency did not happen to the benefit of a “human” attribute of language, its intelligibility. As the “Great Bole” recovers some control in the last stanza, the last line, “I blaze presence,” features a poetic language that has reached a perfect balance between a human and a nonhuman voice. Indeed, “presence” appears as a human abstraction while “blaze” is the odd treatment given by the nonhuman instance to this presence. This last line almost assumes a performative dimension as it lets the presence of the tree show through.

Thus, while “Crocodile God” shows a parasitic kind of symbiosis between human and nonhuman authorial instances, here, the human (the poet, or poetic language) works together with the nonhuman (the tree, or poetic object) in a relationship that may be symbiotic, but of the mutualistic kind, since the tree’s loss of agency does not favour but rather alters the human quality of the poem, its intelligibility. The mutualistic quality of this symbiosis, where what is beneficial to one party is beneficial to the other, enhances the impression that something of the tree’s voice is heard, making this poem sound like a human/nonhuman coproduction. Thus, whether it be a parasitic symbiosis as in “Crocodile God,” or a mutualistic one as in “Great Bole,” the paradigm of a symbiosis between human and nonhuman voice or form turns out to be very relevant to describe the authorial power as it appears in those poems: it conveys the reader’s impression of a horizontal relationship, with contamination, loss and gain of agency in each of the instances.

II. Microscopic vs animal authorial agencies: Aaron Moe, Christian Bök

In the second part of this study, I would like to take a closer look at more explicit attempts to transfer authorial power to animals, on the side of perceptible nonhuman beings, and to a bacterium, on the side of microscopic ones. The American critic Aaron Moe punctuates his study on poetry, Zoopoetics (2013), with poetic and argumentative interludes, where he focuses on examples of what he names an animal poiesis. The gestures of beluga whales, owls, horses and elephants are closely examined and evoked in an elegiac mode when they express meanings or feelings. Yet Moe faces a problem of definition: what corresponds, for nonhuman animals, to the writing of a poem for humans? Moe sees poiesis in the mourning gestures of elephant and owls, the race horse’s bodily communication to its jockey, the mimic octopi and beluga whales’ imitations of other species, and the unexpected flourish of a cat. While there is an underlying unifying principle of non-utilitarian communicative gestures, it is not spelt out as such, possibly because of the poetic status of those texts. Reading those gestures as poetic gestures demands a great deal of imagination, or as Moe puts it himself, speculation. He admits twice that he is speculating (91, 145) and feels the need, when reading into the gesture of an elephant mourning her mother, to deny anthropomorphism: “she gestures along the teeth of the dead matriarch’s skull, and it suggests (and I do not think this is anthropomorphizing) a sense of loss, a desire to say hello, and an existential grappling with the absence of Emily through grappling with the presence of her remains” (118). Indeed, Moe introduces his work by the following statement: “Zoopoetics assumes animal agency. I recognize, though, that many humans still regard animal agency with circumspection, and so in what follows, I take time to defend it.” (9) I do adhere to Moe’s point of view, and I find his “interludes” powerful, but their argumentative difficulties come from the fact that we do not have the theoretical tools to establish the possibility of a nonhuman poiesis. It may be why Moe chose this semi-poetic, and semi-argumentative status: in any case, through patient observations and powerful invocations (such as the beautiful account of the mourning of elephants), Moe patiently tries to establish it, and inevitably faces difficulties in doing so.

Interestingly, a parasitic mode of agency appears several times in these attempts. When the race horse speaks to its jockey through a form of body language, Moe comments: “the symbiosis emerges as horse and jockey read the bodily text that emerges between them,” (3) and insists on the image of symbiosis. Mimic octopi and beluga whales are said to reach a form of poiesis by the attentive imitation of other species which extends their repertoires of gestures and signs: the mimic octopi imitate other marine creatures, “eight buoyant arms ready to flare into new forms, including venomous sea snakes, toxic flatfish, flounders, and more.” (33) Beluga whales imitate the sounds of their human tamers to the point of deceiving them: “like the poet who discovers new forms of poetry through an attentiveness toward other animals, the beluga whale discovered a new way to manipulate his vestibular sacs. […] if they were humans, they could write sonnets, haikus, and free verse with the same ease as composing graphic novels and an obituary.” (91) Though Moe does not make the link himself, these accounts of animal mimesis are reminiscent of certain parasites mimicking other organisms or food to be eaten by other hosts in which they can pursue their life cycles, and extend the range of their influences, though in that case the gesture is more utilitarian than poetic. Such associations may occur to the reader, and surely do in the case of the mention of symbiosis : speaking of processes which recall parasitic and microscopic agency may thus help support the possibility of an animal poiesis.

In the Xenotext project, the Canadian poet Christian Bök entertains the idea of a literal transfer of authorial power to a bacterium. As with poems about microscopic beings, negotiations around the authorial power at play in the process are more contrasted than those of Moe’s zoopoetics. A few years ago, Bök set out to insert a sonnet he named “Orpheus” into a bacterium’s genome. Then, the bacterium emitted a protein encoding a response to this poem and forming another poem, which he named “Eurydice.” The genome and the protein can be decoded following the same alphabet, devised by Bök and named the “xenocode.” The first sentence reads: “any style of life / is prim.” The bacterium’s response to it reads: “the faery is rosy / of glow[1]”.

Beyond the enchantment of reading lines presented as generated by a bacterium, what is of interest to this study is that the rhetorics around the project (a book, an article in an academic journal, interviews, etc.), is oxymoronic when it comes to defining the authorial source of the poem. The following claim encapsulates this oxymoron: “I hope that my poem might urge readers to reconsider the aesthetic potential of science, causing them to recognize that, buried within the building blocks of life, there really does exist an innate beauty, if not a hidden poetry – a literal message that we might read, if only we deign to look for it” (Bök, “The Xenotext Experiment,” 231). In the tradition of positivism, nature is “out there”: passive, waiting for an almighty scientist to decipher it and become the “author” of the discovery. However, the idea of “a literal message” also constructs life as an author itself, all the more as no mention is made of a supernatural instance lying behind those messages. More explicitly, Bök endorses both claims when he speaks or writes about his project. In the article presenting his experiment, the bacterium is construed as passive, only providing grounds for humans to widen their aesthetic experiences:

The genome can now become a vector for modes of artistic innovation and cultural expression. In the future, genetics might lend a possible, literary dimension to biology, granting every geneticist the power to become a poet in the medium of life. In this spirit, the Xenotext Experiment is a literary exercise that explores the aesthetic potential of genetics in the modern milieu, doing so in order to make literal the renowned aphorism that “the word is now a virus” (Bök, “the Xenotext Experiment,” 227).

He also mentions the bacterium as an instrument, “a useable machine to write a poem” (Bök, “the Xenotext Experiment,” 229). In this frame, the bacterium is held as such a passive element that it may be affected by the poet’s manipulations, a consequence Bök is trying to avoid, “so that the encoded, genetic text can easily fit into the genome without compromising the function of the organism itself” (229). Unsurprisingly, these constructions of a passive bacterium go along with a recognition of the poet’s extensive agency in the process. The quality of the targeted bacterium (while the poem has so far only been successfully inserted into E. coli, Bök is working towards inserting it into D. radiodurans), extremely resistant to hostile environments and predicted to outlive humanity, only accentuates the immense hubris of the poet, whose oeuvre would live on for millennia. Bök indeed recognizes “the ominous conceit of the poet” (231), and quotes a range of scientists who see DNA as a possibility to preserve human culture against planetary disasters (228).

However, Bök also insists on the bacterium’s authorial power. The bacterium “interprets” the poem inserted into its genome and “builds” another one (Bök, The Xenotext: Book 1, 150). He often underlines the heavy constraint imposed onto the project by the bacterium’s expression of the genome: it has taken him four years to find, among millions of possibilities, a combination of texts working on both sides of the process (an intelligible text yielding, according to the same code, another intelligible text)[2]. In that sense, he acknowledges the agency the bacterium has exerted over the creative process leading to the poems. Finally, Bök claims that nowadays, more than a proper creator, the poet is “a host to the germ of culture,” which is exactly the role he has been ascribing to the bacterium all along his project:

My project merely highlights the degree to which the modern, social milieu has now taken for granted that the discursive structures of epidemiology (as seen, for example, in such notions as “viral marketing” or “viral computing”) might apply to the transmission of ideas throughout our culture. If the poet plays “host” to the “germ” of the word, then the poet may have to invent a more innovative vocabulary to describe this “epidemic” called language. (Bök, “The Xenotext Experiment, 231)

Even here, the handling of authorial agency is ambivalent: Bök compares the bacterium and the poet, both “host” to the germ of language, but the bacterium’s authorial status is comparable to the poet’s only in so far as they are passive receivers of an external input standing as the primary holder of authorial power. Linking that statement with the Xenotext experiment shows that while the claim implies that the experiment has literalized the metaphor of culture as germ implanted into authors/poets, Bök’s practice has reversed the process: the germ is the host which the poet parasitizes by implanting genes into it, thus acting as the ultimate holder of authorial power.

A few years earlier, Eduardo Kac’s Genesis project had already investigated bacterial authorial agency by inserting a sentence from the Bible about man’s mastery over nature, through various codings, into the genome of the same bacteria. Participants were then able to direct UV light onto the exposed bacteria, causing it to mutate. The mutated bacteria then displayed a different gene from the one originally inserted by Kac, and when de-coded, showed alterations to the original sentence. While it is arguably more successful in lending authorial agency to the bacteria as the result is not entirely predicted by the artist, the mention of the gene inserted as the “artist’s gene” and the fact that the bacteria do not only respond to that gene but to UV light projected onto them and entirely controlled by yet another human agency, that of web participants, makes an assessment of the agency at work in this experiment even more contrasted: bacteria appear both more agentive and more subjected to the human agency. This assessment will not be taken further for want of space, but it so far confirms the tendency to contrast at work in poetic attempts to lend authorial power to microscopic beings.

Even though they come from various backgrounds, those poems and poetic reflections display a common behaviour when it comes to their attribution of agency to the nonhuman world: they grant either none or very markedly contrasted agency to microscopic beings, but strive to ascribe a form of agency, necessarily nuanced, to other nonhuman creatures. Besides, the agency of microscopic beings (viral/parasitic) is drawn upon in attempts to establish the agency of other nonhuman beings, as if the reality of microscopic agency was necessary to assert the reality of other agencies. These patterns may be explained by a dichotomy which I believe to be prevalent in our culture. On December 22, 2015, The Guardian titled: “‘Almost too late’: fears of global superbug crisis in wake of antibiotic misuse.” A few days later, a column entitled “Whatever happened to animal rights?” deplored the 300 hunts held in the UK for Boxing Day and concluded: “But hunts are still battlefields, if you’re the fox or the hound. Abattoirs likewise – albeit with the odds very much in one party’s favour.” While the first article underlines the momentous fear that microscopic agency triggers in our societies, the second one makes a point in establishing the agency, however feeble, of the nonhuman beings involved in hunts or slaughterhouses – their being a “party” in those unequal fights. The agency of microscopic beings such as viruses and parasites is acknowledged, and largely feared by humans, while the agency of perceptible non-human beings (such as trees, plants, or animals) is often seen as hampered by human power and a society which has long been negating their ability to act. This dichotomy, between uncontested agency for microscopic beings, and fragile agency for many perceptible nonhuman creatures, undoubtedly needs further theorization, but it may explain our poems’ stance: they would then be playing a corrective part, granting either none or very markedly contrasted agency to microscopic beings, but striving to ascribe a form of agency, necessarily nuanced, to other nonhuman creatures. Finally, for the critic or poet setting out to describe attempts to transfer authorial power to nonhuman beings, viral/parasitic agency proves an especially fruitful metaphor, for various possible reasons: it may be, here as well, because it is often uncontested, and therefore grants a degree of reality to that transfer whose assertion is otherwise fragile; the marked contrast of a viral agency (the subject does nothing visible yet provokes drastic consequences), may be akin to the agency of information (which provokes innumerable other events by its mere presence); the idea of a viral agency may fit very well our post-death-of-the-author era, as Bök tries to articulate in the last statement quoted above; and finally, resorting to microscopic agency when establishing other nonhuman beings’ agency appears more as a metonymic move than a metaphoric break, as it only consists in applying one part of the living world’s agency to another part of it. These suggestions remain to be explored.

Works Cited

“‘Almost too late’: fears of global superbug crisis in wake of antibiotic misuse,” The Guardian, 2015. Online: https://www.theguardian.com/society/2015/dec/22/almost-too-late-fears-of-global-superbug-crisis-in-wake-of-antibiotic-misuse (consulted June 30, 2016).

Aulicino B. and D. Timblin, “The Making of a Xenotext,” American Scientist, 2016. Online: http://www.americanscientist.org/blog/pub/xenotext (consulted July 5, 2016).

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Bök C., The Xenotext: Book 1, Toronto, Coach House Books, 2015.

Bök C., “The Xenotext Experiment,” SCRIPTed, n° 5.2, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2008.

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Rogers P., The Dream of the Marsh Wren, Writing as Reciprocal Creation. Minneapolis, Milkweed Editions, 1999.

Rogers P., The Expectations of Light. Princeton: Princeton University Press, 1981

Shoard C., “Whatever happened to animal rights?,” The Guardian, 2015. Online: https://www.theguardian.com/commentisfree/2015/dec/30/animal-rights-fellow-creatures-liberties (consulted June 30, 2016).

Tamburri R., “The incredibly original pursuits of Christian Bök,” University Affairs, 2013. Online: http://www.universityaffairs.ca/features/feature-article/incredibly-original-pursuits-of-christian-bok/ (consulted July 5, 2016).

Wolfe C., Before the Law:Humans and Other Animals in a Biopolitical Frame. Chicago and London, The University of Chicago Press, 2013.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII


[1] For a technical but accessible explanation of the process please see: http://www.americanscientist.org/blog/pub/xenotext
[2] “ ‘The constraint is so onerous that there’s not a lot of freedom to move around,’ he says. ‘I didn’t get to say whatever I want.’ ” (Tamburri)




4 – Viralité et humanité : la figure du non-corpum chez David Mitchell

Introduction

Le succès populaire de David Mitchell et l’intérêt des critiques à son égard sont en grande partie motivés par l’originalité formelle de son œuvre : chacun des six romans publiés à ce jour explore en effet des lieux et des époques distincts mais insérés dans un réseau dense et unique de correspondances. Il en résulte une temporalité très particulière, abondamment commentée par les travaux universitaires récents qui la comparent souvent à des structures géométriques complexes. Paul Harris (3-8 et 148-153) évoque ainsi le labyrinthe et les fractales[1] ; David Mitchell lui-même emploie l’analogie des poupées russes dans Cloud Atlas[2]. Dix ans plus tard, Mitchell choisit de se départir de la géométrie pour lui privilégier un parallèle audacieux entre le squelette et l’horloge, explicité dans le titre The Bone Clocks (2014). Il renouvelle ainsi une conception abstraite et mathématisée du temps en l’incarnant : le corps, à l’image de celui du personnage principal dont le roman retrace plus de soixante ans de vie, apparaît à la fois comme le dépositaire de l’histoire qu’il préserve et comme un emblème du délitement lié à la maladie et vieillissement. Transmission et mortalité, l’œuvre de Mitchell est en effet hantée par cette double thématique : dans Cloud Atlas par exemple le personnage du clone Sonmi se sacrifice pour léguer son testament aux générations futures. Elle est aussi présente dès son premier opus, Ghostwritten (1999), construit sur un relais narratif entre neuf histoires et neuf personnages principaux, tous confrontés à la mort ou à la disparition. La temporalité fractale ou labyrinthique s’ancre donc dans un réseau de références plus organiques où l’image du corps et la notion de relais sont intimement liées tantôt sous la figure de la transmission, tantôt sous celle de la contamination. Le relais textuel entre les différents récits de Ghostwritten notamment trouve un équivalent intradiégétique dans l’itinéraire de virus ou de parasites plus ou moins humanisés : de nombreuses péripéties sont ainsi directement liées à leur progression géographique et chronologique de corps en corps. A cela se greffe une interrogation métaphysique sur la nature humaine que Mitchell met en scène via les réflexions intimes de ses personnages, au travers desquelles il propose des méta-commentaires: « How do I know that there aren’t noncorpi living in me, controlling my actions ? Like a virus within a bacteria ? » (Ghostwritten, 191) On pourrait arguer ici que le travail de la temporalité chez Mitchell s’apparente à une hantise, laquelle trouverait son symptôme dans la création d’une galerie de non-humains, invisibles, indétectables, s’introduisant dans les corps des humains à leur insu. A l’instar des virus.

Convoquer une telle figure est bien sûr loin d’être fortuit chez un auteur à ce point obsédé par la porosité des frontières et la récursivité en général. Mais jusqu’où cette métaphore est-elle opératoire au sein du texte et pour le lecteur ? Que dit-elle du non-humain et, par ricochet, de la figure de l’humain ? Enfin, comment se lit-elle et à quel régime de lecture participe-t-elle ?

I. La mise en scène du virus

La thématique du virus est centrale dans le premier roman de Mitchell, Ghostwritten, où le personnage du fantôme ou non-corpum est récurrent dans chacun des neuf récits. Il s’agit d’une forme de conscience désincarnée qui loge dans le corps d’hôtes humains, « transmigrant » de l’un à l’autre par le biais du toucher. Le non-corpum est presque indétectable : les personnages centraux des premiers récits suggèrent sa présence mais la crédibilité de leur récit est entachée par la suspicion de troubles mentaux, comme dans l’extrait suivant où le narrateur schizophrène est tombé sous l’emprise d’un gourou.

All of us in Sanctuary knew how, thirty years ago, while travelling in Tibet, a being of pure consciousness named Arupadhatu transmigrated into His Serendipity, and revealed the secrets of freeing the mind from its physical shackles. This had been the beginning of His Serendipity’s path up the holy mountain. Even if the body of His Serendipity were harmed, he could leave his old body and transmigrate into another, as easily as I change hotels and islands. He could transmigrate into his own assassin. (Ghostwritten, 30)

Au fil du texte, les références aux fantômes et aux phénomènes surnaturels deviennent de plus en plus explicites. Puis dans le cinquième récit situé en Mongolie, le non-corpum prend en charge la narration et raconte son histoire comme le ferait un humain : ce changement de perspective contribue à asseoir la plausibilité du personnage de parasite ou virus. Quinze ans plus tard Mitchell recourt de nouveau aux figures virales dans The Bone Clocks, à ceci près qu’il a conçu deux catégories distinctes de parasites migrants. Les Horologistes sont les plus proches des non-corpum : il s’agit d’entités conscientes, des incorporeals (61) qui migrent dans les corps d’enfants sur le point de mourir puis vivent une existence humaine apparemment normale, meurent et se réincarnent à nouveau. En très petit nombre (une dizaine), ils comptent parmi leurs rangs des returnees, réincarnés alternativement en hommes ou femmes n’importe où dans le monde, et des sojourners qui restent dans leur territoire d’origine.

I envied her. For a Returnee like myself, each resurrection is a lottery of longitudes, latitudes and demography. We die, wake up as children forty-nine days later, often on another land-mass. Pablo Antay tried to imagine an entire metalife in one place as a Sojourner, migrating out of one old or dying body into a young and healthy one, but never severing one’s ties to a clan and its territory. (The Bone Clocks, 413)

Les Horologistes combattent les Anchorites, une secte d’humains qui ont découvert le moyen de rester immortels en vampirisant des personnes dont ils boivent l’énergie psychique. Les Anchorites, tout comme  les Horologistes, détiennent ainsi le pouvoir de s’immiscer dans la conscience des humains et d’en prendre le contrôle.

Les Horologistes correspondent en grande partie à la définition actuelle du virus : il s’agit d’agents infectieux dénués de métabolisme propre et résidant dans les cellules d’hôtes vivants qu’ils utilisent pour se répliquer. Comme les virus, ces incorporeals  infestent un corps avec lequel ils cohabitent sur le long terme. Comme certains virus, ils se transmettent par le toucher et ne franchissent pas la barrière des espèces (Ghostwritten, 163). On retrouve enfin le fonctionnement du virus dormant chez le personnage d’Esther, une sojourner gravement blessée, qui trouve refuge dans le corps d’un humain où elle va demeurer à l’état latent pendant quarante ans avant d’être réveillée à l’occasion d’une crise majeure (The Bone Clocks, 393). Toutefois les incorporeals se distinguent des virus sur plusieurs points. Ils ne se reproduisent pas, ne se répliquent pas ni ne se divisent ; aucune épidémie ne se déclare et ils ne sont pas contagieux. Enfin il n’est pas fait mention de mutations.

A un premier niveau de lecture, Mitchell emprunte donc au virus son mode de dissémination, qu’il mue en « transmigration », pour en faire le moteur des péripéties qui émaillent ses romans. A un second niveau de lecture, Mitchell met en scène toute une série de délibérations et de méta-commentaires qui thématisent la figure du virus et l’insèrent dans un jeu d’indices et de décryptage.

II. Hésitations sémantiques, jeu diagnostique

La multiplication des appellations qui servent à désigner les incorporeals, ce foisonnement sémantique du texte, suggère une certaine instabilité de la caractérisation. Les termes les plus généraux et les plus fréquents sont noncorpum The Bone Clocks, 338The Bone Clocks, 33

A cette instabilité des signifiants Mitchell, qui est aussi lexicomane que manipulateur[4], ajoute un deuxième jeu sémantique sur host / ghost. Dans Ghostwritten il mobilise tour à tour presque tous les emplois de la définition de ghost dans le Merriam Webster. Il développe notamment toutes les possibilités de l’âme, siège de la vie ou de l’intelligence mais aussi la figure d’une âme désincarnée (« especially : the soul of a dead person believed to be an inhabitant of the unseen world or to appear to the living in bodily likeness »). Le texte porte également la trace d’emplois plus rares, comme un esprit ou démon, l’ombre d’une trace, une fausse image sur un écran ou dans un négatif photographique causée par un reflet, et enfin un nègre littéraire, le ghostwriter. Bien sûr Mitchell joue ici avec la contrainte : comment écrire un roman à partir d’une entrée du dictionnaire… Mais pas seulement, car cela lui permet d’exploiter toutes les formes de confrontation et de symbiose entre le parasite (ghost) et son hôte (host), donnant au paradigme du virus une connotation spirituelle et le liant à la thématique de la survie de l’âme. Choisir le terme de ghost lui permet de se greffer sur la longue histoire des débats sur les rapports entre le corps et l’âme, de Platon à Leibniz en passant par Descartes pour la tradition occidentale. Il fait enfin aussi écho à l’impressionnante variété des formes de fantômes dans la culture japonaise[5]. L’éventail polysémique des emplois de ghost lui permet d’allier prescience et rétrospective, c’est-à-dire d’articuler des dimensions temporelles rétrogrades et futuristes, jusqu’à préfigurer les manipulations de la NSA et le cyber-crime, comme le souligne Sean Hooks dans Substance (40-41). Les histoires de fantôme sont un extraordinaire terrain d’expérimentation à ses yeux,  a « taxonomical thicket of sub-genres », que Mitchell continue à étudier avec attention, fasciné par leur « ectoplasmic diversity », ce dont il s’explique dans l’interview au Guardian à l’occasion de la sortie de Slade House.

Certains liront ces variations sémantiques comme un signe de faiblesse du récit en raison de la dispersion du propos, et il est vrai que le lecteur peut se sentir dérouté. D’autres y verront la réactivation de l’investigation policière – après tout, quoi de plus aguichant que de suggérer une enquête sur un monstre invisible ? – et médicale à la fois[6]. Le texte nous suggère d’observer les manifestations des incorporeals, d’émettre diverses hypothèses sur leur nature et leur fonction, de les attribuer à des catégories connues, d’évaluer les effets qu’ils peuvent produire : en un mot de poser un diagnostic. L’hypothèse est cohérente avec la fascination qu’exercent les médecins sur Mitchell. Marinus, au fil de ses incarnations successives, exerce une variété de professions médicales, tout comme Meronym dans Cloud Atlas ainsi que divers personnages secondaires. La scène suivante, où Marinus révèle à Holly l’existence des Horologistes dans The Bone Clocks (421) est d’ailleurs littéralement encadrée par des références médicales.

‘Please.’ I place a green key by her saucer. ‘Take this.’

She stares at it, then at me. ‘What is it? And why would I?’

A couple of zombie-eyed junior doctors troop by, talking medical prognoses. ‘This key opens the door to the answers and proof you deserve and need.’

En suggérant une énigme médicale progressivement dévoilée et résolue, Mitchell nous ramène vers l’histoire des virus, qui n’ont été que récemment découverts[7] et sont encore largement méconnus. Les éléments inquiétants disséminés dans le texte (les zombies, le pronostic) font écho à la face sombre du savoir médical, associé aux pathologies et à la mortalité.

III. Miroirs de nos angoisses

Les virus sont en effet d’abord connus du public pour leur potentiel pathogène : ils apparaissent comme des ennemis invisibles car microscopiques mais terriblement puissants car capables de décimer des populations entières et de réduire les civilisations à néant. A ce titre ils sont particulièrement anxiogènes et donnent lieu aux interprétations les plus folles. Dans la discussion qui suit, tirée de Ghostwritten (383), le virus figure la part d’ombre des sociétés, ses cauchemars intimes.

Precisely. You undervalue them. Viruses in cashew nuts, visual organs in trees, subversive bus drivers waving secret messages to one another as they pass, impending collisions with celestial bodies. Citizens like Howard are the dreams and shadows that a city forgets when it awakes. 

Les romans de Mitchell mettent d’ailleurs en exergue ce qu’on pourrait appeler des angoisses médicales collectives, à partir de pathologies à la fois répandues, médiatisées et touchant au cœur de la vie : le cancer d’Holly, la confusion mentale de Qasar, l’infertilité de Neal Brose. La maladie prend sens par delà le cas personnel du patient pour s’inscrire sur un plan collectif, comme pierre de touche de la société. Ses romans font ainsi écho à l’analyse de la maladie comme métaphore du système économique par Susan Sontag[8], où le virus (sous la forme du sida) correspondrait à la quatrième phase du capitalisme, après la peste, la tuberculose et le cancer. Or le fait de créer des personnages-virus, de mettre en scène des agents infectieux qui se mêlent aux humains sans qu’on puisse les en distinguer, correspond bien à une hantise de la contamination en ce début de 21e siècle dont on retrouve trace dans divers autres médias. Bernard Perron (128) par exemple en souligne l’importance au sein du jeu vidéo et du genre de l’horreur :

The survival horror genre shares the obsession of the contemporary horror film with the invasion of the body by infectious agents and with the mutation and destruction of bodies. Symptomatic of great social fears and of our schizoid relationship with our body, we witness on both screens frightful mutations.

La liste des ennemis invisibles sur lesquels se focalisent les grandes peurs sociales est longue : on peut penser à la pollution de l’air et de l’eau, à la radioactivité issue de Tchernobyl et Fukushima, aux perturbateurs endocriniens qui se nichent dans les objets du quotidien. Tous ces dangers, bien réels, ont en commun de se diffuser largement et de manière indétectable, de nicher au cœur de l’organisme, d’être potentiellement létaux et d’agir sur le long terme ; en outre, la prophylaxie est quasiment impossible et il n’existe pas de protocole curatif. Zika ou Ebola en sont les équivalents biologiques, l’empiètement de pratiques marchandes sur le domaine privé (AirBnb ou Uber) en est l’équivalent économique.

Mitchell résume ce sentiment collectif de crainte et d’impuissance dans une formule lapidaire : « our lives are pre-ghostwritten by forces around us. » (Ghostwritten, 296) Car ce n’est pas seulement l’action pathogène du virus qui effraie, c’est surtout le pouvoir de contrôle qu’il exerce à notre insu sur notre destinée. La liste des ennemis invisibles en ce début du XXIème siècle inclut aussi les dispositifs technologiques qui nous assujettissent : on peut citer l’espionnage généralisé des échanges conduit par la NSA, le recours massif à la vidéosurveillance ou encore le profilage informatique par Google, Amazon et alias, lequel conduit à l’exploitation de nos données personnelles, là encore à notre insu. La force métaphorique du virus tient en grande partie à sa capacité d’agréger ces peurs sociales, d’autant que nous vivons désormais dans des sociétés qui imbriquent corps et machines. Eric Sadin souligne à ce propos « l’émergence d’une condition duale entrelaçant esprits humains et machiniques, traçant des cartographies recomposées entre organismes biologiques et puissances computationnelles » (29). Peur de la contamination, hantise du contrôle invisible et de la prédation qu’il masque : l’analyse du dispositif par Agamben (46) nous permet d’aller plus loin en posant clairement que l’enjeu est bien celui de la désubjectivation – c’est-à-dire de la déshumanisation.

Les sociétés contemporaines se présentent ainsi comme des corps inertes traversés par de gigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucune subjectivation réelle. De là l’éclipse de la politique qui supposait des sujets et des identités réels (le mouvement ouvrier, la bourgeoisie, etc.) et le triomphe de l’économie, c’est-à-dire d’une pure activité de gouvernement qui ne poursuit rien d’autre que sa propre reproduction.

D’une certaine manière, le virus correspond à cette idée d’une captation de la vie (psychique, culturelle, sociale) par des forces inertes et anonymes à la seule fin de la reproduction de ces mêmes forces inertes (la circulation du capital). L’analyse d’Agamben est d’autant plus précieuse qu’elle déborde la description des effets délétères du virus / ennemi invisible pour ouvrir sur la question plus large de la subjectivité et de son rapport à la collectivité.

IV. La question de la métempsychose

On peut lire en effet la référence au virus comme un symptôme des peurs sociales de notre époque mais aussi comme un retour du refoulé, en l’occurrence de la question de l’âme. C’est ce que Mitchell nous suggère au travers du thème de la métempsychose, récurrent chez lui et auquel font écho les figures virales. La première référence est bien sûr dans Ghostwritten, bâti sur les réincarnations successives du non-corpum. La seconde, la plus connue, correspond à l’une des citations les plus célèbres de Cloud Atlas (308) :

Souls cross ages like clouds cross skies, an’ tho’ a cloud’s shape nor hue nor size don’t stay the same, it’s still a cloud an’ so is a soul. Who can say where the cloud’s blowed from or who the soul’ll be ‘morrow?

On peut noter la reprise du thème de la métempsychose dans le film éponyme, réalisé par les Wachowski en collaboration avec Mitchell, au travers d’un procédé ingénieux : un même groupe d’acteurs incarne tous les personnages, en changeant d’âge, de sexe ou de race, sous des maquillages suffisamment grossiers pour qu’on les reconnaisse.

Si on suit ce parallèle, la propagation du virus ferait ainsi écho à la migration des âmes, et il ne s’agirait plus tant de contamination ou d’infestation que de perpétuation de l’esprit par la réincarnation. Outre la similitude des modes opératoires, virus et métempsychose ont ceci de commun qu’ils remettent en cause les frontières de l’individu et posent la question de la définition de la vie. Contrairement aux organismes plus évolués ou même aux bactéries, les virus n’ont pas de métabolisme propre ni ne se reproduisent. Et pourtant ils ne sont pas inertes. Carl Zimmer souligne combien la découverte des virus a perturbé les distinctions biologiques les plus usuelles :

The idea that a host’s genes could have come from viruses is almost philosophical in its weirdness. We’d like to think of our genomes as our ultimate identity. The fact that bacteria have acquired much of their DNA from viruses raises baffling questions. Do they have a distinct identity of their own? Or are they just hybrid Frankensteins, their clear lines of identity blurred away? (38%, chapitre « Our Inner Parasites »)

Peter Childs et James Green dans leur article sur Ghostwritten (27) suggèrent de la même façon que le premier effet des non-corpum et de la référence à la métempsychose consiste à dissocier la subjectivité du sujet lui-même.

