Présentation

La plupart des scientifiques s’entendent aujourd’hui pour penser que la biologie sera le paradigme scientifique du 21ème siècle. Dès le début des années 1970, le succès rencontré par certains essais de biologistes, comme ceux de Jacques Monod et de François Jacob, avait inspiré à de nombreux commentateurs l’idée qu’un « événement » intellectuel était en train de se produire : « Nous sentons, écrivait notamment Edgar Morin dans Le Nouvel Observateur, que toutes les grandes interrogations de ce siècle doivent de plus en plus se référer à la révolution biologique qui s’accomplit »[1]. Près de vingt ans plus tard, la circulation d’idées inspirées des sciences biologiques dans l’espace public a acquis une telle ampleur que certains y voient le retour d’une certaine forme de biologisme[2]. C’est en tous cas le signe d’une effervescence intellectuelle et d’un poids symbolique croissant, dus aux progrès de la discipline d’une part et, d’autre part à son intrication avec le monde social et humain qui favorise l’exportation d’explications biologisantes vers le domaine des sciences humaines. Selon Sébastien Lemerle, « Les transferts qui sont faits de la biologie vers les sciences humaines sont le plus souvent de type épistémologique : la biologie permet de mettre au jour des lois (principalement néodarwiniennes) et des schèmes d’explication valables pour d’autres domaines »[3].

Or ce phénomène n’a rien de nouveau. Dès la fin du 18ème siècle, les sciences du vivant sont mobilisées en tant que ressource expressive et conceptuelle dans la production de discours aussi bien savants que philosophiques, historiques, esthétiques ou encore idéologiques. Les sciences du vivant naissent autour de 1800, au moment où « la chimie pneumatique de Lavoisier, le vitalisme de Bichat, la biologie de Lamarck et la philosophie de Cabanis contribuent chacune à leur manière à fonder un nouveau champ de recherche prenant le vivant pour objet spécifique, en y rattachant des enjeux idéologiques (matérialisme/spiritualisme, mécanisme) ainsi que des enjeux imaginaires (conception de la mort, relations entre les règnes minéral, végétal, animal et l’humain, histoire de la vie, etc.) »[4]. Dès le début du 19ème siècle, la circulation interdisciplinaire de modèles et de théories en provenance des sciences du vivant, ou élaborés à leurs marges, crée un espace de production épistémique qui favorise la diffusion et la percolation de représentations culturelles du vivant dans la pensée historique, politique et sociale à la faveur d’une série d’analogies, de déplacements et de réinterprétations. L’exemple le plus connu de ces réappropriations est sans doute celui de l’organisme, dont les métaphores ont été magistralement analysées par Judith Schlanger[5] : circulant entre les disciplines et les approches les plus diverses – philosophie, théories esthétiques, politique, histoire, économie, biologie, anthropologie criminelle – la notion d’organisme ne désigne plus un ordre localisé de phénomènes s’offrant comme objets du savoir mais elle renvoie à un complexe de significations à partir duquel s’organise en droit tout savoir. Ainsi généralisée et absolutisée par son rôle d’analogon, la notion d’organisme a fini par devenir un modèle de rationalité au 19ème siècle.
 
Mais d’autres notions issues des sciences du vivant ont connu une immense fortune culturelle au cours du 19ème siècle, suscitant des débats et des polémiques qui vont laisser une trace durable dans l’imaginaire collectif et la littérature de l’époque : à commencer par la théorie darwinienne de l’évolution, les théories de l’hérédité et de la mutation qui vont infléchir les représentations de l’atavisme exploitées par la littérature du 19ème siècle, mais aussi le transformisme, les lois de l’hybridation, les théories de l’eugénisme ou de la dégénérescence qui vont nourrir entre autres l’anthropologie criminelle et ainsi donner de la matière à la littérature romanesque ; on peut encore évoquer la théorie cellulaire, l’idée d’homéostasie du milieu intérieur (Claude Bernard), les querelles sur le magnétisme animal, sur la génération spontanée ou sur les origines de la vie terrestre, etc. Mais le 19ème siècle voit aussi l’apparition de nouvelle pratiques et de nouvelles méthodes, comme la méthode expérimentale de Claude Bernard dont les naturalistes vont faire l’usage que l’on sait. L’imaginaire de l’époque sera également stimulé par l’émergence de nouvelles notions comme celles de virus ou de microbe ou encore de nouveaux objets comme ceux de neurone ou de tissu, par l’apparition des principes de la vaccination ou encore de l’asepsie qui vont renouveler l’imagerie de la maladie et de la contagion.
 
Au 20ème siècle, l’imaginaire culturel est relancé dans d’autres directions par de nouvelles découvertes qui réorientent la compréhension du vivant, suscitant questionnements inédits et débats passionnés : découverte de l’ADN, nouvelle prise en compte du hasard dans l’évolution (François Jacob), essor de la biologie moléculaire, généralisation des notions d’information et de programme génétiques, théories de l’auto-organisation qui appréhendent l’organisme humain comme une machine auto-organisée (Henri Atlan), progrès de la génétique et naissance de la génomique, théorie du suicide cellulaire (Jean-Claude Ameisen), etc. Ces concepts et ces théories ont essaimé dans l’imaginaire littéraire qui les a mobilisés pour esquisser de nouvelles figures de l’humain, de l’évolution, de la vie ou encore de la mort.
 
C’est à la diversité de ces réappropriations et, plus généralement, des usages qui ont été faits des savoirs du vivant dans le champ de la production littéraire, que s’intéresse cette treizième livraison d’Epistémocritique. Les études réunies dans ce volume explorent la manière dont les concepts, modèles et théories issus des sciences du vivant ont circulé dans un espace public traversé par la mise en scène d’idéologies diverses, où ils ont contribué à structurer une pluralité de discours, y compris normatifs, portant sur le social ou le politique et leurs modes d’organisation. S’insinuant dans la philosophie morale, ils ont infléchi notre compréhension de la normalité ou du dérèglement, entraînant de nouvelles définitions du vivant ou de l’homme. Dans le domaine plus vaste de la philosophie, ils ont eu pour effet de déplacer les frontières entre l’homme, la machine et l’animal ou encore de reconfigurer notre appréhension des rapports entre le corps et l’esprit. Mais ces transferts conceptuels n’ont pas eu seulement des conséquences idéologiques, ils ont également stimulé de nouvelles conceptions de la forme, à la croisée de l’esthétique et de la biologie. Car, ainsi que le rappelle Anne Fagot-Largeault, « [l]es vivants ne sont pas seulement des systèmes capables de conserver/reproduire des structures stables dans des conditions instables et de réguler/programmer leurs opérations. Ce sont aussi des êtres qui déploient une variété de formes et une créativité morphologique dont les naturalistes de tout temps se sont émerveillés »[6]. C’est ce qui explique les rapprochements entre histoire de l’art et biologie : toutes deux tenues de maîtriser des quantités incommensurables d’objets, elles placent la description morphologique au centre de leurs préoccupations. Cet intérêt commun va favoriser les transferts de modèles entre les deux domaines, contribuant ainsi à tisser des liens entre les systèmes de l’art et de la nature.
 
Pour comprendre les multiples voies de cette circulation épistémique entre sciences du vivant et arts, le premier pas consiste à se tourner vers des disciplines comme l’histoire des sciences, à condition toutefois d’ouvrir cette dernière aux effets culturels des disciplines dont elle retrace le devenir. Car si l’histoire de la connaissance ne se confond pas avec celle de la culture, elle reste néanmoins immergée en elle. L’enquête historique doit donc s’efforcer de saisir l’histoire des sciences là où elles se découpent sur la culture en tant que condition historique de la pensée. C’est dans cet esprit que Pascal DURIS convoque une histoire des sciences « historienne » et continuiste, qui étudie le passé de la science en se montrant particulièrement attentive au contexte historique et, surtout, à la lettre des textes (qu’ils soient littéraires ou scientifiques), afin de se prémunir contre toute forme d’anachronisme. Des exemples puisés chez La Fontaine, Balzac et surtout chez Lawrence Sterne illustrent la fécondité d’une démarche encore peu répandue dans l’histoire des sciences qui, en s’ouvrant à des discours dont les codes ne lui sont pas familiers, comme celui de la littérature, trouve matière à repenser certains de ses paradigmes, voire de ses mythes. Preuve que la littérature peut contribuer à écrire l’histoire des sciences, soit qu’elle lui fournisse un témoignage sur l’état du savoir à une époque donnée, sur ses conditionnements sociaux, culturels ou idéologiques, soit qu’elle s’érige elle-même en herméneutique concurrente en devenant un instrument d’exploration et de problématisation des savoirs qu’elle met en œuvre.
 
C’est ce que montre l’étude de Valérie DESHOULIÈRES consacrée aux réappropriations fictionnelles de la figure de Vésale, le célèbre anatomiste de la Renaissance, dont elle examine quelques avatars dans la littérature contemporaine. Dans le monologue théâtral qu’il lui consacre en 1997, L’artiste, la servante et le savant, Patrick Roegiers examine l’apport de Vésale à l’histoire des sciences tandis quePierre Mertens, dans Éblouissements, met en scène un disciple de Vésale : Gottfried Benn, médecin-anatomiste entré en poésie en 1912, qui est montré en apprenti-médecin à l’œuvre dans une salle de dissection sur laquelle plane l’ombre de Nietzsche. Manière pour l’auteur d’esquisser une histoire culturelle de l’anatomie qui, au carrefour de la médecine et de la philosophie, de la science et de la poésie, du « voir » et du « connaître », fraie sa voie dans le champ de la mélancolie. Les poèmes de Gottfried Benn, le roman de Pierre Mertens et le théâtre de Patrick Roegiers se présentent ainsi comme trois variations sur cette conviction héritée de Vésale que l’on ne connaît l’homme qu’en « se frottant à la réalité concrète de son corps ».
 
Cette conviction fut aussi celle de Georg Büchner, médecin et dramaturge, qui n’a jamais séparé son activité scientifique de son activité créatrice. Comme le montre Laurence DAHAN-GAIDA, son « théâtre de l’anatomie » ne peut être compris sans tenir compte de sa pratique de la dissection, de la conception du vivant et de l’épistémologie qu’il a élaborées au fur et à mesure de ses recherches en médecine et en biologie, lesquelles rejoignent d’ailleurs ses préoccupations sur l’organisation sociale et le sens de l’histoire. L’unité de sens qui caractérise l’œuvre à la fois littéraire et scientifique de Büchner trouve finalement son principe dans le corps, origine et fin de toute connaissance en même temps que ressort essentiel d’une esthétique anti-idéaliste qui veut exposer le vivant dans sa matérialité nue, dans son essentielle vulnérabilité. Or cette esthétique porte la trace du geste de disjonction qui fonde l’anatomie dissectrice, élevant le fragment au rang de forme-sens qui, indépendamment des énoncés dont il est porteur, exprime la violence et la radicalité du geste qui découpe pour donner à connaître.
 
C’est ce qui donne à l’œuvre de Büchner son caractère exemplaire : tout en manifestant le nouage déjà ancien qui existe entre l’art et l’anatomie dissectrice, elle tisse un lien entre sciences du vivant et esthétique, notamment à travers la référence aux théories goethéennes sur l’émergence des formes naturelles qui ont intéressé les scientifiques aussi bien que les écrivains. Goethe considère que la forme artistique dérive de la forme vivante, qu’elle en reproduit les caractéristiques essentielles et qu’elle peut donc, en retour, en présenter un modèle d’intelligibilité opératoire, du moins sur le plan heuristique. Si la forme devient la clé d’intelligibilité de toutes choses, c’est qu’elle unit à la fois des informations objectives et sensibles, mais aussi des propriétés de virtualités cachées qui ouvrent sur de l’intelligibilité[7]. Cherchant à articuler en un tout cohérent une triple pratique de l’anatomie, de la botanique et de la physiologie, la morphologie goethéenne s’efforce au bout du compte de comprendre la formation et la transformation des formes en tant qu’elles apparaissent à l’esprit humain. C’est ce que montre Mathieu GONOD dans l’étude qu’il consacre aux textes entourant La Métamorphose des plantes. Abordés comme autant d’« essais autobiographiques », ces écrits sont pour Goethel’occasion dese mettre lui-même en scène en tant que sujet qui, par sa double activité sensible et réflexive, devient producteur d’une connaissance sur le vivant dont il est aussi l’objet. Ces textes posent en effet l’idée d’une morphogenèse qui se développe conjointement au sein de l’objet et du sujet, tissant ainsi un lien entre la forme naturelle vivante, la forme artistique (celle de l’essai autobiographique) et la forme du sujet. La forme, au sens de Bildung, passe ainsi du monde de l’objet à celui du sujet et, de ce dernier, au monde de la production artistique.
 
C’est à un autre éminent penseur morphologique, Paul Valéry, que s’intéresse Thomas VERCRUYSSE en analysant la conception de la forme défendue par Valéry dans ses écrits sur la danse. Il montre combien elle déroge à la conception classique, aristotélicienne, de l’acte, à laquelle elle ajoute la dimension de l’imprévisible. Définie comme « l’acte pur des métamorphoses », la danse devient le paradigme d’une conception essentiellement dynamique de la forme, dont le potentiel transformateur se manifeste à travers la neutralisation qu’elle opère des oppositions entre sentir et agir, agent et patient, expérience sensible et production artistique. En passant d’une esthétique, c’est-à-dire d’une théorie de la sensation, à une poétique, c’est-à-dire une théorie de la forme, Valéry finit par livrer une réflexion sur le vivant qui prend sa source dans le transformisme d’un Goethe, paradigme qu’il contribue à prolonger et à étendre à d’autres savoirs que la biologie.
 
Au-delà de leurs implications épistémologiques et culturelles, les savoirs du vivant sont porteurs d’enjeux idéologiques dont témoignent exemplairement les théories raciales du 19ème siècle, le darwinisme social qui s’est répandu à la même époque ou, plus près de nous, les nouvelles formes d’eugénisme propagées aujourd’hui par la génomique. Dans le roman de Thomas Hardy, Tess d’Ubervilles, c’est l’évolutionnisme de Darwin qui sert de savoir de référence, comme d’ailleurs dans une grande partie de la littérature victorienne, lieu d’une véritable théorisation poétique des découvertes scientifiques de l’époque. Comme le montre Marie PANTER, les personnages hardyens sont souvent inadaptés, en situation de lutte face à un « milieu » hostile, leur destin tragique semblant manifester toute la cruauté de la « lutte pour l’existence ». Or le « milieu » dans lequel ils ne parviennent pas à trouver leur place est celui de la société industrielle de l’Angleterre victorienne tandis que le milieu « naturel » leur offre au contraire les conditions d’une vie heureuse. De récentes analyses ont mis l’accent sur l’origine darwinienne d’une telle conception de la nature, comme puissance bienfaisante et régénératrice, à l’encontre de l’idée répandue selon laquelle Darwin aurait défendu une conception mécaniste de la nature, fondée sur une loi impitoyable de compétition. Hardy semble avoir au contraire retrouvé l’esprit premier des textes de Darwin en proposant une conception romantique de la nature dans laquelle l’existence humaine s’inscrit harmonieusement.
 
Avec Le cimetière de Prague, dernier roman paru à ce jour d’Umberto Eco, le lecteur est à nouveau plongé dans l’univers discursif et idéologique du siècle qui a vu naître la biologie, un siècle qui a également éveillé de nombreuses inquiétudes liées notamment aux questions de l’hérédité, de l’évolution, de la génétique, etc. Au cœur du roman se trouve unefiction qui constitue la version romanesque d’un célèbre « faux » historique, Les Protocoles des Sages de Sion. Rédigé en 1901 à Paris par un faussaire russe, informateur de la police politique tsariste, ce document se présente comme un plan de conquête du monde qui aurait été établi par les Juifs et les Francs-maçons en vue de détruire la chrétienté et de dominer le monde. Comme le montre Marie-Ève TREMBLAY-CLEROUX, Les Protocoles mettent en œuvre une vision biologiste des nations, la peur de la dégénérescence sociale et une forme d’eugénisme, toutes conceptions qui sont attribuées aux Juifs par un effet de renversement visant à justifier par avance les formes les plus extrêmes de l’antisémitisme. Sans aborder de front les savoirs du vivant, Le Cimetière de Prague met au jour l’intrication de la science et de l’idéologie dans les discours sociaux qui ont rendu possible la fiction des Protocoles et ainsi contribué à la légitimation du génocide juif. Pour dénoncer les effets idéologiques de cette fiction, Eco recourt à son tour à la fabulation littéraire, mais pour opérer cette fois un dépassement discursif du discours social de l’époque tout en ouvrant la voie à une réception critique de la fiction, aux antipodes de la réception idéologiquement marquée que les auteurs historiques des Protocoles avaient encryptée dans leur texte.
 