Although an example of ancient theories of metempsychosis, the noncorpum also seems a potent symbol for the advent of a historically unprecedented mode of planetary subjectivity constituted by constant mediation. With its string of hosts, the noncorpum also provides a metafictional analogy for the larger design of the novel, and places the reader at once within and yet supplementary to the thoughts of the different narrators.

Enfin la référence à la métempsychose permet à Mitchell de venir perturber d’autres impensés sociaux, à savoir les distinctions entre les races, entre les genres et les hiérarchies entre peuples minorisés et dominants. Le personnage de Marinus se réincarne en effet successivement en homme et en femme, en blanc, en asiatique, en africain. Et il n’est certainement pas pour rien que le personnage d’Esther, présenté comme la forme de vie la plus ancienne et la plus sage remontant à plusieurs millénaires, vienne d’Australie et se réincarne en fillette métisse. En donnant une place centrale à la métempsychose, Mitchell s’éloigne des récits judéo-chrétiens et ouvre la voie à une interprétation non occidentale de la vie et de l’histoire. A cet égard il est intéressant de mettre ses romans en parallèle avec les textes d’anthropologie du dix-neuvième siècle, et notamment la description de la transmigration par le Révérend Wood en 1870 (97-98) :

And to make confusion worse confounded, the aborigines believe very firmly in transmigration, some fancying that the spirits of the departed take up their abode in animals, but by far the greater number believing that they are transformed into white men. This latter belief was put very succinctly by a native who stated in the odd jargon employed by them, that ‘when black-fella tumble down, he jump up all same white-fella.’

This idea of transmigration into the forms of white men is very remarkable as it is shared by the negro of Africa, who could not have had any communication with the black native of Australia. And, still more strangely, like the Africans, they have the same word for a white man and for a spirit. The reader may remember that when Mrs Thompson was captured by the natives, one of them declared that she was his daughter Gi’ôm, who had become a white woman, and the rest of the tribe coincided in the belief. Yet, though she became for the second time a member of the tribe, they seemed to feel a sort of mistrust, and often, when the children were jeering at her on account of her light complexion and ignorance of Australian accomplishments, some elderly person would check them, and tell them to leave her in peace, as, poor thing, she was nothing but a ghost.

Le paradigme du virus et la référence à la métempsychose viennent ainsi perturber les certitudes du lecteur occidental et articuler le propos du roman à une intertextualité planétaire et à une interrogation spirituelle. Les virus sont les déclencheurs d’une circulation intense des signes et des affects par-delà les identités de race, de genre ou d’époque.

V. Le régime de lecture

A ce stade, on peut en revenir à la mise en scène du non-corpum dans Ghostwritten, comme un objet au statut incertain, indicateur d’un trouble dans la lecture. C’est du moins ce que postule Hélène Machinal dans Études anglaises 2011 (470) :

 Les romans contemporains qui traitent des perspectives futures de l’humanité héritent du paradigme indiciaire mais la seule figure d’herméneute est un lecteur, dernière et seule entité à même de reconstituer la réalité d’un monde devenu doublement fictif : il a en effet disparu dans une diégèse post-cataclysmique qui est elle-même une réalité fictive (le meilleur exemple de ce phénomène de fictionnalisation au carré se trouve dans The Book of Dave où le monde de l’après-cataclysme est fondé sur la perception du monde d’un personnage dont la santé mentale est discutable. Voir aussi Ghostwritten et son ultime récit qui peut conduire le lecteur à penser que les récits précédents ne sont que des fictions, produits des délires d’un terroriste désaxé). 

La contamination par le paradigme viral ne se traduit pas seulement par l’infestation des corps et un déracinement de la subjectivité mais aussi par un trouble de la lecture et de l’interprétation. Le virus hante la pensée contemporaine et en signe la perturbation, comme le rappelle avec brio Thierry Bardini dans « Hypervirus : a Clinical Report » où il analyse des textes de Derrida et Dawkins, Burroughs et Baudrillard. Derrida notamment décrit son œuvre comme virale, dans une interview donnée en anglais :

And if you follow these two threads, that of a parasite which disrupts destination from the communicative point of view — disrupting writing, inscription, and the coding and decoding of inscription — and which on the other hand is neither alive nor dead, you have the matrix of all that I have done since I began writing. (Derrida, 12)

Par delà le problème de la crédibilité du locuteur en général, le paradigme viral modifierait le rapport au discours, en instaurant plusieurs strates de sens et approches discursives. Thématiser la présence du virus au sein du texte, en disséminer les manifestations symptomatiques au fil des neuf récits de Ghostwritten permet à Mitchell en effet de proposer plusieurs régimes de lecture. Le lecteur va ainsi d’une part suivre la séquence des événements et d’autre part repérer les indices de présence du fantôme, éléments qui font réseau entre eux et peuvent paraître inaperçus à la première lecture. Le texte invite ainsi le lecteur averti ou astucieux à reprendre sa lecture, revenant sur le texte et le liant aux autres romans de Mitchell. L’expérience est ainsi réitérée, en écho à la dissémination par réplication des virus, lesquels utilisent le métabolisme des cellules infectées pour produire des éléments nouveaux (génome et protéines) qui formeront les nouveaux virus.

Un exemple assez clair de cette stratégie d’écriture et de lecture concerne le gardien de zoo, une intelligence artificielle produite à la fin du XXème siècle, capable de contrôler les satellites d’observation. Le gardien de zoo est l’un des personnages principaux du neuvième récit « Night Train » (373-420), mais il est suggéré dans le cinquième récit dès la page 141, lors d’une discussion entre une paysanne chinoise et le non-corpum qui l’habite (désigné par « My Tree »).

The eye was high above. It disguised itself as a shooting star, but it didn’t fool me, for what shooting star travels in a straight line and never burns itself out? It was not a blind lens, not: it was a man’s eye, looking down at me from the cobwebbed dimness, the way they do. Who were they, and what did they want of me?

I can hear the smile in My Tree’s voice. ‘Extraordinary! How do you tune yourself into these things?’

‘What do you mean?’

‘It hasn’t even been launched yet!’ 

Au fil narratif propre à chaque récit enchâssé, Mitchell adjoint un réseau de références que le lecteur est appelé à reconstituer comme un puzzle, sans toutefois disposer de l’image originelle. Face à un texte hanté par la réplication de signes infimes et pourtant cruciaux, le régime de lecture peut flirter avec la paranoïa, ou du moins une certaine hantise du fantôme.

Conclusion

Pour revenir à la question de la temporalité particulière à l’univers de Mitchell, opposer les modèles formels – qu’ils soient basés sur l’enchâssement, la constellation, les fractales ou le labyrinthe – et le modèle biologique d’inclusion et réplication, non seulement n’est guère fructueux mais s’éloignerait sans doute de l’intention de l’auteur. Mitchell utilise régulièrement un mélange de références aux sciences du vivant, aux mythologies et aux mathématiques comme dans la citation suivante : 

I read about an Egyptian Goddess who gave birth to a pregnant daughter, whose embryo in turn was already pregnant and so on to infinity. That’s just beautiful. It seems to be a beautiful model for time as well. Every possible moment is contained in this moment, regressing on to infinity. (BBC interview, en ligne)

Son travail sur le non-humain, au travers des figures du non-corpum et des Horologistes, vise au contraire à tisser des continuités, créer des interfaces, des échos et des zones de superposition avec l’humain. C’est à une réflexion sur la frontière comme lieu de labilité et d’échanges qu’il nous invite, et non comme marqueur d’identités immuables et exclusives ; il nous suggère d’y voir une dynamique temporelle collective plutôt qu’un trait dans l’espace. En cela il fait écho à la suggestion heuristique de Carl Zimmer : « Rather than trying to figure out how viruses are not like other living things, it may be more useful to think about how viruses and other organisms form a continuum. » (77%, chapitre « The Alien in the Water Cooler »)

Mais suggérer cela, que la forme la plus précieuse de temporalité est sa forme incarnée, faite de passerelles, de transmission et de relais – ou inversement que le corps est un fragment du temps, conduit à une indétermination heuristique entre le présent, le passé et le futur, l’humain et le non humain, l’organisme vivant et le virus. C’est ce qui en fait un sujet fascinant, propice à la création, mais aussi déroutant, dérangeant. Mitchell travaille ainsi ce que Marie-Eve Tremblay-Cléroux et Jean-François Chassay appelent la « présence insistante et incertaine » (11-12), ce qui ne va pas sans perturber les lecteurs et la lecture. Et c’est au final là que la figure du virus se révèle la plus intéressante, dans la perturbation des cadres établis, comme agent connecteur et transgresseur[9].

Ouvrages cités

Agamben G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, 2007.

Bardini T., « Hypervirus : A Clinical Report » in Arthur & Marilouise Kroker (dir.),  1000 Days of Theory, CTheory.net, 2006.  En ligne : [http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=504] (consulté le 1er juillet 2016).

Childs P. et Green J., « The Novel in Nine Parts » in Sarah Dillon, David Mitchell: Critical Essays, Canterbury, Gylphi Limited, 2011, p. 27-29.

Derrida J., « The Spatial Arts: An Interview with Jacques Derrida » in Peter Brunette et David Wills (dir.), Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media Architecture, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

Davisson, Z., « How do you say ghost in Japanese »,  18 juillet 2011. En ligne : [https://hyakumonogatari.com/2011/07/18/how-do-you-say-ghost-in-japanese/] (consulté le 20 avril 2017).

Davisson, Z., Yurei : the Japanese Ghost, Seattle, Chin Music Press, 2015.

Galloway A. et Thacker E., The Exploit: A Theory of Networks, Minneapolis, University of Minnesota Press, édition Kindle, 2007.

Harris P., « David Mitchell in the Labyrinth of Time », Substance (n° 136, vol 44), 2015, p. 3-7.

Hooks S., « Palter and Prescience – on David Mitchell and Ghostwritten », Substance (n°136, vol 44), 2015, p. 39-54.

Larsonneur C., « En l’espèce ? Variations sur l’humain chez Mitchell et Winterson », in Otrante (n°38), Mutations 1 : corps post-humains, Paris, Kimé, 2015, p. 131-144.

Larsonneur C., « Weaving Myth and History Together : illustration as fabrication in David Mitchell’s Black Swan Green and The Thousand Autumns of Jacob de Zoet » in  Image (&) Narrative (17.1), 2016, p. 24-33.

En ligne : [http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/article/view/1120] (consulté le 1er juillet 2016)

Machinal H., « Origine, identité (en) quête de l’humain dans la fiction post-cataclysmique contemporaine » in Études anglaises 2011/4 (Vol. 64), Paris, Klinsieck,  p. 465-476.

Machinal H., « Post-humanité et figures de l’intime : machine à penser et oralité dans Ghostwritten de David Mitchell » in Otrante n° 31-32, S. Archibald (ed.), Paris, Kimé, 2012.

Machinal H., « Devenirs de l’humain et fiction contemporaine : imaginaires de la fin, corps bio-technologiques et subjectivités numériques » in Études britanniques contemporaines 50 | 2016 En ligne : http://ebc.revues.org/3175 (consulté le 22 avril 2017).

Mitchell D., Ghostwritten, Londres, Hodder & Stoughton, 1999.

Mitchell D., Cloud Atlas, Londres, Hodder & Stoughton, 2004.

Mitchell D., The Bone Clocks, Londres, Hodder & Stoughton, 2014.

Mitchell D., « The BBC Nottingham interview with Joe Sinclair », 2004. En ligne : [http://www.bbc.co.uk/nottingham/culture/2004/02/david_mitchell_interview.shtml] (consulté le 1er juillet 2016)

Mitchell D., interview avec David Begley in « The Art of Fiction n°204 », The Paris Review, 2010. En ligne : [http://www.theparisreview.org/interviews/6034/the-art-of-fiction-no-204-david-mitchell] (consulté le 1er juillet 2016)

Mitchell D., « Ghost stories tap into something ancient and primal » in The Guardian, July 12, 2016. En ligne : [https://www.theguardian.com/books/2016/jul/12/david-mitchell-ancient-and-primal-slade-house-twitter] (consulté le 15 juillet 2016)

Perron, B., « The Survival Horror : the Extended Body Genre » in B. Perron (dir.), Horror Video Games : Essays on the Fusion of Fear and Play, Jefferson, McFarland, 2009.

Sadin E., L’Humanité augmentée, Paris, Ed l’Echappée, 2013.

Sontag S., « Illness as Metaphor » in Illness as Metaphor and AIDS and its Metaphors, Londres, Picador, 1990 [1978].  

Tremblay-Cléroux M.-E. et Chassay J.-F. (dir.), Les Frontières de l’humain et le posthumain, Montréal, Presses de l’Université du Québec, coll. Figura, 2014.

Wood Rev. J.G., The Natural History of Man: Australia, New Zealand, Polynesia, America, Asia and Ancient Europe, London, Routledge, 1870.

Zimmer C., A Planet of Viruses, 2e édition, Chicago, University of Chicago Press, édition Kindle, 2012.

 

 

 

 

 

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII

 


[1] Voir notamment page 4 : « Mitchell’s uberbook maps out a unicursal labyrinth, a linear path whose twists and turns generate a non-linear, topologically embedded time ».
[2] Mitchell décrit son opus comme une série de « infinite matryoshka dolls of painted moments » (Cloud Atlas, 393).
[3] Méphistophélès apparaît dans la troisième histoire, au moment où le personnage principal Neal vacille entre introspection, hallucination et hypothèse surnaturelle (77-78) : « Right at that moment, if Mephistopheles had genied his way from the greasy ketchup bottle and said, ‘Neal, if I let you be that kid, would you pledge your soul to the Lord of Hell for all eternity?’ I’d have answered, ‘Like a fucking shot I will.’ » L’allusion à la pièce de Goethe est renforcée par une théâtralisation du monologue intérieur, qui prend la forme de répliques de scène.
[4] Mitchell peut être comparé à un trickster, soit à la fois le magicien et le filou. Son rapport à la vérité historique est très particulier, basé sur les réécritures et les fraudes, ou ce qu’on appelle en anglais fabrication. Voir à ce sujet l’article que je lui ai consacré dans Image & Narrative.
[5] Il y a plus de dix-sept traductions possibles de ghost en japonais, détaillée par Zack Davisson dans son billet du 18 juillet 2011 « How do you say ghost in Japanese ». Voir aussi son ouvrage Yurei : the Japanese Ghost.
[6] Hélène Machinal (7-8) montre avec brio l’importance de « l’hybridité générique entre policier et SF » dans les fictions contemporaines, littéraires ou audiovisuelles.
[7] Ce n’est qu’en 1879 qu’Adolph Mayer a identifié pour la première fois un virus, responsable d’une maladie du tabac.
[8] Dans Illness as Metaphor, un texte de 1978 qui analysait le phénomène du cancer et auquel elle a rajouté un développement sur le sida en 1990. Ce type de pensée est proche que de ce que propose Mitchell dans ses fictions, notamment dans la description qu’il fait des phénomènes d’exploitation économique.
[9] Pour Galloway et Thacker : « Biological viruses are connectors that transgress the classification systems and nomenclatures that we define as the natural world or the life sciences ». ( 45%, sous-section « The Exploit »)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




5 – Le parasite, de l’être mimétique à l’inquiétante familiarité

Introduction

Le terme de parasite vient du grec parasitos qui veut dire, para « à côté de » et sitos « le grain des céréales ». En Attique, le parasite correspond à un statut social élevé, celui des officiers associés aux prêtres. Leur mission est de percevoir le blé produit par les terres considérées comme sacrées, et d’assister les prêtres lors de l’exécution des sacrifices pour les divinités. Leur rang est particulièrement important, puisqu’ils se situent juste en-dessous des prêtres. Une autre de leur fonction était d’assister ceux-ci dans la réalisation des sacrifices. Pour récompense, ils recevaient une part de la victime (Daremberg et Saglio, 330). L’étymologie du terme parasite renvoie ainsi à deux notions importantes : une notion de vie proche, auprès d’un hôte et celle de nourriture. C’est celui qui mange à côté de quelqu’un. L’origine du terme parasite est donc également sociologique. Les prêtres sont accueillis à l’intérieur de la maison des citoyens grecs. Ces derniers font preuve d’une tradition très ancienne d’hospitalité. C’est l’ouverture de sa maison à un étranger qui engendre le déplacement du statut d’invité à celui de parasite. Le sens du mot parasite a été détourné de sa signification avec Alexis (circa 372 av. J.-C. – 270 av. J.-C.), auteur d’une pièce intitulée Le Parasite. Elle semble être la première œuvre dans laquelle le terme de « parasite » apparaît dans le titre. Dans la pièce, le parasite devient un pique-assiette, un invité non désiré qui, pour se faire accepter, va devoir complimenter son hôte, et être du même avis que lui. Finalement, il va mettre un masque pour prendre l’apparence de l’hôte. Nous sommes en face d’une stratégie de mimétisme, classique dans les relations de parasitisme. Se déguiser pour se faire accepter, ne pas montrer son désir de voracité, ce sont quelques caractéristiques du parasite que l’on peut retrouver dans de nombreux exemples en littérature et aussi dans les sciences. D’ailleurs, Michel Serres le montre dans son ouvrage, Le parasite. Dans ce livre, il base sa réflexion sur des œuvres littéraires de l’antiquité jusqu’au XVIIIe siècle. Il propose de décrire cette figure à partir de l’analyse de quelques textes. Il montre la multiplicité des formes du parasite en soulignant que ce dernier est un maître dans l’art de la communication. Selon lui, le parasite va même plus loin, il est la relation. De plus, Serres montre que le parasitisme est un rapport où les positions ne sont pas claires et bien définies. Il réfléchit à l’intérieur des systèmes d’information mais aussi des systèmes vivants. Par la suite, Myriam Roman et Anne Tomiche reprendront l’analyse du concept pour décrire certaines caractéristiques du parasite littéraire et reviendront sur les propositions de Michel Serres[1]. En effet, cette figure littéraire du parasite se retrouve dans des textes d’auteurs variés comme Alexis, Lucien de Samosate en passant par Molière, Diderot, ou Cocteau. Elle est même très présente dans la littérature fantastique et de science-fiction (Le Horla de Maupassant, The Ticket that Exploded de William S. Burroughs ou Fairyland de Paul J. McAuley, par exemple) ainsi que dans de nombreuses productions cinématographiques (le personnage de l’Alien dans les films du même nom, la série Stargate SG-1 de Jonathan Glassner et Brad Wright, ou Donnie Darko de Richard Kelly, par exemple).

Nous allons à travers cet article répondre à plusieurs questions[2] : quelles sont les principales stratégies parasitaires mimétiques ? Comment cette inquiétante familiarité perturbe-t-elle l’identité de l’hôte ? Ou bien en quoi amène-t-elle à la découverte de l’identité de l’autre ? Notre approche sera transversale et se concentrera sur un corpus d’œuvres littéraires mais aussi de publications et de rapports scientifiques en biologie et en écologie. Nous analyserons de la même manière les textes scientifiques et les textes littéraires. Les faits biologiques et les faits littéraires s’enrichissent et se complètent. Le fait littéraire ne duplique en rien le fait biologique mais s’en inspire. Cependant, comme indiqué par Michel Serres, Anne Tomiche et Myriam Roman, le parasite sous toutes ses formes (biologique, littéraire, social…) possède plusieurs caractéristiques communes. Ainsi, nous décrirons les points communs entre les parasites biologiques et les personnages parasites dans certaines œuvres littéraires et cinématographiques.

I. Le parasitisme comme « art de la communication »

S’il ne fait pas attention, le parasite peut laisser échapper des caractéristiques d’une certaine férocité. Ainsi, dans le roman de Conan Doyle, Le Parasite, Miss Penelosa est représentée sous les traits d’un félin, d’un fauve. Elle apparaît d’ailleurs à un moment recouverte d’une peau de tigre. Elle parle comme un serpent avec des sifflements. Si le parasite montre sa voracité et ses intentions agressives, l’hôte ne l’acceptera jamais. Le parasite va donc tenter d’éviter cette réaction de rejet et d’exclusion. Il va mimer l’hôte pour que ce dernier l’accepte. Le mimétisme consiste en l’imitation de son environnement. Dans le cas du parasite social, c’est un mimétisme comportemental, c’est-à-dire une imitation du comportement de ses hôtes. On retrouve cette caractéristique du mimétisme dans d’autres disciplines où le terme parasite est utilisé. En biologie, les parasites miment des motifs moléculaires des cellules appartenant à l’hôte, dans le but de ne pas se faire détruire par ses anticorps. Ceux-ci vont ainsi croire que le parasite fait partie de l’organisme. C’est par exemple le cas du virus du sida. Comme tout bon virus, il se reproduit à l’intérieur des cellules de l’organisme hôte. Grâce à son mimétisme, les lymphocytes ne détectent pas de différence entre une cellule de l’hôte et une cellule de l’hôte infectée par le virus. Une autre manière de procéder est donnée par l’agent responsable du paludisme. Il produit énormément de leurres qui serviront à faire diversion et à fatiguer le système immunitaire. Le magicien n’agit pas autrement lorsqu’il réalise un tour. Il produit de nombreux gestes parasites qui vont perturber la conscience du spectateur. Ce dernier va essayer de trouver la maladresse qui va lui révéler le secret du tour. Il suffit au magicien de profiter de cet état du spectateur pour le berner. Les leurres du parasite biologique ou la diversion du magicien sont une perturbation de la communication. En effet, ce sont de faux signaux qui ont l’apparence de messages ayant un sens précis.

Il y a trois types d’acteur dans le mimétisme : le mime ou l’imitateur, le modèle et l’opérateur. Dans le cas du parasitisme, l’opérateur et le modèle sont souvent les mêmes. L’imitateur (le parasite) va prendre l’apparence du modèle pour parasiter l’opérateur (l’hôte). Le modèle peut être l’hôte, un élément du milieu ou un autre individu. L’imitateur va refouler temporairement son identité pour en prendre une autre, qui peut ressembler à celle de l’hôte. Pour cela, il y a deux types principaux de mimétisme, le mimétisme d’apparence et le mimétisme comportemental. Ces deux types peuvent être utilisés simultanément par le parasite. Le détournement doit être discret et doit permettre le contrôle des flux de communication. Le parasite utilise donc des techniques de manipulation notamment en contrôlant le langage.

1. Stratégies mimétiques

La séduction d’un parasite par sa ressemblance physique avec l’identité de l’hôte est le cas le plus commun de mimétisme. Dans la nouvelle éponyme de Joseph Le Fanu, parue en 1872, la séduction de Carmilla s’effectue de cette manière et par un désir homosexuel latent, qui suscite chez le parasité une fascination envers cet autre soi. L’image de Carmilla est la représentation même du désir. Du côté de la biologie, il existe de nombreux exemples de mimétisme d’apparence. Un cas très connu est le leucochloridium paradoxum, un ver plathelminthe. Son cycle se compose de deux hôtes, un gastéropode et un oiseau. Les gastéropodes lui servent d’hôte intermédiaire. Une fois les escargots infectés, le parasite se loge dans les antennes de l’hôte. Il va induire des changements structuraux dans l’hôte qui entraînent une modification dans la taille et la couleur des antennes. Ces dernières ressembleront à des chenilles, proies de certains oiseaux. En mangeant les escargots, les oiseaux ingèrent du même coup les vers. Une fois dans l’estomac de l’oiseau, le ver peut se reproduire et terminer son cycle. En effet, les excréments de l’oiseau dissémineront le parasite (Wesemberg-Lund). Dans ce cas, ce n’est pas le parasite qui se déguise mais c’est lui qui déguise son hôte. Il en est également ainsi des parasites nommés Plasmodium, responsables du paludisme chez l’homme et qui touchent d’autres espèces animales telles que les oiseaux. Une équipe de scientifiques a montré que le moustique vecteur du paludisme appelé Culex pipiens pique majoritairement les oiseaux infectés (Cornet et al.). L’odeur différente des oiseaux infectés attire plus fortement les moustiques. Ainsi, le Plasmodium modifie l’odeur de son hôte ce qui entraîne une perturbation de la communication comprise par le moustique. Chez le parasite biologique et pour de nombreux parasites dans la littérature, nous pouvons retrouver ce point commun : la perturbation de la communication par le mimétisme qui amène l’hôte à tomber dans le piège tendu par le parasite.

Dans le mimétisme d’apparence, nous avons un cas particulier, le camouflage. L’objectif n’est pas de contrôler le flux de communication mais de ne pas se faire repérer par l’hôte, de rester discret. Par exemple, la majorité des schistosomes emploient cette technique. À l’intérieur de l’hôte, ces parasites vont fixer des molécules de leur hôte (antigènes, protéines du sang…).  En conséquence, les anticorps de l’organisme hôte n’arrivent plus à distinguer le parasite du reste du corps. Un autre exemple intéressant est le plasmodium déjà cité. En effet, le parasite va se multiplier à l’intérieur des globules jusqu’à l’éclatement de celles-ci. Lorsque le parasite est libre dans le sang, il est bien sûr assez vulnérable à nos défenses immunitaires. Le plasmodium va donc procéder à un lâcher à répétition de leurres. Plus précisément, des protéines superficielles vont se détacher du parasite et constituer des leurres. Ceux-ci vont procéder à une diversion, les lymphocytes attaquant les leurres et non les plasmodiums. Dans l’œuvre d’Edgar Allan Poe, Le masque de la mort rouge, c’est la mort qui est parasite de la vie. La mort va prendre l’apparence d’un danseur costumé. Dans ce cas, l’objectif n’est pas d’attirer l’hôte mais de passer inaperçu. La mort grâce à son mimétisme va piéger ses hôtes qui mourront les uns après les autres. Les personnages, en essayant de lutter contre ce parasite, vont nier leur propre finitude, ce qui va les conduire à leur mort. Suivant l’objectif du parasite (attirer ou rester discret), la stratégie diffère (être attirant ou se camoufler). Cependant, il s’agit toujours de se déguiser, de prendre une apparence ou de modifier son comportement.

2. Le parasite, maître du langage

À travers l’imitation et la manipulation du langage, le parasite va pouvoir contrôler les flux de communication. En effet, en imitant le style de communication de l’hôte, le parasite se fait accepter voire attire l’hôte dans son piège. Comme le souligne Lucien de Samosate, le parasite est celui qui sait manier l’art du langage. On peut le comparer au sophiste utilisant la séduction de la parole pour arriver à ses fins. Le flux de paroles se substitue à l’acte lui-même et ne va être qu’une parade. Le parasite utilise la polysémie des mots pour tendre des pièges langagiers à ses interlocuteurs. Il imite et utilise plusieurs voix, plusieurs styles pour arriver à ses fins. Le parasite doit être habile dans son langage, mais aussi dans sa gestuelle et son comportement. Il est dépendant d’un groupe et d’une culture dont il connaît les codes sociaux. Un bon parasite français sera peut-être un mauvais parasite chinois. Michel Serres souligne qu’il « est aussi contradictoire de vouloir devenir parasite en demeurant muet, que gigolo en restant vertueux et puceau » (146). Le parasite doit toutefois veiller à utiliser cet outil de communication de manière adéquate. Le Neveu de Rameau, célèbre parasite de Diderot, a été expulsé de la maison de ses hôtes parce qu’il a trop parlé. La conversation entre deux interlocuteurs est un flux. L’objectif du parasite est de diriger ce flux vers lui pour se l’approprier et pouvoir le modifier. Il va véritablement contrôler le dialogue sans que l’on s’en aperçoive. L’art du parasite réside dans ce contrôle qui lui permet de transmettre de fausses informations ou d’interrompre certains discours. Le philosophe Paul-Henri d’Holbach considère que le terme de parasite et de flatteur sont similaires, soulignant que les parasites sont ceux qui « paient en flatterie le sot qui les régale » (130). Dans son comportement, le parasite est très actif. Il dirige subtilement le flux vers lui pour bénéficier d’avantages ou combler certains de ses besoins. Il est donc un véritable perturbateur de la communication linguistique. Dans la pièce de Lucien, à la fin de la rhétorique absurde de Simon, Tychiade veut être l’un des premiers élèves de l’école du parasite. Ce dialogue aux apparences de réflexion philosophique n’est en fait qu’une joute verbale, où le parasite maîtrisant l’art de la rhétorique prend le dessus. Il s’appuie pour cela sur le fond commun de toute la littérature classique, notamment l’Odyssée. Il fait passer Ulysse pour un parasite heureux, en soulignant avec les vers d’Homère « ses mains n’ont pas besoin de semer, de planter, mais il récolte tout sans labour ni semailles » (Lucien de Samosate, 181). De même, il fait de Nestor, le parasite d’Agamemnon ou de Patrocle, celui d’Achille. Quelques siècles plus tard, Diderot écrit Le neveu de Rameau, qui instaure un nouveau débat sur le parasitisme. Deux personnages sont présents dans cet ouvrage et représentent deux forces opposées. D’un côté le « Moi » philosophe qui défend les idées de bien et de beau et de l’autre « Lui », le Neveu de Rameau qui contredit sa philosophie. Ce dernier joue le rôle d’un Socrate ironique, puisque défendant des thèses amorales. Il ne pense qu’à son intérêt personnel et ne comprend pas le « Moi » philosophe, qui souhaite s’élever pour mieux juger. En effet, le Neveu joue la comédie, imite de nombreux personnages. Le Neveu est un maître de l’idiotisme et du raisonnement par l’absurde[3]. Avec lui, on retrouve le discours de Simon dans Le parasite (Lucien). Celui-ci montrait que le parasite était bon comédien et expert dans l’art de la conversation. Le Neveu a les mêmes caractéristiques, puisqu’il va chanter et mimer pour appuyer son discours. Par cette liberté de parole et de réflexion, le Neveu se rapproche du philosophe. En revanche, la rhétorique qu’il emploie l’éloigne de la position du « Moi » philosophe.

Entre nos différents organes, entre nos différentes cellules, il y a une communication qui passe par certaines molécules appelées hormones. Le parasite peut émettre des substances ressemblant à ces messagers pour induire des messages erronés qu’il peut utiliser pour subvenir à ses besoins, c’est un mimétisme moléculaire. C’est le cas du mystérieux « suicide » des grillons. Les nématomorphes sont des vers parasites au stade larvaire. Ils vivent dans certains arthropodes notamment les grillons des bois (Nemobius Sylvestris). Au stade adulte, ils se déplacent librement dans les ruisseaux ou les rivières. Ces parasites font subir au grillon une double manipulation du comportement. Dans un premier temps, le parasite interne va manipuler l’hôte pour qu’il ait un comportement erratique. Lorsque le grillon atteint un point d’eau, une seconde manipulation aura lieu. Le grillon sera attiré par le milieu aquatique, à l’opposé de son instinct de survie. Par sa manipulation, le nématomorphe amènera le grillon à sauter dans l’eau. Ensuite, le ver n’aura plus qu’à sortir de l’insecte hôte et poursuivre son développement, tandis que le grillon manipulé meurt. Ainsi, le nématomorphe, qui provoque le suicide des grillons, va perturber la communication entre les centres nerveux de son hôte. Les chercheurs ont démontré que certaines molécules, les Wnt, sont produites par le ver pour entraîner le déclenchement du saut dans l’eau. Le grillon produit naturellement ces protéines Wnt, qui ont de très nombreuses fonctions ; elles ne sont pas identiques à celles du ver mais le mimétisme est suffisant pour entraîner une manipulation du comportement. Le nématomorphe falsifie donc ces molécules pour les utiliser comme des clés facilitant la manipulation du grillon (Thomas et al.).