Dans les années 80, un nouveau champ de recherches interdisciplinaire a fait son apparition à l’intersection de la biologie, des sciences humaines et de la littérature : les animal studies. D’abord limitée au monde angloaméricain, la recherche collective sur l’animalité en littérature a pris en France depuis le milieu des années 2000 une ampleur jusqu’alors inédite : ainsi les chercheurs réfléchissent aujourd’hui sur l’animalité humaine ou sur les interactions hommes/bêtes dans les œuvres littéraires, ils interrogent la possibilité pour le langage créatif d’exprimer des affects et des rapports non-humains au monde, ils examinent les reconfigurations de l’anthropocentrisme ou ils prennent acte de « la fin de l’exception humaine » (Jean-Marie Schaeffer). L’originalité de cette recherche ne tient pas simplement à sa focalisation sur la question animale, qui a été longtemps une grande absente de la critique littéraire, mais aussi à sa méthodologie. Celle-ci a tout d’abord pour socle une interdisciplinarité qui conduit à élaborer de nouveaux corpus, à reconsidérer l’histoire littéraire du siècle dernier à la lumière de l’animalité et à établir des transversalités inédites entre les différentes formes de savoirs sur les bêtes. L’apport méthodologique se situe par ailleurs dans le caractère transculturel de la recherche, dont les problématiques s’élaborent à un niveau international qui englobe notamment les multiples apports de la recherche nord-américaine et plus généralement anglo-saxonne. Prenant acte de ces renouvellements, l’étude d’Anne SIMON examine les spécificités de la zoopoétique française par rapport aux problématiques nord-américaines des Animal Studies et de l’Ecocriticism.
 
Cette spécificité de la recherche française est illustrée par l’étude d’Alain ROMESTAING qui se penche sur le roman de Jean Giono, Regain, dernier opus de « La trilogie de Pan » dans lequel vibre une conscience exacerbée de la vie – puissante, violente, presque incontrôlable – qui est modélisée à partir du mythe de Pan. Bien avant les sciences du vivant, le mythe a en effet permis de donner forme et sens à la sauvagerie du monde, comme en témoigne le roman de Giono : dans un environnement farouche, des forces élémentaires réveillent le côté animal des personnages, leur part à la fois sombre et lumineuse, la plus vive. Informées par le mythe, les représentations de la nature oscillent entre la terreur infligée par le dieu, incarnation d’une nature monstrueuse, et la lente compréhension du grand « mélange » qui brasse toutes les créatures vivantes en un immense corps cosmique. Se pose alors la question de savoir si le roman ne produirait pas lui-même un savoir spécifique du vivant – irréductible et pourtant progressivement domestiqué. Question qui s’assortit de sa corollaire : quel est la nature du lien existant entre ce savoir et la langue poïétique de Regain, roman « panique » dont l’écriture participe de l’énergie créatrice du vivant tout en se reconnaissant d’une autre nature ?
 
La circulation des savoirs du vivant ne s’est pas limitée au domaine littéraire mais a envahi le domaine plus vaste des savoirs sur l’homme, engageant notamment un dialogue fécond avec la linguistique. En témoigne la tentative de Wilhelm von Humboldt pour conceptualiser la linguistique à partir du paradigme des sciences du vivant. Considérant d’emblée les langues comme des organismes vivants, selon une approche en totale rupture avec l’héritage métaphysique mais en accord avec les avancées majeures des sciences exactes de son époque (celles de Newton ou de Linné par exemple), la linguistique naissante du 19ème siècle, puis la linguistique moderne, vont apporter des arguments décisifs pour appréhender le vivant comme l’antithèse absolue d’un matérialisme exclusivement attaché aux manifestations matérielles des perceptions immédiates. D’où l’hypothèse, défendue ici par Amr Helmy IBRAHIM, que le fonctionnement de la langue pourrait être un mode d’accès privilégié pour penser le vivant, dont l’ensemble des propriétés peut être appréhendé à travers sept types de traces, dont chacune d’elles possède une structure transposable à une propriété spécifique, définitoire et distinctive des langues naturelles : à savoir uneirrégularité aléatoire au sein d’une régularité systémique qu’elle n’affecte pas ; une combinatoire au résultat complexe et imprédictible malgré des constituants très simples et des règles de combinaison à la fois élémentaires et peu nombreuses ; l’imbrication des systèmes, à savoir la vocation de la langue comme du vivant à intégrer l’hétérogénéité ; l’existence de stratégies d’adaptation communes à l’évolution des langues et du vivant : transformations, translations, restructurations, reformulations, reconfigurations, métamorphoses et exaptation ; l’existence de redondances généralisées communes au vivant et aux langues ; l’émotion commandée par la forme ; le pouvoir de transposition et de simulation.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 


[1] Edgar Morin, « La révolution des savants », Le Nouvel Observateur, 7 décembre 1970.
[2]Sébastien Lemerle, « Les habits neufs du biologisme en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009 n°176-177, p. 63-81. Voir aussi son récent ouvrage, Le singe, le gène et le neurone, Paris, PUF,2014.
[3] Sébastien Lemerle, « Les habits neufs du biologisme en France », ibid., p. 70.
[4] Nicolas Wanlin, Document de travail pour le projet de recherches inter-MSH « Vivanlit » : « Eléments pour une chronologie et une bibliographie, mars 2013.
[5] Judith Schlanger, Les métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971 (rééd. L’Harmattan, 1995).
[6] Anne Fagot-Largeault, « Le vivant », in Notions de Philosophie I, sous la drection de Denis Kambouchner, Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, 1995, p. 289.
[7] Jean-Jacques Wunenburger, « Goethe, notes sur une épistémologie alternative », in Goethe et la Naturphilosophie, in Goethe et la Naturphilosophie, sous la direction de Mai Lequan, Paris, Klinscksieck, 2012, p. 71.



Littérature, savoirs du vivant et histoire des sciences

L’étude des rapports entre littérature et savoirs du vivant ne saurait se passer de l’histoire des sciences. Entendons-nous : nous ne parlons pas de l’histoire des sciences qui a longtemps consisté – c’est encore trop souvent le cas de l’histoire de la médecine – en l’hagiographie de quelques grandes figures tutélaires telles que Copernic, Galilée, Newton, Lavoisier, Pasteur, Marie Curie ou Einstein, en une suite d’anecdotes plus ou moins condescendantes sur des découvertes jugées « décisives », ou en la réhabilitation de « précurseurs » géniaux et de savants « méconnus ». Nous ne parlons pas davantage de cette histoire des sciences ponctuée à intervalles plus ou moins réguliers d’« obstacles » et de « ruptures » épistémologiques, de « révolutions scientifiques », soumise à des projets philosophiques qui ne font qu’y puiser des exemples propres à soutenir leurs thèses. Tous discours qui ont en commun de peindre la science comme le temple de la raison et du matérialisme, « consciente de sa démarche, fière de son passé, sûre de son avenir, [avançant] dans la lumière et la gloire », pour reprendre les mots du biologiste François Jacob (p. 330). Ces histoires des sciences sont révolues, depuis déjà plusieurs décennies, mais les traces qu’elles ont laissées sont suffisamment profondes pour que ceux qui ne sont pas formés aux méthodes et aux débats propres à cette discipline à part entière, ou qui n’en ont qu’une connaissance de seconde main, continuent à en imprégner leurs écrits. Non, l’histoire des sciences, telle que nous la comprendrons, est une histoire historienne et continuiste qui, dans le sillage de Jacques Roger, étudie le passé de la science pour lui-même et dans ses propres termes, ses succès autant que ses échecs, attentive à rejeter toutes les formes d’anachronismes. En cela, l’histoire des sciences, dans l’étude des relations entre littérature et savoirs et représentations du vivant, n’a pas seulement pour vocation de venir en appui de la critique littéraire pour permettre une contextualisation. Elle doit au contraire jouer un rôle d’autant plus central à chaque étape de la recherche que les motifs d’y recourir ne sont pas toujours apparents. Rien de plus traître en effet en histoire des sciences qu’un texte, scientifique ou non, immédiatement compréhensible par le lecteur d’aujourd’hui.
 
1. La Fontaine, zoologiste autant que poète
Le mieux est de donner d’entrée de jeu quelques exemples des pièges cachés que recèle tout texte ayant pour objet les savoirs du vivant – en fait, les sciences en général – en commençant avec une fable de La Fontaine parue en 1668 (livre VI, fable XIII), intitulée « Le villageois et le serpent » :
 
Ésope conte qu’un Manant / Charitable autant que peu sage / Un jour d’Hiver se promenant / À l’entour de son héritage, / Aperçut un Serpent sur la neige étendu, / Transi, gelé, perclus, immobile rendu, / N’ayant pas à vivre un quart d’heure. / Le Villageois le prend, l’emporte en sa demeure ; / Et sans considérer quel sera le loyer / D’une action de ce mérite, / Il l’étend le long du foyer, / Le réchauffe, le ressuscite. / L’Animal engourdi sent à peine le chaud, / Que l’âme lui revient avecque la colère. / Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt, / Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut / Contre son Bienfaiteur, son Sauveur et son Père. / « Ingrat, dit le Manant, voilà donc mon salaire ! / Tu mourras. » À ces mots, plein d’un juste courroux / Il vous prend sa cognée, il vous tranche la Bête, / Il fait trois Serpents de deux coups, / Un tronçon, la queue, et la tête. / L’Insecte sautillant cherche à se réunir, / Mais il ne put y parvenir. / Il est bon d’être charitable : / Mais envers qui, c’est là le point. / Quant aux ingrats, il n’en est point / Qui ne meure enfin misérable.
 
Il y a dans cette fable un vers qui, s’il n’est éclairé par l’histoire des sciences, prive l’analyse littéraire d’un développement fécond. Quel est-il ? Si nous maintenons un certain suspens, c’est que nous voulons montrer que ce que l’on peut attendre avant tout de l’histoire des sciences c’est précisément qu’elle apprenne à se méfier d’un texte en apparence banal – nous en demandons pardon à La Fontaine –, sans mots savants qui en obscurcissent la compréhension, ne faisant appel, semble-t-il, à aucune représentation qui nous soit étrangère : là réside le vrai danger, et nulle part il n’est plus grand que dans un roman ou une poésie. Un texte abscons, hérissé de termes imprononçables, a moins de chances d’être mal interprété parce que sa lecture en est difficile…
 
« L’Insecte sautillant cherche à se réunir », écrit La Fontaine à propos de son serpent. La phrase indignerait tout biologiste actuel qui classe les serpents dans l’embranchement des chordés, le sous-embranchement des vertébrés et la classe des sauropsidés (attention, la classe des reptiles est aujourd’hui obsolète…), et range les insectes dans l’embranchement des arthropodes et le sous-embranchement des hexapodes. Et alors ?, dira-t-on. La Fontaine n’est pas zoologiste : c’est pure licence poétique de sa part que de parler d’un serpent comme d’un insecte ; le mot « insecte » a peut-être le nombre de pieds convenable pour son vers, etc. Les motifs de prendre la défense de l’auteur ne manquent pas. Or l’histoire des sciences montre que La Fontaine n’en a nul besoin : grenouilles, crapauds, lézards, vipères, vers de terre, escargots et autres étoiles de mer, qui présentent tous la particularité, pense-t-on au XVIIe siècle, de vivre après qu’on les a coupés en morceaux, sont bien appelés « insectes » par les zoologistes de l’âge classique parce qu’ils répondent à la définition qu’en a donnée Aristote. Comme nombre d’hommes et de femmes de lettres de son temps, La Fontaine est parfaitement informé de l’état de la science : ce que le fabuliste perd – peut-être – en inventivité, le zoologiste le gagne en authenticité. Mais seule une histoire des sciences n’opposant pas science validée (la science actuelle) et science périmée (celle d’hier) peut en apporter la démonstration.
 
2. Balzac, écrivain plus que géologue
Au demeurant, l’écrivain n’est pas tenu à l’exactitude de son discours quand il parle de science, ni même à sa vraisemblance. Prenons l’exemple d’un Balzac qui, jeune encore, fait dans La peau de chagrin (1831) un éloge dithyrambique de Georges Cuvier, grande figure de la paléontologie des vertébrés dans le premier tiers du XIXe siècle :
 
Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps en lisant les œuvres géologiques de Cuvier ? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur ? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre, entassée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle ? Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales ; mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied d’un mammouth.
 
« L’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années… » : peu de naturalistes, dans le premier tiers du XIXe siècle, et Cuvier moins encore que les autres, se seraient risqués à écrire et surtout à publier une telle phrase. Pour l’auteur de la théorie des révolutions du globe, théorie dite catastrophiste, l’âge de la Terre ne saurait dépasser les 6 000 ans que lui attribuent les exégètes de la Bible depuis le milieu du XVIIe siècle[1]. C’est même son argument le plus fort à l’encontre de la théorie transformiste de Jean-Baptiste Lamarck, professeur comme lui au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris : « Je sais, écrit Cuvier en 1812, que quelques naturalistes comptent beaucoup sur les milliers de siècles qu’ils accumulent d’un trait de plume ; mais dans de semblables matières nous ne pouvons guère juger de ce qu’un long temps produirait, qu’en multipliant par la pensée ce que produit un temps moindre. » (p. 117) Or l’ibis égyptien, par exemple, s’étant conservé identique à lui-même depuis l’époque des pharaons, comment croire qu’il puisse changer sur une période de temps plus longue ? À quoi les adversaires de Cuvier répondent que si, en effet, « de mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir de jardinier », l’histoire de la vie sur Terre est un peu plus longue que celle d’une fleur. Au début du XIXe siècle, parler de l’histoire de la Terre en milliards d’années ne peut appartenir qu’à un écrivain indifférent aux débats qui agitent la communauté des savants de son temps ou qui préfère les ignorer.
 
3. Sterne, médecin autant que romancier
Il y a deux règles essentielles en histoire des sciences pour éviter les pièges de l’anachronisme, « le péché des péchés, le péché entre tous irrémissible », pour Lucien Febvre : la première consiste à prendre au sérieux tous les discours en s’interdisant de les lire à la lumière de nos connaissances actuelles, la seconde, qui lui est liée, à se demander ce que les contemporains, et seulement eux, pensaient de ces discours. Mais dans le cas d’une œuvre littéraire, la difficulté est plus grande encore, puisqu’il faut faire la part de l’art et de la science. Tout est permis à un écrivain, même quand il parle de science. Nous venons d’en voir un premier exemple avec Balzac. Nous voudrions à présent en étudier un peu plus longuement un second, celui du roman de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme (1759-1767) (et aussi, à l’occasion, des notes de S. Soupel qui accompagnent l’édition actuelle). Ce texte, dont une bonne partie relate les neuf premiers mois de la vie du héros, « ab ovo » (p. 30), depuis le jour de sa conception, dans la nuit du premier dimanche au premier lundi de mars 1718 (p. 30-31), jusqu’à sa naissance, le 5 novembre 1718, est très imprégné des idées, des théories, mais aussi des modes scientifiques de son temps. Dans une lettre adressée le 23 mai 1759 à son éditeur, Sterne explique que son ambition est d’en souligner le ridicule (ce que Swift avait déjà fait trente-trois ans plus tôt dans ses Voyages de Gulliver). Le romancier anglais aime brocarder les docteurs. Mais nous voudrions montrer que ses railleries, son mépris des pédants, s’appuient sur de solides connaissances scientifiques et font immédiatement penser, à la même époque, au La Mettrie de l’Ouvrage de Pénélope (1748) ou au Voltaire des Dialogues d’Evhémère (1777). Pour être joyeuse, son érudition n’en est pas moins véritable.
 
« Pardon mon ami, n’avez-vous pas oublié de remonter la pendule ? » (p. 27). Tout commence par cette question incongrue de la femme à son mari au moment précis où les parents de Tristram Shandy s’activent à le concevoir. C’est la source de tous les malheurs qui, dès cet instant, s’abattent sur Tristram et sa famille. Il aurait pourtant été possible d’y parer, le héros en est convaincu :
 
S’ils avaient à cet instant dûment pesé le pour et le contre, s’ils s’étaient avisés que de leurs humeurs et dispositions dominantes allaient dépendre non seulement la création d’un être raisonnable mais peut-être l’heureuse formation de son corps, sa température, son génie, le moule de son esprit et (si douteux que cela leur parût), jusqu’à la fortune de leur maison – s’ils avaient mûrement examiné tout cela, je suis persuadé que j’aurais fait dans le monde une tout autre figure et serais apparu au lecteur sous des traits sans doute fort différents de ceux qu’il va voir. (p. 27)
 
Sterne/Tristram raille-t-il déjà, dès la première page ? Cela n’est pas certain, ou en tout cas, pas autant qu’on le croit généralement. L’auteur fait à plusieurs reprises allusion dans son roman (notamment p. 27-29 ; p. 58 ; p. 275-276 ; p. 373) au pouvoir de l’imagination des femmes enceintes par lequel, depuis l’Antiquité, les médecins expliquent la naissance d’enfants difformes. Au Ier siècle de notre ère, Soranos d’Éphèse rapporte dans son traité sur les Maladies des femmes le cas de ces mères ayant accouché d’« êtres simiesques » parce qu’elles avaient vu des singes lors d’un rapprochement sexuel. Il relate aussi l’histoire de ce tyran contrefait qui obligeait sa femme à regarder de magnifiques statues pendant leurs rapports et qui fut ainsi le père d’enfants bien conformés. Comme on le voit, l’imagination de la future mère – jamais du futur père – peut agir en bien comme en mal sur le développement du fœtus. À vrai dire, c’est le plus souvent pour rendre compte de malformations, comme pour Tristram, qu’il est mis en avant.
 
À la fin du XVIIe siècle, le philosophe cartésien Nicolas Malebranche, que Sterne cite dans son livre (p. 95), est un farouche défenseur de cette thèse imaginationiste. Pour lui, le cerveau de la femme enceinte communique avec celui de son enfant par les nerfs et le sang : « les enfants voient ce que leurs mères voient, ils entendent les mêmes cris, ils reçoivent les mêmes impressions des objets ; et ils sont agités des mêmes passions », écrit-il dans De la recherche de la vérité (1674). Malebranche voit dans cette communication l’un des moyens pour la mère d’avoir des enfants de la même « espèce » qu’elle. Mais il peut arriver qu’un événement imprévu vienne perturber cette relation. Il rapporte à son tour le cas de cette femme qui, ayant assisté au cours de sa grossesse au supplice de la roue, a donné naissance à un enfant ayant les membres brisés aux mêmes endroits que ceux du supplicié. Combattue par Maupertuis, Buffon, Haller, l’Encyclopédie, comme une pure fable, cette croyance n’en conserve pas moins, tout au long du XVIIIe siècle, une grande popularité. En écho aux livres anglais de James A. Blondel, The Strength of Imagination in Pregnant Women (1727), traduit en français dix ans plus tard sous le titre Dissertation physique sur la force de l’imagination des femmes enceintes sur le fetus [sic], et de Daniel Turner, The Force of the Mother’s Imagination upon her Fœtus (1730) mentionnés par S. Soupel dans sa note 355 (mais on ne peut pas dire que ces deux ouvrages traitent de la « psychologie des femmes enceintes » !), citons la publication en France, en 1788, par Benjamin Bablot, conseiller-médecin ordinaire du roi, d’une Dissertation sur le pouvoir de l’imagination des femmes enceintes ; dans laquelle on passe successivement en revue tous les grands Hommes qui, depuis plus de deux mille ans, ont admis l’influence de cette Faculté sur le Fœtus, & dans laquelle on répond aux Objections de ceux qui combattent cette Opinion qui connaît un grand succès. Ces fictions médicales relèvent de ce que le XVIIIe siècle appelle la callipédie, c’est-à-dire un ensemble de conseils donnés aux parents pour qu’ils procréent des enfants aussi beaux que possible, ce qu’on pourrait appeler l’art d’avoir de beaux enfants. Une callipédie qui n’est pas sans évoquer la Tristrapédie dont le père de Tristram entreprend la rédaction (p. 334 et suivantes).
 
Quoi qu’il en soit, la question déplacée de Madame Shandy, écrit Sterne, a un effet désastreux sur l’Homunculus en éparpillant et dispersant les esprits vitaux chargés de le conduire « par la main » à destination (p. 28 ; p. 275-276). L’Homunculus ? S. Soupel explique (note 3) qu’il s’agit du spermatozoïde. Il n’en est rien. La description que donne Sterne/Tristram de cette « lueur de vie bien vacillante » ne doit pas tout à son imagination et reflète certaines des conceptions du XVIIIe siècle sur l’infiniment petit et la reproduction :
 
Les plus minutieux des philosophes […], explique Sterne, nous ont incontestablement prouvé que l’Homunculus a été créé par la même main, engendré par le même cours naturel et doué des mêmes facultés et pouvoirs de locomotion que nous ; il a comme nous : peau, poil, graisse, chair, veines, artères, ligaments, nerfs, cartilages, os, moelle, cervelle, glandes, organes reproducteurs, humeurs et articulations ; bref, son être est aussi actif et doit être dit aussi véridiquement notre prochain que le Lord Chancelier d’Angleterre. (p. 28)
 
En d’autres termes, l’homunculus est un petit être humain déjà tout formé contenu dans le spermatozoïde et non le spermatozoïde lui-même. Le moindre accident « tout au long de neuf interminables mois » (p. 29) peut à chaque instant compromettre son développement harmonieux.
 
Sterne ne fait que s’en rapporter ici aux théories de la génération en vigueur à son époque. Il faut d’abord se représenter que, depuis l’invention du microscope et du télescope dans les premières décennies du XVIIe siècle, les savants ont pris conscience, comme l’écrit Pascal dans ses Pensées (1670), que le monde visible « n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature » : « Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, écrit-il, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. » Pour faire comprendre à son lecteur le véritable vertige qui doit saisir tout homme confronté à l’infiniment petit (comme d’ailleurs à l’infiniment grand), Pascal lui propose de penser à un ciron, le plus petit animal visible à l’œil nu connu au XVIIe siècle, sorte de mètre-étalon à l’aune duquel est appréciée la taille des organismes microscopiques nouvellement découverts :
 
qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre, dans la petitesse de son corps, des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible : dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons.
 
Peu après Pascal, La Bruyère exprime dans Les caractères ou les mœurs de ce siècle (1688) le même sentiment de vertige :
 
L’on voit dans une goutte d’eau que le poivre qu’on y a mis tremper a altéré un nombre presque innombrable de petits animaux, dont le microscope nous fait apercevoir la figure, et qui se meuvent avec une rapidité incroyable comme autant de monstres dans une vaste mer ; chacun de ces animaux est plus petit mille fois qu’un ciron, et néanmoins c’est un corps qui vit, qui se nourrit, qui croît, qui doit avoir des muscles, des vaisseaux équivalents aux veines, aux nerfs, aux artères, et un cerveau pour distribuer les esprits animaux.
 
Parmi les êtres microscopiques découverts au XVIIe siècle figurent ce qu’on appelle alors les « animalcules spermatiques », c’est-à-dire les spermatozoïdes. L’auteur en 1677 de cette observation incroyable – au sens premier du mot puisqu’il doit batailler pour convaincre les savants de son temps de son exactitude – est le Hollandais Anton van Leeuwenhoek. Immédiatement, il est persuadé que le fœtus se trouve préformé en miniature dans le spermatozoïde et qu’il ne fait que grandir dans l’organisme maternel au cours des neuf mois de la grossesse. Plus précisément, les préformationnistes animalculistes pensent que Dieu a créé tous les humains appelés à vivre sur Terre emboîtés les uns dans les autres et qu’Il les a placés à l’origine du monde dans les testicules d’Adam, lequel est donc le père de l’humanité. En un siècle où seul le mâle peut régner, où la noblesse vient du père, cette représentation paraît conforme à la dignité de l’homme. Mais cette doctrine, à laquelle semble souscrire Sterne/Tristram, est très loin de faire l’unanimité, et il existe une autre théorie explicative qui recueille davantage de suffrages. Au contraire des animalculistes, ses défenseurs pensent que c’est Eve qui est la mère de l’humanité et que Dieu a placé dans ses ovaires, emboîtées les unes dans les autres, toutes les générations d’humains jusqu’à la fin des temps. On les appelle les ovistes. Régnier de Graaf, cité par Sterne (p. 587), Malpighi, Swammerdam, Malebranche, Fontenelle, appartiennent à cette école de pensée.
 
Compte tenu tout à la fois de l’origine divine de l’homunculus et des périls qu’il court pendant les neuf mois de la grossesse, la question d’un baptême avant sa naissance se pose inévitablement. Sterne la traite dans son roman en reproduisant (p. 72-75) une délibération de 1733 des docteurs de la Sorbonne extraite des Observations importantes sur le manuel des accouchemens (dans sa traduction française de 1734) du grand accoucheur hollandais Hendrik van Deventer. Une fois encore, l’étrangeté du propos peut faire croire que Sterne a tout inventé et il entretient d’ailleurs lui-même l’ambiguïté : « Comme l’authenticité du débat de la Sorbonne sur le baptême a été mise en doute par certains et niée par d’autres, nous avons jugé bon de reproduire ici le texte original de cette excommunication. Mr. Shandy remercie le bibliothécaire du Doyen et le chapitre de Rochester pour lui en avoir donné l’autorisation », écrit Sterne (p. 166, note). De quoi s’agit-il ? À un chirurgien qui demanda s’il serait permis et légal de baptiser par le moyen d’une petite canule un fœtus emprisonné dans le ventre de sa mère qui ne pouvait accoucher, il fut répondu qu’il devait s’adresser à son évêque et, en dernier lieu, au pape, aux avis desquels les médecins consultés se rangeront. Pour insolite que paraissent, et la requête, et la réponse qui lui est apportée, elles n’en sont pas moins authentiques et montrent que le baptême in utero était pratiqué au XVIIIe siècle. Sterne, toutefois, ne se prive pas d’ironiser sur ce « baptême par injection » en se demandant si,
 
après la cérémonie du mariage et avant sa consommation, le baptême, par injection en un seul bon coup de tous les Homunculi à la fois, ne constituerait pas une solution plus brève et plus sûre, avec toutefois la réserve déjà exprimée que si les Homunculi se comportent bien et viennent après cela au monde sains et saufs, chacun d’eux sera de nouveau baptisé […] et pourvu, en second lieu, que l’opération soit possible – et Mr. Shandy craint qu’elle ne le soit – par le moyen d’une petite canulle [sic] et sans faire aucun tort au père. (p. 75, c’est Sterne qui souligne)
 
Le propos de Sterne est probablement assez graveleux. Mais l’est-il vraiment plus que celui, en France, d’un La Mettrie ou d’un Voltaire quand ils abordent les mêmes questions ?
 
4. Science et religion
Ce qui frappe aussi dans ce passage, c’est l’étroite imbrication des discours scientifique et religieux. Mais il n’y a pas à s’en étonner, et l’histoire des sciences en a fini – espérons-le du moins – avec la sempiternelle opposition de la religion à la science et inversement. Jusqu’au XVIIIe siècle, la Bible est considérée par les savants comme un ouvrage de référence qui détient les réponses aux questionnements des astronomes sur la formation et le fonctionnement de l’univers, des géologues sur la formation de la Terre, des paléontologues sur la vraie nature des fossiles, des naturalistes (botanistes et zoologistes) sur l’origine de la vie, etc. La création divine des espèces vivantes au Paradis terrestre, leur nomenclature par Adam, le Déluge, etc. sont autant d’événements historiques avec lesquels les savants font coïncider leurs savoirs scientifiques. C’est le cas lorsque Galilée s’emploie à la fin du XVIe siècle à étudier en géomètre et en mathématicien la forme (conique), la taille (égale au demi-diamètre de la Terre), le lieu (de son centre jusqu’à Jérusalem) et les « gradins » de l’Enfer et qu’il en déduit la taille de Lucifer (2000 brasses = environ 1200 mètres) : vérifier si la vision de Dante est géométriquement fondée relève pour Galilée d’une démarche authentiquement scientifique. C’est le cas encore quand Newton mène tout au long de sa vie une intense réflexion théologique dont témoignent plusieurs de ses manuscrits consacrés à l’interprétation des Écritures, à l’Apocalypse et à la chronologie universelle, et aussi certains passages des Principia (1687) et de l’Opticks (1704) : le Dieu de Newton fait partie de la physique de Newton. C’est le cas toujours quand Albrecht von Haller, convaincu que toute l’humanité était contenue en miniature dans les ovaires d’Eve – c’est un oviste acharné –, se livre à de complexes calculs pour en apporter la démonstration :
 
si mille millions d’Hommes vivent en même temps sur la Terre, et qu’on suppose les générations de trente ans, et l’âge du Monde de six mille ans, il a dû y avoir deux cents générations, et deux cent mille millions d’Hommes ; et il n’y auroit rien d’étonnant dans ce nombre, puisque j’ai fait voir ailleurs quelle est la petitesse prodigieuse des parties de l’Homme quand il commence à se développer. Il reste, à la vérité, cette difficulté, c’est qu’il étoit nécessaire que tous les Enfans, excepté un, fussent renfermés dans l’ovaire de la première Fille d’Eve, et dans sa petite-Fille, excepté deux. Mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait la même proportion entre une Fille adulte, et même toutes les Meres futures, avec les Embryons : rien n’empêche que nous ne croyions l’Embryon plus grand en proportion, et qu’on ne regarde la Mere comme une simple enveloppe de Fœtus, de façon qu’on ajoute à tous ces millions, autant de millions d’enveloppes, et que la somme en devienne cent fois plus grande. (cité dans Bonnet, p. 461-462, n. 1)
 
Adam et Eve, leurs organes sexuels, leurs amours et le cadre géographique qui les abrite, font l’objet jusqu’au XVIIIe siècle d’études savantes menées avec la même attention que s’il s’agissait d’animaux de laboratoire.
 
À plusieurs endroits de son roman, Sterne se fait épistémologue. « Sans fin est la quête de vérité », écrit-il (p. 97), et la manière compulsive dont l’oncle Toby dévore toute la littérature sur la science des projectiles (Tartaglia, Galilée, Torricelli, etc.) et de leur trajectoire, i.e. la balistique (p. 96-98), annonce celle de Bouvard et Pécuchet. Mais, prévient l’auteur, la science est un « fantôme ensorceleur » (p. 98) et il serait plus sage que l’oncle Toby renonce à son désir de savoir. Convaincu que « c’est du soleil des digressions que nous vient la lumière » – et elles sont nombreuses dans son roman ! (et même schématisées p. 425-426) –, Sterne considère que « la plupart des grandes découvertes théoriques ou techniques dont nous sommes si fiers ont […] leur origine dans des rencontres […] futiles » (p. 82). Les épistémologues donnent aujourd’hui à cette sorte de hasard le nom de sérendipité, francisation du mot anglais serendipity forgé en 1754 par l’écrivain anglais Horace Walpole – qui considérait Sterne comme le « Rabelais anglais » – à partir du conte persan « Les trois princes de Sérendip » du poète Amir Khusrau (XIIIe siècle) qui a aussi inspiré le Zadig (1747) de Voltaire. La sérendipité est la faculté de faire d’heureuses découvertes par accident, c’est l’aptitude à reconnaître que ce qu’on a trouvé est plus important que ce qu’on cherchait.
 
Que retenir de cette brève étude sur la science dans le roman de Sterne ? Loin de nous l’idée, naturellement, de contester l’humour, la fantaisie dont il fait preuve dans cette réflexion sur l’écriture romanesque. Mais les quelques exemples que nous venons d’examiner témoignent que l’auteur est plus sérieux qu’on ne croit quand il traite de questions scientifiques, en particulier celles relatives à la génération, et qu’il exprime souvent les sentiments de l’époque. Il y a dans son œuvre plus de science et moins d’ironie qu’il n’y paraît de prime abord. L’histoire des sciences au XVIIIe siècle montre que, si le rire que provoque Sterne chez son lecteur repose sur son style et une érudition joyeuse, il est le plus souvent renforcé par une appréciation erronée parce qu’anachronique de la science de son temps. En cela, les vertus comiques du livre de Sterne risquent bien de s’accroître au fur et à mesure qu’on s’éloignera de l’époque de son écriture et que la science de son temps nous paraîtra de plus en plus étrang(èr)e. À moins que l’histoire des sciences ne continue à veiller…
 
5. Traduire la science
Il y a un dernier point important sur lequel nous voudrions insister. Dans le cas d’une œuvre étrangère, telle que celle de Sterne, la critique littéraire, éclairée par l’histoire des sciences, doit veiller à ne pas être induite en erreur par des choix de traduction souvent loin d’être anodins. Par exemple, certains chapitres (les chapitres IV et XXI du livre I notamment) du roman de Sterne s’adressent aux « curieux » et aux « chercheurs » (curious/inquisitive) (p. 30 ; p. 78), ce qui semble naturel compte tenu du sujet. Or si le dictionnaire de Furetière (1690) explique que « curieux » « se dit en bonne part de celuy qui a desir d’apprendre, de voir les bonnes choses, les merveilles de l’art & de la nature », le même dictionnaire avertit que « chercheur, euse », « celuy qui cherche », « ne se dit gueres qu’en mauvaise part » : on parle de « chercheur de franches lippées, c’est à dire, un escornifleur [parasite]. un chercheur de barbet, c’est à dire, un filou. un chercheur de Pierre Philosophale, c’est à dire, un Chymiste affronteur [qui trompe]. » C’est dans ce sens que Quevedo entend le mot quand il écrit son Buscón (1625) – terme tiré de buscar, chercher – portrait d’un vaurien en jeune homme, un des chefs-d’œuvre du roman picaresque espagnol. Curieux et chercheurs sont donc loin d’être synonymes et de s’entendre dans notre sens actuel, mais cela n’apparaît pas dans la traduction en français[2].
 