Le parasite est donc un maître dans l’art de la communication. Michel Serres commente à propos d’une scène de Tartuffe : « C’est le désordre à la cour du roi Pétaud. Nul ne peut plus parler que madame Pernelle, la circulation va d’elle aux autres, sans retour. L’hôte revient, n’écoute pas et ne demande qu’une chose » (332-333). Cette scène est celle où Orgon, alors qu’Elmire est malade, ne répète qu’une seule phrase : « Et Tartuffe ? » (Molière, 12). Seule la santé de son parasite le préoccupe. Ainsi, même absent, il entraîne un bruit dans l’échange entre les membres de la famille. Ce brouillage lui est profitable. Il ne crée des liens que pour mieux les parasiter.

II. Inquiétante familiarité du parasite

À cause de sa stratégie mimétique, le parasite fait surgir chez l’hôte un sentiment d’inquiétante étrangeté, que nous pouvons rapprocher du concept freudien d’Unheimliche. Freud aurait intégré cette expression dans sa philosophie après un voyage en train. Alors qu’il allait discuter avec un contrôleur, il se leva et vit un homme avec une silhouette inquiétante bien que connue. Après quelques minutes, il s’aperçut que ce n’était que son reflet que renvoyait la vitre de la porte. Ainsi, l’Unheimliche est le retour du semblable, ce n’est qu’un reflet. Le côté inquiétant n’est pas le fait qu’il n’est pas connu, au contraire, c’est qu’il réactive des souvenirs d’un élément familier refoulé. Celui-ci est ramené à la conscience par un objet, une impression ou une figure. Le refoulement entraîne la transformation d’un affect en angoisse. Qu’il soit traumatique ou non, le retour du refoulé se voit chargé d’angoisse. L’inquiétante étrangeté est donc plutôt une inquiétante familiarité. Pour construire le concept de l’Unheimliche, Freud s’est basé sur la nouvelle de Hoffmann, L’Homme au sable. L’inquiétante familiarité est présente dans cet ouvrage dans le personnage de Coppélius qui va déclencher les crises de folie de Nathanaël. Le mimétisme parasitaire entraîne la survenue de ce sentiment ambigu.

De manière comparable, dans la nouvelle de Le Fanu, Carmilla réactive chez Laura un rêve qu’elle avait fait enfant. Dans ce cauchemar, une bête monstrueuse lui sautait dessus et plantait ses dents dans sa gorge. Ce faux rêve correspondait en fait à une vraie attaque du vampire. La réactivation de ce rêve enfantin prouve qu’il a été refoulé car traumatique pour l’enfant. Le surgissement de ce souvenir entraîne une angoisse profonde. Ainsi, le parasité porte en lui ce parasite dont l’apparition fait surgir le passé refoulé. Le refoulement ne l’élimine pas, il ne fait qu’entraîner son surgissement dans une durée inconnue. Si le parasite n’est pas détruit, il peut amener à une fragmentation du moi voire à une destruction de son identité. Les sentiments de Laura sont ambigus lorsqu’elle voit Carmilla. Elle dit : « J’étais effectivement, selon ses propres termes, « attirée vers elle », mais j’éprouvais aussi une certaine répulsion à son égard. Néanmoins, dans cet état d’âme ambigu, l’attirance l’emportait de beaucoup » (Le Fanu, 39-40). Dans Le Horla de Maupassant, le personnage principal sent autour de lui la présence d’un être supérieur et fantastique. Le personnage principal se représente ce dernier comme un être qui boit sa vie. Il va inventer de nombreux stratagèmes pour s’en débarrasser, le conduisant petit à petit à la folie. Il ira même jusqu’à brûler sa maison et les domestiques qui étaient à l’intérieur. Au-delà de l’aspect fantastique de ce roman, on peut y lire une analyse de la folie et de la perte d’identité. En effet, il est véritablement dépossédé de lui-même et se fait dominer par une entité, étrangère et parasite, qui lui enlève même son reflet. Le mimétisme du parasite correspond à l’altération de l’identité de l’hôte. En effet, si l’imitation arrive à un point tel que l’hôte n’a plus d’identité, ce dernier ne peut plus déterminer ce qui fait partie de lui et ce qui est étranger. La scène du miroir dans Le Horla est révélatrice sur ce point :

Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh bien ?… on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace!… Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n’était pas dedans… et j’étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n’osais plus avancer, je n’osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était là, mais qu’il m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet. (50)

La création d’une créature parasite comme le Horla ou celle d’un double, autre moi plus fort et plus intégré socialement, n’est que l’angoisse fondamentale de n’être que soi, c’est-à-dire d’être limité et de prendre conscience de sa propre finitude[4]. Dans ce cas-là, la créature vampirique ou le double peut apparaître comme un autre être en soi, donc une expansion de ses capacités. La création d’un double fantastique est une espèce d’assurance contre la mort et contre sa propre finitude. Comme l’indique Freud, l’Homme ne reconnaît pas sa fin :

Notre biologie n’a pu encore déterminer si la mort est une fatalité nécessaire inhérente à tout ce qui vit ou seulement un hasard régulier, mais peut-être évitable, de la vie même. La proposition : tous les hommes sont mortels, s’étale, il est vrai, dans les traités de logique comme exemple d’une assertion générale, mais elle n’est, au fond, une évidence pour personne, et notre inconscient a, aujourd’hui, aussi peu de place qu’autrefois pour la représentation de notre propre mortalité. (24)

Le mécanisme mimétique pourrait donc être un système de défense qui amène à la création de cet autre soi en prenant pour modèle une vision idéalisée de l’homme fort, puissant et immortel. Or, comme on le voit dans Le Horla, cet autre soi halluciné engendre un parasitisme de l’esprit et du corps, une destruction de son identité et de son soi véritable. En effet, même son reflet dans un miroir n’existe plus.  En souhaitant lutter contre la mort par la création d’un autre soi plus fort, avec des capacités supérieures, nous nous retrouvons avec une terrible fragmentation de notre soi engendrant la destruction de notre identité propre. Le parasitisme amène à réifier le soi, il brouille l’identité de l’hôte et fait voir le soi comme une chose. Cette mécanique est due à l’autre soi extériorisé en une créature parasite, qui enferme le moi en le réifiant. Le soi devenant une chose, il peut être déplaçable et modifiable. L’auto-parasitisme amène donc à un enfermement psychologique. Dans Le Horla, le narrateur ne voit qu’une solution pour échapper à l’emprise de cet être halluciné, c’est la mort, la destruction finale et ultime de son identité. Le mimétisme du parasite entraîne pour conséquence l’apparition de ce sentiment d’inquiétante familiarité. Le Horla est terrifiant, non parce qu’il est monstrueux mais parce qu’il est proche, intimement lié à l’hôte. Il en est de même pour le célèbre lapin du film Donnie Darko (Kelly). Le héros de ce film, un adolescent troublé, est suivi par un lapin qui lui donne des ordres. Ce lapin humanoïde morbide est un double, terrible et inquiétant, précipitant l’adolescent vers une fin inéluctable. Le parasite mimétique tentant de ressembler à un humain révèle la finitude de l’hôte. Nous nous retrouvons donc avec un bénéfice indirect de la relation de parasitisme, le parasite jouant le rôle d’un miroir pour l’hôte.

III. Bénéfices et frontières floues de la relation de parasitisme

Revenons sur l’histoire du concept de parasite qui est devenu péjoratif au fil du temps. Cicéron déjà traitait les imposteurs ou les importuns de parasites. Le terme parasite a été introduit dans la langue française au XVe siècle. Il était défini comme l’invité mangeant à la table des riches pour les divertir.  Au XVIIe siècle, Jean de la Bruyère évoque les courtisans à la cour du roi qui souhaitent avoir une meilleure chambre ou de bons dîners. C’est au siècle suivant que le terme va désigner plus largement ce qui est superflu et encombrant. Ainsi, il s’emploie non seulement pour les êtres humains, mais aussi pour des mots ou des expressions. Au XVIIIe siècle, le parasite se classe et se décrit également dans les traités d’histoire naturelle. Ainsi, dans son Traité élémentaire de l’histoire naturelle des animaux, Cuvier classe les puces, les poux et les morpions dans la catégorie des insectes parasites. Au XIXe siècle, Pierre Larousse va définir le terme dans son Grand Dictionnaire Universel. Victor Hugo va insister sur le côté « pique-assiette » du parasite notamment avec cette citation : « Malheur à qui veut être parasite, il sera vermine » (Les Misérables, 146). La définition que Hugo propose insiste sur le côté non productif du parasite, son aspect d’individu hors de la société et son côté marginal. Ainsi, il décrit le parasitisme comme « l’état de tous ceux qui consomment sans produire, ou qui ne produisent que des choses inutiles ou nuisibles ». Ainsi, étymologiquement, le terme parasite est passé d’une connotation plutôt positive à une connotation négative ; de celui qui mange « à côté de », il est devenu celui qui mange « aux dépens de ». Dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, il est écrit que « les parasites sont les êtres que leur état d’organisation oblige à puiser chez des espèces différentes les éléments de la vie ». Le Grand Dictionnaire Universel cite d’ailleurs des parasites célèbres tels Pierre de Montmaur, décrit comme un « bel esprit et fameux parasite » (Larousse, 368). Au XXe siècle, le terme « parasite » conquiert un domaine en pleine expansion : la communication à distance. Ainsi, dans l’édition de 1932 du Larousse du XXe siècle, le terme désigne les « perturbations qui troublent la réception des signaux de télégraphie sans fil ». La relation de parasitisme est évoquée avec l’utilisation du terme de virus en informatique, le virus étant un parasite. Maurice Fichet décrit le virus comme une séquence codée de quelques octets qui s’exécute à l’intérieur de l’ordinateur et entraîne des dysfonctionnements du système central ou des systèmes périphériques. Selon lui, le fonctionnement du virus informatique ressemble à celui d’un virus biologique, notamment au niveau de la transmission. La signification du terme « parasite », utilisé aujourd’hui essentiellement en biologie, en médecine et dans les sciences de la communication, n’a pas beaucoup changé ; c’est plutôt sa connotation morale qui s’est modifiée. Ainsi, au vu de ce changement de sens dans le terme de parasite, il est légitime de se poser la question des bénéfices que peut apporter le parasite. En effet, directement ou indirectement, le parasite peut procurer des avantages à l’hôte. Ainsi, cet être mimétique reflète par sa stratégie l’identité de l’hôte. Il agit comme un miroir amenant les parasités à modifier leur relation, à dénicher des parasites plus dangereux ou à remettre en cause le système. Comme l’indique Michel Serres, les frontières sont perméables, le parasite peut devenir hôte et l’hôte parasite. Il y a un véritable continuum entre parasitisme et hospitalité.

1. Le parasite est un miroir

Comme indiqué plus haut, le parasite reflète notre identité. La relation entre parasite et hôte permet à l’identité de chacun de ressortir. C’est l’aspect durable de ces relations, différent d’une simple rencontre, qui permet à la conscience de soi d’apparaître. Le parasite n’est pas un objet ou un individu. En revanche, étant une relation, il est dynamique et permet de souligner l’identité des individus qu’il réunit. Surtout, il montre que l’identité n’est pas unique, qu’elle est multiple et mouvante. Le sujet en compagnie du parasite doit donc en permanence réévaluer son identité, ses buts, ses valeurs. Le parasite est un outil de la déconstruction de l’identité du sujet. La célèbre phrase de Rimbaud « car je est un autre » indique la multiplicité de l’identité du sujet. Ainsi, Nietzsche va opposer au « je pense donc je suis » de Descartes, le fameux « quelque chose pense »:Selon Nietzsche, il n’est pas sûr qu’il faille distinguer le sujet du verbe comme il ne serait pas juste de distinguer l’éclair de son éclat. Le parasite tisse un lien entre les individus et relie le collectif par la révélation des relations. Le parasite abandonne donc sa condition individuelle pour devenir un quasi-objet jusqu’à ce que lui-même se fasse parasiter. En effet, tout quasi-objet est conçu comme mélange de formes, d’objets, d’humains et de non-humains. Le parasite en utilisant une stratégie mimétique se mélange, s’hybride avec différents objets[5]. Il n’est pas permanent, fixé dans une forme unique et il n’est propriété de personne. Prenons l’exemple d’un chef dans un groupe. Finalement, ce chef n’est que la représentation du collectif. Chaque membre du groupe abandonne son individualité dans ce quasi-objet que représente le chef, comme l’indique Hobbes : « une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude ». Malgré le consentement des autres individus, le chef les parasite en leur prenant leurs identités. Cependant, c’est bien la communauté qui lui permet d’être à cette position. Plus que le groupe, le chef représente la relation entre les membres. S’il conserve trop longtemps sa position, il devient un dictateur. Il supprime l’existence des autres membres du groupe. Le parasitisme devient donc total. Cependant, même dans ce cas, le parasite tyran se fait parasiter par d’autres. Le parasite pour jouer son rôle doit vivre « à côté de » ; il doit donc être le plus proche possible de son hôte. Comme dit précédemment, le parasitisme demande une spécialisation, c’est un travail difficile d’approche de l’hôte, n’importe qui ne peut donc devenir le parasite d’un hôte donné. Le parasité doit être prédisposé à se faire parasiter. Par exemple, Orgon, à cause de son narcissisme est une cible facile pour la séduction de Tartuffe. Cette faiblesse permet à ce dernier de parasiter la famille. Ce trait de caractère est particulier à Orgon ; ainsi Elmire et Cléante ne sont pas sensibles au charme de Tartuffe. Avant même de rencontrer le parasite, le parasité porte donc des traits de caractère qui vont faciliter la relation de parasitisme. Cependant, ces traits de caractère peuvent aussi empêcher le parasitisme. Le côté bénéfique du parasite est cette révélation du véritable être du ou des hôtes. Ce double aspect du parasitisme, à la fois révélateur et destructeur, est très important. À partir de cette configuration, le parasite peut transformer et modifier n’importe quel système vers une autre structure. Ainsi, Michel Foucault évoque le parasitisme du Neveu de Rameau comme étant « dans la vieille parenté des fous et des bouffons», suggérant de « lui restituer tous les pouvoirs d’ironie dont ils avaient été chargés. Ne joue-t-il pas dans la mise au jour de la vérité le rôle d’inattentif opérateur, qui avait été si longtemps le sien au théâtre et que le classicisme avait profondément oublié ? » (340).

Le parasite fait surgir la vérité qu’on veut lui cacher. Le parasite rend visible et intelligible le fonctionnement des rapports entre les êtres. Une relation de parasitisme peut amener à découvrir une chaîne complexe de parasites. Ainsi, dans Les temps difficiles (le dixième roman de Charles Dickens, publié en 1854), la famille Gradgrind héberge une jeune fille nommée Sissy. C’est une saltimbanque et un parasite de la réussite sociale de Gradgrind. Pourtant, cette dernière sauvera la famille en permettant de démasquer un parasitisme beaucoup plus discret et latent, celui de la gouvernante Mrs. Sparsit et de l’aventurier James Harthouse. Le parasite le plus visible a ainsi démasqué une chaîne de parasites à l’intérieur de la famille. Ainsi, le parasite est un perturbateur pour l’ordre établi, mais aussi pour les autres relations de parasitisme. C’est un transformateur qui amène une dynamique dans le système. Or, si la société est elle-même un dispositif parasitaire, le parasite isolé amène un mouvement dans un ensemble de déplacements complexes. Le système devient donc chaotique. Comme le souligne Michel Serres,  « le désordre est la fin des systèmes et leur commencement. Tout va toujours vers le chaos et tout en vient parfois » (228).

2. Continuum du parasitisme à l’hospitalité

Le cousin Pons de Balzac, et Alcibiade de Platon, sont des parasites, même s’ils se font parasiter eux-mêmes par leur hôte. La frontière entre parasitisme et hospitalité est donc mince. Les hôtes et les parasites ont des interactions variées et de sens différents. Par exemple, un parasite social peut parasiter un hôte en vivant chez lui, mais l’hôte peut lui-même parasiter le parasite en lui volant des objets en sa possession. D’autre part, un parasite social peut avoir des parasites biologiques qui modifieraient sa relation de parasitisme avec son hôte en l’affectant physiquement ou mentalement. Il faut prendre en compte ce parasitisme ayant lieu entre différents domaines dans les réseaux de communication. D’autre part, il ne faut pas oublier que le parasite dépend de l’hôte. Cette dépendance est un point faible exploitable par l’hôte. Ainsi, la cuisinière des Mouret, dans le roman de Zola La conquête de Plassans, fait subir différents sévices au mari. En effet, « elle lui passait les assiettes fêlées, lui mettait un pied de table entre les jambes, laissait à son verre les peluches du torchon » (281). En réponse au parasitisme du mari, la cuisinière va  profiter de sa dépendance pour le punir. L’hôte peut donc réagir face à une situation de parasitisme en attaquant directement le parasite. Cependant, si cette relation devient durable et que c’est le parasite qui devient l’exploité, l’hôte se transformera en parasite.

Du côté de la biologie, nous avons des relations intéressantes qui montrent le continuum entre parasitisme et mutualisme. Certaines espèces de fourmis vivent comme des mutualistes avec une espèce d’acacia. Elles le débarrassent des prédateurs herbivores et des plantes invasives qui peuvent le gêner dans sa croissance. En échange, l’arbre leur offre le couvert par la sécrétion de substances sucrées et l’abri, avec son tronc creux. Or certaines fourmis vont tricher et devenir des parasites. Elles ne vont consommer que les substances sucrées, sans user de l’énergie pour défendre l’arbre. Dans ce cas-là, l’arbre va répliquer avec la même technique contre les fourmis, il va cesser de produire la substance sucrée. Cette punition permet à l’arbre de stopper net tout parasitisme. Ainsi, l’utilisation des mêmes techniques que le parasite permet d’éviter le parasitisme ou en tout cas de le réduire. Le répit n’est toutefois que temporaire, le parasite pouvant revenir sous une forme plus dangereuse. La relation entre l’hôte et le parasite est donc instable. La moindre modification dans l’environnement, dans les facteurs physiques et chimiques ou dans les relations avec les autres espèces, remanie l’association pour prendre une forme différente. La fragilité de cette relation mutualiste devenant parasite souligne la rareté de l’altruisme dans les relations. En effet, le mutualisme n’est pas une relation due à la « générosité » de deux acteurs mais une exploitation équitable de l’un par l’autre et inversement. Par exemple, l’orchidée Angraecum sesquipedale a des nectaires (glandes excrétant le nectar) très importants. Ainsi, la pollinisation de cette plante ne s’effectue que par une espèce de papillon spécifique Xanthopan morgani, qui a une très longue trompe. Le papillon, en venant chercher le nectar, emporte avec lui du pollen. Si l’accès à cette substance est trop simple, le papillon n’emmènera pas le pollen. La plante ne se soucie donc pas de nourrir le papillon, cette caractéristique n’est destinée qu’à augmenter la dispersion de son matériel génétique. D’autre part, le papillon ne « souhaite » pas transporter le pollen, il veut juste se nourrir. Pourtant, cet égoïsme croisé forme une relation bénéfique pour les deux protagonistes (Wasserthal).

Dans un système, le parasite est en même temps une perturbation à son fonctionnement et une dynamique. Le parasite est donc un être ambivalent qui construit en détruisant et détruit en construisant. Prenons comme exemple d’hôte un mollusque du nom de Austrovenus stutchburyi. Sa coquille dure permet la colonisation par de nombreuses espèces d’invertébrés benthiques. Ce mollusque se fait parasiter par un trématode Curtuteria australis. Les mollusques parasités vont présenter un pied atrophié et ne vont plus être en capacité de s’enfouir dans la vase. À cause de ce symptôme de la parasitose, les mollusques vont être visibles et seront plus aisément capturés par les oiseaux. Ainsi, nous avons dans les écosystèmes, deux catégories de mollusques, ceux avec un pied atrophié qui restent à la surface de la vase et ceux qui n’ont pas ce symptôme et qui pourront s’enfouir. Les mollusques en surface vont constituer un nouveau type de substrat pour les populations d’invertébrés. Il y aurait une colonisation différente des mollusques. En effet, par exemple, les anémones de mer iraient davantage sur les mollusques enfouis et les patelles seraient en plus grand nombre sur les mollusques en surface. Ainsi, le parasite va créer un nouveau microsystème qui va permettre de favoriser d’autres espèces. Ce parasite est donc un véritable ingénieur de l’écosystème. En détruisant ou en modifiant son hôte et ses relations avec le monde extérieur, il transforme l’environnement et les autres espèces y évoluant. Il est donc bénéfique pour certaines espèces qui vivent autour de l’espèce hôte (Allison). Ces études sont originales en parasitologie car elles ne présentent pas le parasite comme seulement lié aux conséquences parasitaires à l’intérieur d’un organisme. Ces recherches pour mieux connaître le potentiel d’ingénieurs de l’écosystème des parasites permettraient de mener des réflexions intégratives sur la conservation des écosystèmes. Le parasite peut donc apporter des bénéfices dans un système. Pire, nous avons même des hôtes qui recherchent leurs parasites. Ainsi, dans le roman de Louis Reybaud publié en 1846, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, le personnage principal souhaite atteindre de hautes fonctions politiques. Paturot conquiert le pouvoir grâce au recrutement de parasites. En effet, pour se faire élire, il attire les électeurs par des repas. Le fait d’avoir de nombreux parasites, de se faire littéralement parasiter et piller, procure à Paturot un pouvoir suffisant pour se faire élire. Pourtant, le dépouillement qu’il subit fait dire à Paturot que « les nuées de sauterelles ne laissent pas plus de traces dans les steppes asiatiques qu’un passage d’électeurs au sein d’une maison » (Reybaud, 321).

Conclusions

À travers ces différentes stratégies, le parasite apporte donc des conséquences néfastes (destruction de l’identité, par exemple) mais aussi des bénéfices. Finalement, le parasite est-il  un mal ou un bien ? C’est une question sans réponse, car le parasitisme est une dynamique, à un moment destructrice, à un autre créatrice. Le parasite dans la structure d’accueil peut amener à l’apparition d’un ordre nouveau soit constructeur, soit destructeur. Acteur positif et négatif, le parasite est donc un être paradoxal, un système rempli de systèmes. Faut-il exclure le parasite ? Une question qui n’amène pas une réponse unique. L’exclusion du parasite ou de l’hôte est aussi l’exclusion de soi-même. Edmond Jabès souligne ainsi qu’ « exclure l’autre, c’est en quelque sorte s’exclure soi-même, car le refus de la différence conduit à la négation d’autrui et de soi » (24). De même l’hôte, en niant le parasite, en le refoulant et en essayant de l’exclure du système, s’empêche d’être conscient de soi. Le piège de penser que nous pouvons éliminer nos parasites nous enferme et réduit notre liberté de pensée. En restant cloisonnés dans notre système pour éviter les parasites, nous restons dans le cadre du système social, philosophique ou religieux sans chercher de nouveauté, sans expérimenter par nous-mêmes. L’acceptation du parasite et du parasitisme peut être une solution pour réduire les effets néfastes de la relation. Le parasite chassé revient toujours sous une autre forme. Dans la fable de La Fontaine, Le jardinier et son seigneur, ce sont les lièvres qui parasitent le jardin. Le jardinier prie son seigneur de les chasser. Ce dernier, avec ses soldats affamés, pillent le jardin et font plus de dégâts que le lièvre n’en aurait fait. Ainsi, le lièvre parasite le jardin et lorsqu’il part, un autre parasite prend sa place. Le parasite féodal faisant beaucoup plus de dégâts « en une heure de temps que n’en auraient fait en cent ans tous les lièvres de la province ».  Comme l’indique Michel Serres, « [l]e parasite est bien ce refoulé, ce chassé qui revient toujours. Voyez les rats, voyez le lièvre. » (107) Comme indiqué ci-dessus, le parasite revient toujours sous une forme différente, quelquefois plus terrible et dévastatrice. C’est ce qu’Aristote souhaite décrire lorsqu’il évoque l’histoire suivante :

Un renard, qui traversait un fleuve, fut entraîné dans une crevasse du rivage. Ne pouvant en sortir, il se tourmenta longtemps et une multitude de mouches de chiens ou tiquets, s’acharnèrent après lui. Un hérisson, errant par là, l’aperçut et lui demanda avec compassion s’il voulait qu’il lui ôtât ces mouches. Il refusa ; le hérisson lui ayant demandé pourquoi : « C’est que celles-ci, dit-il, sont déjà gorgées de mon sang et ne m’en tirent plus qu’une petite quantité mais, si tu me les ôtes, d’autres mouches, survenant affamées, suceront ce qu’il me reste de sang. »

Le parasite est un espace de transformation, un paradoxe dynamique, engendrant une complexité qui relie véritablement les êtres vivants en dépassant les catégories et les cadres. Il est cet étrange étranger, cet autre soi mystérieux. Il attire comme « un jouet séduisant », il effraie comme un trésor terrible. Proche de la nature, il nous révèle.

Ouvrages cités

Allison F.R., « Life cycle of Curtuteria australisn. sp. (Digenea: Echinostomatidae: Himasthlinae), intestinal parasite of the South Island pied oystercatcher », New Zealand Journal of Zoology, n°6, 1979, p. 13-20.

Aristote, Rhétorique, livre II, chapitre 20, Paris, Flammarion, 2007.

Bagnolini G., Essai sur le parasite, Paris, éditions Terre d’auteurs, 2016.

Cornet S., Nicot A., Rivero A., Gandon S., « Malaria infection increases bird attractiveness to uninfected mosquitoes », Ecology Letters, no. 16, 2013, p. 323-9.

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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII


[1] Dans Figures du parasite, publié en 2001.

[2] Cet article fait partie d’un projet de recherche plus vaste. Voir Bagnolini G., Essai sur le parasite, 2016.

[3] Un idiotisme est une construction particulière propre à une langue qui porte un sens par son tout et non par chacun des mots qui la composent. Par exemple, « couper l’herbe sous le pied » ne veut rien dire si on prend les mots un par un. En revanche, celui qui connaît la formulation comprendra le message.

[4] De 1877 jusqu’à sa mort, Maupassant souffrira de la syphilis ce qui perturbera son rapport au monde et au soi. L’écrivain était donc lui-même la proie à un parasite biologique qui lui fit imaginer un parasite littéraire.

[5] Ce concept est d’abord utilisé par Michel Serres puis par Bruno Latour. Comme exemples de quasi-objet, Latour mentionne : le trou d’ozone, le réchauffement climatique, la bombe démographique, les systèmes de parenté, l’ethnomédecine, les sacrifices, le culte des ancêtres, la génétique, la cosmologie, une centrale nucléaire, une carte du génome humain, un métro sur pneu, un feu de bois, une charrette, des esprits visibles dans le ciel, un cluster de galaxies, etc. (145)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 




6 – « The drive of unliving things » : Parasitisme et addiction dans A Scanner Darkly de Philip K. Dick

Introduction

Once a guy stood all day shaking bugs from his hair. The doctor told him there were no bugs in his hair. After he had taken a shower for eight hours, standing under hot water hour after hour suffering the pain of the bugs, he got out and dried himself, and he still had bugs in his hair; in fact, he had bugs all over him. A month later he had bugs in his lungs[1]. (Dick 3)

Philip K. Dick met en scène dans cet incipit deux discours que l’on juge souvent concurrents : celui de la médecine et celui de la fiction. Les conclusions du médecin, « [t]he doctor told him there were no bugs in his hair, » ne permettent pas de désamorcer la descente dans la folie de Jerry, jeune toxicomane intimement convaincu que son corps a été colonisé par des insectes parasites. L’écriture littéraire s’allie au discours médical, comme le soulignent le ton neutre et faussement objectif, ainsi que l’absence de modalisation dans la dernière phrase de la citation : « A month later he had bugs in his lungs ». Derrière l’écho de bugs à lungs, on peut également entendre l’homophonie qui lie bug à drug, car les insectes parasites symbolisent l’emprise de la drogue sur le corps et sur l’esprit du personnage. La prolifération des insectes et des plantes parasites dans le roman renvoie à l’origine organique de la drogue inventée par Philip K. Dick. La Substance Mort serait en effet issue de la fleur imaginaire Mors ontologica. Cette petite fleur bleue se cache dans le roman de Philip K. Dick. Elle entretient une relation commensale avec les plants de blé qui la protègent des regards, « circled—ringed—by tall plants, so the federales won’t spot them by jeep[2] » (274) : elle ne leur apporte rien en échange de la protection qu’ils lui fournissent.

L’addiction s’écrit comme l’expérience de l’émergence de l’autre en soi. Cet autre, c’est l’autre règne, végétal ou animal, mais également l’altérité de la matière face au sujet tel qu’il est défini par la tradition philosophique cartésienne. Le fait qu’une substance détermine les états d’esprit pose la question de la relation entre matière et pensée. À cette exploration de l’addiction comme parasitisme se greffe une réflexion sur la façon dont les discours scientifique et médical remettent en cause les lignes de partage entre matière et esprit.  L’addiction sert une exploration littéraire des états mentaux et des perceptions divorcés d’un sujet stable et unifié. Expérience de la marginalité, l’écriture de l’addiction jette le trouble dans la relation du sujet à la langue, en une interaction complexe de l’écriture littéraire et du discours scientifique, entre relation commensale et parasitaire, entre interférence constructive et destructive.

I. Alimentation et identité : Le parasite comme avènement de l’autre en soi

Dans A Scanner Darkly, le parasite crée un circuit d’alimentation parallèle au sein du corps de l’hôte. Le parasite est étymologiquement « celui qui mange à côté », qui détourne la nourriture à son profit. Plus précisément, le terme est issu du grec παρά-σῑτος, qui signifie mot à mot « à côté de la nourriture ».

L’acte d’ingérer est au cœur de cette poétique de l’addiction. La drogue devient substance dévorante : le corps est d’autant plus affamé qu’il ingère de grandes quantités, et s’émacie à mesure que l’addiction grandit. Comme le souligne M. Porée au sujet d’un autre écrivain de l’addiction, William Burroughs, « force est de reconnaître que l’alimentation, la dévoration plutôt, n’est plus le fait du sujet. A l’intérieur du corps est logé un monstre, la came, qui a besoin de ce même corps pour continuer à vivre à ses dépens. » (123) Dans une épistémè où les processus physiologiques sont de plus en plus compris selon un paradigme économique, l’économie corporelle du toxicomane fonctionne à perte. L’addiction inverse l’ordre de la chaîne alimentaire : le sujet ingère la drogue, mais, en retour, la substance dévore son hôte de l’intérieur. Cette inversion est à l’œuvre chez Bob, protagoniste de A Scanner Darkly métaphoriquement dévoré par la Mors ontologica, qui a produit en lui des dommages neurologiques irréversibles : « It ate his head[3]. » (237)

La fleur parasite, organisme simple, peut prendre l’ascendant sur un hôte plus complexe en une saisissante inversion de la Grande Chaîne de l’Être, détruisant les fonctions nobles du cerveau pour ne conserver que les fonctions végétatives. En l’espace de deux phrases, Bob passe du genre humain au règne animal puis au règne végétal : « They nod off as soon as it’s dark, the manager said to himself. Like chicken. A vegetable among vegetables, he thought[4]. » (273) A l’être humain se substitue un être vivant situé à un degré inférieur de la chaîne alimentaire, poulet puis légume, prêt à être consommé. La plante qui fournit la drogue recrée alors son hôte à son image, végétale, « a vegetable among vegetables ». La fleur de Mors ontologica développe ses racines dans le corps du sujet, qui semble végétalisé.