Un autre exemple, tiré de la première traduction en français de L’Origine des espèces de Darwin, est plus démonstratif encore. Publié à Londres en 1859 sous le titre On The Origin of Species by Means of Natural Selection, or The Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, le livre du naturaliste anglais (en fait la 3e édition) est traduit en français avec son autorisation en 1862 par Clémence Royer sous le titre De l’origine des espèces ou Des lois du progrès chez les êtres organisés. La théorie darwinienne de l’évolution s’accompagne d’un lexique nouveau qu’il importe de bien définir et… de traduire en français. Dans son Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces (1864), le physiologiste Pierre Flourens oppose par exemple les espèces « immuables », ou « fixes », aux espèces « muables » de Darwin. Or aucun de ces trois qualificatifs n’a encore d’acception biologique. Il en va de même quand il parle de la « mutabilité » des espèces darwiniennes. Seuls les termes de « fixité » et de « variabilité » ont acquis leur signification biologique actuelle : le premier « se dit de la permanence des caractères dans les espèces » (Littré, 1872) et le second désigne la « propriété de présenter des variétés », comme dans « variabilité des espèces » (Littré, 1872). À vrai dire, ce ne sont pas ces termes qui posent problème à Flourens mais l’expression d’« élection naturelle » par laquelle Darwin rend compte du « pouvoir d’élire qu’il donne à la nature », comparable à celui des hommes (p. 6). Élection naturelle ? En fait, le réquisitoire de Flourens contre la théorie de Darwin puise ses arguments, non dans l’édition originale en anglais, mais dans la traduction de Clémence Royer. De ce choix malheureux – et inexplicable car Flourens parle parfaitement l’anglais – découle nombre de malentendus. Clémence Royer traduit-elle vraiment « natural selection » par « élection naturelle » ? La réponse est oui, et nous en avons une preuve par le fait que le traducteur anglais du livre de Flourens traduit à son tour « élection naturelle » par… « natural selection »[3]. Mais on devine qu’il y a loin d’une « élection » à une « sélection », même darwinienne.
 
6. Conclusion
Chez les quelques auteurs évoqués dans notre réflexion sur le rôle de l’histoire des sciences dans l’étude des rapports entre littérature et savoirs du vivant, la littérature l’emporte largement sur la science, laquelle n’est qu’une manière de feu auquel s’allume et s’alimente leur imagination. Or il est beaucoup d’autres œuvres, notamment depuis le Grand Siècle, où les deux discours, de l’homme de lettres et de l’homme de science, sont indissociables. De quel genre relève le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637) de Descartes ? Et l’Histoire naturelle, générale et particulière que Buffon commence à faire paraître à partir de 1749 ? Et les Lettres sur la botanique (1771-1773) de Rousseau ? Et les ouvrages d’histoire de la biologie de Jean Rostand ? L’écriture de la science, sauf depuis la seconde moitié du XXe siècle, ne détermine nullement un genre particulier d’ouvrages identifié comme tel par leurs auteurs et les lecteurs. Autant de paroles de savants, autant de formes littéraires pour les exprimer[4].
 
En 1864, Victor Hugo consacre un chapitre de son William Shakespeare à une comparaison entre l’art – en fait la littérature, la poésie principalement –, et la science. Quoique, concède-t-il, science et poésie aient le nombre en partage – « Sans le nombre, pas de science ; sans le nombre, pas de poésie » –, une différence radicale les distingue : « La science est perfectible ; l’art, non » ; « Le relatif est dans la science ; le définitif est dans l’art ». Si le progrès est le moteur de la science, explique Hugo, l’idéal est celui de l’art. Sans doute la science fait-elle des découvertes, mais l’art fait des œuvres, et, en la matière, un chef-d’œuvre existe une fois pour toutes : « Un savant fait oublier un savant ; un poëte ne fait pas oublier un poëte » ; « L’art n’est pas successif. Tout l’art est ensemble ». Hippocrate, Archimède, Ambroise Paré, Galilée, Newton sont dépassés. Pindare non, Phidias non. Pascal savant est dépassé, Pascal écrivain ne l’est pas. La poésie ne peut décroître, parce qu’elle ne peut croître : « Les sciences, dit Hugo, peuvent étendre sa sphère, non augmenter sa puissance. Homère n’avait que quatre vents pour ses tempêtes ; Virgile qui en a douze, Dante qui en a vingt-quatre, Milton qui en a trente-deux, ne les font pas plus belles. »
 
Incomparable par ses aspirations, la littérature n’aurait rien à attendre d’une science incapable d’idées de génie et sans cesse se raturant elle-même. Nous n’en croyons rien. « La science, comme la poésie, se trouve, on le sait, à un pas de la folie », rappelle fort justement Leonardo Sciascia dans La disparition de Majorana (1975, p. 10). Les livres récents de Jean Echenoz, Des éclairs (2010), et plus encore de Patrick Deville, Peste & Choléra (2012)[5] qui cite Sciascia (p. 90), en sont de brillantes démonstrations. Difficile de savoir à quel genre littéraire appartiennent ces romans dans lesquels on se surprend à chercher des notes infrapaginales et des références bibliographiques dont certains déplorent carrément l’absence[6]. Au point que P. Deville se paie même le luxe de donner des leçons d’épistémologie : « On déroule souvent l’histoire des sciences comme un boulevard qui mènerait droit de l’ignorance à la vérité mais c’est faux. C’est un lacis de voies sans issue où la pensée se fourvoie et s’empêtre. Une compilation d’échecs lamentables et parfois rigolos. » (p. 147)[7]. Ici, l’historien des sciences ne saurait mieux dire que le romancier.
 
On l’a compris, la critique littéraire a beaucoup à gagner à s’éclairer de l’histoire des sciences quand elle s’interroge sur les relations entre littérature et science. Mais l’inverse est vrai également. En ne se cantonnant plus à ses éternelles figures tutélaires, en s’ouvrant à des discours dont les codes ne sont pas ceux de la rhétorique scientifique, l’histoire des sciences peut trouver matière à repenser profondément certains de ses paradigmes, pour ne pas dire mythes, notamment celui d’une révolution scientifique au XVIIe siècle, à la fois graine et fruit de la science moderne.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 
 
Bibliographie
 
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G. Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes. Où l’on établit les caractères de plusieurs espèces d’animaux que les révolutions du globe paraissent avoir détruites. Discours préliminaire [1812], Paris, GF-Flammarion, édition de 1992.
 
P. Deville, Peste & Choléra, Paris, Seuil, 2012.
 
P. Duris, « Monsieur Machine contre l’homme-cheval. La Mettrie critique et vulgarisateur de Linné », History and Philosophy of the Life Sciences, 17 (2), 1995, p. 253-270.
 
P. Duris et G. Gohau, Histoire des sciences de la vie [1997], Paris, Belin, édition de 2011.
 
P. Flourens, Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces, Paris, Garnier Frères, 1864.
 
G. Galilée, Leçons sur l’Enfer de Dante, Paris, Fayard, 2008.
 
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F. Leroy, Histoire de naître. De l’enfantement primitif à l’accouchement médicalisé, Bruxelles, De Boeck Université, 2002.
 
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R.L. Numbers (dir.), Galileo Goes to Jail and Other Myths about Science and Religion, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 2009.
 
J. Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle. La génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie [1963], Paris, Albin Michel, édition de 1993.
 
J. Roger, Pour une histoire des sciences à part entière, Paris, Albin Michel, 1995.
 
L. Sciascia, La disparition de Majorana [1975], Paris, Éditions Allia, édition de 2012.
 
R. Somerset, « The Naturalist in Balzac : The Relative Influence of Cuvier and Geoffroy Saint-Hilaire », French Forum, 27 (1), 2002, p. 81-111.
 
L. Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme [1759-1767], Paris, GF Flammarion, édition de 1998.
 
N. Zimpfer, « Science sans conscience : la satire de la science dans l’œuvre de Jonathan Swift », Études Epistémé, 10, 2006, p. 132-158.


[1]– L’archevêque irlandais James Hussher assure que le premier jour de la Création remonte au dimanche 23 octobre 4004 av. J.-C., à 9 heures du matin précisera Sir John Lightfoot, vice-chancelier de l’université de Cambridge. Selon Hussher, Adam et Eve ont été chassés du Paradis terrestre le lundi 10 novembre 4004 av. J.-C. et l’arche de Noé a abordé le mont Ararat le mercredi 5 mai 1491 avant notre ère.
[2]– Dans un autre domaine, certaines traductions françaises actuellement disponibles de l’œuvre épistémologique du chancelier Bacon sont particulièrement défectueuses de ce point de vue et truffées d’anachronismes.
[3]– Flourens écrit : « M. Darwin commence par imaginer une élection naturelle ; il imagine ensuite que ce pouvoir d’élire qu’il donne à la nature est pareil au pouvoir de l’homme » (p. 6, c’est Flourens qui souligne). Ce que C.R. Bree, An Exposition of Fallacies in the Hypothesis of Mr. Darwin, Londres, Longmans, Green, and Co, 1872, traduit par : « Mr. Darwin begins by imagining a « natural selection ». He then imagines that this power of selection which he gives to Nature is similar to or parallel with the power of man. » (p. 397).
[4]– Cf. notre article « La science prise au mot », in J. Ducos (dir.), Les mots de la science, Paris, Hermann, 2013 (à paraître).
[5]– On pourrait aussi citer le monologue de Patrick Roegiers sur Vésale (Seuil, 1997).
[6]– Dans le livre de P. Deville, il y a des remerciements (p. 221), et même le financement, deux pages après.
[7]– Ce livre sur « la petite bande des pasteuriens » témoigne à de nombreuses reprises d’un véritable goût de l’auteur pour l’épistémologie : quand il évoque les interrogations de Pasteur sur l’origine divine ou non des microbes (p. 25), le feu vert de Littré au néologisme « microbe » (p. 58-59) et les nains Yersin et Kitasato juchés sur les épaules de leurs géants respectifs, Pasteur et Koch (p. 106-107, et aussi : « Yersin sait bien qu’il est un nain. Il est cependant un assez grand nain » (p. 170)), quand il décrit avec amusement la ménagerie sur laquelle Yersin met au point son vaccin contre la peste (p. 118-121), rappelle la loi de récapitulation de Haeckel (dite loi biogénétique fondamentale) (p. 148), fait le portrait de Pasteur (p. 166-171) et de sa bande (p. 212-216). Cf. d’ailleurs l’entretien avec P. Deville que publie la revue La Recherche du mois de mars 2013.



Variations Vésale. La mélancolie de l’anatomiste entre science et art Étude comparée d’un modèle esthétique et d’un paradigme scientifique


S’il est vrai que divers obstacles entravent l’exercice des arts et des sciences, nuisent à leur étude approfondie et en restreignent les effets heureux dans la pratique, je suis d’avis, Charles, Empereur très clément, qu’un sérieux préjudice est causé par la spécialisation excessive des disciplines auxiliaires de chaque art et, bien plus encore, par la répartition fâcheuse des activités entres divers praticiens.[1]
André Vésale, La fabrique du corps humain, 1543.
 
Deux sur chaque table. Hommes et femmes
croisés. Proches, nus et pourtant sans tourment.
Le crâne ouvert. La poitrine béante. Les corps
enfantent maintenant pour la dernière fois.
Chacun trois jattes pleines : de la cervelle aux testicules.
Gottfried Benn, « Requiem », in Morgue, 1912.[2]
 
Et puis aussi, une fois l’homme incisé de la salière au périnée – arbalète des clavicules, bouclier de l’abdomen, soleil avorté du nombril, entonnoir du bassin -, on s’effarera, une fois encore, de la profusion des organes, de la multitude des tissus, de la complexité de la charpente : De humani corporis fabrica, disait Vésale, avec une sorte de fierté, celle d’appartenir à l’espèce qui s’illustrait par cette surenchère de formes, de volumes et de couleurs.
Pierre Mertens, Les éblouissements, 1987.[3]
 
Le terme « Fabrica », parent du mot français « fabrique » et de l’allemand « Fabrik » (usine), n’indique pas que la machine du corps, mais aussi la mise en pièces, pan par pan, de l’humaine mécanique à partir d’un acquis, bâti sur la pratique.
Patrick Roegiers, Vésale, 1997.[4]
 
 
À l’occasion d’un colloque consacré aux « Panthéons scientifiques et littéraires (XIXe- XXe siècles) »[5] et organisé en mars 2010 par Évelyne Thoizet, Nicolas Wanlin et Anne-Gaëlle Weber à l’université d’Artois, le dialogue entre science et art, contenu in nucleo dans le seul mot de techné, devait être réactivé par une interrogation portant sur l’inscription des savoirs dans le texte littéraire, en référence à l’ouvrage de Michel Pierssens, Savoirs à l’œuvre. Essais d’épistémocritique, publié aux Presses universitaires de Lille en 1990[6]. L’accent fut mis sur la construction réciproque du « savant » et du « littéraire », en relation avec l’émergence de cette « troisième culture » attestant la nécessaire réorganisation de leurs frontières comme l’ont montré par exemple Wolf Lepenies[7] ou Elenor S. Schaffer[8]. L’ensemble des contributions constituant « une possible ébauche de ce que pourrait être, en un temps donné, un panthéon à vocation universelle, un ensemble d’auteurs, de textes ou de théories dont on pourrait supposer qu’ils sont connus de tout homme instruit ou érudit, qu’ils dessinent quelque chose comme une « culture » commune, dans le domaine des sciences et dans celui de la littérature »[9].
 
Le « panthéon » en question, comme le souligne Anne-Gaëlle Weber dans son avant-propos, qu’il soit « national » ou « personnel », est indissociable de l’examen de la « fabrique » de l’écrivain ou du savant, des mécanismes autrement dit de la « panthéonisation ». Le mot « fabrique » et son corollaire, le mot « panthéonisation », sont d’importance car situés, pour le sujet qui nous occupe, à l’intersection des siècles et des champs du savoir. Ils migrent ainsi du titre choisi par Vésale à la Renaissance pour son traité d’anatomie à l’esprit dans lequel Patrick Roegiers examine, d’une part, l’apport de Vésale à l’histoire des sciences dans le monologue théâtral qu’il lui consacre en 1997 et, d’autre part, dans lequel il dissèque « le bonheur belge » dans l’imposant roman picaresque qu’il vient de publier[10]. Le panthéon se confond en l’occurrence avec l’index, où voisinent Victor Hugo, moteur de cette fiction ironiquement commémorative, et André Vésale, dont l’ombre plane au-dessus de « ce plat pays » incapable de reconnaître les siens : « – La Belgique est une terre d’asile » ; « – Pas pour tout le monde » (BB, p. 26). Je cite là un échange de répliques entre l’illustre exilé, père des Misérables, qui voit de la fenêtre de son logement bruxellois, sis au 4, place des Barricades, ancienne place d’Orange, la statue de Vésale, « le père des sciences anatomiques. Fondateur de la chirurgie moderne » (BB, p. 29), de dos il est vrai, et un jeune garçon de onze ans, sans prénom ni parents, dont les déplacements candides sur les brisées du grand homme nous font croiser, anachroniquement, Yolande Moreau, Jacques Brel, Hugo Claus, Nadar, Tintin, Simenon, James Ensor, Bruegel, Marc Dutroux et la Malibran.
 
On s’étonnera, au nom du réflexe comparatiste qui commande cette étude, de ne point trouver à l’index un certain Pierre Mertens, un Belge assurément, prix Médicis de surcroît, dont « les éblouissements » rayonnent à partir de « l’humeur noire » draînée par l’anatomie. Son héros en effet n’est autre que Gottfried Benn, médecin entré en poésie en 1912 par un cycle de six poèmes composés en un seul crépuscule, « au sortir d’un cours de dissection à Moabit » (Ébl., p. 81). Médecin militaire à Bruxelles de 1915 à 1916, pour lequel « tout se dédouble » (Ébl., p. 154), l’auteur de Morgue installe son cabinet de dermatologue à la fin de la guerre à Berlin. Tout d’abord favorable à l’instauration du régime hitlérien comme en témoignent deux de ses textes L’Etat nouveau et les intellectuels (1933) et Art et Puissance (1934), il sera exclu en mars 1938 de la Chambre de la Littérature du Reich et recevra en 1951, cinq ans avant sa mort, le prestigieux prix Büchner. Un poète dissecteur, un « artiste » et un « savant », dont Mertens s’est emparé pour en tirer un personnage de fiction. C’est le « versant le plus littéraire, le plus poétique de l’activité « panthéonique » qui, on l’aura compris, retiendra notre attention : d’André Vésale, baptisé « le Prince des anatomistes » comme Verlaine fut appelé « le Prince des poètes », pratiquant la dissection et la décrivant « en artiste », à Patrick Roegiers nouant sur la scène les destins de Dürer et de Vésale dans L’artiste, la servante et le savant, en passant par Pierre Mertens, sondant « la terrible splendeur (du) paysage humain » (Ébl., p. 53) avec les mains et les yeux d’un élève de Vésale, désireux de « donner à voir » dans ses poèmes « ce que les autres cachent ou taisent » (Ébl., p. 50), une histoire culturelle se dessine, un « discours de la méthode » se déploie, « se tenant aussi éloignés du subjectivisme sentimental que du positivisme universitaire »[11] et faisant apparaître, au carrefour de la médecine et de la philosophie, de l’anatomie et de la poésie, du « voir » et du « connaître » le champ de la mélancolie.
 