Le nom Mors ontologica souligne la perte d’identité impliquée par cette circulation erratique entre règnes introduite au sein de la « Grande chaîne de l’Être ». Bob Arctor, le protagoniste de A Scanner Darkly, est un agent de la brigade des stupéfiants infiltré dans un groupe de toxicomanes pour remonter la chaîne de production et de distribution de la Substance Mort. Comme la brigade est également infiltrée par des trafiquants, tous doivent garder l’anonymat. C’est pourquoi Bob se fait appeler Fred par ses collègues. Il ne sait pas que la jeune femme dont il est amoureux, Donna, est en réalité un agent du FBI cherchant comme lui à découvrir l’origine de la Substance Mort. Donna pense que cette drogue est d’origine organique, et que l’association New Path—qui est officiellement un centre de réhabilitation pour les victimes de la Substance Mort—est en réalité à l’origine de la chaîne de production et de commercialisation de la drogue. New Path ferait en réalité travailler les anciens toxicomanes les plus affaiblis, ceux qui ne peuvent plus parler et qui ne peuvent donc trahir le secret, dans des exploitations agricoles clandestines où croît la Mors ontologica. Donna pousse donc Bob / Fred à la consommation, en augmentant son anxiété au travail, puisqu’elle assigne à Fred la tâche de surveiller Bob (et, par conséquent, de se surveiller lui-même). Lorsque les capacités cognitives et linguistiques de Bob / Fred se trouvent radicalement altérées par l’addiction, Donna le conduit à New Path dans l’espoir que l’organisation le fera travailler dans ses exploitations secrètes. Bob / Fred devient Bruce, car New Path rebaptise systématiquement ses nouvelles recrues. Bob / Fred / Bruce perd son identité, devient acteur d’un rôle écrit pour lui sans son accord.

Cette perte d’identité est au centre de la réflexion métatextuelle développée par Philip K. Dick sur les dangers de l’utilisation de la vie de l’auteur comme ressource romanesque[5].  Dick écrit dans la « note de l’auteur » qui figure à la fin de son roman : « I myself, I am not a character in this novel; I am the novel[6]. » (277) L’écrivain puise à la source de son expérience personnelle, et l’écriture se nourrit de la vie, quitte à créer une porosité entre fiction et réalité qui menace l’intégrité du moi. Le roman thématise cette relation lorsque Fred doit entretenir régulièrement les caméras qui tournent en permanence dans la maison de Bob et s’effacer ensuite lui-même de l’enregistrement. Son supérieur hiérarchique lui prodigue alors le conseil suivant : « What you must do, really, is edit yourself out in—what should I call it? an inventive, artistic… Hell, the word is creative way[7]. » (105) À la manière de son personnage principal, l’auteur du récit opère par un mouvement de retrait : l’écrivain doit puiser à la source de sa propre vie puis effacer les traces de ce larcin. L’un des avatars de la figure de l’auteur dans ce roman est le personnage de S. A. Powers, l’inventeur du scramble suit, costume intégral composé d’une membrane sur laquelle se projettent de façon aléatoire des caractéristiques physiques préenregistrées afin de maintenir l’anonymat de celui qui le porte : « [n]eedless to say, S. A. Powers had fed his own personal physiognomic characteristics into the computer units, so that, buried in the frantic permutation of qualities, his own surfaced and combined[8]. » (23, je souligne) L’image de l’inventeur se dissimule et se fragmente au gré des assemblages kaléidoscopiques du scramble suit, qui, désigné par l’antithèse « the shroudlike membrane » (23), entre membrane vivante et suaire, fait éclore des simulacres d’êtres par éclatements et recombinaisons successifs de la figure de son inventeur, brouillant ainsi la frontière entre le moi et ses masques.

A Scanner Darkly tisse également sa relation au discours scientifique à travers une réflexion sur l’imagerie médicale. Lorsqu’il médite sur la présence de caméras dans sa propre maison, Bob / Fred opère un glissement de la surveillance policière à l’imagerie médicale—de la caméra au scanner—glissement qui en dit long sur son besoin frustré de transparence à soi. Chez Philip K. Dick, le scanner, développé en 1972, devient une métaphore du miroir sombre :

What does a scanner see? he asked himself. I mean, really see? Into the head? Down into the heart? Does a passive infrared scanner like they used to use or cube-type holo-scanner like they use these days, the latest thing, see into me—into us—clearly or darkly? I hope it does, he thought, see clearly, because I can’t any longer these days see into myself[9]. (185)

Le scanner sonde l’épaisseur des corps, mais ne peut restaurer l’identité du sujet. L’opacité des corps devient symbole d’opacité à soi, car la connaissance de soi est réduite à une vision intérieure qui reflète l’état physique, réel ou fantasmé, du cerveau. Ainsi, Bob voudrait voler les bandes magnétiques enregistrées par les scanners de Fred afin de chercher à se connaître lui-même, mais ne peut pas les regarder, faute de posséder l’appareil de lecture approprié, ce qui symbolise l’impossibilité d’atteindre la connaissance de soi.

Dans cette poétique d’inspiration anatomique, le sujet se scrute mais ne peut se connaître. Le cerveau, point d’origine de la perception, est également un point aveugle pour le sujet, qui ne peut remonter le cours de ses propres pensées vers leur origine au plus profond de sa chair. Les toxicomanes dépendants à la Substance Mort se trouvent ainsi confrontés lors du sevrage à des symptômes générés par la drogue qui ne correspondent pas à la réalité de leur état physique : « you’ll experience symptoms that emanate up from the basic fluids of the body, specifically those located in the brain […]. That’s a manifestation of purposeful negative symptoms, your fear. It’s the drug talking, to keep you out of New-Path and keep you from getting off it[10]. » (37-38) Dans cet exemple de drogue-parasite qui semble manipuler le comportement de son hôte afin d’assurer sa propre survie, le sujet ne peut percevoir que des signes partiels, illisibles, et largement illusoires, concernant l’état de son propre cerveau.

II. « The drive of unliving things » : pensée et matière

La représentation du cerveau comme une fleur de chair tisse un lien étroit entre littérature, discours médical, et développement de la neurologie. La fleur qui prend symboliquement la place du cerveau chez Philip K. Dick fait partie des symptômes littéraire de l’incertitude métaphysique liée à l’autorité grandissante d’un certain discours matérialiste accompagnant le développement de l’anatomie cérébrale puis de la neurologie. Depuis le milieu du XVIIIème siècle, ce qui envahit le sujet et trouble son identité, c’est avant tout la matière : à la relation troublée du sujet à la substance addictive se greffe un questionnement métaphysique dont l’enjeu principal est la remise en cause par un certain matérialisme scientiste de l’autonomie de l’esprit face à la matière. Le cerveau est le champ principal de cette bataille philosophique : chez Philip K. Dick, la substance addictive pose la question de la dépendance de la pensée à la chair, notamment à la configuration matérielle du cerveau.

Dans l’anatomie cérébrale, ce discours peut prendre la forme d’une vision végétalisée du cerveau. C’est le cas, par exemple, dans cet extrait d’une encyclopédie anglaise de la fin du XVIIIème siècle : « the Cortex, according to Malpighi, is formed from the minute branches of the carotid and the vertebral arteries; which, being woven together in the pia mater, send from each point thereof, as from a basis, little branches[11]. » (Chambers et Rees, n. p.) La petite fleur bleue de Mors ontologica semble de ce point de vue issue de la grande corolle rouge du pavot, forme originelle de l’opium qui a servi de motif central à toute une tradition littéraire, de Thomas De Quincey à Charles Baudelaire notamment. Dans Confessions of an English Opium-Eater de Thomas De Quincey, l’addiction à l’opium devient ainsi une floraison paradoxalement porteuse de mort : « the calamities of my noviciate in London had struck root so deeply in my bodily constitution that afterwards they shot up and flourished afresh, and grew into a noxious umbrage[12]. » (35) Dans ce discours sur les ramifications de l’addiction dans le temps et dans la fibre même de l’organisme, le corps se conçoit sur le modèle d’une floraison empoisonnée, comme une fleur de chair devenue toxique.

La relation à la substance va au-delà d’une relation parasitaire comme détournement d’une partie des ressources de l’hôte. Tout comme le parasite peut tuer son hôte, l’addiction implique le fait de tutoyer la mort. Cela amène le toxicomane à faire l’expérience d’états de mort partielle et génère dans le roman des images de circulation entre vie et mort. Cette circulation se conçoit en termes d’échanges de propriétés : la substance apporte la mort tout en prospérant tel un organisme vivant au sein de son hôte. En une étrange inversion des polarités de la vitalité et de la morbidité, « toute bête parasite vit, mange, fructifie, se reproduit dans le corps de son hôte » (Serres, 17). Dans A Scanner Darkly, les pensionnaires de New Path sont amenés à réciter et à méditer chaque jour deux mantras appelés « Concepts ». Le second « Concept » de New Path s’énonce ainsi : « The drive of unliving things is stronger than the drive of living things[13]. » (243) Au cœur de ce mantra se trouve une pensée littéraire de la relation entre matière inerte et matière pensante qui s’articule autour du terme « unliving ». L’invivant, force qui inverse les opérations de la vie rappelle le mythe du mort-vivant – undead en anglais. « Unliving things » ne sont pas les choses mortes, et encore moins les choses inertes : ce sont des entités matérielles qui inversent les polarités de l’agentivité et de l’inertie, qui semblent activement dépouiller le sujet de toute volonté et de toute conscience. L’invivant est alors le revers du vivant, une force dans les choses inertes qui défait activement le vivant. Lorsque les psychiatres de la brigade décrivent à Bob / Fred l’étendue des dommages neurologiques entraînés par son addiction, cette révélation est une parodie cruelle de l’Épître aux Corinthiens qui faisait de la mort une résurrection de l’esprit, « Death is swallowed up in victory » (The Bible, 54). Après que les médecins ont annoncé leur diagnostic à Bob / Fred, une voix intérieure chuchote à son oreille : « death, the last enemy, Substance Death, is swallowed not down into the body but up—in victory. Behold, I tell you the sacred secret now: we shall not all sleep in death[14]. » (214) La drogue est désignée comme l’agent d’un épanchement de la mort dans la vie, une vie purement mécanique du corps après la mort du sujet : « Biological life goes on, he thought. But the soul, the mind—everything else is dead. A reflex machine[15]. » (65)

Par l’usage d’une focalisation interne sur le personnage de Bob / Fred, Philip K. Dick tente alors de figurer, expérience impossible, ce que pourrait voir un œil sans conscience, regard purement mécanique ou regard d’un être mort : « [i]f you could see out from inside a dead person[16]. » (242). Il existe dans A Scanner Darkly une modalité de l’œil sans conscience commune au scanner, œil matériel divorcé d’un moi, « something’s very eyes; […] the sight of some thing[17] » (185), et aux anciens toxicomanes dont la fleur parasite a réduit l’activité cérébrale aux seules fonctions végétatives, façonnant ce qui semble être un corps sans pensée, un œil de chair inanimée : « there’s still something in there but it died and just keeps on looking and looking; it can’t stop looking[18] » (243). Philip K. Dick explore les modalités infra subjectives du regard : « imagine being sentient but not alive[19]. » (243)

Bob / Fred, devenu Bruce à New Path, est une arme exceptionnelle pour la police. Son rôle d’espion ne peut être détecté par l’organisation car Bob / Fred ne sait plus qui il est, car il n’est plus considéré comme un sujet, du moins au sens que la tradition métaphysique cartésienne prête à cette notion. C’est ainsi que Donna et son contact secret à New Path, Mike, ont conçu leur opération : « They can’t interrogate someone, something, who doesn’t have a mind[20]. » (256) La mémoire de Bruce est illisible, car toute mémoire consciente a été effacée. Donna et Mike attendent un signe involontaire de la part de celui qui fut Bob : « The dead, Mike thought, who can still see, even if they can’t understand: they are our camera[21]. » (266) On voit ici une forme de déshumanisation à l’œuvre chez Mike et Donna, qui pensent pouvoir utiliser Bruce tel un objet, tel un appareil de surveillance, car ils adoptent une définition de l’humain fondée sur l’usage du langage.

Dans A Scanner Darkly, la dépendance à la Substance Mort crée en effet un principe d’interférence entre les deux hémisphères du cerveau qui a des conséquences sur les compétences langagières des toxicomanes. Jeff et Mutt, psychiatres de la brigade des stupéfiants, donnent leur diagnostic à Bob / Fred. Selon eux, la Substance Mort a endommagé le corps calleux, qui règle les interactions entre les deux hémisphères du cerveau. Cela a créé une relation d’interférence entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche. Jeff et Mutt expliquent le problème à Bob / Fred en prenant l’exemple de l’interférence destructive : « it’s more like two signals that interfere[22] » (209). Dans le cas de Bob / Fred, la drogue a également endommagé l’hémisphère gauche, siège des compétences langagières : « If there’s damage to the left hemisphere, where the linguistic skills are normally located, then sometimes the right hemisphere will fill in to the best of its ability[23]. » (111) Chez Bob / Fred, sur le point de se métamorphoser en Bruce, l’hémisphère droit tente de compenser les dommages subis par l’hémisphère gauche, sans succès.

III. De l’autre côté du langage : l’écriture parasite

Dans A Scanner Darkly, discours scientifique et médical sont mis en scène comme plurivoques. Les psychiatres Mutt et Jeff tiennent deux discours concurrents : l’un pense que les problèmes de Bob / Fred sont de nature fonctionnelle et que le sevrage suffira à restaurer les fonctions cognitives, tandis que l’autre pense que les dommages sont d’origine organique et que les séquelles neurologiques sont irréversibles. Ce discours scientifique fragmenté trouve un écho dans les deux voix concurrentes de Mutt et Jeff. L’onomastique est significative : pour un lecteur américain des années 1970, « Mutt and Jeff » est le nom d’un duo comique de bande dessinée[24], ce qui permet de déceler une pointe d’ironie derrière la mise en scène de l’autorité scientifique. De plus, les consonnes redoublées ressemblent fort à un reflet inversé, < tt/ff >, effet de symétrie et de clivage renforcé par le palindrome du prénom « Bob ». A Scanner Darkly développe ainsi à la fois une réflexion sur le fond et sur la forme du discours médical.

Philip K. Dick utilise la forme de l’article scientifique procédant par citations, parfois écrites à plusieurs mains, en intégrant dans son roman de longs extraits d’un article de Joseph Bogen, « The Other Side of the Brain II: An Appositional Mind, » article publié en 1969 dans le Bulletin of the Los Angeles Neurological Societies. Joseph Bogen y cite lui-même les auteurs d’autres études majeures sur la relation entre hémisphère droit et hémisphère gauche, notamment Ronald Myers, Roger Sperry, et Jerre Levy-Agresti, créant des degrés de médiation et de clivage supplémentaires. Bogen y nuance le point de vue de ses confrères, qui, selon lui, insistent trop sur la hiérarchie entre l’hémisphère gauche, qui concentre les compétences linguistiques et discursives, et l’hémisphère droit, hémisphère muet désigné par ses confrères comme mineur. Dick cite dans son roman un passage de l’article de Bogen, qui intègre lui-même un extrait d’article de Levy-Agresti : « The data indicate that the mute, minor hemisphere is specialized for Gestalt perception, being primarily a synthesist in dealing with information input. The speaking, major hemisphere, in contrast, seems to operate in a more logical, analytic computerlike fashion[25] » (Levy-Agresti, citée par Bogen, 149, lui-même cité par Dick, 112). Le discours scientifique se révèle tenu par une voix complexe, constituée de plusieurs sujets qui parlent à des époques et dans des contextes différents, sans toujours être d’accord les uns avec les autres. Boden plaide en effet pour une remise en question des hiérarchies entre les deux hémisphères et insiste sur les compétences spécifiques de l’hémisphère droit : « [i]n the left hemisphere this higher function is propositional thought; it is proposed here that the human right hemisphere is specialized for a different but parallel type of conceptual process[26]. » (148) Pour Bogen, il existe bien un mode de conceptualisation—« a conceptual process »—qui échappe aux logiques discursives de l’hémisphère gauche : « [t]he left hemisphere is better than the right for language and for what has sometimes been called ‘verbal activity’ or ‘linguistic thought’; in contrast we could say that the right hemisphere excels in ‘non-language’ or ‘non-verbal’ function[27]. » (146) Bogen cherche à définir cette forme de conceptualisation comme asyntaxique et étrangère au logos. Dans ces conditions, comment donner un nom, autrement que par la négative (comme le soulignent les adjectifs « non-language », « non-verbal ») à une pensée qui ne se structure pas par le langage ? Le discours scientifique ne peut appréhender de façon satisfaisante les modes de conceptualisation à l’œuvre dans l’hémisphère droit, car ces processus sont « appositionnels » (« a highly developed ‘appositional’ capacity », selon le néologisme forgé par Bogen, 150). L’hémisphère droit est très difficile à étudier, car il échappe aux règles discursives et aux processus de conceptualisation utilisés en sciences : « we have barely scratched the surface of a vast unknown » (Bogen 149).

Le paradoxe d’un discours aux prises avec des compétences a-discursives n’a pas échappé à Philip K. Dick, qui cite Bogen sur le fait que l’hémisphère droit est un continent inconnu et innommé :

The rules or methods by which propositional thought is elaborated on ‘this’ side of the brain (the side which speaks, reads, and writes) have been subjected to analyses of syntax, semantics, mathematical logic, etc. for many years. The rules by which appositional thought is elaborated on the other side of the brain will need study for many years to come[28]. (Bogen 158, cité par Dick, 113)

Cette difficulté donne lieu à une réflexion sur le discours scientifique dans A Scanner Darkly. Selon Bogen, cet obstacle épistémologique majeur s’explique par le fait que la pensée scientifique repose sur une conception du sujet humain issue de la tradition philosophique occidentale. Au Chapitre 7 de son roman, Philip K. Dick entrelace les pensées de Bob / Fred, le discours des psychiatres Jeff et Mutt, et les citations de Bogen citant lui-même le philosophe A. L. Wigan :

He laid a drawn-on card before Fred, on the table. “Within the apparently meaningless lines is a familiar object that we would all recognize. You are to tell me what the …”

    Item. In July 1969, Joseph E. Bogen published his revolutionary article “The Other Side of the Brain: An Appositional Mind.” In this article he quoted an obscure Dr. A. L. Wigan, who in 1844 wrote:

The mind is essentially dual, like the organs by which it is exercised. This idea has presented itself to me, and I have dwelt on it for more than a quarter of a century, without being able to find a single valid or even plausible objection. I believe myself then able to prove—(1) That each cerebrum is a distinct and perfect whole as an organ of thought. (2) That a separate and distinct process of thinking or ratiocination may be carried on in each cerebrum simultaneously.

    In his article, Bogen concluded: “I believe [with Wigan] that each of us has two minds in one person. There is a host of detail to be marshalled in this case. But we must eventually confront directly the principal resistance to the Wigan view: that is, the subjective feeling possessed by each of us that we are One. This inner conviction of Oneness is a most cherished opinion of Western Man….”

    … object is and point to it in the total field.”

    I’m being Mutt-and-Jeffed, Fred thought[29]. (Dick 110)

Les références aux différents personnages et / ou énonciateurs du passage se structurent de façon concentrique, selon la séquence suivante : Fred, Jeff ou Mutt, Bogen, Wigan, Bogen, Jeff ou Mutt, Fred. Les effets de parasitage et les citations gigognes multiplient les énonciateurs imbriqués et renforcent l’entreprise de déstabilisation du sujet parlant. Dans ce roman, le statut du discours scientifique est proche du sort que le personnage de Jory réserve aux autres personnages du roman Ubik, publié par Philip K. Dick en 1969 : « if you come close and listen – I’ll hold my mouth open – you can hear [the] voices [of] the last ones I ate[30] » (196). Dans cette esthétique de la consommation, le discours scientifique est ingéré par le texte littéraire, mais demeure une voix hétérogène, que l’on peut encore entendre dans sa singularité, en prêtant l’oreille.

Le passage qui précède la longue citation de Wigan dans l’article original de Bogen est tout-à-fait significatif : « [d]oes cerebral commissurotomy produce a splitting or doubling of the Mind, or is it more correctly considered a manoeuver making possible the demonstration of a duality previously present[31]? » (Bogen 156). La dualité du sujet humain serait première, et le corps calleux ne ferait que masquer ce clivage en orchestrant la collaboration des hémisphères cérébraux. Que Dick soit convaincu ou non par cette approche importe peu. Cependant, il s’en saisit pour mettre en scène le point de vue de Bob / Fred / Bruce comme une traversée du miroir. Ainsi, Bob / Fred refuse que la déshumanisation potentielle liée à un diagnostic médical lui retire le statut de sujet unique et autonome. Il tente d’embrasser sa dualité comme une exploration de l’autre versant de la réalité : « [m]aybe, [Fred] thought, since I see both ways at once, correctly and reversed, I’m the first person in human history to have it flipped and not-flipped simultaneously, and so get a glimpse of what it’ll be when it’s right. Although I’ve got the other as well, the regular. And which is which[32]? » (Dick 215) La fin de A Scanner Darkly consiste en l’exploration de cet en deçà du discours. Lorsque Bob / Fred devient Bruce, le lecteur se trouve confronté par l’usage de la focalisation interne à un territoire indéchiffrable, car étranger au discours.

À travers la métaphore parasitaire, A Scanner Darkly explore une expérience sensorielle qui n’est plus celle d’un sujet au sens cartésien du terme. Lecteur de Kafka, Philip K. Dick met en scène le devenir-animal, plus précisément le devenir-insecte de Bob / Fred dont la métamorphose en Bruce ressemble à celle de Grégoire : « he becomes an insect that clacks and vibrates about in a closed circle forever[33] » (265). Philip K. Dick ambitionne, comme Kafka selon Deleuze dans Critique et clinique, de « détruire le moi » (142) unifié de la philosophie cartésienne afin de pousser le langage dans ses derniers retranchements. Bruce ne peut que répéter des mots déjà connus ou récemment entendus, notamment dans cette parodie de dialogue entre Bruce et le directeur de la ferme secrète de New Path :

‘Mountains, Bruce, mountains,’ the manager said.
‘Mountains, Bruce, mountains,’ Bruce said, and gazed.
‘Echolalia, Bruce, echolalia,’ the manager said.
‘Echolalia, Bruce—’[34] (273)

L’esprit de Bruce semble avoir succombé à la force de l’invivant, pour citer le fameux « Concept » de New Path. Lors de la scène de communion autour du « Concept », un contrepoint ironique est offert par le « whoop-whoop » de la machine à café, son répétitif et mécanique qui ne diffère pas du langage de Bruce :

He sat with his hands folded in his lap, watching the floor and listening to the big coffee urn heating up; it went whoop-whoop, and the sound frightened him.

    ‘Living and unliving things are exchanging properties.’

Seated here and there on folding chairs, everyone discussed that. They seemed familiar with the Concept. Evidently these were parts of New-Path’s way of thought, perhaps even memorized and then thought about again and again. Whoop-whoop.

    ‘The drive of unliving things is stronger than the drive of living things.’

They talked about that. Whoop-whoop. The noise of the coffee urn got louder and louder and scared him more, but he did not move or look; he sat where he was, listening[35]. (243-44)

Ce whoop-whoop est un son parasite, un faux signal, du bruit qui ne contient pas de message, à la manière des compétences langagières de Bruce, réduites à quelques mots lancés mécaniquement, principalement l’interjection « okay ». Dans la scène centrale du « Concept », écrite du point de vue de Bruce, la conscience ne répond plus qu’à la substance, même faiblement addictive, du café. L’addiction implique un devenir-substance. Voilà la force de l’invivant.

A la fin du roman de Philip K. Dick, Mike, le contact de Donna à New Path, tente de la rassurer sur le succès de l’opération : « [Bruce] was very well drilled[36] » (255). Le souvenir chez Bruce ne peut être qu’involontaire et lié à un réflexe, une mémoire du corps qui ne passe pas par la conscience. Cette mémoire infra-langagière est une mémoire de l’attachement. Bruce parvient à accomplir sa mission grâce la promesse faite autrefois par Bob d’offrir des fleurs à Donna et grâce au geste de tendresse esquissé par cette dernière en retour : « I can dig it, little spring flowers, with yellow in them. [… T]he actual touch of her lingered, […]. That remained. In all the years of his life ahead, the long years without her […] that touch stayed locked within him, sealed in himself[37]. » (152-157) Bruce cueille une fleur de Mors ontologica pour la donner à Donna. La preuve de la culpabilité de New Path passe par un don : « A present for my friends, he thought, and looked forward inside his mind, where no one could see, to Thanksgiving[38]. » (275) Michael et Donna pourront ainsi apporter la preuve de l’origine organique de la Substance Mort, cultivée dans les exploitations secrètes de New Path. Le rapport de l’espion ne peut passer par le langage, qu’il ne maîtrise plus : l’échange avec son contact sera littéralement un objet échangé, la chose même, la fleur offerte. Le sujet régi par l’hémisphère droit parle par attachement une langue de la chair, à même le corps, ses sensations, ses souvenirs, attachement émotionnel qui survit à la mort du sujet cartésien. Par la dimension inscrutable de l’esprit de son personnage principal — « inside his mind, where no one could see » — le roman formule un problème à la fois épistémologique et littéraire : comment décrire scientifiquement, et comment transcrire littérairement, une pensée qui ne se structure pas par le langage, une pensée sans parole ? Le roman procède vers le royaume des signes désorientés, par inversion des pôles et des hémisphères, en une exploration des territoires du cerveau qui se situent de l’autre côté du langage.

Ouvrages cités

Bogen J., « The Other Side of the Brain II: An Appositional Mind, »  Bulletin of the Los Angeles Neurological Societies, n° 34, 1969, p. 135-162.

Chambers E. et A. Rees (dir.), The Cyclopædia, Londres, Rivington, 1781-1786. 

Deleuze G., Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

Deleuze G. et F. Guattari, Kafka : Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.

De Quincey T., Confessions of an English Opium-Eater and Other Writings (1821), G. Lindop (dir.), Oxford, Oxford University Press, 1998.

_____. Œuvres, P. Aquien (dir.), trad. P. Aquien, D. Bonnecase, E. Dayre, A. Jumeau, P. Leyris, S. Monod et M. Porée, Paris, Gallimard, 2011.

Dick P. K., A Scanner Darkly (1977), New York, Vintage Books, 1991.

_____, Substance Mort, trad. R. Louit, Paris, Gallimard, 2000.

_____, Ubik (1969), New York, Vintage Books, 1991.

Porée M., « L’anatomie du mangeur d’opium, » Figures du corps, B. Brugière (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 121-136.

Serres M., Le Parasite, 1980, Paris, Grasset, 1985.

Starobinski J., Largesse, Paris, Gallimard, 2007.

The Bible: Authorized King James Version with Apocrypha, R. Caroll and S. Prickett (dir.), Oxford, Oxford University Press, 1997.

 

 

 

 

 

 

 

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII

 


[1] « C’était un type qui passait ses journées à se secouer les poux des cheveux. Le toubib lui dit qu’il n’avait pas de poux dans les cheveux. Après être resté huit heures sous la douche, debout sous l’eau chaude à souffrir le martyre, heure après heure, à cause de ses poux, il sortait et se séchait, et il trouvait encore des poux dans ses cheveux ; en fait, il en trouvait partout. Un mois plus tard, il en avait dans les poumons. » (trad. R. Louit, 5)
[2] « [I]ls camouflaient leurs plants au moyen de cultures plus hautes, de manière que les federales qui patrouillaient en jeep ne remarquent rien. » (trad. R. Louit, 273)
[3] « Ça lui a bouffé la tête. » (trad. R. Louit, 237)
[4] « Ils ferment boutique dès qu’il fait nuit, songea le directeur. Comme les poulets. Un légume au milieu des légumes. » (trad. R. Louit, 272)
[5] A Scanner Darkly est librement inspiré de l’expérience personnelle de l’auteur, qui fit lui-même un séjour de trois semaines en centre de désintoxication en 1972.
[6] « Pour ma part, je ne suis pas un personnage du roman ; je suis le roman. » (trad. R. Louit, 276)
[7] « Au fond, la solution pour vous consiste à pratiquer un montage – comment dirais-je ? Inventif, artistique… créateur est le mot que je cherche » (trad. R. Louit, 109).
[8] « Il va sans dire que S. A. Powers avait programmé sa propre morphologie dans l’ordinateur, de manière que ses traits, dissimulés parmi cette permutation frénétique, fissent surface » (trad. R. Louit, 25).
[9] « Que peut voir une caméra ? Que voit-elle vraiment ? Voit-elle dans la tête ? Plonge-t-elle son regard jusqu’au cœur ? Voient-elles clairement ou obscurément en moi – en nous –, la caméra passive à infrarouge ancien modèle, et la caméra holographique nouveau modèle ? J’espère qu’elles voient clairement, parce que ces temps-ci, moi je n’y vois plus en moi. » (trad. R. Louit, 186)
[10] « [T]u connaîtras des symptômes dus aux sécrétions corporelles, surtout à celles localisées dans le cerveau […]. Cette peur montre que tu souffres de symptômes négatifs délibérés. C’est la drogue qui parle, pour t’empêcher d’aller à New Path et de décrocher. » (trad. R. Louit, 39-40)
[11] « Selon Malpighi, le cortex est formé des petites branches fines de la carotide et des artères vertébrales ; ces dernières, entrelacées dans la pie mère, forment à partir de cette dernière, comme d’une base, de petites branches. » (ma traduction)
[12] « [L]es infortunes de mon noviciat londonien avaient plongé dans mon organisme des racines si profondes qu’à nouveau elles poussèrent et refleurirent par la suite. » (trad. P. Aquien et al., 179)
[13] « L’énergie de ce qui est mort l’emporte sur l’énergie de ce qui est vivant. » (trad. R. Louit, 243)
[14] « La Substance Mort, est engloutie non par le corps mais par la victoire. Et voici, je vous révèle le secret : nous ne dormirons pas tous dans la mort. » (trad. R. Louit, 214)
[15] « La vie biologique continue, mais tout le reste – esprit, sensibilité – est mort. Ne reste qu’une machine à réagir. » (trad. R. Louit, 68)
[16] « Si tu voyais de l’intérieur d’un mort. » (trad. R. Louit, 241)
[17] « Vu de l’intérieur des yeux de quelque chose ; par le regard de quelque chose. » (trad. R. Louit, 186)
[18] « Il y a encore quelque chose à l’intérieur qui est mort depuis longtemps mais continue à regarder au-dehors, et regarde et regarde encore sans pouvoir s’arrêter. » (trad. R. Louit, 242)
[19] « [T]u es conscient, mais pas vivant. » (trad. R. Louit, 242)
[20] « Eh bien, dis-toi qu’ils ne peuvent pas interroger quelqu’un, quelque chose qui n’a plus d’esprit. » (trad. R. Louit, 255)
[21] « Les morts dont les yeux sont encore ouverts, même s’ils ne comprennent plus : ils sont nos caméras. » (trad. R. Louit, 265)
[22] « Dans votre cas, il s’agit de ce que nous nommons concurrence plutôt que d’une altération. » (trad. R. Louit, 209)
[23] « Lorsque l’hémisphère gauche, où sont normalement localisées les fonctions du langage, est endommagé, il arrive que l’hémisphère droit le supplante au mieux de ses capacités. » (trad. R. Louit, 116)
[24] « Mutt and Jeff » est le nom d’une bande dessinée à succès publiée en séries dans plusieurs journaux et magazines américains de 1903 à 1983.
[25] « Les données disponibles indiquent que l’hémisphère dominé, le ‘muet,’ possédant surtout des capacités de synthèse dans le traitement des informations reçues, se spécialise dans la perception gestalt. Par contraste, l’hémisphère dominant fonctionne de façon plus analytique, logique, à la façon d’un ordinateur. » (trad. R. Louit, 117)
[26] « Dans l’hémisphère gauche, cette fonction supérieure est un mode de pensée propositionnel ; on suggère ici que l’hémisphère droit, chez l’homme, se spécialise dans un mode de conceptualisation différent mais parallèle. » (ma traduction)
[27] « L’hémisphère gauche maîtrise mieux que l’hémisphère droit le langage et tout ce que l’on nomme parfois ‘l’activité verbale’ ou la ‘pensée linguistique’ ; au contraire, on pourrait dire que l’hémisphère droit excelle dans les domaines ‘non-langagiers’ ou ‘non-verbaux’. » (ma traduction)
[28] « Les règles ou méthodes selon lesquelles s’élabore, de ‘ce côté-ci’ du cerveau (le côté qui parle, lit et écrit), la logique propositionnelle, ont longtemps été soumises à des analyses de syntaxe, de sémantique, de logique mathématique, etc. Les règles d’élaboration de la pensée appositionnelle, de l’autre côté du cerveau, demanderont à être étudiées pendant encore de nombreuses années. » (trad. R. Louit, 117-118)
[29] L’homme plaça un croquis sous les yeux de Fred. ‘Parmi toutes ces lignes apparemment dépourvues de sens se dissimule un objet connu de tous. À vous de me dire ce qu’est…’
    Pièce au dossier. En juillet 1969, Joseph Bogen publia son article révolutionnaire : « L’autre côté du cerveau : un esprit en apposition. » Dans ce texte, Bogen citait l’obscur Dr A. L. Wigan, qui écrivait en 1844 :

 

Semblable aux organes qui agissent sur lui, l’esprit est essentiellement double. Depuis que cette idée s’est présentée à moi, j’ai consacré plus d’un quart de siècle à son examen sans parvenir à trouver une réfutation valable, voire simplement plausible, à lui opposer. Je m’estime donc en mesure de prouver : 1. que chaque « cerveau », en tant qu’organe de pensée, forme un tout parfaitement distinct ; 2. qu’un processus mental distinct peut être mené simultanément dans chaque « cerveau ».