Mélancolie de l’anatomie. Techné « hors-la-loi » et paradigme scientifique
Comme le rappelle Adolphe Burggraeve, professeur d’anatomie, de pathologie et de clinique chirurgicale à l’université de Gand, dans ses Études sur André Vésale publiées en 1862, l’anatomie aura constitué jusqu’au XVIe siècle la branche « mal aimée » de la médecine, victime d’un préjugé d’autant plus tenace qu’il trouvait son origine dans une série d’interdits religieux et juridiques formulés au nom du « saint respect dû à la dépouille humaine » et déclarant « sacrilège » ou « immonde », par conséquent, « quiconque eût osé y porter la main »[12]. Chez les Égyptiens, les hommes chargés de l’embaumement, c’est-à-dire devant ouvrir les cavités viscérales, afin d’y introduire des substances balsamiques, ne remplissaient bien souvent leurs fonctions qu’au péril de leur vie : le peuple les assaillant à coups de pierre comme pour les punir de leurs profanations. Le même respect pour les morts se retrouve chez les Grecs, convaincus que toute âme privée de son enveloppe matérielle était condamnée à errer sur les rives du Styx jusqu’à ce que le cadavre eût été enterré ou incinéré, et chez les Romains dont la sévérité des lois sur les ensevelissements ôta aux médecins toute occasion d’augmenter leurs connaissances anatomiques[13]. C’est pour cette raison que ni Hippocrate ni Galien, qui comptent parmi les plus grands médecins de l’Antiquité, n’ont jamais ouvert de cadavre humain et s’ils parvinrent à acquérir quelques notions en anatomie, ce fut par des dissections d’animaux ou par l’observation d’os rejetés du sol où ils avaient été enfouis.
 
Si la pratique de l’anatomie humaine fut considérée hors-la-loi durant toute la période antique ou presque, il reste que son potentiel scientifique ne fascina pas seulement des médecins[14]. Des philosophes s’emparèrent aussi de cette branche de la médecine et la cultivèrent avec d’autant plus de zèle qu’ils espéraient trouver dans l’organisme le secret de la vie. Ce fut le cas de Démocrite errant solitaire aux abords des tombeaux dans l’espoir de trouver de nouveaux objets d’étude et de méditation. Ce fut aussi celui de Platon qui pressentit que pour élever l’anatomie et la physiologie au rang des sciences, il convenait de leur consacrer un dialogue : ce sera le Timée, méditation à la fois philosophique et poétique sur « l’économie morale et physique de l’homme ». On peut y lire, en particulier, les mots suivants : « Les intestins sont plusieurs fois repliés sur eux-mêmes, afin que les aliments ne passent pas trop promptement, et que le besoin de nourriture ne reparaisse pas aussitôt qu’il a été satisfait ; car le besoin constant du corps ne permettrait pas de vaquer à la philosophie, et nous mettrait ainsi dans la nécessité de manquer à notre destinée morale »[15]. Burggraeve repèrera naturellement ce qu’il y a « de profondément philosophique et de sensément physiologique » sous cette forme abstraite et même, en maints autres passages, poétique. Quant à Aristote, disciple de Platon, il est aussi l’auteur d’une imposante Histoire des animaux qui aurait bénéficié du soutien d’Alexandre, quand il se fut rendu maître de l’Asie et entreprit d’en faire explorer les contrées en tout sens : une aubaine pour les sciences naturelles.
 
Marie Gaille lui a consacré une anthologie[16] : le « nouage » entre philosophie et médecine est dense et ancien. Son choix de textes et la manière dont elle les organise obéit au même critère que la visite des « panthéons littéraires et savants des XIXe et XXe siècles » organisée par Anne-Gaëlle Weber et ses complices : dans les deux cas, il s’agit en effet de montrer que la relation entretenue entre la philosophie et la médecine comme entre l’art et la science n’est pas de « concurrence », mais de « convergence », sur le plan sous-jacent de l’imaginaire[17], et d’en commenter les évolutions dans l’histoire. Un mouvement de va-et-vient est ainsi repérable, comme le souligne la première, « entre deux formes de pensée, deux métiers, deux pratiques désormais considérées comme distinctes »[18] : quand certains médecins ont estimé que leur réflexion philosophique était indissociable de leur réflexion médicale (Galien par exemple), des philosophes, par ailleurs, ont pu acquérir une formation médicale ou ont pu même commencer par là (John Locke, Karl Jaspers, Georges Canguihem, François Dagognet…). La même oscillation est soulignée par les seconds, prouvant la fécondité d’une analyse conjointe de la manière dont les œuvres littéraires et les œuvres scientifiques ont pu dialoguer à une époque réputée être celle de « la séparation de la science et de la littérature » : l’ensemble des articles publiés mettent ainsi en évidence « un ensemble d’écrivains ou d’œuvres littéraires auxquels se seraient référés des savants pour élaborer les pratiques de leur propre discipline et, inversement, d’observer la nature des exemples de savants ou de théories savantes auxquels pouvaient se référer des écrivains ainsi que le traitement qu’ils leur réservaient »[19]. Philosophie et médecine comme science et art n’ont cessé, en réalité, de se construire l’une en regard de l’autre.
 
Parmi les points de rencontre entre ces disciplines ou ces pratiques, l’étude des troubles de l’âme paraît centrale. Elle est au cœur, comme l’a montré Jackie Pigeaud[20], de la « tradition médico-philosophique » car elle est à l’origine d’un certain nombre de textes scientifiques possédant une dimension littéraire et ayant contribué à la promotion d’un questionnement d’ordre éthique sur la relation entre le médecin et son patient. Des textes tels que Airs, Eaux, Lieux d’Hippocrate, le corpus hippocratique de manière générale, quelques grands dialogues de Platon, Le Gorgias, Le Sophiste, Le Timée en particulier, les œuvres de Plutarque et de Sénèque, les Tusculanes de Cicéron dont Pinel recommandait la lecture dans le traitement de la folie, le courant épicurien et La Lettre à Ménécée au premier chef, les travaux de Galien bien évidemment tracent les contours d’une réflexion où philosophie et médecine possèdent toutes deux une fonction thérapeutique[21]. L’interrogation se développera même jusqu’à la prise en compte par le savoir médical de textes spécifiquement littéraires recélant, selon la formule de J. F. Monagle et D. C. Thomasma, un « savoir narratif » (« narrative knowledge ») comparable à ce que « les néo-kantiens allemands appelaient Verstehen, c’est-à-dire une appréhension puissante, concrète et riche de sentiments, de valeurs, de croyances et d’interprétations qui composent la véritable expérience de la personne malade »[22]. Dante, Shakespeare, Flaubert, Kafka, Thomas Mann, Hemingway, autant de noms associés au développement du motif anthropologique au sein du dialogue séculaire entre médecine et philosophie. Un fil noir coud ensemble ces pages, qu’elles aient été écrites par des médecins, des philosophes ou des romanciers : la mélancolie.
 
Si, dans l’antiquité, médecine et philosophie se rencontrent étroitement autour du pseudo-Aristote et du Problème XXX, rapportant comme on sait la question du génie à celle de la mélancolie, textes scientifiques et textes littéraires convergent, au XIXe siècle, vers les noms de Zola et de Claude Bernard, mais aussi de Victor Segalen qui les lut avec la plus grande acuité. L’histoire des croisements entre la « littérature » et la « science », autrement dit, recouperait souvent cette « esthétique des idées-malades » que l’auteur de Stèles méditait d’écrireà la façon de Maurice de Fleury. Dans l’étude comparée qu’elle leur a consacrée[23], Sylvie Thorel-Cailleteau revient ainsi sur la manière dont Segalen s’est réapproprié, après Zola, la question de la « bile noire » contre la psychiatrie officielle. La thèse de doctorat qu’il soutint à Bordeaux en 1902, intitulée L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes avant de paraître sous le titre Les cliniciens ès lettres, s’inscrit clairement dans la tradition de la médecine dite « de l’âme » et entre en résonnance avec l’intention naturaliste de Zola et de ses proches, désireux de « traiter de psychologie à la manière dont Claude Bernard traitait de physiologie »[24]. Le champ retenu par Segalen comme de ses prédécesseurs n’est autre que celui de la mélancolie, constituant, en tant que « mal lié à une humeur visible », propice à l’observation comme à la représentation, un objet à la fois médical, philosophique et littéraire. La plupart des écrivains jalonnant ce long parcours auraient pu être salués avec les mêmes mots que ceux choisis par Sainte-Beuve pour la parution de Madame Bovary : « Fils et frère de médecins distingués, M. Gustave Flaubert tient la plume comme d’autres le scalpel. Anatomistes et physiologistes je vous retrouve partout ! »[25]. La filiation et la fraternité étant le plus souvent symboliques : sous le signe de Vésale, en effet, un authentique panthéon « médico-littéraire » s’est « fabriqué ».
 
La parution en 1543 de La fabrique du corps humain n’est pas seulement un manifeste en faveur de la dissection : c’est un hymne à l’indivisibilité du savoir, à l’indissociabilité de l’Esprit et de la Main et l’on comprend que Vésale ait été présenté, au fil des siècles qui suivirent, comme le Copernic de la médecine. L’anatomiste fomente sa « révolution » dès sa dédicace à Charles Quint en portant accusation contre la fragmentation – « l’écartèlement » – de sa science et de son art. Si, à l’origine, dans les traités d’Hippocrate en particulier, la thérapeutique obéit simultanément à trois impératifs : la recherche d’un régime alimentaire, l’emploi des médicaments et la pratique de la chirurgie, les médecins les plus réputés, « pleins de répugnance pour le travail manuel », se sont peu à peu déchargés du soin d’accommoder les aliments sur les « gardes-malades », de la composition des médicaments sur les « apothicaires » et des interventions chirurgicales sur les « barbiers ». C’est en Italie que cette division se serait amorcée et que la chirurgie, « la branche la plus importante et la plus ancienne de la médecine », aurait commencé d’être stigmatisée. Or le triple instrument évoqué plus haut intéresse un seul et même praticien et ne saurait, selon Vésale, supporter la division. « Chef d’œuvre de franchise et de raison »[26], selon les mots de Burggraeve, La Fabrique tisse un lien unique entre l’observation antique de la nature – Vésale rend hommage à Homère dont il loue l’admiration pour les chirurgiens et à Galien dont il n’hésite pas cependant à rectifier les erreurs – et l’esprit humaniste de son temps, en entendant la mission médicale de manière unifiée – les savants du XVIe siècle ont compris en effet que « le défaut capital des études unilatérales, c’est de faire des ouvriers de science au lieu d’hommes vraiment instruits »[27].
 
Plaider pour un art médical qui ne préfère pas le « livre » à la « dissection » comme prendre soin d’apprendre les langues anciennes pour le pratiquer, c’est témoigner d’un esprit se plaisant à poursuivre les analogies des êtres au milieu des variations infinies des formes extérieures ou, si l’on préfère, à « comparer pour ne pas choisir » : « Il y a des hommes, commente Burggraeve, qui, par la grandeur et l’élévation de leur génie, n’appartiennent à aucune époque déterminée du développement de l’esprit humain, mais qui semblent le comprendre dans son entier et en constituer l’éternel symbole »[28]. Si Vésale occupe une place fondamentale dans la lignée des hommes qui changèrent la face des sciences : Bacon, Galilée, Descartes, Newton, Lavoisier Bordeu, Bichat, comme il le souligne, c’est parce que grâce à lui, l’anatomie, techné mise hors-la-loi en partie à cause des Romains, « ces éternels propagateurs de préjugés, qui semblent n’avoir eu d’autre mission que d’étouffer l’esprit humain sous la force brutale »[29], a été non seulement réhabilitée dans le cadre de la pratique médicale, mais aussi élevée au rang de paradigme scientifique. En se proposant de disséquer la mélancolie dans son sillage, Robert Burton, « mangeur de livres » impossible à rassasier, est ainsi le premier penseur à tenter une fusion entre médecine, philosophie et art, en « nouant » entre eux les textes fondateurs d’Aristote et du pseudo-Aristote, de Galien et d’Hippocrate : l’anatomie est assimilée dès le titre de son ouvrage encyclopédique à une méthode d’exploration de l’âme. La dissection est clairement devenue, depuis Vésale, un nouveau lieu de l’identification entre « voir » et « connaître », mais ce que Burton regarde ici, à partir des entrailles de l’homme, c’est un paysage mental.
 
Plus d’un siècle avant le frontispice composé par Cochin pour servir d’ouverture, en 1751, à l’Encyclopédie etdont Hugues Marchal a rappelé dans un panorama saisissant qu’il servait « un projet commun de diffusion des savoirs » en représentant en « une chaîne continue » des personnages allégoriques issus des milieux artistiques et scientifiques[30], le frontispice ouvrant l’Anatomie de la mélancolie inscrit le lyrisme dans le registre médical comme pseudo-Aristote avait posé la question du génie en termes de pathologie : à la figure de Démocrite, dans lequel Burton voit son alter ego, plongé dans un traité d’anatomie au milieu de cadavres d’animaux qu’il vient de disséquer, correspond le personnage de l’amoureux transi improvisant son chant, mains tordues et tête baissée, comme si « la voix d’Orphée » devait puiser à la source de la « bile noire » pour mieux s’élever. Le rapport aux obscurs fondements de l’être que désigne la mélancolie est ainsi placé sous la double tutelle d’un médecin-philosophe et d’un poète amoureux. L’argument de l’ouvrage tiendrait en une seule phrase empruntée à Romano Guardini : « Le ressort qui est au cœur de la mélancolie, c’est Éros, le désir de l’amour et de la beauté »[31]. Pierre Mertens s’en souviendra au moment de dessiner la silhouette du poète Gottfried Benn qu’il sait à la fois composée des « corps morts » qu’il a ouverts et des « corps vivants » qu’il a aimés[32].
 
La plupart des interrogations sur la « nature de l’homme » sont les héritières de l’anthropologie anatomique de la Renaissance, qui naît avec Vésale et croît avec Burton. Les analogies mises au jour par ce dernier entre les « corps » et les « textes » amorcent le transfert d’un paradigme que le dix-neuvième siècle va systématiser : c’est aux sciences biologiques et à l’anatomie, en particulier, que la linguistique et l’histoire littéraire, l’ensemble des champs du savoir à dire vrai, emprunteront leur méthode et leurs procédés comme l’a montré récemment Michael Eggers dans une étude interculturelle de l’idée de « comparaison » à l’œuvre dans les textes scientifiques de l’époque[33]. Les Leçons d’anatomie comparée publiées par Cuvier en 1800 et le Handbuch der vergleichenden Anatomie publié en 1805 par Johann Friedrich Blumenbach feront florès en effet et la méthode comparative, dès lors, d’essaimer, en France et en Allemagne, à partir des sciences naturelles : l’Histoire comparée des systèmes de philosophie de Joseph-Marie de Gérando paraît en 1804, tandis que, de l’autre côté du Rhin, Carl Ritter, Friedrich Schlegel, Franz Bopp et Wilhelm von Humboldt envisagent leurs disciplines respectives, la géographie pour le premier et la linguistique pour les seconds, dans une optique comparatiste. C’est aussi à la terminologie de Cuvier comme à sa méthode, selon Fernand Baldensperger[34], qu’Abel François Villemain se réfèrera pour penser l’histoire de la littérature : son Cours de littérature française dont la publication s’échelonne de 1829 à 1864[35] témoigne de ce que la littérature comparée a été fondée dans un contexte épistémologique dont l’anatomie occupait sans conteste le centre.
 
Notre propos n’est pas cependant d’examiner ici de manière exhaustive le transfert épistémique du modèle anatomique dans les textes scientifiques, mais de comprendre, plus modestement, comment André Vésale a pu jouer le rôle d’un passeur culturel et réactiver au XXe siècle une réflexion éthique et esthétique sur l’intrication de l’anatomie, du théâtre, du lyrisme, de la mélancolie et de la comparaison dans un contexte historique tragique. Les poèmes de Gottfried Benn, le roman de Pierre Mertens et le théâtre de Patrick Roegiers se présentent en effet comme trois variations sur cette conviction héritée de Vésale qu’« on ne connaît les hommes que si on se frotte à eux, si on s’use à les tâter » (Ébl., p. 133). Une idée simplement puissante après les catastrophes qui ébranlèrent le siècle : le seul humanisme dont on puisse encore parler sans pécher contre l’esprit est alors « humble attouchement d’infirme à infirme ».
 