    Dans son article, Bogen conclut ainsi : ‘Je pense (avec Wigan) que chacun d’entre nous possède deux esprits à l’intérieur d’un même individu. L’argumentation de cette thèse exige l’agencement d’un grand nombre de détails. Toutefois, nous devons finalement affronter la principale résistance aux vues de Wigan : je fais allusion à ce sentiment d’Unité ressenti subjectivement par chacun d’entre nous. Cette intime conviction d’être Un est particulièrement chère au cœur de l’homme occidental…’

    ‘… cet objet, et de me l’indiquer sur le croquis.’

    On se fout de moi, pensa Fred. » (trad R. Louit, 114)

[30] « [S]i tu viens écouter près de moi (je vais garder la bouche ouverte) tu entendras [les] voix [de] ceux que j’ai mangés en dernier. » (ma traduction)
[31] « La commissurotomie produit-elle la séparation ou le dédoublement de l’Esprit ? Ou serait-il plus exact de la considérer comme une manipulation rendant possible la démonstration d’une dualité présente dès le départ ? » (ma traduction).
[32] « Du fait que je perçois tout ensemble, l’objet et son inverse, peut-être suis-je le premier personnage de l’histoire humaine à voir au même instant recto verso, et donc à deviner la forme ultime des choses lorsque nous les verrons face à face. Et je n’en possède pas moins l’autre vision, la vision normale. Mais laquelle est normale ? » (trad. R. Louit, 215)
[33] « [U]n insecte qui vibre et cliquette, tourne en rond jusqu’à la fin des temps. » (trad R. Louit, 263)
[34] « Les montagnes, Bruce, les montagnes, fit le directeur.
— Les montagnes, Bruce, les montagnes, fit Bruce.
— L’écholalie, Bruce, l’écholalie.

 

— L’écholalie, Bruce… » (trad R. Louit, 272)

[35] « Les bras croisés sur ses genoux, il regardait fixement le plancher en écoutant chauffer la grosse cafetière. Les bloup-bloup finissaient par lui faire peur.
            ‘Le mort et le vivant échangent leurs propriétés.’

 

            Assis dans le désordre sur des chaises pliantes, le groupe discutait cette idée. Le Concept leur paraissait familier. Naturellement, ça faisait partie du style de pensée de New Path ; ils l’avaient peut-être appris par cœur pour le ressasser encore par la suite. Bloup-bloup.

            ‘L’énergie de ce qui est mort l’emporte sur l’énergie de ce qui est vivant.’

            Ils en débattirent. Bloup-bloup. Le bruit de la cafetière augmentait, sa peur aussi, mais il ne parlait ni ne bougeait ; il restait sur sa chaise et écoutait. » (trad. R. Louit, 243)

[36] « Il a été très bien formé. » (trad. R. Louit, 254)
[37] « Oui. Ça me plaît, ça. Petites fleurs avec du jaune. [… C]e contact, ce moment réel, laissa des traces en lui. Durant le reste de son existence, au cours des longues années qu’il passerait sans elle, […] ce contact resterait bouclé en lui, scellé en lui. » (trad. R. Louit, 155-60)
[38] « Un cadeau pour mes amis, songea-t-il, et dans sa tête, où nul ne pouvait pénétrer, il se voyait déjà au jour de Thanksgiving. » (trad. R. Louit, 274)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




7 – Dans le ventre de la baleine : voyages intérieurs et métaphore parasitaire dans la culture populaire

Peut-être une baleine
Te mangera demain
Va, va, petit mousse
Vole où le vent te pousse
Va, va, va !
Simon-Max, « Va petit mousse »,
Les Cloches de Corneville, 1877

Introduction

La littérature d’imagination scientifique, dès ses premiers balbutiements, puise dans les mythes et la culture populaire pour développer son imaginaire. Quand le roman d’hypothèse scientifique se détache du roman d’aventures scientifiques vernien et prend la forme du « merveilleux-scientifique », dont Maurice Renard écrit l’acte de reconnaissance et de refondation en 1909 dans son article « Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès » , il donne une justification scientifique à certains prodiges magiques. C’est en respectant toutes les lois du monde connu à l’exception d’une seule règle physique, chimique ou biologique (devenir invisible, impalpable, voyager dans le temps et dans l’espace…) que le récit merveilleux-scientifique chemine vers la merveille. Dans cette forme de conte de fées moderne, la téléportation est à présent permise sans l’aide des bottes de sept lieues, le miroir magique pour regarder le lointain disparaît au profit  d’un téléphonoscope, l’invisibilité ne requiert plus un chapeau ou une cape magiques mais un simple breuvage chimique  et la lévitation se fait à bord d’une machine volante. Ces pouvoirs magiques ne sont plus alors les fruits de la baguette d’une bonne fée, mais se manifestent grâce à des innovations scientifiques et techniques.

Le renouvellement du conte de fées, né de la rencontre entre la matière scientifique et le réemploi de motifs merveilleux, passe aussi par le thème récurrent de la petitesse et de la miniaturisation (Poucet de Perrault combattant l’ogre qui souhaite le dévorer, Tom Pouce des Frères Grimm s’introduisant dans l’oreille d’un cheval pour lui donner des ordres). Les personnages du récit merveilleux-scientifique deviennent alors microscopiques et voyagent dans des environnements inattendus, comme un corps humain (Galopin) ou le monde des insectes (Bleunard) et d’êtres atomiques (Renard), souvent dans un but didactique (Clute). L’un des univers étonnants dans lequel se promènent ces héros, n’est autre qu’une baleine, choisie sans doute pour son gigantisme qui transforme l’homme en microbe, et même en parasite. Le merveilleux-scientifique et une autre forme plus tardive de roman scientifique, la science-fiction, en effet, conjuguent le motif ancien du personnage piégé dans le corps d’un monstre, au thème de la miniaturisation tiré des contes de fées. Comment passe-t-on de Tom Pouce, murmurant à l’oreille du cheval quoi faire pour prendre contrôle de son corps (p. 144), aux explorateurs de la science-fiction, exploitant le cétacé dans lequel ils ont trouvé refuge ? Le personnage se trouve à présent de son plein gré dans les entrailles de l’animal et puise dans ses ressources vitales, réduisant souvent le rorqual en esclavage. La baleine, justement, n’est parfois même plus animale. Elle devient bio-mécanique, un vaisseau vivant chez les auteurs du XXème siècle et tout particulièrement dans la science-fiction télévisuelle de la fin du siècle (Futurama, Farscape). La nature protéiforme de cette baleine futuriste, à la fois moyen de transport et être sensible, fascine l’anticipation et pose des questions morales : si le vaisseau est vivant, quels droits ont les hommes d’occuper son corps ? Cette question essentielle permet de mieux comprendre pourquoi les interactions biologiques ne cessent de se métamorphoser, pouvant très bien passer de la symbiose au parasitisme.

On propose d’étudier quatre relations de l’homme à la baleine. La dévoration sans digestion, tout d’abord, est commune aux deux principaux mythes fondateurs de Pinocchio et de Jonas. Les personnages, une fois expulsés du corps du cétacé, changent de forme. La baleine peut encore être une simple péripétie que le personnage traverse avec humour. Son corps sert alors de décor ou d’arrière-plan comiques. Mort, l’animal marin sert de manne et fournit au choix viande, huile ou même squelette. La science-fiction imagine à présent que la baleine est encore bien vivante quand elle est exploitée par l’espèce humaine. Sa force vitale, la surface ou l’intérieur de son corps et ses organes sont tous mis à profit par l’équipage, devenu parasitaire puisqu’il puise dans les ressources de son hôte.

I. Être dévoré par la baleine : les mythes fondateurs      

Le motif du personnage avalé par un monstre marin est depuis longtemps ancré dans l’imaginaire populaire. Le prophète Jonas, dans la Bible, passe trois jours et trois nuits dans le corps d’un gros poisson (fig. 1) après avoir refusé de porter l’augure à Ninive (Jonas 2 : 1-11). Le pantin de bois Pinocchio, imaginé par l’écrivain Carlo Collodi, est englouti par un grand requin (fig. 2). Il y a plusieurs manières de quitter le corps du monstre après avoir été avalé tout rond. Certains tentent de gêner l’animal pour qu’il les recrache : Pinocchio, dans l’adaptation de Walt Disney, allume un feu pour faire éternuer la baleine tandis que dans l’œuvre originale il se glisse entre les dents de l’animal endormi. D’autres s’essayent à dompter la bête tandis que certains déchirent la chair de l’animal depuis l’intérieur, à l’aide d’un objet tranchant ou en le faisant imploser. C’est ce que fait Hercule, qui, selon Lycophron, passe aussi trois jours dans un monstre marin. Il tentait en effet de sauver Hésione qui allait être sacrifiée par le roi Laomédon pour calmer la fureur de Neptune (fig. 3).

Les héros piégés dans la baleine choisissent presque toujours d’être dégurgités en gênant le monstre de l’intérieur. Ces deux premiers récits, d’ailleurs, sont à lire comme des rites de passage. L’expulsion du personnage opère sur lui une transformation : Pinocchio devient un véritable petit garçon à l’issue de cette aventure, tandis que Jonas est comparé au Christ ressuscité[1]. Au XIXème siècle, diverses légendes populaires circulent et font état de mousses ayant survécu à un séjour prolongé dans le ventre d’un cétacé[2] (fig. 4). Ces légendes, maintenant contestées par les historiens, étaient largement colportées par les hommes de Dieu pour leur charge métaphorique. Plus près de nous, en avril 2016, un pêcheur espagnol prétend avoir été avalé par une baleine et avoir passé trois jours dans son ventre. Luigi Marquez, comme James Bartley avant lui, utilise force d’anecdotes pour rendre crédible son récit : il raconte comment il s’est nourri de poissons crus et combien l’odeur était pestilentielle dans les entrailles de la bête. Son récit est évidemment un hoax, qui confirme que le motif de l’homme avalé par la baleine continue de faire rêver aujourd’hui, sans doute pour son aspect spectaculaire.

La présence d’un personnage au cœur de la baleine crée un microscome gigogne, comme une poupée russe. Ce motif est commun à Pinocchio de Walt Disney, alors que le terrible Monstro avale un banc de poissons, au grand plaisir de Geppetto, qui s’empresse d’en pêcher quelques-uns, comme s’il se trouvait au bord d’un lac[3]. . Le Tour du Monde, nouveau Journal des voyages rapporte d’ailleurs, gravure à l’appui (fig. 5), comment le « ventre d’une baleine » se fait cabane improvisée en Islande. Son squelette se transforme en charpente. À ce titre, le corps de la baleine devient une habitation dans laquelle se recompose un petit monde.

La vie continue donc dans son ventre et elle peut même s’organiser en sociétés. Lucien de Samosate imagine dans ses Histoires véritables, voyage imaginaire daté du IIème siècle et que certains théoriciens de la science-fiction tiennent pour un récit prototype, qu’il est avalé avec son équipage (fig. 6) par une baleine. Dans le corps de cette dernière, ils découvrent un véritable éco-système entretenu par d’autres naufragés : des forêts, des zones agricoles, des bassins et un territoire découpé entre différentes peuplades d’humains et d’êtres imaginaires[4] (chap. XXVI). Le propre du parasite est de faire du corps-hôte qui l’accueille un milieu dans lequel prospérer et c’est pourquoi les êtres qui sont piégés dans le ventre du cétacé façonnent leur environnement. Ce motif prend un tour humoristique dans une aventure de Philémon, héros du magazine Pilote. Dans Philémon : à tire d’aile vers le château suspendu (1969), le dessinateur Fred met en scène une étrange « baleine-galère », personnage bio-mécanique qui a son importance dans l’imaginaire de la science-fiction. Tombés par accident sur la baleine alors qu’ils tentaient de rejoindre une autre lettre de l’alphabet du mot « Atlantique », Philémon et son oncle sont pris pour des fuyards et forcés de rejoindre les groupes de rameurs qui se trouvent dans les entrailles du cétacé. La baleine abrite une véritable petite société totalitaire en son sein et son corps est aménagé en lignes de métro sur lesquelles rament sans relâche des forcenés. Ses fanons, aussi, servent de barreaux et empêchent les héros de s’échapper. Philémon, stupéfait, lâche : « C’est drôle… Je n’imaginais pas l’intérieur d’une baleine comme ça… » (p. 34).

Régulièrement repris dans la littérature sur le mode parodique, le motif de la baleine qui recrache un individu étrange sous le regard ébahi de villageois est commun à deux œuvres récentes : Du ventre de la baleine de l’écrivain canadien Michael Crummey, s’ouvre sur le personnage de Juda, albinos muet puant le poisson pourri, extrait d’une carcasse échouée sur les côtes de Terre-Neuve ; Sans oublier la baleine du britannique John Ironmonger raconte une histoire incroyable, entre mythe fondateur et légende urbaine, expliquant pourquoi chaque année on célèbre la Fête de la Baleine à Saint-Piran. Cinquante ans auparavant un homme nu, Joe Haak, s’est miraculeusement échoué sur une plage du petit village de Cornouailles, sauvé par une baleine alors qu’il tentait de se suicider. Réécriture moderne du prophète Jonas, le récit met en scène un informaticien qui a élaboré un logiciel de prédiction en Bourse du nom de Cassie. Son outil a calculé que l’humanité va connaître un effondrement sans précédent à cause d’une épidémie virulente de grippe. Tout comme Jonas, Joe préfère fuir en bateau plutôt que d’être porteur de cette mauvaise nouvelle. Il parvient à sauver Saint-Piran, Ninive moderne. Le personnage de la baleine, à l’arrière-plan du roman sert de métaphore. Elle nage près des côtes depuis que le village de Saint-Piran et Joe l’ont remise en mer et elle s’offre en sacrifice au repas de Noël. À de nombreuses reprises, la société est comparée au Léviathan de Hobbes car l’auteur réfléchit à la manière dont le macrocosme impacte le microcosme. La baleine, ainsi, devient un contenant dans lequel peut se créer une société parallèle à celle des hommes.

Étudier les mythes fondateurs de disparition dans le gosier d’une baleine montre combien la charge imaginaire de ce motif est forte. Synonyme de rite de passage, il permet aussi de mettre en scène une société parallèle qui vit au sein de ce nouvel environnement. La baleine, cependant, est parfois perçue comme une simple péripétie dans un récit d’aventures et son corps devient alors un personnage contre qui lutter ou un environnement inattendu qu’il faut quitter.

II. La traversée de la baleine : une simple péripétie romanesque          

Si la baleine était pour Philémon, Pinocchio ou Jonas une prison de laquelle il faut s’échapper, d’autres personnages comme Polichinelle (fig. 7) ou Arlequin la traversent comme une simple péripétie. C’est aussi cette scène-phare que choisit de représenter la petite troupe de théâtre dans l’adaptation cinématographique des Aventures du Baron de Münchhausen, par Terry Gilliam en 1988. On voit alors un gigantesque poisson en carton-pâte refermer ses crocs sur le malheureux navigateur. Le texte fantaisiste de Rudolf Erich Raspe raconte en effet comment, lors de sa troisième aventure en mer, un gros poisson avale le héros alors qu’il nage aux abords de Marseille. Il énerve l’animal en dansant la gigue dans son estomac[5], avant d’être pêché par un chalut de fortune (fig. 8). L’épisode, loin d’être anecdotique, figure sur l’affiche d’une adaptation théâtrale du maintenant nommé Mr de Crac, surnom de Münchhausen (fig. 9). Un livret accompagnant la représentation fait même de la baleine une « victime » de ce dernier, alors qu’il chante cette fois un boléro pour déranger l’animal (fig. 10). La baleine ou le gros poisson perd ses atours de dangereux prédateur et n’est rien de plus qu’une nouvelle terre à traverser, et même à conquérir puisqu’elle devient le jouet d’un aventurier zélé.
De nombreux jeux vidéo utilisent à leur tour la traversée de la baleine comme une péripétie ou même un univers à explorer : le personnage se trouve temporairement dans son corps et doit trouver une manière d’en sortir. Dans King’s Quest IV : The Perils of Rosella (Sierra Entertainment, 1988), par exemple, l’aventurière se fait avaler par une baleine alors qu’elle nage au large. Dans ce point and click, le personnage peut inspecter les différents éléments qui se trouvent dans la bouche de la baleine (un squelette, une roue, une bouteille à la mer) et utiliser les objets qu’il collecte au long de sa quête. C’est une plume de paon, chatouillée contre la luette de la baleine anthropomorphe (elle possède ainsi un attribut humain et ses dents sont des molaires) qui permet à la princesse d’être expulsée et de retourner à la mer. Dans Final Fantasy II (Squaresoft, 1988), un jeu de rôle japonais, le monstre marin est un environnement à explorer, tout comme le corps du cétacé dans Tales of Monkey Island (Lukas Art, 2009). Dans ce dernier son corps est meublé et même aménagé, à l’image de sa luette qui sert de punching ball à un pirate. C’est la nature organique des entrailles de la baleine qui en fait un décor malléable pour les programmeurs. Cependant, l’exemple le plus intéressant pour notre étude est celui de Banjo-Kazooie (Rareware, 1998) car il propose un mode de jeu parasitaire, dans lequel la baleine n’est plus décor mais personnage. Dans ce jeu de plates-formes, les héros vont à la rencontre d’un requin en tôle du nom de Clanker, identifié par le narrateur comme étant une baleine. La sorcière Grunty, ennemie des héros, l’utilise comme une poubelle et le garde enchaîné dans une eau croupie. Un niveau entier est consacré à ce personnage : Clanker’s cavern. Les héros doivent guérir la créature en soignant ses dents pourries ou en réparant son système de ventilation. En échange, l’animal leur livre des pièces de puzzle indispensables à la réussite de leur aventure. Non contente d’être un univers à explorer, puisque pour la guérir, il faut descendre dans ses entrailles, la baleine initie ici une relation symbiotique entre elle-même et ses visiteurs car elle a besoin du joueur pour se libérer et elle lui apporte en échange des bienfaits.

Ainsi, des jeux vidéo ou certains romans d’aventures traversent la baleine qui devient tour à tour un décor, un niveau à explorer dans lequel chaque partie de son anatomie se fait nouvelle étape, ou encore une simple péripétie pour Sinbad ou le Baron de Münchhausen, qui quittent la baleine presqu’aussitôt arrivés. L’animal, rendu mythique par son ennemi juré le capitaine Achab (Moby Dick, 1851), est aussi recherché pour sa carcasse, sa matière organique et son squelette qui fournissent de quoi fabriquer des cosmétiques, des combustibles, de la viande, de la colle, des jouets…

III. Visiter le corps de la baleine et exploiter ses ressources

La Baleine-galère de Fred associe deux termes n’ayant a priori rien à voir l’un avec l’autre pour créer un être imaginaire et polymorphe. En octobre 1893, le metteur en scène et chanteur d’opérette Simon-Max achète pour 400 francs (Marsy, p. 4) le cadavre d’un rorqual échoué sur la plage de Criquebœuf près de Villerville. Il en fait rien de moins qu’une « Baleine-Théâtre ». On rentre par sa gueule et les différentes affiches (fig. 11 et fig.12) montrent la foule qui se presse pour profiter de cette nouvelle attraction[6], ouverte en juillet 1894 : « [Il] ouvrit un théâtre original, le « Théâtre dans la Baleine », qui contenait dans son sein un véritable petit muséum d’histoire naturelle. Le spectacle qui se donnait sur la scène se composait de chansons imagées dont Simon-Max était à la fois le poète et le compositeur » (Nozière, p. 3). La Baleine a été agrandie puisqu’elle ne mesurait guère plus de 10, 5 mètres de long pour 7 mètres de circonférence (anonyme, p. 361). Si l’on sait que Simon-Max l’a faite « disséquer, reconstituer, vernir et installer » (L. X., p. 3) par le naturaliste Boubée, il a aussi « rajouté des vertèbres et allongé les côtes » au squelette, afin qu’elle mesure 17 mètres de longueur et puisse accueillir dans son ventre 99 personnes[7] (Colliex). Les places se partagent entre le larynx, l’estomac et la queue, par laquelle s’effectue la sortie. Les affiches jouent volontairement sur le registre merveilleux puisque la baleine semble bel et bien vivante et expulse une trombe d’eau par son évent. Elles font aussi un lien avec les mythes fondateurs d’avalement. En effet, un des premiers spectacles donnés dans la baleine se nomme Jonas Revue[8] et, sur la seconde affiche, on devine sur la projection d’ombres chinoises une baleine avalant un nageur. Installée et célébrée au Casino de Paris en octobre 1894, elle est détruite lors d’un incendie en 1895, qui cause à Simon-Max de nombreux démêlés judiciaires.

Les réclames pour la Baleine-Théâtre rappellent par ailleurs des images plus anciennes, comme celle de la Baleine d’Ostende (fig. 13), montrant une baleine échouée en 1827, visitée par d’autres animaux aux dimensions colossales, comme une girafe ou un éléphant. On sait que cet échouement avait été un véritable événement attirant de nombreux curieux des environs (Bernaert).

La baleine-spectacle connaît de nombreuses suites contemporaines. L’artiste Pierre Douay avait prévu d’exposer une Baleine bleue durant la COP21, dans laquelle une cinquantaine de personnes pouvaient entrer pour découvrir une exposition sur le climat, initiative écologique abandonnée à cause de la mise en place de l’état d’urgence en 2015. La Baleine aurait servi alors de garde-fou pour prévenir la folie des hommes. Récemment, le collectif belge Captain Boomer a lui aussi fait échouer une baleine sur les quais de Rennes, à la stupéfaction des passants (fig. 14). Théâtre de rue parfaitement huilé, la performance met en scène le cadavre factice d’un cachalot, dégoulinant de sang et exhalant des odeurs putrides, entouré d’un cordon de sécurité et d’une armada de scientifiques. La baleine sert alors de métonymie pour évoquer la pollution des mers et le développement durable. Cette présence mystérieuse, majestueuse et inquiétante comme l’avait été l’apparition d’une baleine dans la rivière Thames en 2006, doit aussi, selon le collectif, rassembler la communauté.

De nombreux parcs d’attractions proposent à leurs visiteurs d’entrer à l’intérieur d’une baleine. Le Parc Cousteau, qui se trouvait au Forum des Halles entre 1989 et 1992, permettaitde visiter les entrailles d’une baleine bien nommée Jonas, afin de mettre en lumière l’organisation interne de son corps ou d’apercevoir la reproduction d’un baleineau dans son utérus. À la fermeture du parc, la baleine a été rachetée par le parc de jeux aquatiques Aquaboulevard et sert maintenant de passage obligé pour glisser le long d’un toboggan. Le parc d’attractions Disneyland propose lui aussi aux jeunes visiteurs d’entrer à bord d’une barque dans la gueule béante de Monstro, dans l’attraction Storybook Land Canal Boats[9] (fig. 15). Les paysages miniatures tout autour du circuit, représentant certaines des habitations mythiques de l’univers Disney, renforcent l’impression de gigantisme. À l’ouverture du parc, Disneyland avait même prévu de consacrer une attraction entière à Monstro, dans laquelle de petites embarcations glisseraient le long de sa bouche comme le long de rapides : « Une attraction reproduisant des chutes d’eau permet aux voyageurs de grimper à l’intérieur de Monstro la Baleine, menace de Pinocchio, avant d’apprécier une glissade à couper le souffle le long de sa langue jusque dans un étang »[10]. Plus récemment, la compagnie le Rollmops Théâtre, pour son spectacle Dans le ventre de la baleine, place les gradins directement dans la bouche du cétacé. Les dents servent de sièges et ses fanons font office de rideau de théâtre (fig. 16) : « C’est une histoire en forme de poupée russe : dans une salle une baleine, dans la baleine un ogre, dans l’ogre un enfant, dans cet enfant, un peu de l’ogre lui-même […] Symbolique de la transformation propre aux personnages ingurgités par un monstre marin (Jonas, Pinocchio…), ainsi qu’à celle des ogres (adultes dévorant les enfants et les empêchant définitivement de grandir) […] ». Dans son roman Achab (Séquelles), Pierre Senges imagine même qu’Orson Welles adapte Moby Dick au cinéma et décide de faire visiter pour quelques pièces le décor en carton-pâte :

Pour 5 dollars, une baleine de cinéma visitée de l’intérieur : ses câbles, ses morceaux de ruban adhésif, ses carcasses, des chiffres écrits au crayon par le contre-maître arrière-arrière-arrière-petit-fils de Dédale, des bouts de ficelle, des ouvertures pour l’éclairage et pour l’œil de la caméra : là-dedans, le script envisageait de rejouer des scènes, quitte à les inventer, de Jonas ou de Pinocchio, et du vieux capitaine harcelé par un rêve d’avalement. (p. 438-439)

Il s’agit donc à chaque fois d’exploiter la carcasse d’une baleine présumée morte ou factice, après avoir ardemment lutté contre elle, comme le montrent de nombreuses publicités de l’époque (fig. 17).

L’épisode Meat de la série Torchwood (saison 2, épisode 4), avec lequel nous effectuerons à présent une première incursion dans l’univers de la science-fiction, représente un retour aux sources du motif de la baleine exploitée pour sa chair (fig. 18). Il met en scène l’action spoliatrice de l’homme sur l’animal. L’équipe de Torchwood, chargée de traquer les aliens qui pénètrent par une faille spatio-temporelle au Pays de Galles, découvre un bien étrange trafic de viande : une immense baleine de l’espace, emprisonnée dans un hangar, est réduite à l’état de « kebab géant », de « vache à lait » tandis que des bouchers découpent dans son flanc des quartiers de chair. Torchwood met en avant une question morale qui va durablement marquer les productions de science-fiction, celle de la mise en esclavage justifiée ou non de la bête. En effet, Tosh suggère d’abord qu’elle pourrait nourrir l’humanité puisque sa chair se régénère sans cesse. À l’inverse, le capitaine Jack Harckness insiste sur la souffrance de l’animal torturé et sur la nécessité de le sauver. Incapable de le faire alors qu’il entre dans une crise de folie, Jack est obligé d’abréger les souffrances de l’alien, non sans tristesse : « Que t’ont-ils fait ma pauvre amie ? »

De même, dans le jeu steampunk Windforge (Snowed in Studios, 2014), le héros est en quête d’une technologie ancienne qui pourrait se substituer à l’huile de baleine sur laquelle repose toute la société de Cordeus. Pour récupérer cette huile, le joueur met progressivement à vif la chair et la peau de l’animal à l’aide d’un marteau-piqueur. L’aspect sanguinolent est mis de côté, ce qui signifie que la bête n’est plus qu’un élément de décor à briser et dans lequel se cachent objets à collectionner et autres éléments nécessaires à la quête principale. Cet exemple montre une fois encore que la « sentience[11] » de l’animal, c’est-à-dire sa capacité à ressentir la douleur et à avoir des désirs et des craintes, est mise de côté. La baleine n’est plus tant un ennemi qui laisse des éléments derrière lui, mais une boîte à détruire pour récupérer des items. Il est aussi possible de dompter la baleine pour qu’elle creuse des mines ou de récupérer sa carcasse pour en faire un vaisseau volant.

L’exploitation du corps de la baleine ne s’en tient donc pas seulement à sa carcasse ou à ses organes. On a souligné, depuis le XIXème siècle, combien les hommes construisent des dispositifs leur permettant de rentrer dans une baleine et de visiter ses entrailles ou d’y aménager un nouvel espace. Ce motif va devenir plus prégnant encore dans l’univers de la science-fiction, qui imagine que la baleine est cette fois un « vaisseau vivant ». Il est alors occupé par un équipage devenu parasitaire, qui non content d’habiter un corps devenu hôte, puise dans les ressources vitales du vaisseau bio-mécanique, mêlant matières organiques et technologies innovantes.

IV. Les Sky Whales de la science-fiction

Les baleines fascinent l’univers de la science-fiction au point que Star Trek lui a consacré son quatrième volet : The Voyage Home (1986). En 2286, une sonde envoie un signal sur Terre car elle essaye de communiquer avec les baleines, espèce éteinte, créant des cataclysmes involontaires à la surface du globe. Pour stopper la sonde, le capitaine Kirk et son équipage remontent le temps pour transporter avec eux plusieurs cétacés et ainsi répondre à l’appel de la sonde avant qu’elle ne détruise la Terre.

Pinocchio in Outer Space (1965), quant à lui, est le premier à faire le lien entre le mythe de dévoration par la baleine et l’univers de la science-fiction. Dans ce film d’animation hanté par la peur d’un conflit nucléaire, Pinocchio observe une baleine de l’espace, Astro, à la lunette astronomique. Accompagné d’un perroquet, il se rend sur Mars où il comprend que l’étrange cétacé a été créé avec d’autres chimères par des expériences nucléaires sur la planète rouge. Amusante entrée en matière pour le modèle du vaisseau vivant, Astro est doté d’un évent aérodynamique lui permettant de se propulser dans l’espace.

La fin des années 1960 développe tout particulièrement l’idée de la baleine de l’espace, appelée sky whale ou space whale. L’animal flotte alors dans l’espace, analogie évidente avec l’océan. Cet intérêt pour les cétacés coïncide avec l’enregistrement du chant des baleines[12] et des travaux de recherche sur l’intelligence avancée des dauphins au même moment[13].