Art de la dissection. Plaisir de l’œil et protocole compassionnel
Artiste ou savant ? La question se pose à plus d’un titre pour Vésale. D’abord, parce ce que, jusqu’au XIXe siècle, on parla communément de la médecine comme d’un art, au sens latin du mot ars, traduction du grec techné, qui désignait simultanément ce que nous entendons aujourd’hui d’une part par « art » et d’autre part par « science », autrement dit un « savoir appliqué ». Ensuite, parce que l’anatomiste de la Renaissance a apporté un soin tout particulier à l’édition de ses textes. Avant lui, les dessins destinés à pallier le manque de cadavres étaient extrêmement simples, voire grossiers. Exceptions faites en 1499 et 1501 des planches anatomiques réalisées par Kethan, Peiligk et Hundt et, bien évidemment, en 1525, des figures extraordinaires ajoutées par Dürer à son livre : De la symétrie et de la proportion du corps de l’homme et de la femme. Vésale a non seulement inventé l’anatomie humaine, il a aussi créé l’iconographie, sans laquelle ses observations n’auraient pu être diffusées. Les planches qu’il fit graver, surtout celles relatives à l’ostéologie et à la myologie, sont, d’après Burggraeve, « de vrais chefs-d’œuvre »[36]. Le savant aurait eu recours, comme l’indique un passage des Vies des peintres de Vasari, à un élève du Titien, un jeune flamand du nom de Jean de Calcar (Hans van Kalcker). Si la plupart des grands anatomistes ont été aussi d’excellents dessinateurs – Scarpa, Cuvier nous en apportent la preuve – et que la contemplation de la formidable organisation du corps humain puisse inspirer au dissecteur un sentiment artistique, il reste que Vésale, comme lui-même le précise à Charles Quint, a tenu à insérer dans sa Fabrique « des représentations si fidèles des divers organes qu’elles semblent placer un corps disséqué devant les yeux de ceux qui étudient les œuvres de la Nature ».
 
Ses planches anatomiques, dessins et gravures, ne sont pas seulement de parfaits simulacres, ce sont d’authentiques tableaux et l’on comprend que le Docteur Burggraeve, en les ayant sous les yeux, sorte du registre historique et critique pour, à son tour, les poser sous nos yeux. Ante oculos ponere. La neutralité scientifique cède alors la place à l’échauffement lyrique et la chronologie à l’hypotypose : « Voyez ces écorchés ; comme les muscles y sont bien accusés ; comme la contraction s’y fait sentir ! Et ces squelettes, comme leurs poses sont faciles et naturelles, comme ils révèlent bien les lois de la mécanique animale ! Il y a dans toutes ces gravures une expression et une harmonie qui frappent ceux mêmes qui ne sont pas anatomistes, et que les artistes surtout y admirent »[37]. L’énallage de ton est symptomatique : tout se passe comme si l’on ne pouvait commenter les tables de Vésale qu’en poète. Décrire ne suffit plus, il faut sentir et « sentir », en poésie, nous souffle l’exégète exalté comme pour se faire pardonner sa fièvre, « c’est déjà être artiste ». Nous dirons qu’il est en empathie avec son sujet, parce que son sujet a lui-même senti en artiste la beauté et l’harmonie du corps humain. Ce surcroît d’expressivité nous prépare en tout cas à d’autres « emportements » et d’autres « métamorphoses ». Fréquenter Vésale, en d’autres termes, c’est se déclarer prêt à s’engager dans une « histoire de l’œil » spectaculaire et à sonder la chair du monde avec une plume non ordinaire. À développer jusqu’au lyrisme une exclamation écrirait Valéry.
 
« Voir pour savoir » : telle serait la devise de Patrick Roegiers, homme de théâtre, romancier et critique photographique. Entre 1985 et 1992, il a publié environ 500 articles dans Le Monde et il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur la photographie dont quelques essais marquants sur Lewis Carroll, Diane Arbus, Bill Brandt, Jacques-Henri Lartigue, Roland Topor et René Magritte. Il a également conçu et organisé de nombreuses expositions monographiques ou thématiques (Barcelone, Lisbonne, Montréal, Ottawa, New York, Tokyo, Mexico, La Nouvelle-Orléans, São Paulo, Rio de Janeiro). Égrener les titres des neuf romans qu’il a publiés aux éditions du Seuil dans la collection Fiction & Cie revient à explorer un seul champ : celui de la vision. Beau Regard (1990), Hémisphère nord (1995), La Géométrie des sentiments (1998), L’Oculiste noyé (2001), Le Cousin de Fragonard (2006) etc., quand l’obsession oculaire de l’écrivain ne se trahit pas en couverture, elle se déploie dans le roman, tantôt dévolu à un seul peintre : Friedrich dans Hémisphère nord, tantôt à l’histoire de la peinture tout entière : La Géométrie des sentiments. « Voir pour savoir » est aussi, comme il l’écrit lui-même, « la prime raison de la dissection » (ASS., p. 54) et l’on comprend, par conséquent, que l’exploration anatomique ait retenu l’attention de ce voyeur polymorphe au style perçant.
 
L’artiste, la servante et le savant est composé de deux monologues, l’un est prononcé par Suzanne, la servante d’Albrecht Dürer, lors de la veillée funèbre de son maître, le 6 avril 1528 ; l’autre par André Vésale, le 15 octobre 1564, jour de sa mort, alors qu’il vient de faire naufrage sur l’île grecque de Zante, au large du Péloponnèse. Le choix de ce diptyque n’est pas anodin : les vies et les œuvres du peintre et de l’anatomiste se rencontrent en effet en bien des points. Les deux hommes sont mêmement « doués d’une main leste et d’un œil vif » (ASS., p. 19) ; tous deux furent des « seigneurs » en Italie et chez eux des « parasites » (ASS., p. 23) ; en proie tous deux à des « torpeurs » que l’exil devait transformer en « mélancolie ». Propres enfin à échanger leurs « dominantes » pour l’art de la gravure. Tandis que Vésale, on l’a vu, s’adjoint l’aide d’un artiste pour animer ses analyses scientifiques et se comporte en artiste vis-à-vis de sa pratique, Dürer, quand il grave, tient du chirurgien : «
 
L’art de la gravure sur bois, mode d’impression en relief (lié à l’imprimerie) qui requiert un soin extrême, force à évider les blancs au canif, puis au fermoir et à la gouge, distincte de la gravure sur cuivre (unie à l’orfèvrerie), au tracé en creux, qui astreint à manier le burin et à inverser le dessin en taillant des traits raides et serrés sur l’aire polie de la plaque rivée sur un coussinet, garni de sable, que fait virer le graveur de la senestre, tout en guidant de biais la pointe effilée, pareille à une aiguille, du petit ciseau, au manche niché dans la paume de la dextre, qu’il incise en douce, avec tact, tel un chirurgien oeuvrant sur une portion de chair bordée de compresses.
 
Le devenir-Vésale de Dürer et le devenir-Dürer de Vésale doivent nous rappeler que « l’art, lié à la science, (est) un acte aussi de connaissance » (ASS., p. 58. Nous soulignons). Si l’art de Dürer est placé ici sous le signe de la minutie, terme qu’il octroya à ses « créations raffinées » (ASS., p. 15), celui de Vésale relève de l’excès. Comme dans certains palais romains, où la salle de bal jouxte celle des reliques, les os et les entrailles qui lui tombent sous la main se parent de l’éclat des pierres précieuses : « Poursuivons le saut dans l’abyssale structure, ravin des merveilles, où la science, trop abstraite, n’a pu plonger, lacis de tubes et de fils, de tendons et de ligaments, de fibres nacrées, de muscles corail, carmin, lie-de-vin, rosé violacé… » (ASS., p. 55). Ne nous méprenons pas : il ne s’agit pas pour Roegiers d’occulter « la vérité du corps », laquelle gît dans la chair, mais de lui conférer une dimension spectaculaire. « La bouillie des viscères, où gîtent et grouillent les vers » devient alors une scène baroque, sur laquelle se joue, « devant un parterre de novices, d’experts, de pontifes et de badauds ébahis », la tragi-comédie de la dissection. L’isotopie théâtrale nous conduit, en l’occurrence, de la farce carnavalesque jouée en 1540 par Vésale à l’université de Bologne – en alternance avec un certain Matteo Corti, autre galéniste convaincu -, mêlant en un banquet jovial et funèbre la chair morte et la bonne chère, à une sorte de messe fabuleuse célébrée dans l’après-midi du 29 janvier d’on ne sait quelle année et qui s’achève en parodie de prière : « Ainsi prend fin l’anatomie de trois sujets humains et six carlins. Amen » (ASS., p. 56). Ni « boueux » ni « boucher », l’anatomiste officie au contraire en prêtre laïc et en dramaturge inspiré : « Voici, côté cour, la balle du foie (…) – palpez-le -, le sac de l’estomac et la rate, côté jardin, où se purge le sang… » (ASS., p. 55).
 
Des théâtres anatomiques dont l’architecture fait songer à un œil, comme en témoigne la photographie de l’amphithéâtre de l’université de Padoue édifié par Alessandro Benedetti qui figure en couverture de ces deux monologues – la table d’autopsie fichée au centre évoquant, vue de haut, la pupille d’un chat – aux fables attachées à la pratique de la dissection – Vésale ne fut-il pas accusé d’avoir ouvert un noble espagnol encore vivant et condamné à la peine capitale pour un tel sacrilège ? -, tout, dans la techné anatomique, a partie liée avec la représentation. La mort même de son inventeur s’inscrit dans un décor épique. Philippe II aurait en effet commué sa condamnation à mort en un voyage expiatoire en terre sainte. C’est donc à Jérusalem que le savant aurait reçu du sénat vénitien l’offre de la chaire d’anatomie devenue vacante par la mort de Fallopia. Vilipendé à Bruxelles et diabolisé à Madrid, Vésale, âgé de cinquante ans seulement, s’apprêtait à regagner l’Italie, ce « foyer actif du génie » comme il l’avait baptisée, mais poussé par les vents contraires, son vaisseau sombra au milieu d’une terrible tempête sur les côtes d’une île située vis-à-vis du golfe de Lépante. L’anatomiste mourut seul à Zante comme Napoléon à Sainte-Hélène. Le dernier mot de son histoire fut gravé comme il se doit par un artiste : un orfèvre, qui le reconnut et lui fit donner une sépulture dans une chapelle dédiée à la Vierge, dont il devait rédiger lui-même l’inscription : Andreae Vesalii bruxellensis tumulus qui obiit idibus octobris, anno 1564 etatis vero suae quinquagesimo quum hierosolimis rediisset[38].
 
Et chacun d’apporter ensuite son concours à l’embellissement du monument comme de la gravure funéraires. Burggraeve rend hommage au savant en butte aux médisances car en avance sur son temps : « Ainsi périt, victime de son amour pour la science, l’homme prodigieux qui créa la plus vaste de toutes, à une époque où tout était encore obstacle à ses progrès ; l’homme dont la vie entière ne fut qu’une longue lutte du savoir contre l’ignorance, de la vérité contre le mensonge… »[39]. Les dernières paroles que lui prête Roegiers rendent un son plus mélancolique, plus shakespearien[40] : « Je délaisse sans dépit le théâtre d’ici-bas. Le monde est une scène. La vie n’est qu’une ombre. Il ne reste du vivant que le squelette, pantin piteux, défet de la pensée, recors fossile des sens, relique du remuant. Le rébus de ma tombe doit être percé au plus tôt. Retour à la fange, seul asile pour moi […]. La fin est funeste, mais la gloire est éternelle. Mon nom sera-t-il sauvé de l’oubli ? Qui m’entend ? […] Allons, Vésale, prends congé de ton être. Disparais, tu es mort … » (ASS., pp. 68-69). Et les âmes de Dürer et de Vésale de se mêler, on l’imagine, au vent du large, tandis que la « servante » demeure sur la grève, un crâne entre les mains… Mertens voit quant à lui dans la destruction, en 1916, d’une édition de l’œuvre de Vésale par les troupes allemandes un signe que le Mal absolu est en marche. À son épouse Édith, venue le retrouver pour quelques jours à Bruxelles et qui s’enquiert du sort de Louvain : « Ce n’était pas une ville d’art ? Tu m’as écrit toi-même, dans une de tes lettres, que nos soldats y avaient mis le feu… », le Docteur Benn répond : « C’est vrai. Ces maladroits auraient même détruit, paraît-il, une édition sur vélin de De corporis humani fabrica, d’André Vésale. Le respect fout le camp ! » (Ébl., p. 118).
 
L’édition en question, avec figures découpées et superposées, avait porté à son plus haut degré, l’art du typographe et du graveur. Son caractère unique provenait de ce que les planches permettaient d’examiner les organes sur leurs deux faces et donnaient, par conséquent, un aperçu parfait de leur situation les uns par rapport aux autres. Un manuscrit précieux tant pour son apport scientifique que pour sa qualité d’impression[41]. Un objet d’art assurément dont la destruction, irréparable perte, a aussi valeur de symbole. Elle fait monter en Gottfried Benn une bouffée de cynisme : sous les cendres de la bibliothèque de l’université de Louvain se profile le souvenir de Dresde, autre ville d’art[42]… Mais comment s’en prendrait-on aux villes d’art ? « À Dresde, spécule ironiquement le docteur-philosophe, il n’arrivera jamais rien car on ne bâtirait pas des palais en style rococo si l’on pensait qu’ils peuvent être, un jour, détruits ! » (Ébl., p.118). Et Benn de regretter amèrement d’avoir étudié la dermatologie au lieu de la thanatologie. Les éblouissements de Pierre Mertens se propagent à partir d’un « livre brûlé » comme La Pluie d’été de Marguerite Duras. À partir d’une obscurité, de l’autodafé à l’Holocauste, susceptible aussi de fulgurer. Le mot « éblouissement » ne possède-t-il pas deux sens comme le souligne l’auteur : « l’un renvoie à la lumière, et l’autre à la nuit. Et ainsi va, et tant va notre regard qu’il peut, contre toute raison, confondre l’un avec l’autre… » (Ébl., p. 234). Dans la pièce de Duras, ce sont les Psaumes de David qui partent en fumée. Dans le roman de Mertens, ce sont des études d’anatomie. Nous ne sommes encore qu’en 1916 et la Shoah n’a pas eu lieu. L’ombre de Vésale, et sa lumière, vont lentement s’étendre sur l’ensemble de l’œuvre et nourrir une méditation sur la compassion envers le corps humain. Ce corps que les nazis ont affecté de célébrer et sur lequel ils se sont abattus comme des charognards.
 
À l’exception de deux ou trois images, culinaires et joaillières, d’un lyrisme convenu, apparentant le sang qui coagule à du « chocolat tiède » (Ébl., p. 57), les viscères à des « pierreries […] aux éclats de saphir et de rubis » et la boite crânienne à « un vase bleuté, opalin […] : un Graal » (Ébl., p. 58), la séquence de dissection qui doit former Benn, comme médecin et comme poète, est d’une « minutie » – pour reprendre le terme de Dürer – qui confine au « fantastique ». C’est une fois encore Dürer qu’il faut convoquer, non point, cette fois, celui de La Grande Touffe d’herbes (1503), mais du rhinocéros « amené d’Indes, débarqué à Lisbonne, le 20 mai 1515, don du roi de Portugal, Manuel Ier, au pape Léon X… » (ASS., p. 16), dont il copia la dépouille empaillée avec une telle méticulosité qu’il fit de l’animal un monstre. La description anatomique de Mertens, d’une précision, comme il se doit, chirurgicale, témoigne d’une volonté de « durcir la langue » par élimination des adjectifs et des comparaisons et promotion, au contraire, du substantif appartenant au lexique médical, qu’il réfère au corps ou au matériel requis par l’opération : « L’anatomiste retire le contenu de la cage thoracique avec des pinces à griffes, il arrache le bloc cœur-poumons […]. Il recourt à l’éponge pour se mettre à la recherche du rein, de l’aorte. Il extirpe l’intestin grêle et le gros intestin, sectionne les boyaux, les étrangle avec une cordelette que noue, à ses cotés, un assistant morgueur […] ». Le discours adressé par le dissecteur aux étudiants redouble cette tératologie du détail : « Voyez, annonce-t-il, je tranche le mésentère, tout au long de son insertion sur l’intestin, j’introduis ensuite la branche boutonnée de l’entérotome dans la lumière de l’organe… » (Ébl., p. 57). Hugues Marchal parlerait ici de « stratégie d’expression littérale ».
 