On trouve deux facettes supplémentaires au motif de la baleine de l’espace dans la science-fiction. Elle est tour à tour représentée comme un vaisseau transportant dans l’espace un équipage de fortune et une eldritch abomination selon un couple de mots emprunté à Lovecraft[14] c’est-à-dire un monstre colossal, souvent polymorphe et évoquant une force primitive et destructrice, dépassant l’entendement humain. Le film Leviathan de Ruairi Robinson, actuellement en préparation, conjugue justement ces deux caractéristiques. Des vaisseaux-baleiniers chassent une baleine monstrueuse pour subtiliser ses œufs, dont l’énergie leur permet de voyager plus vite que la lumière.

Le gigantisme de la baleine inspire enfin une réflexion sur le changement d’échelle, que l’on retrouve dans le modèle des voyages intérieurs au XIXème siècle, qui convoquent surtout le registre merveilleux. On peut citer pour exemples les aventures de Luke et Belinda dans le corps humain (Courtney, 1887) ou celles de Poucet, accompagné du fils du Docteur Galopin (1875). Le personnage qui évolue dans un corps surdimensionné est réduit à la taille et parfois à la condition de microbe ou de parasite. Si le vaisseau est un organisme vivant, alors l’équipage à son bord devient un élément de ce microcosme : globule, organe, cellule vivante… Il peut même former une infrapopulation de parasites puisqu’il partage deux caractéristiques essentielles avec ces derniers. Il se trouve dans le corps du vaisseau dont il a fait son milieu et son hôte et il exploite les ressources vitales de la baleine pour vivre au quotidien.

Le parasite, qui recouvre des espèces très différentes (champignons, protozoaires, acariens et tant d’autres) est communément compris comme « celui qui mange à côté » (para-, « à côté » ; sitos, « nourriture »). Il a besoin de l’hôte pour perpétuer son cycle de vie et vit toute ou une partie de celle-ci aux dépens d’un ou de plusieurs hôtes. L’association ne profite généralement qu’à lui et met en scène une dépendance spatiale et énergétique envers son hôte. Le parasite, contrairement au prédateur, ne tue pas brutalement sa proie et il vit un certain temps en compagnie de son hôte pour mener à bien son cycle parasitaire. De la même manière que les parasites se spécialisent et attaquent une espèce bien définie (relation hétérospécifique), il est possible de distinguer différents types de baleines et avec eux leurs microorganismes, qui induisent des interactions diverses, qui sont ou non de type parasitaire.

Certaines relations entre les organismes vivants sont non délétères (phorésie, saprophytisme, commensalisme, symbiose) et d’autres entraînent une forme d’exploitation de l’hôte (parasitisme). Les interactions sont complexes et peuvent parfois s’associer entre elles : la vie à deux peut par exemple être qualifiée de mutualisme lorsque le commensalisme bénéficie aux deux partenaires ; de même, le commensalisme devient parasitisme quand il est spoliateur. Elles sont là pour faciliter différents aspects de la vie du parasite : sa nourriture, son transport, son habitation, sa reproduction. De plus en plus de spécialistes, à l’image de Claude Combes, soulignent combien les frontières sont poreuses entre parasitisme et associations biologiques. Le motif de la baleine habitée permet de mettre au jour l’ambivalence des échanges entre le vaisseau vivant et l’équipage et la nécessité de déterminer à qui profite la relation. Il permet aussi d’interroger la récurrence de l’anthropomorphisation du parasite et de son hôte. D’un pur point de vue écologiste, le parasite n’est pas volontairement délétère envers son hôte : il exploite le milieu et prélève sur lui certains avantages mais n’a pas pour objectif de porter atteinte à ce dernier et encore moins de le tuer ; l’hôte, quant à lui, n’élimine son parasite que s’il entre en conflit avec ses besoins et facultés essentielles.

1. Symbiose entre le parasite et son hôte

L’équipage d’un vaisseau bio-mécanique élit domicile dans ce milieu vivant pour des raisons très variées : sécurité, stabilité, protection, mobilité, ressources énergétiques… La symbiose est, à ce titre, l’interaction biologique la plus connue : elle est marquée par une collaboration positive entre l’hôte et son parasite. L’échange leur est absolument nécessaire.

Comme Les Simpsons, la série Futurama a été créée par Matt Groening et parodie la culture populaire, en se concentrant tout spécialement sur la science-fiction. Elle consacre un épisode entier à un pastiche de Moby Dick de Melville : Möbius Dick (saison 6, épisode 103). Dans cet épisode, l’équipage apprend que leurs prédécesseurs se sont perdus dans l’espace il y a de cela 50 ans, alors qu’ils livraient un assortiment de cookies à proximité du Tétraèdre des Bermudes. Dans l’épisode, Fry croit que Pinocchio est le personnage biblique avalé par la baleine, preuve que Futurama jongle volontairement avec les mythèmes. Quand les personnages sortent de la bouche de la baleine à la fin de l’épisode, la lumière éblouissante ne manque pas d’associer cette libération à une renaissance.

Chargés d’aller récupérer une sculpture commémorant la disparition de leurs prédécesseurs, l’équipage rencontre sur le chemin du retour une baleine de l’espace qui manque de les avaler. Furieuse, la cyclope Leela la prend en chasse, prête à tout pour l’éliminer. La baleine devient sa hantise, motif qui se précise un peu plus tard dans l’épisode alors qu’ils sont tous gobés par le cétacé. Leela retrouve en effet dans la baleine l’ancien capitaine que l’on croyait disparu, fusionné avec l’animal. Il est amalgamé avec sa chair et partiellement rongé. Il lui explique alors que la baleine se nourrit de l’obsession de celui qui cherche à la tuer : « La baleine est obsession Leela et tu es la baleine ! [The whale is obsession Leela and you are the whale !] ». Ce n’est qu’en faisant preuve d’une volonté plus forte encore qu’elle parvient à s’en libérer. Tel le ver dicrocoelium dendricum qui prend le contrôle d’une fourmi et la pousse à se mettre en hauteur pour qu’elle soit dévorée par une vache et que le parasite puisse entamer son cycle de vie, Leela parvient à prendre le contrôle du corps-hôte. L’épisode présente donc un subtil renversement des pouvoirs entre hôte et parasite. La baleine est à la fois la hantise et donc le parasite de Leela et le corps-hôte qui avale l’exploratrice ; Leela se fait parasite pour la baleine quand elle est fusionnée à son corps et qu’elle en prend le contrôle mais auparavant elle était elle-même étreinte par l’idée entêtante de détruire l’animal. Leela devient un « hyperparasite » : un parasite capable de se nourrir au dépend d’un autre parasite. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle le parasite est un agresseur, c’est en vérité l’hôte qui entre parfois en lutte contre l’intrus (Combes 2001, p. 20). Renversant ainsi la relation prédateur-proie, l’hôte peut parfois devenir lui aussi nocif à l’attaquant.

Une autre série explore plus avant la présence de parasites à bord de la baleine et la possibilité de fusionner avec elle, en mettant en jeu des interactions de types symbiotique ou mutualiste. La symbiose, tout d’abord, suppose une interaction bénéfique à l’une ou aux deux parties en présence. Leur coexistence est durable, sur une partie ou sur tout le cycle de vie, et souvent obligatoire car ils ne peuvent survivre sans cette association. Le mutualisme suppose quant à lui que l’échange entre les êtres entraine un bénéfice réciproque mais que leur coexistence n’est pas obligatoire. Dans la saga galactique Farscape, le vaisseau volant qu’occupe l’équipage n’est autre qu’une créature bio-mécanique du nom de Moya. Son pilote partage une relation symbiotique avec cette dernière : il est directement relié à son système nerveux et leur séparation entraînerait sa mort. La symbiose de Pilot avec Moya permet la mise en place d’un phénotype étendu : si Pilot ressent distinctement les émotions de Moya, il lui permet aussi de communiquer avec l’équipage qui l’habite. Encore, la relation entre Moya et son équipage est décrite par le personnage de Zhaan comme étant une « relation symbiotique mutuelle » : « Moya est vivante et elle est notre protectrice. Mais elle est aussi notre servante et elle repose sur nous et nous reposons sur elle. C’est une relation symbiotique mutualiste [Moya is alive and she’s our protector. But she’s also our servant and she relies on us and we rely on her. It’s a mutual symbiotic relationship] ». Entre symbiose et parasitisme, il n’y a pourtant qu’un pas : quand Moya tombe enceinte, elle prélève directement ses nutriments sur le système digestif de Pilot, mettant en péril la vie de son associé pour aider au développement de son fœtus. Inversement, elle attaque l’équipage pour protéger le futur Talyn, comme si à présent elle considérait le groupe comme un parasite dans son organisme

Pilot, plus encore, n’est pas qu’un symbiote. Il est aussi un parasite capable de prendre le contrôle du système nerveux auquel il est inféodé, à l’image du champignon tropical cordyceps unilateralis qui parvient à inciter la fourmi dans lequel il loge à gagner les hauteurs pour mieux disperser ses spores après la lente agonie de l’hexapode. Souvent, la série met l’accent sur l’impuissance de Pilot à prendre le dessus sur Moya, à imposer une « manipulation parasitaire », même quand le vaisseau met en péril son équipage. Certains parasites, pourtant, sont capables de modifier la physiologie, la morphologie et même le comportement de l’hôte occupé. La « manipulation comportementale », qui a souvent lieu au sein d’un cycle parasitaire complexe – dit polyxène car mettant en jeu des hôtes intermédiaires et définitifs- consiste alors à faire adopter par l’hôte un comportement jugé aberrant et inhabituel à l’espèce. Ce dernier a pour but premier de préserver le parasite et souvent de lui permettre de changer de milieu (attirer son hôte vers un point d’eau par exemple). Phénomène encore imparfaitement compris, la manipulation parasitaire est pourtant un aspect du parasitisme  connu du grand public et il n’y a rien d’étonnant à le retrouver dans cet épisode de Farscape.

L’analogie entre les explorateurs de l’espace et des parasites, est vivement assumée par les créateurs de la série. Rockne S. O’Bannon parle en effet de l’équipage comme de « parasites » : « L’idée d’un être vivant qui était assez large pour porter d’autres êtres vivants, comme des parasites, nous semblait être une bonne idée » (supplément au DVD). D’ailleurs dans l’épisode Theyve Got a Secret (saison 1, épisode 10), quand Aeryn demande à John si les habitants de la Terre ont des vaisseaux vivants, il répond ironiquement qu’il y a bien « Jonas et la baleine mais non, aucun parallèle contemporain [Well, Jonah and the Whale, but no, no contemporary parallels] ». Un épisode entier de la série est même consacré à cette idée. Dans Beware of Dog (saison 2, épisode 14), une des explorations spatiales a rapporté à bord de Moya des parasites dangereux pour le Léviathan, qu’il faut exterminer à l’aide d’un prédateur : le Vorc.

2. La Baleine-transport : entre phorésie et domptage     
Le motif de la baleine domptée de gré ou de force, occupe depuis longtemps l’imaginaire des hommes, fascinés par ce monstre primal. Cette fois, le parasite ou l’opportuniste ne se trouve plus dans les entrailles de la bête (endoparasite) mais à sa surface (ectoparasite).

On trouve par exemple dans le Physiologus, un bestiaire du IIème siècle, la figure mythique de l’Aspidochélon. On raconte que les marins, ne voyant que le dos de l’animal dépasser de l’eau, le prennent à tort pour une île et sont dévorés alors qu’ils tentent d’accoster (fig. 19). On rencontre de semblables anecdotes dans des récits de découvertes et d’explorations comme le Nova typis transacta navigatio du Père Honorius Philiponus (fig. 20). Sinbad le marin, personnage des Milles et une nuits, atterrit lui aussi sur ce qu’il ne sait pas être un cétacé.

La Baleine sert principalement dans la science-fiction de moyen de transport. Au tournant du siècle, l’imaginaire merveilleux-scientifique se plaît à prédire pour les années 2000 du tourisme sous-marin, tracté par une baleine à bosse (fig. 21) tandis que l’écrivain de romans d’aventures scientifiques Alphonse Brown, imagine dans son Voyage à dos de baleine, comment le Capitaine Bob Kincardy et une équipée scientifique partent à l’aventure en s’harnachant à une « locomotive naturelle » (p. 60), une baleine du nom de Fanny[15]. Il souhaite en effet impressionner le père de la femme qu’il aime car il a lancé par voie de presse que, pour obtenir la main de sa fille, il faudra que le soupirant réalise un exploit scientifique sans précédent (fig. 22). Comme John Tabor avant lui, il s’imagine voyager à dos de baleine.

Comment ne pas penser d’ailleurs aux shark-faces (fig. 23), ces avions militaires utilisés pendant les Première et Seconde Guerre Mondiales et sur lesquels sont peints les visages grimaçants de requins ? Si, à n’en pas douter, le requin remplit une fonction apotropaïque semblable à celle des figures de proues, on retrouve une fois encore le motif d’un être humain dissimulé dans un corps à la force primitive, dont il prend le contrôle. Le Megalodon (2016) de l’artiste Nemo Gould, « sculpture cinétique » portant le nom d’un requin préhistorique aujourd’hui disparu et faite à partir de matériaux de récupération[16], renouvelle le motif du vaisseau-requin (fig. 24). À la fois vaisseau et être vivant, la carcasse de métal abrite un petit équipage qu’une ouverture sur le flanc met au jour.

La série à tiroirs Doctor Who imagine à son tour qu’un des voyages du Docteur, dans l’épisode The Beast Below (saison 5, épisode 2), l’amène dans le futur. Dans cette réalité, la dernière représentante des « star whales » ou « baleines-étoile » sert de flotte au Royaume-Uni. L’île britannique, devenue « parasite opportuniste », s’est fixée de force sur son dos pour échapper aux cataclysmes solaires et a depuis raccordé sa machinerie à ses organes, tout en la torturant à l’aide d’un puissant laser cérébral pour la forcer à avancer dans l’espace. L’épisode met en scène une interaction de type phorétique : le phoronte (le Royaume-Uni) est transporté par un hôte (la baleine-étoile). L’association est habituellement libre entre les deux partenaires et non destructrice. Le phoronte attend le moment opportun pour se détacher de son hôte (par exemple l’acarien qui se fixe sur la coccinelle). Leur relation peut s’accompagner de commensalisme, si l’invité se nourrit des débris qu’il trouve à la surface de son hôte ; d’ectoparasitisme, s’il ponctionne son hôte comme le fait une puce sur un chat ou encore de mutualisme si l’animal transporté est bénéfique pour son hôte qu’il débarrasse de ses parasites. Dans Doctor Who, la phorésie est belle et bien de type parasitaire et elle est même manquée : le Royaume-Uni ne peut jamais quitter la baleine qui lui sert de support et pire encore, elle torture inlassablement l’animal.

Le peuple britannique, y compris sa Reine, ne connaissent pas ce lourd secret et quand il est découvert, chacun a le droit de choisir entre accepter, protester ou oublier. Effectuant une symbolique catabase, le Docteur est forcé d’aller dans les entrailles de ce qu’il ne sait pas encore être un être sensible pour découvrir la vérité. Comprenant que l’animal est réduit en esclavage et torturé, il choisit d’abréger ses souffrances en la mettant dans un état végétatif grâce au puissant laser. Sa compagne comprend avant le geste fatal que la baleine avait souhaité se mettre au service du peuple britannique et qu’il n’était pas nécessaire de la contraindre par la torture. Ainsi, quand la baleine est libérée, elle continue de servir le Royaume-Uni et donc d’être en relation symbiotique avec lui : elle accepte comme ectoparasite permanent le Royaume-Uni et l’hôte n’est plus paraténique, c’est-à-dire transitoire dans le cycle parasitaire de l’envahisseur, mais bel et bien absolument nécessaire à la survie du peuple britannique. La comptine inquiétante chantée en début d’épisode est d’ailleurs réécrite lors de l’épilogue, pour souligner la relation symbiotique qui existe à présent entre la baleine et le vaisseau du Royaume-Uni : « In bed above, we’re deep asleep / While greater love lies further deep / This dream must end, the world must know /We all depend on the beast below » (je souligne).

L’épisode met en scène un autre trait saillant des études sur le parasitisme : l’importance des modifications des traits d’histoire de vie de l’hôte pour s’adapter au parasite et limiter l’infestation de ce dernier. La baleine possède notamment d’inquiétants tentacules qui peuvent avoir été développés spécifiquement pour lutter contre l’envahisseur ou pour empêcher son développement. Moya utilise aussi dans Farscape ses Diagnostic Repair Drones (D.R.D.), petits robots jaunes, devenus mécanisme de défense capable d’attaquer les endoparasites qui se déplacent dans ses corridors contre son gré. Métaphore du système immunitaire, ils permettent de mettre en avant les stratégies prophylactiques des hôtes parasités. Ainsi, selon les endroits où se logent la population parasitaire, sur ou dans son hôte, il est possible de discuter la notion de site : le parasite choisit précisément la région de son hôte dans laquelle il élit domicile.

L’hôte n’est pas le seul à s’adapter et confirme la nature co-évolutive des interactions biologiques : dans Exodus from Genesis (saison 1, épisode 3), la série Farscape imagine à présent des méroparasites, qui ne viennent sur le vaisseau que pendant leur phase de reproduction. Ces « réplicants », les Draks, sont capables de prendre l’apparence des membres de l’équipage pour se reproduire en sécurité dans le vaisseau, élu comme leur milieu électif pour la ponte. Le parasite parvient aussi à modifier le milieu exploité et élève considérablement la température corporelle de Moya, afin de favoriser leur nidification.

3. La Baleine maternelle : une relation de commensalisme

D’autres baleines développent une relation de commensalisme avec leur visiteur. Dès lors, la terminologie de « parasite » est discutable : pour qu’il y ait parasitisme, il faut qu’il y ait spoliation. Le commensalisme, en effet, consiste à se nourrir de matières organiques sur un être vivant (milieu buccal, intestin) sans troubler ou spolier l’hôte avec lequel l’association n’est pas strictement nécessaire. Le pigeon, par exemple, mange les débris laissés par les humains sur le sol tandis que le poisson-pilote se fixe à un requin pour le débarrasser de ses parasites externes.

La baleine est souvent présentée comme un animal doux et empli de sagesse, notamment dans les productions à destination de la jeunesse. The Marvelous Misadventures of Flapjack, dessin-animé diffusé sur Cartoon Network (2008-2010), raconte les « mésaventures » du jeune mousse Flapjack et de son ami le capitaine K’nuckles, pirate au caractère bien trempé avec lequel il espère trouver l’île des bonbons. Dans cette série souvent grinçante, la mère adoptive du héros n’est autre qu’une baleine du nom de Bubbie. Le capitaine et le garçon habitent tous deux dans sa bouche, comme le proposent certaines mères du règne animal aquatique à leur progéniture (alligator, poisson). La bouche de Bubbie est aménagée et on trouve au fil des épisodes un canapé, des toilettes, une poubelle, et ses dents peuvent même être ouvertes comme des portes battantes. La relation de Bubbie et de Flapjack s’apparente alors à l’inquilinisme, puisque c’est dans sa cavité buccale que ce dernier trouve refuge et même, habite, avec le capitaine. Flapjack est ainsi un personnage inquilin, qui fait de la cavité d’un hôte un abri de fortune.

Bubbie reprend aussi le motif du vaisseau vivant puisque Flapjack en parle comme du « vaisseau le plus rapide de la mer ». Originellement d’ailleurs, elle ne devait pas être une véritable baleine mais plutôt un sous-marin steampunk en forme de baleine. On retrouve cette idée dans l’épisode Several Leagues Under the Sea (saison 1, épisode 1), dans lequel Bubbie fait la course contre une baleine mécanique, contrôlée par des enfants esclaves.

Dans un épisode en particulier, Bubbie’s Tummy Ache (saison 2, épisode 9), on retrouve le motif du personnage avalé il y a bien longtemps par le cétacé et poursuivant sa vie comme il le peut à l’intérieur de son estomac. Alors que Bubbie est prise de violents maux de ventre, Flapjack propose d’aller lui câliner la langue puis l’estomac pour la soulager. Descendu le long de sa trachée jusque dans l’estomac, il y rencontre une vieille femme, Ruth, avalée il y a de cela très longtemps, alors que Bubbie s’empiffrait de tartes pour gagner un concours du plus gros mangeur. Occupée à tricoter, Ruth plante ses aiguilles dans la chair de Bubbie chaque fois qu’elle termine son ouvrage et c’est de là que viennent ses douleurs insupportables. Comme souvent dans les interactions biologiques que nous proposons d’étudier, il est possible qu’elles basculent dans le parasitisme : Ruth utilisant la baleine comme pelote à épingle rappelle le poisson enchioliophis, qui trouve refuge dans les holothuries (concombres de mer) et n’hésite pas à dévorer les gonades de son hôte. Récupérant aussi ce qu’elle trouve dans l’estomac, Ruth propose à Flapjack, qui pense être enfermé pour toujours dans Bubbie, de cuisiner des tartes avec des restes de poissons. La recette est tellement ratée que Bubbie vomit et expulse les deux personnages. Cet épisode illustre dès lors une autre interaction biologique : le commensalisme, puisque Flapjack récupère des vieux poissons dans la bouche de Bubbie pour ses repas quotidiens, sans entraîner de spoliation. On pourrait même parler de saprobiose puisque Ruth cuisine uniquement à partir de substrats en décomposition, trouvés dans l’intestin de Bubbie, ce qui donne lieu à une scène comique et peu ragoûtante. L’épisode, une fois encore, montre la réversibilité incessante entre les différentes interactions biologiques.

Conclusion

Ainsi, le motif de la baleine avalant de malheureux personnages a considérablement évolué au fil du temps. La baleine est passée d’un mythe fondateur à une péripétie amusante dans les romans d’aventures. Le personnage y construit une vie parallèle et parfois, même, dompte la bête. C’est en particulier ce renouvellement du mythe qui inspire la science-fiction et le recours à des interaction biologiques. Si l’équipage est à présent désireux de rester dans le ventre du rorqual c’est qu’il y tire un avantage, à la manière d’un parasite, qui se nourrit de la force vitale du corps d’accueil. Nous avons pu identifier à ce titre différentes interactions parasitaires qui font autant de la baleine une table à laquelle se nourrir, qu’une maison dans laquelle habiter : la symbiose ou le mutualisme, qui profitent aux deux individus ; la phorésie, qui suppose que le parasite puisse quitter son hôte, qui lui sert principalement de moyen de locomotion ; l’inquilinisme, alors qu’il profite de sa cavité buccale pour s’abriter des dangers ; le commensalisme ou le saprophytisme qui consistent à puiser directement ses ressources alimentaires dans celles de l’hôte. La mobilisation du motif écologique du parasitisme tend, dans certaines œuvres, à maintenir le doute sur la nature de la baleine, à la fois biologique et mécanique. Entre l’animal et le vaisseau vivant, elle tisse une relation inédite avec l’équipage qu’elle abrite dans ses entrailles. Elle permet aussi d’être au diapason des recherches en biologie et en immuno-écologie qui révèlent combien les frontières entre les interactions sont poreuses : le parasite n’est parfois pas celui que l’on croit. De même, la baleine peut parfois vivre en symbiose avec son équipage ou se retourner contre l’envahisseur, tout comme son visiteur peut vivre paisiblement dans ses intestins ou devenir un parasite. Marquée par une histoire riche, qui fait de la baleine une dévoreuse d’hommes mais aussi une ressource inégalée en énergie, en viande et en peau, le vaisseau vivant est sans cesse tiraillé entre ces deux postulats : celui d’être un personnage à part entière, vivant en symbiose avec son équipage ou celui d’être un animal ou même un objet asservi, qui est alors parasité par celui qui conquiert de force sa panse.

Preuve que le motif de la miniaturisation parasitaire donne à penser les nouveaux media, le jeu vidéo Mario et Luigi : Voyage au centre de Bowser (Nintendo, 2009) propose au joueur de faire coopérer les ennemis jurés Mario et Bowser. Les deux écrans de la Nintendo DS montrent respectivement Mario et Luigi évoluant dans les différentes parties du corps du monstre et les réactions en chaîne qu’ils provoquent dans le monde de Bowser et inversement. On imagine sans mal comment la réalité virtuelle pourrait, dans les années à venir, proposer au joueur doté d’un Oculus de voyager à son tour dans le ventre de la baleine.

Ouvrages cités

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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII


[1] « Car, comme Jonas fut dans le ventre du cétacé trois jours et trois nuits, ainsi le fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre » (Mathieu 12 : 40).

[2] Sur le sujet, lire Edward B. Davis, « A Whale of a Tale: Fundamentalist Fish Stories ». Bien décidé à démêler le vrai du faux, le chercheur suit la piste du témoignage d’un certain James Bartley, qui a passé une journée entière, tourmenté par la chaleur et la pénombre oppressantes, dans le ventre d’une baleine qu’il chassait en 1891. L’équipage du navire, une fois la baleine capturée, avait en effet retrouvé le mousse en état de choc dans le corps de l’animal. De nombreux témoignages rapportent son expérience : être gobé tout rond, ses sensations à l’intérieur de son estomac, sa crise de folie après sa libération, sa cécité et la couleur très blanche de sa peau à cause des attaques acides. Le récit de Bartley est relayé par des revues scientifiques et cité lors de sermons religieux. Ses recherches amènent Davis à conclure que c’est l’anecdote de la baleine de Gorleston, un cétacé tué et exhibé dans des expositions la même année, qui a alimenté l’imaginaire de Bartley. Il n’a en vérité jamais fait partie de l’équipage du Star of The East, et a raconté à qui voulait l’entendre qu’il avait survécu à cette drôle de rencontre pour jouir d’un peu de célébrité.

[3] Les baleines se nourrissent pourtant principalement de krill et de plancton, et occasionnellement de petits poissons. Elles ne possèdent pas de dents acérées comme celles de Monstro, mais des fanons.

[4] « Au milieu [du ventre de la baleine], on voyait un amas de petits poissons, des débris d’animaux, des voiles et des ancres de navires, des ossements d’hommes, des ballots, et, plus loin, une terre et des montagnes, formées, sans doute, par le limon que la baleine avalait. Il s’y était produit une forêt avec des arbres de toute espèce ; des légumes y poussaient, et l’on eût dit une campagne en fort bon état. Le circuit de cette terre était de deux cent quarante stades. On y voyait des oiseaux de mer, des mouettes, des alcyons, qui faisaient leurs petits sur les arbres. »

[5] « Ma présence dans son gosier le gênait singulièrement, et il n’aurait sans doute pas demandé mieux que de se débarrasser de moi : pour lui être plus insupportable encore, je me mis à marcher, à sauter, à danser, à me démener et à faire mille tours dans ma prison. La gigue écossaise entre autres paraissait lui être particulièrement désagréable : il poussait des cris lamentables, se dressait parfois tout debout en sortant de l’eau à mi-corps. Il fut surpris dans cet exercice par un bateau italien qui accourut, le harponna, et eut raison de lui au bout de quelques minutes » (p. 108)

[6] Les articles de la Gazette de Trouville ou encore du Pays d’Auge ne manquent pas d’associer les visiteurs à Jonas.

[7] Le fonds Simon-Max de la Bibliothèque Nationale de France dispose de deux photographies représentant Simon-Max et la baleine – FOL-COL-234(4) – qui aident à imaginer à quoi ressemblait le cétacé une fois reconstitué.

[8] Simon-Max a composé plusieurs chansons évoquant la baleine : Les deux Jonas ou encore Allons dans la baleine et il a joué Jonas chez les sirènes.

[9] À noter que sa déclinaison française, Le Pays des contes de fées, ouverte en 1994, fait passer le jeune navigateur non pas dans la bouche de Monstro, mais dans celle du tigre gardant la caverne aux Merveilles d’Aladdin.

[10] « Walt Disney’s cartoon world materializes bigger than life and twice as real », McCall’s magazine, janvier 1955, p. 8-9 (ma traduction).

[11] Concept-clef des théories d’éthique animale, il donne aux animaux non-humains la capacité de sentience suivant plusieurs critères précis comme le comportement (capacité à ressentir des émotions positives et négatives comme la joie et la douleur) ou la physiologie (l’existence d’un système nerveux)

[12] Voir par exemple les travaux de Frank Watlington ou de Roger Payne.

[13] Voir par exemple les travaux de John C. Lilly ou de Louis Herman.

[14] On retrouve plus de 30 fois les termes « gibbering » ou « eldritch » dans les récits d’horreur cosmique de Lovecraft pour désigner des créatures qui outrepassent les lois de l’entendement humain : par exemple « [t]hat eldritch scaly monster […] » dans The Dream-Quest of Unknown Kadath (1927) ou « I thought again of the eldritch primal myths […] » dans At the Moutains of Madness (1931). Le terme « abomination » se rencontre une trentaine de fois : par exemple, « [t]hat subterranean vault of fabulous abominations » dans Herbert West – Reanimator (1922) ou encore « Of that vast hippocephalic abomination leaped the doomed and desperate dreamer […] » dans The Dream-Quest of Unknown Kadath (1927).

[15] Brown élabore : « Et l’homme qui a déjà défié ou maîtrisé les éléments, l’homme qui va plus vite sur l’onde que les squales aux puissantes nageoires, qui s’est élevé dans les airs plus haut que les aigles et les condors, qui a soumis à sa puissance l’agilité du cheval, la force du bœuf, du dromadaire et de l’éléphant, l’homme ne saurait-il ou ne pourrait-il employer son intelligence à conquérir, dans un but noble et utile, les colosses de l’Océan ?

[16] Pour Gould : « [l]e Megalodon est l’ultime superprédateur. Reproduisant la figurine du jeu de mon enfance, cette œuvre semble être au premier abord un Requin. En y regardant de plus près, on devine un navire, moitié sous-marin, moitié vaisseau spatial, grouillant d’activité alors que son équipage travaille à leurs tâches respectives. Ce projet a commencé avec la récupération du réservoir de carburant de l’aile d’un bombardier F-94, et des milliers d’autres objets amoureusement amassés, et des objets fabriqués à la main. Le rendu final est une « Grande Miniature ». Le spectateur est à la fois miniaturisé, et rendu puissant en sa présence » (ma traduction).




8 – Hors dossier. Forme et savoirs du vivant dans La vie et les opinions de Tristram Shandy

Introduction

La pensée de la forme littéraire repose sur une homologie très ancienne entre esthétique et savoirs du vivant. C’est plus exactement l’analyse de l’acte créateur comme re-production de la « mise en forme du vivant » (Pigeaud, 15) qui permet de comprendre toute la portée de la métaphore rapprochant l’être vivant de l’œuvre littéraire, que l’on trouve par exemple dès La Poétique d’Aristote. Comme l’organisme vivant, l’œuvre d’art est une forme (La poétique, chapitre VII, 1450-1451), c’est-à-dire qu’elle est structurée à la fois par des rapports logiques, garants de la beauté propre au texte littéraire, mais également par la conscience aiguë que l’œuvre littéraire se déploie dans le temps, et qu’elle doit, à ce titre, être conçue en fonction de la capacité de ceux qui en sont les récepteurs : La Poétique peut dès lors être comprise comme la formalisation théorique de critères issus de la pratique théâtrale dans le but d’assurer la possibilité de la re-production efficace de la forme de la tragédie, en vue de créations futures. Les écrits sur le vivant d’Aristote, comme le De anima (412a11) prennent en compte les mêmes critères : la forme est à la fois harmonie et proportion des parties et du tout, elle se déploie dans le temps, en vue d’une certaine finalité (la croissance qui mène à la reproduction). L’enjeu n’est évidemment pas la reproduction de la vie, mais la capacité qu’a la raison de comprendre la vie, c’est-à-dire la forme même du vivant.

L’homologie ainsi posée entre esthétique et savoirs du vivant se réorganise tout au long de l’histoire. La critique s’accorde à montrer qu’un réagencement important a lieu à la fin du XVIIIe siècle ; l’art gagnerait son autonomie, comme l’affirme Rancière (31-33) :

Dans le régime esthétique des arts, les choses de l’art sont identifiées par leur appartenance à un régime spécifique du sensible. Ce sensible, soustrait à ses connexions ordinaires, est habité par une puissance hétérogène, la puissance d’une pensée qui est elle-même devenue étrangère à elle-même. […] Le régime esthétique des arts est celui qui proprement identifie l’art au singulier et délie cet art de toute règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets […]. Il affirme l’absolue singularité de l’art et détruit en même temps tout critère de cette singularité. Il fonde en même temps l’autonomie de l’art et des identités de ses formes avec celles par lesquelles la vie se forme en elle-même.

On peut donc dire que l’autonomisation du champ esthétique ne signale en aucun cas la disparition de l’homologie entre savoirs du vivant et esthétique. Bien plus, il la renforce parce que le statut spécifique de l’art, dans le champ du sensible, lui permet de s’affirmer comme l’espace privilégié où la vie elle-même se dévoile, dans un espace spécifique où la liberté des formes peut s’affirmer. De telles considérations semblent parfaitement rejoindre les analyses de Judith Schlanger, lorsqu’elle interroge Les Métaphores de l’organisme à l’âge du romantisme allemand. Rancière lui-même voit en Schiller l’instigateur, pour la littérature, de ce qu’il appelle l’âge esthétique. Jean Petitot fonde quant à lui son analyse sur Lessing qui distingue les modes artistiques (et notamment la peinture et la littérature) selon leur capacité à dire le corps dans l’espace ou dans le temps : Lessing, et surtout Goethe à sa suite, fonderait la pensée d’une morphologie qui caractérise tout autant les êtres vivants que les œuvres d’art. De tels moments correspondent tous à la saisie théorique des formes de l’art, et s’autorisent du renouveau des savoirs du vivant au XVIIIe siècle. Nous voudrions, pour notre part, montrer comment, avant le développement de ces théories esthétiques, l’intégration dans le texte littéraire des débats liés à la question de la vie, est un élément essentiel du roman de Sterne : La Vie et les opinions de Tristram Shandy (1759-1767). Le roman lui-même se pense explicitement comme la volonté d’écrire une vie en mettant en débat plusieurs modèles du vivant ; il constitue, à ce titre, un espace pratique d’expérimentation formelle et un espace réflexif, posant explicitement la relation entre l’ordre de la narration et sa capacité à dire la forme de la vie. Il s’agira donc de voir comment Sterne intègre, dans son roman, des éléments renvoyant aux débats scientifiques contemporains à propos du vivant, qui lui permettent de construire une poétique romanesque de la vie elle-même.

I. La forme est dans le commencement

L’incipit de l’ouvrage, en remontant au moment même de la conception du héros, repose sur une stratégie liant la forme du récit de la vie de Tristram Shandy aux formes de la génération du vivant. La rhétorique du premier chapitre lie le discours de la plainte et la question de la bonne forme : le moment de la conception de Tristram Shandy est un ratage, un accident, que semble regretter amèrement le héros : « Que mon père ou ma mère, […] n’y ont-ils regardé de plus près au moment de m’engendrer… » (21). Les considérations sur l’importance du moment de la conception sont amplement soulignées dans ce premier chapitre : « le bon sens […] ou la sottise […] dépendront à quatre-vingt-dix pour cent du mouvement et de l’activité déployés par lesdits esprits [animaux]… » (21). Walter Shandy, père de Tristram, perturbé par une question posée par sa femme, a donc causé les malheurs futurs (forme physique, intelligence et plus largement destinée) du narrateur, puisque l’ « homonculus[1] », c’est-à-dire l’homme en miniature, arrivera « vidé, ou peu s’en faut, de toute force musculaire, avec à peine un reste de virilité » à destination. L’homonculus, qui « se compose tout comme nous de peau, poil graisse, chair, veines, artères, ligaments, nerfs, cartilages, os, moelle, cervelle, glandes, parties génitales, humeurs et articulations » (23), renvoie à l’idée, formulée par Nicolas Hartsoeker dans son ouvrage Essay de dioptrique (1694), selon laquelle un tel être est logé dans la tête du spermatozoïde : les partisans de la préformation, et plus précisément ceux qu’on appelle les « spermistes » (ou « animalculistes »), considéraient le développement de l’homonculus comme ce qu’on pourrait appeler une croissance linéaire[2] d’un organisme identique à l’homme dès le moment de sa conception.

Si l’on peut localiser, plus ou moins précisément, l’origine des savoirs que ces premiers chapitres proposent, leur transfert dans la fiction ne va pas de soi. Le narrateur travaille la vraisemblance non seulement de l’information scientifique, mais également de la façon dont il a pu avoir accès au ratage de sa conception : c’est son oncle Toby, apprend-on, qui lui a rapporté l’anecdote. Il y a donc intégration de discours scientifiques et délégation de la source même de l’anecdote. Cette anecdote trouve en fait sa source dans les théories de Walter Shandy, « philosophe naturaliste » (24), producteur de théories multiples et nombreuses, ayant décrété qu’un certain nombre d’étapes sont cruciales pour le développement de l’être humain :

Non seulement, soutenait-il, tout géniteur devait veiller avec le plus grand soin à l’acte par lequel il engendrait sa progéniture, un acte dont on ne méditait jamais assez la portée […], puisqu’il était à la base de cette incompréhensible contexture qui formait les facultés d’un être et où chaque élément de notre descendance puisait son lot d’esprit, de mémoire, d’imagination, d’éloquence et de ce que l’on nomme communément talents, — cet acte de bien concevoir un fils, et celui de lui choisir un bon prénom constituant les deux conditions primitives, et les plus efficientes, de tout ce qui arriverait ensuite de faste au rejeton, — mais il lui incombait encore, pour garantir une fortune favorable à son enfant, de veiller avec le même soin à ce qui en constituait la troisième condition, ou plutôt la condition sine qua non […], — et qui était de préserver le fin tissu si délié et si délicat de son cervelet des effroyables dégâts ordinairement infligés à cet organe par la violente compression, voire l’écrasement pur et simple que l’on faisait subir au crâne avec cette manière imbécile de mettre les enfants au monde la tête la première. (229)

Walter Shandy construit un système composite, à partir de savoirs divers, dont il serait vain, dans l’espace d’un article, de dresser la liste. D’une façon générale, on peut dire que la notion d’accident est toujours susceptible de remettre en cause la forme même de l’humain, c’est-à-dire à la fois son intelligence, son corps, et son devenir. Cette notion d’accident est centrale au XVIIIe siècle, notamment pour les penseurs de la préformation : Charles Bonnet[3], par exemple, dans ses Considérations sur les corps organisés, en fait le principe même de la génération des monstres (18). Si l’on en croit Walter Shandy ou le narrateur lui-même, qui souligne les malheurs qui lui arriveront, Tristram aurait dû être à la fois malformé et idiot, d’autant plus que le texte s’ingénie à orchestrer l’échec de toutes les étapes importantes du développement théorisé par Walter : la conception est ratée, la naissance catastrophique, puisque les forceps du docteur Slop brisent l’arête du nez du héros, son nom est un mauvais présage : ce sont autant d’accidents qui devraient remettre en cause la forme humaine et son bon développement. Le roman organise donc le télescopage entre la tendance théoricienne du père du narrateur, issue de la synthèse de lectures nombreuses et hétéroclites, et les accidents qui surviennent lors du développement du narrateur. Le recours, massif, au discours rapporté[4], dont le fonctionnement complexe rend toujours incertain le degré de vérité que l’on peut, en tant que lecteur, lui accorder, complexifie encore le statut du discours sur le vivant. Autrement dit, c’est moins dans les éléments de savoir que dans leur intégration dans la fiction que réside la valeur que l’on peut leur attribuer. L’accident devient d’ailleurs constitutif de la forme même du roman : l’usage extrêmement massif chez Sterne de la digression peut être compris comme le correspondant formel des accidents qui surviennent dans le récit. On peut donc dire que l’humour, la mise à distance par l’usage du système de discours rapporté, la maîtrise et l’inventivité formelle du narrateur affichent un démenti vigoureux aux théories du père de Tristram : loin d’être la tragédie programmée par les événements, le roman joue de l’accident, devenu principe formel de la narration, et signale à la fois la plasticité des formes vivantes ou artistiques, et la créativité du narrateur.

II. L’œuf ou le commencement commenté

L’image de l’œuf vient renforcer le lien déjà explicite entre génération et texte littéraire, et permet de proposer une première analyse de l’homologie entre esthétique et savoir du vivant ; elle est posée dès le quatrième chapitre, à travers une référence à Horace :

Veuillez donc m’excuser si je poursuis encore un tantinet dans le même mode, bien content, on le conçoit, d’avoir entamé mon histoire comme je l’ai fait, et de pouvoir la continuer en y relatant tout, comme dit Horace, ab Ovo. Horace, je le sais bien ne conseille pas de s’y prendre tout à fait à ma mode : mais cet homme de bien ne parle que du poème épique ou de la tragédie (je ne sais plus lequel) — et si c’est d’autre chose, j’en demande pardon à ce Monsieur Horace, — car pour accomplir l’œuvre dans quoi je me suis lancé, je ne me conformerai ni à ses canons, ni à ceux d’aucun auteur existant, ou qui eût jamais existé. (25-26)

La référence à Horace est parfaitement détournée : le passage où se trouve l’expression « ab ovo », soit depuis le commencement, est en contexte négatif dans l’Epître aux Pisons[5] : il s’agit de dire qu’Homère n’a pas fait commencer la guerre de Troie depuis la naissance d’Hélène, qui dans certaines versions de la légende, est issue de l’œuf de Léda fécondé par Zeus sous la forme d’un cygne. Sterne souligne également sa différence avec Horace puisque l’Epître aux Pisons s’ouvre sur le refus de l’hybridité, sur la nécessité de l’unité, de la belle composition. Sterne, de son côté, nous plonge bien, comme Homère, au cœur des événements, in medias res, dans le théâtre de la famille Shandy, par le biais des discours rapportés et en même temps dans la scène inaugurale qui décrit l’origine même du héros. Son texte est à la fois in medias res et ab ovo ; son œuvre est hybride, grâce au montage de théories du vivant variées, et en même temps unie par la vie même du héros, qu’il s’agit de traduire dans une forme. L’expression ab ovo, dans le contexte du XVIIIe siècle, peut enfin renvoyer aux théories de la préformation des ovistes, l’homoncule, dans cette tradition, provenant de la femme.

Si l’on renverse la proposition, comme le fait Sterne, l’expression ab ovo peut également rappeler la formule d’Harvey : « ex ovo omnia », que l’histoire des sciences tend aujourd’hui à considérer comme l’un des savants qui réintroduit clairement la doctrine de l’épigenèse (Duchesneau, 211 et suivantes). Dans la tradition d’Aristote, Harvey postule l’existence d’une cause formelle (vis plastica) et d’une « formation de l’embryon […] progressive[6]» (Duchesneau, 224). L’idée de la plasticité, du développement progressif, nous semble caractériser à la fois le développement du héros et la forme même du texte sternien ; l’image de l’œuf et son détournement, emblématise le rapport de la forme aux savoirs du vivant : il est question de déplacement, de mise en débat, de créativité contre la structuration fixiste proposée par le père de Tristram. Il est important de remarquer qu’on ne trouve, dans le texte de Sterne, aucune théorie du vivant qui serait considérée comme la seule valable. Walter Shandy lui-même est caractérisé par sa tendance à agréger diverses lectures et à produire une synthèse personnelle à partir de théories existantes. L’enjeu semble donc se déplacer des contenus du savoir à leur mode d’insertion dans la fiction, aux jeux qu’ils permettent, c’est-à-dire à la capacité qu’à le narrateur de les mettre en forme, de les convertir en principe poétique, afin que la plasticité ou la liberté même de l’être humain puisse trouver sa place, face aux systèmes philosophiques ou scientifiques.

III. Contre les systèmes 

La diversité des savoirs convoqués et leur insertion dans le texte interdit en effet de lire systématiquement le roman. Il s’agit bien moins de trancher en faveur de la préformation ou de l’épigenèse que de jouer des deux systèmes. L’analogie entre l’esthétique et les savoirs du vivant, et plus largement le principe analogique est toujours instable, comme le montre cette tentative de définition de l’allégorie en général :

 On entend par Analogie, répondit mon père, certain rapport ou concordance qui s’établit entre les diverses — Mon père n’acheva point : un furieux coup de marteau frappé contre la porte brisa net sa définition […] — broyant du même coup, à peine sortie du ventre maternel, la tête du plus remarquable, du plus étrange laïus qui eût jamais été engendré dans les entrailles de la pensée spéculative…. (159)

Encore une fois, un accident vient briser la tentation théoricienne de Walter Shandy et rend impossible la définition même de ce qui fonde le roman. L’analogie, jamais définie autrement que par ce ratage même de la définition, est bien la matrice qui permet de comprendre la circulation des savoirs en général dans le roman, et plus précisément des savoirs du vivant. La nature même de l’accident, le ratage de la naissance du héros, de l’accouchement, lient de façon particulièrement saisissante l’engendrement de la vie à l’engendrement de la pensée : l’auteur veille donc à ce qu’un libre espace de créativité soit préservé, face aux tentations systématisantes de son père. La pensée de la vie ne s’épuise dans aucun modèle proposé, ce qui permet à Sterne d’affirmer le dynamisme dans le champ même de la forme littéraire.

Cette façon de passer librement d’un savoir à un autre est particulièrement visible dans la grande perméabilité entre les modèles du vivant, et notamment dans l’usage des métaphores : Sterne a recours à la fois à ce qu’on a appelé le paradigme mécaniste, tout en soulignant la spécificité de la vie humaine, qui orienterait davantage la lecture vers le vitalisme. Cette labilité entre les différentes images résulte du contexte épistémologique : vers 1760, l’opposition entre ces deux manières de concevoir la vie n’est pas encore structurante pour tous les penseurs. Pour Judith Schlanger, c’est bien le romantisme qui a opposé fondamentalement la machine et l’être vivant[7]. Reste que, pour Sterne, le recours à des métaphores typiquement mécanistes (la machine ou la dynamique céleste) est toujours l’occasion de mieux comprendre la vie humaine[8].

IV. De la machine à l’homme

L’étude de la séquence suivante montre comment le texte sternien négocie le passage des métaphores mécanistes aux considérations sur la spécificité de la vie humaine, et interroge la forme du corps humain.

Prenez par exemple cette longue digression où le hasard vient de mon conduire, […] ; c’est là en vérité le nec plus ultra de l’art digressif ; […] ; en revanche, je prends constamment soin d’organiser (order) tout mon petit trafic de telle sorte que ma plus grosse affaire continue de tourner en mon absence. […]. C’est grâce à un astucieux procédé que la machinerie de mon ouvrage est unique en son genre ; ainsi, deux mouvements contraires y entrent en jeu et s’y concilient quand ils devraient, croit-on, s’y opposer. En un mot, mon ouvrage est digressif, mais aussi progressif, — et j’y insiste, il est les deux en même temps. Et ça, Monsieur, c’est une toute autre affaire que la combinaison de deux mouvements de la terre accomplissant sa rotation journalière autour de son axe et poursuivant en même temps sur son orbite elliptique une révolution qui détermine la durée de l’année et produit la diversité et la succession des saisons dont nous jouissons ; mais j’avoue que l’idée de mon mécanisme m’est peut-être venue de là. (113-114)

Les termes « mécanisme », « machinerie », la comparaison avec le modèle des planètes (Kepler et Newton), tendent à montrer que la dynamique même de l’ouvrage se fonde généralement sur le mouvement du monde et opère un transfert clair entre savoirs et principe poétique. Le narrateur souligne, avec humour, son savoir-faire, capable de rivaliser avec la mécanique céleste. Mais l’objet essentiel de l’œuvre de Sterne reste bien la saisie du fonctionnement de l’homme, de sa vie, de sa pensée, analysée comme l’unité fondamentale entre le corps et l’esprit, soumis tous deux à la vie, à la génération[9] et à la création. Ce passage prépare en effet une autre digression, « pure billevesée » (116), qui débute par une référence à Momus, dieu de la raillerie : « Supposons que l’idée de Momus ait triomphé, et que la poitrine de chaque homme soit aujourd’hui munie de cette petite fenêtre vitrée que notre grand maître de tous les critiques y voulaient placer pour corriger notre défaut de fabrication et mieux sonder nos cœurs et nos reins. » (116). Une telle vitre offrirait à un poste d’observation privilégiée :

qui occuperait ce poste d’observation idéal pourrait ainsi surprendre l’âme de cet homme dans le plus simple appareil, et, continuant de contempler sans gêne cette beauté nue comme un ver, — observer tous ses mouvements, — noter ses mécanismes apparents, percer les secrets de sa machinerie, déjouer les machinations, — voir naître ses vers coquins, suivre pas à pas la genèse de ses turlutaines, assister à la formation de ses papillons, et autres lubies butinantes et frivoles, de la génération des larves aux premiers rampements de la chenille, — épier ses trémoussements, ses ébats… (116-7)

La liaison avec la digression précédente apparaît peu à peu : le sème mécaniste est ici transféré au fonctionnement de l’homme, et plus précisément à la relation entre l’âme et le corps. Mais le motif de la génération réapparaît, appliqué cette fois à l’âme et à ses fantaisies. Cette fiction savoureuse, dans la pure tradition du learned wit[10],  est toutefois  impossible : « Nos esprits ne brillent point au travers de nos corps, mais se tiennent bien chaudement emmitouflés dans de sombres couvertures opaques de chair et de sang ; c’est-à-dire que si nous voulons découvrir ce qui fait leurs traits originaux, nous aurons tout intérêt à nous y prendre autrement » (118).

Il y a donc une spécificité de l’homme, et la nécessité de mettre en place une méthode spécifique pour saisir la singularité de chaque individu. Il ne s’agira plus, comme Walter, de suivre les étapes cruciales du développement (ce qui fournit le cadre même de la narration à Sterne) ; il s’agira bien plutôt d’analyser ce que Sterne appelle le « hobby-horse », c’est-à-dire les obsessions, les marottes de tout un chacun, qui toujours mettent en jeu à la fois l’âme et le corps des personnages. Le narrateur propose donc d’explorer :

le rapport exact qui unit l’homme à son DADA (hobby-horse) chéri ; certes, je ne saurais affirmer que l’homme agit sur le DADA et le DADA sur l’homme exactement à la manière dont l’âme agit sur le corps et le corps sur l’âme ; encore qu’il ne soit pas interdit de faire le rapprochement ; j’y verrais plutôt, quant à moi, quelque chose d’assez analogue à l’électrisation réciproque de deux corps, — laquelle commence ici à l’instant même où les parties déjà échauffées du cavalier entrent en contact avec le dos de son DADA adoré, puis se poursuit durant de longues parties de califourchon assorties de force frottements, jusqu’à ce que le corps entier de notre chevaucheur ait enfin reçu tout son soûl de substance dadaïque… (121)

Le rapport âme / corps et « dada » / homme est posé mais, comme toute analogie, est imparfait. La mention de l’électricité, que d’aucuns dans le second XVIIIe siècle associent au fluide universel permettant de comprendre tout à la fois la vie et la gravitation[11], mais également l’aspect extrêmement physique de la description des effets du hobby-horse, permettent de lier ces considérations sur le fonctionnement de la psyché humaine non seulement au corps, mais encore à la génération. La nature du hobby-horse renvoie au désir, à la sexualité, que le roman de Sterne ne cesse de mettre en avant, comme le principe qui engendre digression, pensée oblique et joyeuse équivoque. Là encore, à l’attitude de Walter Shandy qui a décidé de fixer le devoir conjugal le premier dimanche de chaque mois s’oppose celle du narrateur, qui ne cesse de cultiver le double sens. Le fonctionnement de l’esprit humain, celui en tout cas que défend Sterne, relève de la possibilité de la vie, de l’engendrement des formes, de la mise en débat des savoirs et de la digression, motivée par l’énergie du désir. Interroger l’esprit humain, c’est bien toujours penser ensemble l’esprit et le corps, la forme même de l’homme dont le hobby-horse assure la liaison. Le passage par les métaphores mécanistes reconduit donc à la saisie de la spécificité de l’être humain vivant et du mode de pensée, accidentel et plastique qui le caractérise : les savoirs du vivant sont donc, pour Sterne, moins les discours scientifiques qu’une posture narratoriale visant à transférer la vie dans la forme et dans la pensée.

V. Le conte de Slaw-kenbergius

Un passage de l’ouvrage permet, nous semble-t-il, de ressaisir tous ces enjeux : il s’agit du prétendu conte de Slaw-kenbergius, traduit par Jouvet conte de Grosscacadius. Tristram, à sa naissance, a le nez brisé par les forceps. Il s’ensuit de nombreuses considérations sur les nez, sujet dont Walter Shandy s’est saisi, partisan qu’il est de « la théorie physiognomoniste en matière de nez » pour Jacqueline Estenne (290). Bien entendu, le mot nez renvoie à autre chose, et les considérations sur la taille des nez dans la famille Shandy, ainsi que l’insistance du narrateur à dire que le nez n’est qu’un nez[12], laisse deviner de quoi il peut s’agir. Le conte de Slaw-kenbergius vient clore les passages sur le nez, et décrit l’arrivée d’un voyageur affublé d’un nez énorme, mettant toute la ville de Strasbourg en émoi. Tout un chacun débat sur la possibilité de l’existence d’un tel nez : nous retiendrons les débats des médecins et des naturalistes. S’agit-il d’un véritable nez ou d’un nez postiche ? Et les médecins de débattre : les premiers pensent qu’un tel nez à la naissance provoquerait l’accouchement avant terme, étant donné le poids dudit nez. D’autres essaient de répondre à la question : comment un tel nez est-il possible, et l’on retrouve ici les partisans de la préformation :

Si, firent-ils ressortir, il n’existait une provision appropriée de veines, artères, etc., pour fournir la nourriture nécessaire à un nez d’une telle dimension, dès l’apparition des tout premiers filaments fibreux et rudiments d’organes, lors de la formation du fœtus, avant qu’il ne vînt au monde […] ledit appendice ne saurait se développer et s’entretenir normalement par la suite. (382)

Les partisans de la plasticité des forces de la nature, que l’on peut rapprocher des tenants de l’épigenèse, s’opposent à une telle conception :

Les bonnets d’un autre parti apportèrent une réponse complète à cette difficulté, infirmant une telle conclusion par une dissertation dans les règles sur la faculté nutritive où étaient montrés les effets autrement considérables du nourrissement : l’extraordinaire allongement des conduits et vaisseaux qu’il était capable de produire…  (382-3).

Enfin, tout l’enjeu nous semble parfaitement résumé par les considérations des naturalistes :

Si [les naturalistes] réussirent à s’accommoder à l’amiable pour poser en principe qu’il existait un ajustement exact et géométriquement proportionné des divers organes aux diverses fins, usages et fonctions de l’organisme humain, et que cet ajustement ne saurait être transgressé que dans certaines limites — car, dirent-ils, si la nature s’amusait parfois à prendre des libertés — elle ne pouvait cependant se livrer à ses batifolages qu’à l’intérieur d’un certain cercle — jamais ils n’arrivèrent à s’accorder sur le diamètre dudit cercle. (384)

Quelle est donc le diamètre du cercle de la créativité de la nature ? Telle est en définitive la question centrale posée par Sterne. Ce diamètre de la créativité de la nature, que l’on peut appeler la vie, est le modèle même de la créativité de la forme littéraire. Les différents savoirs du vivant, de même que les métaphores « mécanistes », trouvent leur unité dans la façon dont elles servent, en définitive, à penser la forme même du roman, qui interroge fondamentalement ce qu’est un homme : corps et esprit, désir, forme plastique soumise à l’accident, au devenir, au changement et à la reconfiguration permanente de la forme. Les savoirs du vivant, la façon dont ils sont convoqués renvoient largement à la tradition sceptique, et mettent à distance les modèles théoriques trop figés, grâce au puissant ressort du comique. Le texte organise donc la mise en débat ludique de plusieurs attitudes face au savoir, et propose en pratique une théorie de la forme se nourrissant des accidents, hasards, événements du récit. Il s’agit en définitive de donner vie tout autant au sujet dont il est fait l’histoire qu’au roman lui-même, parcouru de fluides électriques, dadaïques, du wit, qui aura la postérité que l’on sait dans les écrits romantiques. Avant même que les grandes théories esthétiques proclament l’autonomie de l’art, on assiste, avec Sterne, à une redéfinition de la mimésis comme poïétique, qui redécouvre in fine la théorie de la forme aristotélicienne, puisque le mouvement de la nature ou de l’art (la techné) est au fondement même de la forme, qu’elle soit naturelle ou artistique. Comme l’écrit Lacoue-Labarthe, « la techné, [pour Aristote], mène à son terme ce que la phusis est incapable d’œuvrer ; d’autre part, elle imite » (24). Cette mimésis est « productive, c’est-à-dire une imitation de la phusis comme force productive ou, si l’on préfère comme poiesis. Et qui accomplit, comme telle, et mène à terme, finit la production naturelle ». C’est bien cette conception de l’art qui, au cours du XVIIIe siècle, reparaît, et dont Sterne est l’un des plus éminents représentants.

Ouvrages cités

Aristote, La Poétique, traduction de Pierre Somville, dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2014.

Aristote, Œuvres complètes, De l’âme, Pierre Pellegrin (dir.), Paris, Flammarion, 2014.

Bakhtine M., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.

Bonnet C., Considérations sur les corps organisés, Amsterdam, 1762.

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Duchesneau F., Les modèles du vivant de Descartes à Leibnitz, Paris, Vrin, 1998.

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Lacoue-Labarthe P., L’imitation des modernes, Paris, Galilée, 1986.

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Porter R., “« The Secrets of Generation Display’d »: Aristotle’s Master-piece” in ’Tis Nature’s Fault : Unauthorized Sexuality during the Enlightenment, Robert P. Maccubbin (ed.), Cambridge, Cambridge UP, 1997, p. 1-21.

Rancière J., Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La fabrique-éditions, 2000.

Roger J., Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIIIe siècle. La génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie [1963], Paris, Albin Michel, 1993.

Schlanger J., Les Métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971.

Stephanson R., « Tristram Shandy and the Art of Conception », in Vital Matters : Eighteenth-Century Views of Conception, Life, and Death, Helen Deutsch and Mary Terrall (ed.), Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 93-108.

Sterne L., La vie et les opinions de Tristram Shandy, traduction de Guy Jouvet, éditions Tristram, 2004.

 

 

 

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII

 

 


[1] Pour des études complètes de cette question, nous renvoyons aux articles de  Louis A. Landa et Ray Porter et à l’ouvrage de Jacques Roger, cités à la fin de l’article.
[2] Sur ce point, voir l’article « Generation » de la Cyclopaedia de Chambers (1728). Pour l’influence de Chambers sur Sterne, voir l’article de Bernard L. Greenberg.
[3] Charles Bonnet est partisan de la théorie de l’emboîtement des germes, et la notion d’accident lui permet, à ce titre, d’exonérer dieu de l’imperfection des formes monstrueuses.
[4] On peut renvoyer à ce propos aux analyses de Bakhtine, qui s’appuie largement dans Esthétique et théorie du roman sur l’exemple de Tristram Shandy.
[5] Voir les vers 146-149 de l’Art poétique d’Horace : Nec reditum Diomedis ab interitu Meleagri, / Nec gemino bellum Trojanum orditur ab ovo. / Semper ad eventum festinat, et in medias res, / Non secus ac notas, auditorem rapit.
[6] Cette formule fournit une définition satisfaisante de la théorie l’épigenèse à l’époque. Sterne peut également avoir connaissance des théories de Maupertuis, Buffon, ou encore Wolff sur l’épigenèse.
[7] Voir  à ce propos Judith Schlanger (51) : « Le romantisme allemand a pour centre la notion d’organisme vivant : mais c’est qu’il a d’abord inventé la machine. Il s’est inventé l’adversaire. Jamais auparavant on avait conçu le mécanique comme l’abstrait, les morts, inerte, etc. » La revendication spécifique d’une méthode singulière pour penser les organismes vivants a été posée progressivement pendant le XVIIIe siècle, notamment par certains membres de l’école de médecine de Montpellier.
[8] Georges Canguilhem (108) voit dans le vitalisme avant tout une exigence : il s’agit de penser l’irréductibilité de la vie. Il propose également cette définition du vitaliste, qui nous semble particulièrement bien convenir à Sterne : « Un vitaliste, proposerions-nous, c’est un homme qui est induit à méditer sur les problèmes de la vie davantage par la contemplation d’un œuf que par le maniement d’un treuil ou d’un soufflet de forge ».
[9] Nous souscrivons tout à fait à l’analyse de Raymond Stephanson, lorsqu’il écrit : « Sterne’s is a complex approach, giving due weight to the new mechanical explanations of conception, (made humorously akin to clock winding), but whose figurative handling of mental conception as both an impotence and a redemptive, eroticized imaginative act is also meant to transcend the mere man-machine ».
[10] Le comique érudit. Sur ce sujet, voir  l’article de Douglas W. Jefferson.
[11] C’est le cas de Mesmer, mais bien avant lui, Louis de la Caze, en France écrit : « plusieurs Modernes ont déjà pensé que tous les effets qu’on a attribués jusqu’ici aux esprits animaux […], se déduisent beaucoup plus simplement et plus clairement des propriétés reconnues du fluide électrique, que de toutes les suppositions vagues qu’on avait été contraint de faire, pour établir la nature et les propriétés générales de ces esprits animaux  […]. D’ailleurs, l’idée de l’action des nerfs produite par l’effet constant d’un fluide éthérien, qui n’est peut-être que le fluide électrique, se trouve assez spécifiée dans la 24e des questions de Newton ». (78-9)
[12] « par le mot Nez, tant dans ce long chapitre des nez où il apparaît d’un bout à l’autre qu’à n’importe quel autre endroit de mon ouvrage où en pointe le bout —— par le mot nez, je l’affirme, j’entends Nez, ni plus ni moins » (329).

 

 

 

 

 

 

 




9 – Hors dossier. La folie de Mme Fol (18e siècle). Une intranquillité de la chair

Introduction

Il y a des archives qui ont le pouvoir de nous plonger dans une perplexité profonde, dans une confusion cognitive difficile à soutenir si l’on pense devoir en extraire des modèles et des savoirs du passé, libératrice si l’on décide de laisser éclore les questions qu’elles soulèvent. La lettre que Mme Fol a envoyée au Dr Tissot est de celles-là. Les questions qu’elle soulève sont celles de la folie, de la sensation corporelle, de la subjectivité, de l’expression. Le récit, impossible à résumer, chaotique dans sa forme et dans son contenu, met à mal toutes nos catégories. Qu’en faire ? L’écouter, faire un inventaire des questions, même si elles restent pour l’instant sans réponses, en tirer des éléments qui nous permettent de mesurer l’historicité du propos et l’écart qui sépare l’expérience de la souffrance au 18e siècle de la nôtre. Comme le relève Patrick Boucheron, « Quant à l’histoire, elle ne vaut que si elle consent à dire quelque chose de nos vies » (7). Dans le domaine de la souffrance, de la maladie, du mal être, de la mort, caractéristiques génériques d’expériences diachroniques, l’analyse historique se révèle être un produit de contraste pertinent pour nous dire quelque chose de nos vies, c’est-à-dire de notre expérience contemporaine face à ces événements.