Quand Roegiers nous ouvre les portes d’un « théâtre », sur la scène duquel s’enlacent les adjectifs et les métaphores comme les fleurs aux os dans une Vanité baroque : « Et voici les reins sertis de cruels calculs, ainsi que la vessie d’où saillit l’urine. Échancrons à présent le poitrail où s’épand le chaos de la vie, longeons la laie de la trachée, la forge des poumons, sas gonflé d’air, où s’exhale le halo du cœur, dont les artères escortent le tempo… » (ASS., p. 55), Mertens nous introduit dans un « laboratoire », mot-clé de la poétique de Benn comme le rappelle Pierre Garnier dans sa préface à l’anthologie qu’il lui a consacrée. Le critique a naturellement recours au vocabulaire pathologique pour analyser le style expressionniste du poète et, en particulier, de l’un de ses textes au titre évocateur : « Icare » : « Les verbes bordent les substantifs, les qualifient presque ; donc, poèmes de substantifs, parfois si vigoureux qu’ils se dédoublent et se multiplient, font grosseurs et tumeurs »[43]. Comme Benn lui-même avait évidemment envisagé le Moi lyrique à travers le prisme médical dans Double Vie : « Nouveaux travaux. Nouvelles tentatives du Moi lyrique. Processus digestifs, congestions heuristiques, hypertonies monistiques transitoires pour la genèse du poème »[44]. Ici encore, ne nous laissons pas abuser : le laboratoire linguistique, à la différence du laboratoire médical, n’est pas aseptisé. Dans la séquence qui nous occupe, Mertens reprend seulement à son compte les orientations esthétiques de l’auteur de Morgue, qui introduisit en poésie « une terminologie philosophique, linguistique, médicale » qu’il ne devait pas employer « avec discrétion »[45]. En résumé, il s’agit pour Mertens de nous montrer l’apprenti-médecin à l’œuvre dans une salle de dissection en 1906 comme l’apprenti-poète se tiendra, en 1912, à sa table d’écriture : en lutte contre les mollesses du néo-romantisme allemand.
 
Si l’ombre de Vésale plane au-dessus du roman de Mertens, celle de Nietzsche plane au-dessus de la « leçon d’anatomie » en question : « Mais pourquoi penser à Nietzsche ici, devant ce corps d’un inconnu que vient d’ouvrir et de déployer l’anatomiste ? Pourquoi penser à Nietzsche ici où l’enfance vient de prendre fin ? » (Ébl., p. 53). Interrogation centrale, Mertens l’a bien compris, quand on sait l’influence qu’exerça le philosophe, non seulement sur Benn, mais sur l’ensemble de sa génération. La « fulgurance » résulte ici de la rencontre de ces deux ombres, de cette « ombre double » chargée d’exprimer la « rigueur » à travers la « régression ». La régression ici ne saurait se confondre avec la « zone de tendances ou d’instincts » découverte par les psychanalystes et sollicitée par les surréalistes, mais correspondrait plutôt à un mode d’émigration intérieure. Un exil en profondeur. Benn, on le lui a assez reproché, n’a pas quitté l’Allemagne au moment de la montée du nazisme. S’il a, un temps, succombé à ses tueuses chimères, il les a fuies rapidement. Pas en partant pour l’Amérique ni en se retranchant de la réalité du monde, mais en descendant au plus profond du corps humain, où « toutes les turbulences de notre vie se gravent et déposent leurs sédiments » (Ébl., p. 20) : « À la guerre, en temps de paix et à l’arrière, comme officier ou comme médecin […], devant les cachots des prisons et les cellules caoutchoutées, au chevet des lits et au pied des cercueils, dans le triomphe comme dans la défaite, j’ai toujours eu la sensation que la réalité n’existait pas. Je déclenchais une sorte d’état de concentration intérieure, j’actionnais de secrètes sphères, et l’individuel disparaissait pour faire place à une couche primitive, ivre, riche d’images et « panesque »[46].
 
C’est bien le dionysiaque, en un mot, ici confondu avec le Moi lyrique, que le médecin-poète trouve au bout de sa catabase. L’expérience primaire que constitue la dissection rejoint donc celle de la genèse du poème. De même que pour Vésale, le « voir » était aussi un « connaître », le Moi lyrique, pour Benn, est aussi un Moi connaissant. Désirer réintégrer « l’espace placentaire, au seuil des mers du visage originel », c’est, à l’instar du chirurgien ou de l’anatomiste, risquer de devenir un intouchable en ayant affaire, inter faeces et urinas, au sang. Car il s’agit bien pour le médecin comme pour le philosophe d’« inspecter (le) sens de la chair qui doit (lui) donner une métaphysique de l’Etre, et la connaissance définitive de la vie ». Camille Dumoulié l’a remarquablement analysé dans son « éthique de la cruauté »[47] : il existe pour Nietzsche « une écriture de la chair » et il est nécessaire de retrouver « sous les flatteuses couleurs » du « culturel » – pesant « camouflage » – « le texte effrayant de l’homme naturel ». Traversé par des forces dont l’esprit est le réceptacle, le corps fait immédiatement sens et signe. À la différence du texte, la chair est écriture vivante : les forces y impriment des « vibrations » et y creusent des « labyrinthes » ; elles ont la forme d’un « cri » et ce cri, il faut, pour qu’elles ne demeurent pas informulées, que « la raison les accueille ». Juste après avoir pensé à Nietzsche, Benn, mélancoliquement penché au-dessus d’un corps ouvert, se souvient de son père. De sa voix, surtout, qu’il reconnaît avoir haïe pour sa toute-puissance : « c’était la voix de quelqu’un d’incapable d’erreur, et qui ne se serait jamais autorisé la moindre petitesse » (Ébl., p. 53). C’est à cause de cette voix éclatante que le poète aurait laissé s’éteindre la sienne.
 
Le modèle nietzschéen ou, plus justement, l’impulsion nietzschéenne rencontre ses limites dans cette voix sans timbre choisie par le poète pour dire ce qu’il a à dire : « doute aigu, lourde incertitude, effarement devant les choses ». Si le geste anatomique lui permet de « reprendre contact avec l’intensité pulsionnelle qui excède l’unité du sujet et les clivages de la langue »[48], ce n’est pas la cruauté cependant qu’il espère loger au cœur de sa poésie, mais la douceur. Car « on ne crie pas les mots qui sont déjà, dans l’œuf, des cris » (Ébl., p. 53). En dépit de la parenté originaire de Dionysos et du monde des Mères, la régression que Benn appelle de ses vœux comme condition sine qua non de la création ne se confond pas simplement avec un affaissement dans l’univers maternel. Sa mère, morte d’un cancer, est sans doute la figure autour de laquelle le drame de sa poésie s’organise comme le suggérerait le vers final de « Requiem », poème auquel nous empruntions l’exergue de cette étude : « J’ai regardé les restes de deux qui naguère paillardaient/ensemble. C’était là comme sorti d’un ventre de mère »[49]. Et il est incontestable aussi que la longue série des corps vivants, mais le plus souvent flétris, souffrants, marqués, des prostituées qu’il soigne à son cabinet berlinois et qu’il peut retenir une nuit pour en jouir, lui fournit sa matière : « Les poèmes conduisent aux femmes et les femmes à d’autres poèmes » (Ébl., p. 81), mais son style, le style des poèmes de Morgue en tout cas, fuit les excès du dithyrambe au rythme et au timbre dionysiaques : syncopes, interjections, résonnance d’assonances et d’allitérations
 
Le lecteur de Benn, à la différence du lecteur de Nietzsche, ne doit pas faire avec lui le pari de la « foi dionysiaque », même au plus fort moment de son expressionnisme lyrique, pas plus qu’il ne doit espérer percevoir, sous les locutions néo-grecques qui trufferont un poème plus tardif comme « Bolchevik » par exemple, les accents d’Apollon. Pour reprendre la métaphore nosologique de son préfacier, « les tissus linguistiques semblent parfois atteints de tumeurs »[50], et ce n’est ni le Dieu de la danse ni celui de la statuaire, par conséquent, qu’il faut entendre s’exprimer dans les vers de Morgue, mais bien celui de la médecine : Apollon au couteau. Le dissecteur comme l’écrivain aspirant à « tout voir au même titre » : « Rectum, uretère et vessie, prostate, vésicules séminales : quel beau mélange d’ordures et de fantasmes recelèrent ces entrailles. Nous sommes peu de choses et tellement immenses à la fois… » (Ébl., p. 71). L’anatomie, panoptique panesque, fournit donc à Benn un analôgon comme l’archéologie à Freud, mais surtout lui permet de formuler avec la plus grande exactitude poétique le sentiment, double, évidemment, qu’il nourrit à l’égard du genre humain : une « clairvoyance » pleine de « compassion ». Le cynisme du maître anatomiste d’Alt-Moabit, se moquant du cadavre qui lâche ses gaz et ses urines, comme celui de son élève, reniflant au sexe d’une prostituée « une odeur d’autopsie », s’articule comme une étape, certes cruelle, dans l’exercice spirituel que représente aussi la dissection, mais au bout du couteau est la pitié : « On ne s’habitue pas […]. Aucun danger que notre sensibilité s’émousse jamais […]. On a pitié de tous, vous savez. De l’espèce » (Ébl., p. 76).
 
La résistance au nazisme de Gottfried Benn passe par Vésale pour conclure. Aux antipodes de « la sémillante Mme Riefenstahl » (Ébl., p. 245) arpentant les stades olympiques, avec sa casquette et ses lunettes bleues, et exaltant au soleil d’Apollon les belles formes, le mélancolique Dr. Benn fréquente les mouroirs avant de transformer son cabinet médical en bordel. Car les corps, vivants ou morts, méritent plus qu’un long travelling. Et si, un temps, l’artiste faustien, dans un vertige, a cru « voir la Grèce, à l’âge dorien, renaître en Allemagne » et envisagé d’« immoler sa clairvoyance sur l’autel d’un univers qu’il s’imagine, tout à coup, régressant jusqu’à sa première aurore » (Ébl., p. 235), ce temps n’a pas valeur d’éternité. Benn ne s’est pas trompé de régression car c’est un anatomiste qui a guidé sa main dans « cette joie du sauvetage des formes » qui ressemble à l’amour. Les corps, morts ou vivants, il les a pénétrés jusqu’à l’âme, laquelle ne pèse pas grand-chose, comme on sait. Elle parle cependant, même à la morgue, le langage des fleurs. La techné la plus mal aimée se révèle, à la fin, la plus aimante et se confond avec le style :
 
Un livreur de bière noyé fut hissé sur la table
Quelqu’un lui avait coincé entre les dents
un aster couleur de lilas clair et d’ombre.
Lorsque parti de la poitrine
et sous la peau
j’excisai le palais et la langue
avec un long couteau
je dus l’avoir heurté car il glissa
sur le cerveau posé à coté.
Je l’enfouis dans la cage thoracique
parmi la laine de bois
quand on se mit à recoudre.
Bois dans ton vase jusqu’à plus soif !
petit aster ![51]
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 


[1] André Vésale, La fabrique du corps humain (De humani corporis fabrica), préface, éd. bilingue et trad..fr. L. Bakelands, Actes-Sud-INSERM, 1987, p. 19. Du même auteur, voir aussi Epitome, sorte de résumé de la Fabrique, en particulier la dédicace au Prince Philippe, fils de Charles Quint (1542). Une traduction en anglais de ce texte, par L.R. Lind, est disponible (New York, The Macmillan Company, 1949), de même qu’une traduction française plus récente : Résumé de ces livres sur « La fabrique du corps humain », texte et trad.. par J. Vons, intr., notes et comm. par J. Vons et S. Velut, Les Belles Lettres, 2008.
[2] Gottfried Benn, Poèmes, traduits de l’allemand et préfacés par Pierre Garnier, NRF/Gallimard, 1972, p. 39. Auf jedem Tisch zwei. Männer und Weiber/kreuzweis. Nah, nackt, und dennoch ohne Qual./ Den Schädel auf. Die Brust entzwei. Die Leiber/gebären nun ihr allerleztes Mal/Jeder drei Näpfe voll : von Hirn bis Hoden, Sämtliche Werke, Band I, Gedichte 1, herausgegeben von Gerhard Schuster, Klett-Cotta, 1986, p. 13.
[3] Pierre Mertens, Les éblouissements, Points/Seuil, 1989, p. 68. Abrév. Ébl.
[4] Patrick Roegiers, L’artiste, la servante et le savant, Seuil, 1997, p. 58. Abrév. ASS.
[5] Les actes ont été publiés en 2012 sous le titre Panthéons littéraires et savants, XIXe-XXe siècles, Artois Presses Université, coll. Études littéraires.
[6] Comme le souligne A.-G. Weber dans son avant-propos : « C’est à Michel Pierssens que l’on doit également le principe souvent répété suivant lequel le littéraire et le scientifique ne se séparent qu’en se référant l’un à l’autre », op. cit, p. 9.
[7] Wolf Lepenies, Die Drei Kulturen. Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft, München, Carl Hanser Verlag, 1985.
[8] Elenor S. Schaffer (éd.), The Third Culture : Literacy and Science, Berlin, New York, Walter de Gruyter.
[9] A.-G. Weber, op. cit. p. 10.
[10] Patrick Roegiers, Le bonheur des Belges, Grasset, 2012.
[11] Nicolas Wanlin, introduction à la deuxième section « Panthéons d’écrivains, panthéons de savants », op. cit., p. 115.
[12] Qui tetigerit cadaver hominis propter hoc erit immundus. (Num., cap. XIX, v. 11). Cité par Adolphe Burggraeve in Études sur André Vésale avec l’histoire de l’anatomie avant et aprs cet anatomiste, Bruxelles et Leipzig, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, Libraires-Éditeurs, 1862. Kessinger Legacy Reprints, page 1.
[13] À l’exception toutefois de quelques noms : Soranus d’Éphèse, un des principaux sectateurs de l’école méthodique, Marinus, qui vivait sous le règne de Néron et que Galien considère comme le restaurateur de l’anatomie, et Rufus d’Éphèse, quoi que ce dernier se soit surtout intéressé à l’anatomie des animaux. A. Burggraeve, op. cit., p. 12-13.
[14] Vers le commencement du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, en effet, une école réputée fut fondée à Alexandrie, sous les auspices des premiers Ptolémée. Les savants de cette nouvelle école entrèrent en contact avec ceux d’Asie intérieure, d’Inde et d’Afrique et purent ainsi s’ouvrir à des techniques nouvelles. L’anatomie fut la première bénéficiaire de ce dialogue et entra dans une ère nouvelle. Voir A. Burggraeve, op. cit., p. 9.
[15] Voir A. Burggraeve, op. cit., p. 6.
[16] Philosophie de la médecine. Frontière, savoir, clinique, Vrin, 2011. Textes réunis par Marie Gaille.
[17] Voir l’introduction de Nicolas Wanlin à la deuxième section de l’ouvrage cité : « Panthéons d’écrivains, panthéons de savants », p. 114.
[18] Voir préface de M. Gaille, op. cit., p.19.
[19] A.-G. Weber, op. cit., p. 8-9.
[20] Jackie Pigeaud, La Maladie de l’âme : étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles-Lettres, 1981.
[21] Voir Marie Gaille, op. cit. p. 37.
[22] J. F. Monagle et D. C. Thomasma, « Literature and Medecine : Contributions to Clinical Practice », Health Care Ethics, Critical Issues for the 21st Century, Aspen Publishers, 1998, chap. 51, p. 559. Article cité et traduit par Marie Gaille, p. 27-28.
[23] Sylvie Thorel-Cailleteau, « Reprendre son bien à la médecine (Claude Bernard, Émile Zola, Victor Segalen) », in Panthéons littéraires et savants, op. cit., p. 235 à 247.
[24] Sylvie Thorel-Cailleteau, ibid., p. 247.
[25] Cité par Sylvie Thorel-Cailleteau, ibid., p. 237.
[26] A. Burggraeve, op. cit., p. 41.
[27] Ibid., p. 35.
[28] Ibid., p. 389.
[29] Ibid., Introduction, p. XV.
[30] Hugues Marchal, « Le vers et le savant : la poésie jugée par les scientifiques au XIXe siècle », in Panthéons littéraires et savants, op. cit., p. 204.
[31] Romano Guardini, De la mélancolie, Points/Seuil, 1992, p. 57. Titre original : Vom Sinn der Schwermut. Traduit de l’allemand par Jeanne Ancelet-Hustache. © Éditions du Seuil, 1953, pour la traduction française.
[32] Deux sections du roman portent en effet ces titres : « Berlin, 1906. Les corps morts » et « Berlin, 1926. Les corps vivants ».
[33] Michael Eggers, Körper und Texte. Zur entstehungsgeschichtlichen Nähe von Komparatistik und vergleichender Anatomie. Conférence prononcée le 10 février 2012 à l’occasion du colloque organisé par le Pr. Dr. C. Solte-Gresser, le Pr. Dr. H.-J. Lüsebrink et le Pr. Dr. M. Schmeling à l’université de la Sarre : Zwischen Transfer und Vergleich. Theorien und Methoden der Literatur- und Kulturbeziehungen aus deutch-französicher Perspektive. Nous remercions l’auteur de nous avoir communiqué son texte avant publication.
[34] Fernand Baldensperger, « Littérature comparée. Le mot et la chose », in : Revue de littérature comparée 1 (1921), pages 5-29 (14). In M. Eggers, texte cité.
[35] Abel François Villemain, Cours de littérature française. Tableau de la littérature du moyen âge 1. Voir en particulier le tome VI, Bruxelles, Hauman, 1840. In M. Eggers, texte cité.
[36] A. Burggraeve, op. cit., p. 62-63.
[37] Ibid.
[38] Ibid., p. 54.
[39] Ibid., p. 55.
[40] Pensons ici à la mélancolie légère et musicale d’Ariel et de son Airy nothing dans La Tempête, plutôt qu’à la mélancolie lourde et mortifère de Hamlet, ressortissant à « un tragique de l’ombre ». Ariel chante la mort d’un père mais il la chante comme « le passage de l’œil sombre à l’œil de la parure, du corail, du delight », pour reprendre les termes du beau commentaire qu’en a proposé Christine Buci-Glucksmann dans Tragique de l’ombre. Shakespeare et le maniérisme. Par cinq brasses sous les eaux/ton père englouti sommeille/de ses os nait le corail/de ses yeux naissent les perles/rien chez lui de corruptible/dont la mer ne vienne à faire/quelque trésor insolite/et les nymphes de la mer/sonnent son glas d’heure en heure : tel est, traduit par Pierre Leyris, le chant d’Ariel.
[41] Voir A. Burggraeve, op. cit., p. 64.
[42] Les descriptions des villes de Berlin et de Dresde en ruines par le Dr. Benn tiennent d’ailleurs des planches anatomiques.
[43] Pierre Garnier, Préface, op. cit. p. 15.
[44] Gottfried Benn, Double Vie, traduction d’Alexandre Vialatte, Éditions de Minuit, p. 66-67. Cité par Pierre Garnier, p. 25.
[45] Pierre Garnier, p. 15.
[46] Gottfried Benn, op. cit., p. 23. Cité par P. Garnier, p. 21.
[47] Camille Dumoulié, Nietzsche et Artaud. Pour une éthique de la cruauté, PUF, 1992.
[48] Ibid., p. 121.
[49] Gottfried Benn, « Requiem », Morgue, in Poèmes, p. 39. Der Rest in Särge. Lauter Neugeburten : Mannsbeine, Kinderbrust und Haar vom Weib. Ich sah, von zweien, die dereinst sich hurten, lag es da, wie aus einem Mutterleib, in : Sämtliche Werke, p. 13.
[50] Pierre Garnier, p. 16.
[51] Gottfried Benn, « Petit aster », Morgue, in Poèmes, p. 37. Ein ersoffener Bierfahrer wurde auf den Tisch gestemmt./Irgendeiner hatte ihm eine dunkelhellila Aster/zwischen die Zähne geklemmt./Als ich von der Brust aus/unter der Haut/mit einem langen Messer/Zunge und Gaumen herausschnitt,/muß ich sie angestoßen haben, denn sie glitt/in das nebenliegende Gehirn./Ich packte sie ihm in die Brustöhle/zwischen die Holzwolle,/als man zunähte./Trinke dich satt in deiner Vase !/Ruhe sanft,/kleine Aster !, « Kleine Aster », Morgue, in Samtliche Werke, p. 11.