Suite à un volet introductif, portant sur la pratique de l’écriture de consultations épistolaires,  la première partie de cet article se concentrera sur une présentation du récit de Mme Fol. Plusieurs extraits du texte seront cités, pour que le lecteur ait un accès direct à l’expressivité de Mme Fol et pour qu’il puisse s’en faire sa propre impression. Comme le relève Michel Foucault, la lecture de certaines archives (pour lui les lettres de cachet) laissent une impression « physique »[1]. Les lettres de consultation en général, celle de Mme Fol en particulier, sont du même ordre : leur lecture offre une expérience au lecteur contemporain. Il ne s’agit pas d’une expérience partagée entre la malade et nous. L’écart épistémologique entre le contexte socio-culturel et scientifique des malades d’alors et le nôtre est trop grand, et comme le souligne Philippe Artières, on ne peut s’approprier les cris et la parole singulière portés par de telles archives (2). On ne peut que les écouter comme on entendrait un écho déformé par le temps. Il ne s’agit pas non plus d’empathie, la malade est morte depuis longtemps et le mode affectif n’a pas lieu d’être activé. Il s’agit simplement d’une expérience esthétique, presque lyrique qui participe à l’approche et à l’analyse de l’archive. La forme prime-t-elle toujours sur le contenu, comme l’affirme Amr Helmy Ibrahim ? Laissons cette question aux linguistes. Mais il est vrai que dans le cas des consultations épistolaires en général, et de celle de Mme Fol en particulier, leur forme expressive est nécessaire à la compréhension de leur contenu.

Cette analyse, sur la forme et le fond de ce texte, m’amènera dans la deuxième partie à établir trois constats. Le premier se rattache à l’amalgame du mental et du physique lové jusques au cœur de certains mots de la malade mais présent aussi dans quelques unes des théories médicales des nerfs. Le deuxième constat souligne l’accent mis par Mme Fol sur une intranquillité sensorielle liée à la crainte de la folie. Il s’est imposé par le nombre de verbes répertoriés dans le texte qui signifient une intériorité corporelle dans une agitation marquée par des micro-mouvements incessants, et la conscience qu’a la malade de ces mouvements. Le troisième traite des éléments constitutifs de la subjectivité telle qu’elle se profile dans cette lettre, qui montre en même temps une conscience de soi profondément bouleversée, voire éclatée, et en même temps un « je » bien présent par l’utilisation fréquente de la première personne et par la capacité expressive de la restitution de la souffrance agitée. Ces trois constats ont été dictés par la lecture répétée de cette lettre et de nombreuses autres consultations épistolaires. Ils permettent également de réfléchir à certains aspects de la médecine contemporaine. Chacun sera rapidement mis en contraste avec trois éléments dont il est souvent question aujourd’hui dans la pratique médicale et dans les aspirations sociétales : la médecine psychosomatique, les techniques de la méditation en pleine conscience ou du yoga réintroduites dans le traitement de certaines maladies psychiatriques[2], et la médecine centrée sur le patient.

À la rencontre de Mme Fol

Mme Fol, née Fol, craint de perdre la raison, c’est du moins ce qu’elle affirme dans une lettre de consultation envoyée au Dr Tissot le 26 août 1766 (IS.3784/II/149.01.06). Consulter un médecin par écrit était pratique courante dans l’Europe du 18e siècle (voir à ce sujet : Teysseire ; Pilloud et Louis-Courvoisier ; Singy ; Weston ; Wild). Samuel Tissot, médecin lausannois de grande renommée, reçut mémoires et lettres par milliers[3]. Un lecteur d’aujourd’hui se demande quelles pathologies poussaient les malades à écrire, lesquelles étaient susceptibles d’être exprimées en mots en l’absence du corps. Un malade d’alors ne pensait pas en ces termes. Le récit et les mots constituaient, à ses yeux comme à ceux des médecins, la matière première du diagnostic et du traitement quelle que soit la pathologie (Fissel ; Louis-Courvoisier). Le corps n’était pas encore investi des paramètres cliniques standardisés et des critères biologiques normatifs qui peu à peu prendront le dessus dans la science positive des siècles suivants. Au 18e siècle, écrire à son médecin s’inscrit dans la pratique de la correspondance et relève d’un geste banal. Le malade recourt entre autres à cette forme pour des questions pratiques, telles que l’absence de médecin dans les environs, ou pour obtenir les conseils d’un médecin réputé. Cette pratique ordinaire est une chance pour les historiens car ces archives nous permettent d’approcher l’expérience de la souffrance des malades, souffrance bien réelle au moment de la rédaction du document.

Même si la plupart des maux exprimés relève de la chronicité, le moment de l’écriture en révèle les phases aiguës. Une lecture attentive de ces consultations montre que le geste de l’écriture marque pour certains malades un point de rupture, témoigne d’une forme de basculement : leur expérience quotidienne de la souffrance devient difficile à supporter (pour eux et pour leurs proches), il est temps de la mettre en forme, de la partager avec quelqu’un, d’appeler à l’aide (on peut faire l’analogie avec le moment précis où nous décidons de prendre le téléphone pour demander un rendez-vous chez son médecin). L’écriture d’une lettre de consultation a pour but de demander du soulagement, elle a pour effet de déposer une symptomatologie entremêlée d’éléments physiologiques et psychologiques déroutante pour le lecteur contemporain.

Madame Fol remplit quatre feuillets d’un graphisme encore structuré, mais d’un récit sans paragraphes et à la ponctuation parcimonieuse. Un point, une dizaine de virgules et cinq points virgules ponctuent ce texte chaotique et dense, ce qui donne au lecteur une impression d’oppression. Où reprendre son souffle ? Où marquer un temps de réflexion ? Comment découper le texte pour y poser une grille d’analyse ? Ce récit témoigne d’une intensité dramatique étonnante et d’une lucidité descriptive marquée par plusieurs comparaisons choisies avec précision. Le délire, la frayeur et l’angoisse sont presque contagieux. Les éléments convoqués pour décrire cette expérience sont catapultés sur la page dans le désordre, comme s’ils relevaient d’un cri dont il fallait, pour les besoins de l’écriture, détailler tous les sons, leur donner une forme et un sens. La synchronicité contenue dans un cri s’éclate dans la forme des mots et des phrases[4]. A ces aspects formels s’ajoutent les absences de transition en termes de contenu. La cohabitation de la puissance évocatrice du détail et de l’absence de structure met au défi une analyse conventionnelle de cette archive. Plutôt que de forcer son contenu et sa forme dans nos catégories, ou d’en tirer un modèle figé, écoutons cette voix venue d’ailleurs, les questions qu’elle nous pose, les observations et les réflexions qu’elles nous proposent.

Présentation du texte

Les quelques premières lignes sont encore conformes aux codes épistolaires de l’époque. Comme beaucoup d’autres malades, Mme Fol commence par faire appel aux lumières de Tissot. En quelques phrases, elle récapitule son héritage héréditaire, auquel elle ne peut imputer sa souffrance puisque ses deux parents avaient le « sang pur ». Elle évoque une pleurésie et une inflammation de poitrine dont elle souffrit à l’âge de 14 ans, des maux de tête, et l’arrivée de ses règles, abondantes mais indolores à 16 ans. Puis vinrent « des maux de cerveau afreu », (sans que l’on sache si elle fait une distinction entre maux de tête et maux de cerveau), des lassitudes et des passions, surtout pour le café. Cette séquence est organisée, informative pour le médecin, et comporte des repères temporels. Pour soigner ces symptômes variés, on lui fit une saignée au pied. C’est à partir de là que le texte se désagrège, tout comme l’état de Mme Fol.

Suite à la saignée, écrit-elle, « je fus dans l’angoisse le délire ne dormant qu’avec des rèves afreux la melancholie des vertiges des tressauts des frayeurs un tremblement dans tout mon corps des palpitations de cœur et d’estomac un batement dans les reins ». Aux troubles aujourd’hui qualifiés de psychiques (l’angoisse, la frayeur et le délire) s’entremêlent des mouvements désordonnés et incontrôlables dans le cœur, l’estomac et les reins ; tout son corps tremble. Elle poursuit en précisant que peurs et frayeurs l’envahissent, « tout me faisoit peur mes meubles la campagne les maisons j’avois peur de moi même il me sembloit que j’alois perdre la raison » ; la lumière du crépuscule, insupportable, l’agite, la glace, et provoque des sueurs dans les reins. A cela s’ajoute, dans un même souffle, des craquements aux dents qui la privent de sa voix. Le récit de Mme Fol restitue une prolifération de sensations qui attaquent simultanément ses sens, diverses parties de son corps sans logique apparente : battement dans les reins, craquement dans les dents s’additionnent et collisionnent. L’entremêlement de descriptions sensorielles et psychiques suggère que ces sensations ne sont pas un simple ajout aux terreurs de Mme Fol, elles en sont parties prenantes.

Sans transition, l’auteure précise que lorsqu’elle est couchée, si elle ne garde pas sa tête à hauteur de deux ou trois oreillers, elle s’agrippe, elle s’agite et elle crie. Toutefois elle précise que ces symptômes relèvent d’une mécanique physiologique à laquelle il est facile de remédier : « cela passe sans me causer d’autre mal que celui de me remêtre sur mes oreillers ».  D’un seul trait là encore elle poursuit :

[…] remêtre sur mes oreillers il se fait des éclats dans ma tête des siflements des bourdonnements afreux, toutes ces choses me donnent de l’agitation dans tous mes membres j’ai un fremissement au cerveau qui me fait rider le front je ne peux point me baisser ni me fixer à un objet ni soutenir le jour ni me tenir à une place sans etre appuyée une inquietude et un tournement de tête (deux derniers mots ajoutés en dessus) presque continüel les jambes me manquent il faut me soir anfin il faut me mêtre au lit où j’ai été 2 fois 24 heures à garder la même exactitude ( ?) de ce dernier genre de mal m’a si fort afecté l’esprit que j’ai cru avoir le mal caduc ou être ataquée d’apoplexie et de beaucoup d’autre maux qui n’existent peutêtre que dans mon imagination ou peutêtre sont l’efet de quelque organes ataqués ou afoiblis.

Une fois encore dans cet extrait, Mme Fol montre à quel point son économie corporelle et psychique est affectée. Un vacarme intérieur, une difficulté de concentration, des jambes qui se dérobent, un sentiment de vertige, une agitation des membres et encore un frémissement au cerveau. Qu’entend-elle par frémissement au cerveau ? A ce tableau sensoriel, elle ajoute un élément explicatif, sur le mode de l’interrogation indirecte, oscillant entre l’explication organique et l’explication psychologique.

La séquence suivante monte en intensité. Jusqu’ici, la symptomatologie reflétait l’extrême agitation qui se manifestait à l’intérieur de son corps. Mme Fol met ensuite l’accent sur la désorientation spatiale à laquelle elle doit faire face : 

[…] lorsque je me trouve le mieux c’est un etat insuportable je ne puis me tenir assise sans être apuyée et il faut que la chaize ou autre meuble destiné à se seoir soit appuyée contre quelque mur// soutenant ma tête de ma main il me semble que le ciel et la terre se renverse de même que mon corps il me semble que la terre me soulève en marchant plus j’ai mal plus il me faut marcher vite, je n’ose plus sortir et si je sors à chaque instant je suis obbligée de m’apuyer à la première chose qui s’offre à moi où je ferois des ecarts comme une personne ivre j’ai menagé mon corps.

L’intensité est marquée par les premiers mots : le mieux est un état insupportable. Non seulement tout est en agitation à l’intérieur, sa spatialité corporelle se désorganise, mais encore le cosmos lui-même est sens dessus dessous. Elle ne perd pas seulement le nord, mais encore le haut et le bas. La terre la « soulève ».

Puis vient une légère amélioration de l’état de Mme Fol :

J’ai menagé mon corps, mais depuis 2 ou 3 mois je me suis donnée de l’exercice dans mon ménage dans le commencement je m’en suis bien trouvée je n’ai pas ressauté, le jour ne me faisoit pas autant de paine la tête ne me tournait pas autant j’osois sortir mais pour me tenir droite ou assise sans dossier les fremissements etoient à peu près les mêmes, dans le mois dernier je me suis baignée je devois avoir mes regles dans le 10 du courant les simptomes ont paru mais je suis à les attendre et j’ai été fort mal je ne suis pas enceinte je suis comme une persone qui est dans un bateau agité des vagues un batement qui se fait sentir le long des reins du col et de la tête un debat interieur qui m’oblige à saisir ce qui se trouve le plus à ma proximité pour me rassurer et beaucoup de mouvements involontaire le poulx fort irrégulier, pour l’ordinaire foible et vite.

Une allusion à sa vie quotidienne domestique montre qu’elle retrouve une certaine stabilité mais le système hormonal bouleverse cet équilibre précaire. Dans la médecine des humeurs, la référence aux règles est très fréquente et ne relève pas de la sphère de la pudeur. Le fait qu’elles ne viennent pas signifie une rétention d’humeur, signe de maladie générique et d’inconfort profond. La porosité du corps et la bonne circulation entre l’intérieur et l’extérieur étaient primordiales[5]. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre que la « suppression » des règles, pour reprendre le terme courant à l’époque pour dire l’aménorrhée, a réactivé les symptômes de Mme Fol. Le sol devient à nouveau mouvant, les battements la reprennent à plusieurs endroits, les mouvements involontaires l’agitent. Elle ajoute une expression particulière, à souligner, celle du « débat intérieur » qui l’oblige à se tenir pour se rassurer. Le débat intérieur signifie ici un ensemble de forces internes et contradictoires appartenant au registre de la physique, des forces qui l’ébranlent et la bousculent jusqu’au déséquilibre. Il est à relier aux autres éléments qui expriment le vertige, le flottement et autres sentiments de chute, et non à une opération cognitive et mentale comme nous l’entendons aujourd’hui.

La fin de la lettre retrouve une cohérence en quittant la forme du cri, en établissant un constat, et en articulant une demande précise adressée à Tissot :

[…] telle est la triste situation où je suis actuellement qui m’oblige à vous prier de vouloir m’aider à me tirer de cet état s’il est de rémesdes à mon mal ou à mes meaux ; et si il n’y en a point ayez la bonté de me le faire savoir ; ce qui obligera infiniment celle qui a l’honneur d’etres et espere de devenir vôtre très reconnoissante servante Fol née Fol.

Chaque lettre écrite au Dr Tissot est marquée par sa singularité, leurs auteurs ne suivant que de loin les codes épistolaires de l’époque. Celle de Mme Fol est particulièrement frappante en raison de sa condensation expressive, et permet d’illustrer trois constats. Ces observations s’appuient également sur une analyse de l’ensemble des lettres écrites à la 1ère personne du singulier[6]. La lecture de ces récits a permis de détecter certaines étrangetés de l’expérience de la maladie et de la souffrance des malades de Tissot ; celle de Mme Fol permet de tracer ces étrangetés dans le détail de sa forme et de son contenu et de mettre en évidence, tel un produit de contraste, certains aspects de la médecine contemporaine.

Amalgame du mental et du physique versus médecine psychosomatique

Tissot annote cette lettre d’un seul mot : « mobilité »[7]. Il s’agit d’un terme souvent utilisé par les médecins et par les malades du XVIIIe siècle (voir par exemple Rieder, 90-111). Pour Tissot, il représente un état nerveux qui rend les gens trop sensibles à toutes les impressions et « susceptibles de mouvements faux et irréguliers » (Tissot 140). Plus généralement, il appartient à la nébuleuse que composent les maladies nerveuses, la mélancolie, l’hypocondrie, l’hystérie, les vapeurs. Cette nébuleuse est intrigante. Sommes-nous dans le registre organique ou mental ? Matériel ou immatériel ? Somatique ou psychologique ? La question est mal posée, car elle ne tient pas compte de l’écart qui nous sépare des malades de l’Ancien Régime. Dans les théories médicales et philosophiques des Lumières, ces registres dialoguent, s’entrechoquent, voire se confondent dans certains cas. Pour certains, le système nerveux est le point physiologique de la rencontre entre l’âme et le corps (Beatty 1-36, en particulier p. 4). Pour d’autres, comme pour Tissot, les nerfs étaient placés entre l’âme et le corps, comme s’ils marquaient une continuité entre le matériel et l’immatériel) (Cernuschi 302).

Cette confusion des registres cohabitait cependant avec le dualisme cartésien qui jouait son rôle, pour les médecins comme pour les malades, quand il s’agissait de chercher une cause à la souffrance. Mme Fol se demande si elle souffre d’apoplexie, d’épilepsie, d’autres affections liées à la faiblesse d’un organe, ou encore de maux qui n’existent que dans son imagination.

Le dualisme était nécessaire à l’explication mais absent de l’expérience. Les passages qui décrivent la symptomatologie dans les lettres de consultations témoignent d’un concentré indistinct d’affects, de sensations, d’émotions, de comportements, de mouvements tel qu’on le trouve dans la lettre de Mme Fol. Ce concentré est parfois compacté dans certaines expressions aujourd’hui sémantiquement difficile à concilier. Mme Fol a un étonnement au cerveau. Que veut-elle dire ? Est-elle surprise ou effrayée ? Ou a-t-elle reçu une violente secousse physique ou une commotion ? Les dictionnaires montrent que le terme d’étonnement au XVIIIe siècle peut avoir les deux acceptions, ce qui explique d’ailleurs l’expression que nous utilisons encore : être frappé d’étonnement. Une faculté ou une émotion aujourd’hui uniquement mentale enfermait au XVIIIe siècle une ambiguïté sémantique constitutive. Nous avons également vu que le terme de débat renvoyait ici à une expression physiologique et non cognitive. Et nous verrons aussi que le terme d’inquiétude comporte lui aussi une ambiguïté sémantique.

Une lecture précise de ces textes jette le lecteur contemporain dans une confusion que ses catégories analytiques n’arrivent pas à disperser. Depuis deux siècles, le développement de la médecine a distingué avec toujours plus de détermination le psychologique du somatique. Le XIXe siècle a progressivement et définitivement marqué l’écart entre la neurologie et les sciences « psy », et donc entre l’explication somatique ou l’explication psychologique. Les conséquences de cette distinction pour le patient sont fondamentales. Face à une symptomatologie confuse, faut-il aller voir un neurologue ou un psychiatre ? Le choix n’a rien d’anodin ; il détermine la prise en charge thérapeutique mais aussi l’idée que le malade a de lui-même. La science biomédicale, et la structure corporatiste qui en découle, nous obligent à entrer dans une catégorie déterminante pour la prise en charge d’une symptomatologie  parfois difficile à trier. La médecine psychosomatique a été une réponse à cette difficulté mais n’a pas réduit pour autant cette distinction : elle décrit les conséquences d’effets psychologiques sur le corps, dans un rapport de causalité, en gardant néanmoins les deux pôles bien distincts. Elle n’est pas le reflet ou la survivance de l’amalgame physiopsychologique de l’Ancien Régime, elle participe au mouvement de mentalisation et de rationalisation que connaît la science médicale depuis deux siècles (Kirmayer). Ce mouvement est aussi bien porté par les neurosciences que par les théories psychologiques, psychiatriques et psychanalytiques ; il ne touche pas une branche de la médecine en particulier, et ne concerne d’ailleurs pas uniquement la médecine elle-même. Il marque une attitude collective du monde occidental face au réel. « Je crois que le rationalisme absolu est la plus profonde des erreurs humaines » écrivait Camus à Francis Ponge en 1943 (Camus et Ponge 93, lettre du 20 septembre). Ce mouvement de rationalisation a eu pour effet d’opérer une distinction toujours plus marquée entre le mental et le physique, entre le symptôme et son explication, entre l’observation et l’interprétation, et de mettre à l’écart une zone grise, confuse, parfois informe que contient l’expérience. La raison des Lumières pouvait encore accepter cette confusion liée à l’expérience tandis que le processus de rationalisation l’a progressivement mise à distance.

Intranquillité sensorielle, pratiques du yoga et de la méditation en pleine conscience

Jusqu’à la lecture répétée des dépôts d’expérience que constituent ces archives, le terme de mobilité utilisé par Tissot constituait à mes yeux un diagnostic souvent utilisé au XVIIIe siècle, une sorte de mot « valise » au contenu inintelligible. Mobilité de quoi ? Et même si on ajoutait mobilité nerveuse, ou du genre nerveux, qu’est-ce qui bougeait ? Et si quelque chose bougeait, qu’avait-ce à voir avec des pathologies considérées comme mentales aujourd’hui ? Une attention soutenue au récit de Mme Fol et à celui de bien d’autres malades du XVIIIe siècle a permis de mieux comprendre la substance et la pertinence de ce terme. Reprenons la terminologie des symptômes liés aux mouvements décrits par Mme Fol : tressauts, palpitations, tremblements, battements, agitation, convulsion, ressaut, frémissement, débat intérieur, pulsation (pouls irrégulier). Les sensations liées à ces différents termes s’attaquent à toutes les fibres corporelles (même à celles du cerveau). On comprend mieux alors le terme de mobilité qui marque une conscience corporelle de soi agitée « physiquement » par une multitude de micromouvements chaotiques. Tout bouge ! L’intranquillité sensorielle est partout manifestée par des micromouvements de différentes natures. Ajoutons encore le terme d’inquiétude qui s’inscrit dans la même confusion relevée dans le premier constat à propos de l’étonnement et du débat. Dans d’autres lettres, le terme d’inquiétude est utilisé pour décrire une sensation : inquiétude au fondement ou à l’oreille (Fol, IS.3784/I/6/4, chap. XVIII, p. 6–7, lettre de Mr. Buyrette, 27 février 1770) ou encore sur la peau (Fol, IS.3784/II/144.05.02.40, seconde lettre de M. Walmöden, sans date). Mme Fol ne localise pas son inquiétude, mais elle la mentionne juste à côté des tournements de tête. Cette inquiétude fait-elle partie de tous ces mouvements sensoriels, comme c’est le cas pour d’autres malades, ou est-ce une inquiétude mentale ? On ne sait pas. Tissot le savait-il ? On ne sait pas non plus, mais peut-être la question n’était-elle pas pertinente pour lui.

Cette lettre, et bien d’autres, attestent de l’importance de tous les micro-mouvements intracorporels qui participent au mal être profond des malades. Ces récits montrent à quel point leurs auteurs étaient ouverts à des sensations subtiles et complexes, à quel point ils en avaient conscience, et quelle attention ils portaient à leur description. Cette description était pertinente à leurs yeux, même quand il était question de folie (Louis-Courvoisier 2015). Nous l’avons vu plus haut, le récit constitue le matériau essentiel sur lequel se base le médecin pour proposer une thérapeutique. Ces descriptions sensorielles constituaient une portion non négligeable de ces récits car elles revêtaient une valeur prépondérante aux yeux du malade et du médecin. En deux siècles l’accent progressivement mis sur la « vérité » de la mesure, sur l’établissement de normes, sur la preuve par le nombre, de même que sur l’objectivation statistique et technologique, a écarté la valeur centrale de l’expérience et de son récit dans la relation thérapeutique. Le courant positiviste et objectivant de la médecine n’a-t-il pas aussi, dans le même mouvement, participé subrepticement à une déconnection partielle de l’individu à son corps ou à ses sensations corporelles ? Sommes-nous encore traversés sans le savoir par toute cette mobilité intérieure ? Le récent essor d’activités telles que le yoga, la méditation en pleine conscience, ou d’autres pratiques similaires, suggère que l’absence de connexion à sa vie sensorielle intérieure peut constituer un manque pour certains d’entre nous. Là encore, ces pratiques sont une réponse à notre vie contemporaine occidentale et non un retour à une expérience de l’étrange interférence entre chair et esprit telle qu’elle était vécue sous l’Ancien Régime. Mais leur engouement laisse penser qu’elles participent à une reconnexion, par des postures et des techniques respiratoires, à une intériorité corporelle trop silencieuse.

Subjectivité et médecine centrée sur le patient

Malgré l’expression d’une symptomatologie qui semble la faire voler en éclat, la subjectivité de Mme Fol est bien présente dans son écriture. A 32 reprises, elle utilise la première personne du singulier. Ce « je » est capable d’éprouver la confusion et de l’exprimer. Cette subjectivité est également marquée par l’observation et la description de son état, qu’elle privilégie nettement au détriment de l’explication et de l’interprétation. Sa subjectivité passe aussi par une mise en forme et une affirmation de ses sensations et de sa mobilité intérieure. Les facultés cognitives de Mme Fol sont mises au service d’une subjectivité « charnelle ». Le champ sémantique de l’angoisse est concentré sur quelques lignes, avec l’évocation de l’angoisse justement, de la peur, du délire et de la frayeur. Cette concentration intensifie sa puissance évocatrice. Mais tout le reste du texte concerne cette conscience corporelle mise à l’épreuve de l’agitation. Enfin, la subjectivité s’exprime par le choix des symptômes restitués et des mots pour les dire. Dans le cadre de la consultation épistolaire, ce ne sont pas les questions du médecin qui orientent ce choix, ni les vingt minutes qui obligent au tri des symptômes, mais une page blanche, une plume et un encrier. Le malade fait ses choix en fonction de ce qu’il sent, et ce qu’il croit important de dire pour trouver du soulagement. Il a le temps du retour sur soi, de la connexion entre la chair et les mots.

La subjectivité qui se dessine dans ces consultations écrites est constituée par la chair, à travers ses mouvements, par les facultés cognitives (à travers les affects, les émotions et les comportements), par la conscience linguistique de soi[8] (nécessaire à la transmission écrite), et par la créativité langagière. Lorsque l’on souligne aujourd’hui l’importance de la médecine centrée sur le patient, on est pourtant très loin de cette subjectivité. Le cadre de la consultation, marqué par une temporalité imposée, par un accent porté sur les paramètres biologiques et anatomiques mesurés par la technique, par une science médicale modélisée en d’innombrables disciplines qui ne se comprennent plus entre elles, ne peut pas s’accorder avec une telle subjectivité. L’accent mis sur la centralité du patient ne signifie donc pas le retour à la subjectivité réclamée explicitement par des associations de malades (Guillemain). Il est probable que ce retour soit aussi implicitement réclamé par tous ceux qui se tournent aujourd’hui vers des médecines dites alternatives ou complémentaires. Même si on parle beaucoup de prise en charge « holistique » du patient (dans la biomédecine comme dans les autres médecines), il semble s’agir plus d’un terme qui résonne comme un slogan qu’une redéfinition de la place de la subjectivité dans la relation thérapeutique.

Conclusion

Ces constats n’impliquent pas une vision passéiste. Ce n’était pas mieux avant. Les malades du XVIIIe siècle n’étaient pas plus épargnés que nous par l’angoisse de la souffrance et de la mort. En outre, ils se plaignaient abondamment de leurs médecins, et notamment du fait qu’ils étaient des « gens de système » (voir Mauron et Louis-Courvoisier). De plus, ces constats sont basés sur une forme de consultations particulières, puisqu’elles sont écrites. On ne sait pas de quoi étaient faites les consultations orales. Par ailleurs, les XIXe et XXe siècles ont permis des évolutions majeures et bénéfiques aussi bien pour le traitement de maladies que pour le soulagement de la souffrance. Néanmoins, une lecture répétée des consultations du XVIIIe siècle suggère que ces progrès incontestables ont eu pour effet connexe de vider la notion d’expérience de sa valeur épistémologique essentielle. En écartant l’expérience (celle du malade et celle du médecin) comme événement constitutif de la relation thérapeutique, on a également modifié la notion de sujet. En effet, comme le relève Caroline Jacot Grapa, l’expérience du corps se joue dans le « triangle » du sujet, de son corps et d’une pensée qui est une conscience de soi (voir Jacot Grapa 28). Le sujet, on l’a vu ici, est l’instance qui expose sa réalité symptomatologique toutes catégories confondues ; le corps est l’instance traversée de sensations multiples, complexes et subtiles ; la pensée comme conscience de soi est l’instance qui cherche à donner sa forme esthétique et singulière à cette réalité. A cette triade, j’ajouterai encore le langage, comme outil de connexion à soi et comme courroie de transmission nécessaire à la rencontre intersubjective qu’est la relation thérapeutique.

Notre expérience est conditionnée par le contexte historique dans lequel elle s’inscrit et l’univers mental et perceptuel du XVIIIe siècle est derrière nous. Néanmoins poètes et écrivains des XIXe et XXe siècles témoignent, dans leurs romans, leurs poèmes ou encore leurs correspondances, d’une « survivance » (Didi-Huberman 51-70, 65) de formes esthétiques attestant d’une expérience intime qui précède nos catégories. Paul Valéry parle « d’une douleur insupportable de la chair de l’esprit » ou encore  « du froid dans la peau, dans l’âme, dans l’intellect » (cité par Peeters 56 et 285) ; Vincent Borel exprime ses « tourments artériels » (79). Cioran relie explicitement chair et cognition : « mes idées m’ont toujours été dictées par mes organes » ; il ajoute que ses organes sont soumis à l’influence climatique et il constate « une simultanéité entre l’interrogation métaphysique et le malaise physique. Très tôt j’ai été conscient de cette évidence, et honteux, j’ai toujours essayé de l’occulter » (1742). On retrouve aussi un amalgame ou une continuité entre matérialité et immatérialité chez Baudelaire : « de la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là » (i). Rilke, Artaud, Woolf, Valéry, Michaux, Noël, Bouvier et tant d’autres refusent, ou plutôt ignorent à certains moments, la division de la chair et de l’esprit. Prenons tous ces indices non comme un signe d’essentialisme mais comme autant de symptômes récurrents à valeur diagnostique (Didi-Huberman 65). Le diagnostic serait ici le manque douloureux, pour certains, ou dans certaines circonstances, d’un espace réservé à la zone d’ombre de l’expérience qui précède l’explication, la rationalisation, d’un temps intérieur qui permette l’observation sans l’interprétation.

Ouvrages cités

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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII

 

 

 

 

 


[1] Foucault s’interroge sur ce qu’il a éprouvé lors de sa lecture des lettres de cachet : « Sans doute une de ces impressions dont on dit qu’elles sont “physiques” comme s’il pouvait y en avoir d’autres » (2).

[2] Sur les effets positifs du yoga sur certaines maladies psychiatriques, voir l’analyse de Balasubramaniam et al. Sur ceux de la méditation en pleine conscience, voir Grossman et al.

[3] Plus de 1300 documents sont conservés à la Bibliothèque cantonale de Lausanne. Pour une analyse de ce fonds d’archives, voir Séverine Pilloud 2013. Une base de données est accessible sur le site : http://tissot.unil.ch/fmi/iwp/cgi?-db=Tissot&-loadframes, avec une reproduction des documents originaux. Elle a pu être effectuée grâce à un subside du Fonds National Suisse de la Recherche : requête n° 11-56771.99.

[4] Jackie Pigeaud relève un sentiment similaire à la lecture des documents écrits par Téroigne de Méricourt.

[5] Sur cette question voir Duden (50) et Pilloud et Louis-Courvoisier.

[6] Voir Louis-Courvoisier 2015 et à paraître.

[7] Précisons que Tissot laisse une annotation sur environ une moitié des documents, annotation à partir de laquelle il écrira sa réponse. L’annotation contient en général un diagnostic, parfois aussi une prescription.

[8] Pour reprendre l’expression de Jean Starobinski (257).