Poétique et épistémologie du vivant dans l’œuvre scientifique et théâtrale de Georg Büchner

Entre Naturphilosophie et science expérimentale
Büchner entreprend ses études de médecine à Strasbourg en novembre 1831. En 1836, il défend une thèse de doctorat consacrée à l’anatomie du système nerveux du barbeau, Barbus barbus, qui est essentiellement basée sur des travaux de dissection des nerfs cérébro-spinaux. Très minutieux et remarquablement illustré, ce travail de thèse se situe aux confins de l’anatomie dissectrice (ou zootomie) et de la physiologie moderne du système nerveux, témoignant d’un intérêt marqué pour le détail anatomique, pour l’exploration de l’intérieur du corps et pour l’usage du scalpel préféré à celui du microscope.
 
Au fil des pages, Büchner débat avec les deux grands courants de pensée sur l’origine et le devenir des espèces qui s’opposent à son époque : la science positive et la philosophie spéculative de la nature[1]. La première est représentée par l’école « fixiste », d’inspiration française, représentée notamment par Cuvier (mais aussi par Magendie, Serres, etc.), qui s’attache aux « faits scientifiques » à l’exclusion des « faits philosophiques ».Cuvier a jeté les fondements d’une méthode d’observation qui ne reconnaît pas la transmission possible de caractères spécifiques d’une espèce à une autre : chaque espèce est régie par des lois rationnelles en fonction de l’économie organique qui lui est propre, elle forme une unité au sein de laquelle tous les organes sont biologiquement dépendants les uns des autres, chacun avec une finalité propre. Cuvier postule que chaque être constitue un système clos dont aucune partie ne peut changer sans que les autres changent aussi : « chaque sorte d’être pourrait à la rigueur être reconnue par chaque fragment de chacune de ses parties, se faisant fort de reconstituer tout un être à partir d’un seul os fossile »[2]. La conséquence est que les espèces ne peuvent avoir une origine commune : s’il leur est impossible de se métamorphoser les unes dans les autres, elles ne peuvent non plus résulter d’une seule d’entre elles : l’origine de la vie n’est pas une mais multiple[3].
 
La seconde approche est celle de l’école analogique, que Büchner appelle « philosophique », d’inspiration plutôt allemande mais qui rassemble aussi des scientifiques français comme Lamarck et Geoffroy de Saint-Hilaire, germanophile imprégné par la pensée allemande du développement. Présentant une vision évolutive de la nature, ce dernier considère que toute vie a une origine commune, à partir de laquelle les différentes espèces ont subi une évolution chaque fois différente. S’appuyant sur le principe d’analogie entre les organes de différentes espèces, Geoffroy de Saint-Hilaire postule l’existence d’une unité de plan pour l’ensemble des êtres vivants, « une unité de système dans la composition et dans l’arrangement des parties organiques ». Autrement dit, il y aurait un développement évolutif supposant une mutation des espèces, une évolution de l’une vers l’autre, à partir de schèmes primitifs. Si cette approche peut être taxée de philosophique, c’est qu’elle n’hésite pas à recourir à la spéculation. Comme l’a souligné Patrick Tort, utiliser des expressions telles que « philosophie zoologique », c’est d’emblée « transcender par le raisonnement le simple enregistrement des faits d’observation et la simple mise en ordre post-comparatiste qui s’élabore sur leur base ; c’est faire que la comparaison produise plus qu’une simple taxinomie qui serait son terme, sa limite et sa seule justification ; c’est travailler pour l’entendement, et plus seulement pour la contemplation et la mémoire. C’est s’élever de la considération des rapports à celle de leur nécessaire application génétique »[4].
 
En Allemagne, l’un des principaux défenseurs des théories analogiques est Lorenz Oken qui fait partie de la commission chargée d’entendre la leçon probatoire de Büchner à l’université de Zürich le 5 novembre 1836, « Sur les nerfs du crâne » (Über Schädelnerven). Mais elle peut s’enorgueillir aussi du soutien de Carus, de Schelling, de Johannes Müller et de Goethe qui, dans la querelle de l’Académie royale des sciences, a pris ardemment parti en faveur de Geoffroy de Saint-Hilaire :
 
Cuvier est celui qui différencie en travaillant sans relâche, qui décrit exactement ce qu’il a devant lui, s’assurant la maîtrise d’un éventail incommensurable de faits. Geoffroy de Saint-Hilaire en revanche s’occupe en silence des analogies entre les créatures et des affinités cachées ; celui-là part de l’individuel pour aller vers un tout qui est certes présupposé, mais considéré comme inconnaissable, celui-ci est habité intérieurement par le tout et ne cesse de vivre dans la conviction que l’individuel peut être peu à peu développé à partir de ce tout.[5]
 
Goethe montre ici l’affrontement de deux modes de pensée induisant des pratiques scientifiques distinctes et concurrentes. Si la grande force de la méthode analytique est le caractère indiscutable des faits empiriques sur lesquels elle s’appuie, ce que Goethe reconnaît, il prend néanmoins le parti de Geoffroy qui, avec son unité de plan, permet de mettre en évidence les affinités reliant entre elles les différentes espèces. En effet, il reproche à Cuvier de ne comparer que ce qui est immédiatement comparable, sans chercher à transgresser les frontières du monde sensible par le recours à une vision transcendante. Cuvier aboutit ainsi à une segmentation du monde animal qui fait apparaître des plans entièrement disjoints, refusant d’admettre que la nature est continue, unitaire, quelle emploie toujours les mêmes matériaux en les adaptant. Mais Goethe donne également une tonalité nationale à la dispute entre Cuvier et Geoffroy de Saint-Hilaire : saluant les affinités de ce dernier avec le mode de pensée des savants allemands, il déplore l’attitude à ses yeux stérile de Cuvier, qui ne concourt pas à la collaboration entre les peuples.
 
Cette tonalité nationaliste se retrouve dans la thèse de Büchner et plus encore dans sa leçon probatoire, qui distingue d’emblée une méthode anglo-française, téléologique, d’inspiration empiriste et analytique, et une méthode allemande, génétique-philosophique, dans laquelle il se situe.Comme l’a fait remarquer Jean-Louis Besson, ce n’est pas un hasard si Büchner utilise pour désigner les deux écoles les termes de « philosophique » et de « téléologique » qui ne forment pas en soi une opposition contradictoire[6]. C’est qu’il lui est difficile d’énoncer la véritable alternative, empirisme/idéalisme, sans avouer qu’il emprunte aux deux écoles, auxquelles il a été exposé lors de ses études. À Strasbourg, le courant philosophique est représenté par le physiologue Ernest-Alexandre Lauth, rallié à la pensée spéculative, tandis que le courant analytique est représenté par l’anatomiste et zoologiste Louis Duvernoy, un élève de Cuvier, titulaire depuis 1827 de la chaire d’histoire naturelle, qui pratique la méthode descriptive et comparative qu’il a apprise de son maître[7]. Partisan d’une science exacte, positive, Duvernoy ne retient que ce que les faits ou les expériences de laboratoire lui apprennent. Ses propres travaux portent sur l’anatomie comparée des vertébrés, particulièrement des primates et sur le système nerveux des mollusques. Or plutôt que de choisir entre ces deux écoles, Büchner tente de concilier leurs approches, comme en témoigne la partition de sa thèse en deux parties distinctes, une « Partie descriptive » et une « Partie philosophique », qui manifeste son double attachement à une méthode à la fois empirique et philosophique, analytique et synthétique.
 
Le travail scientifique
Dès les premières lignes de sa thèse, Büchner engage le débat avec la « méthode génétique » qu’il définit comme une « comparaison scrupuleuse du système nerveux des vertébrés en partant des organisations les plus simples et en s’élevant peu à peu aux plus développées »[8]. Cette conception évolutionniste du vivant, pour laquelle les organismes connaissent des mutations constantes, allant du plus simple vers le plus complexe, suppose l’existence d’un principe organique originel, un prototype, dont chaque espèce conserverait encore la trace, invisible à la seule analyse clinique. Elle rejoint les fameux développements de Goethe sur la plante originelle (Urpflanze), qui réclamaient du naturaliste qu’il remonte par la pensée jusqu’au principe premier de chaque chose qui ne peut être saisi par la simple observation de laboratoire. Empruntant à Goethe sa méthode génétique, Büchner se fixe un triple objectif. En tout premier lieu, il s’agit de démontrer que les nerfs crâniens chez les poissons sont des équivalents des nerfs spinaux. En second lieu, il s’agit de comparer les observations faites sur les poissons au système nerveux des animaux placés plus haut dans l’échelle de la classification des espèces en vue de formuler des lois générales. Enfin, il s’agit de déterminer les lois de distribution et la fréquence d’apparition des nerfs en fonction des espèces[9]. Ces objectifs suffisent à situer le travail de Büchner dans la lignée de ceux de Goethe et Oken qui avaient émis, respectivement en 1790 et en 1807, une théorie de la composition vertébrale des os crâniens : dans cette optique, la formation du crâne apparaît comme une métamorphose des vertèbres et le cerveau comme un développement particulier de la moëlle épinière. Dans sa leçon probatoire, Büchner revient sur les vertus de la méthode génético-analogique de Goethe et Oken, parce qu’elle permet de faire apparaître à l’œil de l’observateur :
 
des lieux aussi beaux que la métamorphose de la plante à partir de la feuille, la dérivation du squelette à partir de la forme vertébrée, la métamorphose, et même la métempsychose du fœtus pendant la grossesse, l’idée de représentation introduite par Oken dans la classification du règne animal, et d’autres choses encore, du même genre. En anatomie comparée, tout a tendu vers une certaine unité, après qu’on eut ramené toutes les formes au principe primitif le plus simple. […] Après qu’Oken eut affirmé que le crâne est une colonne vertébrale, il fallait dire également que le cerveau est une métamorphose de la moelle épinière et que les nerfs cérébraux sont des nerfs spinaux.[10]
 
La théorie vertébrale du crâne repose sur l’idée que les os du crâne sont formés à partir de vertèbres modifiées. Lorsque Oken expose cette théorie en 1807, il y a bien longtemps que Goethe l’a conçue pour la première fois, en observant un crâne de bélier éclaté, trouvé fortuitement sur la plage du Lido lors de son second séjour en Italie. Or cette théorie est l’illustration parfaite d’une pensée synthétique spontanée, d’une intuition « sauvage » qui ne s’appuie pas sur des données théoriques, mais sur des spéculations théoriques[11]. Bien conscient de la fragilité de la base empirique de cette intuition, qui rendait difficiles la démonstration et la transmission, Goethe a finalement renoncé à intégrer la théorie à ses écrits anatomiques des années 1790. Difficulté devant laquelle Oken, le Naturphilosoph, ne recula pas pour sa part, allant jusqu’à proclamer que l’homme n’était qu’une vertèbre modifiée !
 
Le différend entre Goethe et Oken s’inscrit dans un contexte qui correspond au moment où les sciences de la nature deviennent sciences du vivant. C’est aussi le moment où Hegel et Schelling fondent la philosophie de la nature, courant philosophique dont l’ambition est de dépasser l’idéalisme transcendantal de Kant grâce à une conception synthétique de la nature qui combine plusieurs approches : l’approche sensible de la poésie, les données de la science et les spéculations de la philosophie doivent se combiner en vue de parvenir à une conception globale et unifiée de la Nature. Cette voie est celle que Goethe a suivie, malgré sa méfiance envers les dérives possibles de la Naturphilosophie, avec ses risques d’ésotérisme. Elle va le conduire à élaborer une approche du vivant aux antipodes de la science physico-mathématique, dans laquelle il tente d’articuler une théorie de la connaissance mêlant spéculation et observation, une redéfinition de l’expérience privilégiant le recours à l’intuition visuelle et une méthode génético-comparative dont le concept-clé est la métamorphose. Cette approche est aisément reconnaissable dans la thèse de Büchner, qui établit une série de rapprochements entre différents nerfs et organes afin de mettre en évidence des analogies, des « axes de connexion » témoignant de l’unité et de l’auto-suffisance de la nature : par exemple, entre les six paires de nerfs cérébraux et les six vertèbres du crâne, entre la cavité buccale et l’intestin ou encore entre le nez et le larynx. Etudiant la fonction des nerfs, il s’attarde sur le nerf vague et le trigeminus qui, en tant que « nerfs les plus simples », sont le fondement des nerfs plus spécialisés : ils assurent la liaison entre la vie animale et la vie végétative et sont responsables, à des degrés différents, des échanges avec le monde extérieur et de la connaissance que l’on peut en avoir. On retrouve bien là la méthode goethéenne de morphologie comparée, qui autorise les comparaisons continues entre l’homme et l’animal ainsi que la déclinaison des nerfs et des organes d’après le modèle de l’analogie. L’idée de Goethe, on l’a vu, était qu’il y a évolution et non rupture d’une espèce à une autre et que l’observation des organismes les plus simples permet de remonter à ses lois générales, à ce qu’il appelait son « type » (Typus)[12]. Goethe entendait ainsi s’opposer à la conception « mécaniste » des sciences du vivant, auxquelles il reprochait d’en rester au niveau empirique et de classer les espèces uniquement en fonction de leurs propriétés visibles, sans poser la question de leur principe interne. Ce n’est donc pas un hasard si la thèse de Büchner se termine sur une référence implicite à l’unité de plan : « La nature est grande et riche, non parce qu’à chaque instant elle crée arbitrairement des organes nouveaux pour de nouvelles fonctions, mais parce qu’elle produit, selon le plan le plus simple, les formes les plus élevées et les plus pures »[13]. L’idée d’une unité dans le schéma de construction des êtres vivants, que l’on doit à Geoffroy de Saint-Hilaire, a été traduite en termes poétiques par Goethe dans sa Métamorphose des Plantes, où il affirme l’unité et l’autonomie de la nature.
 
Si par ses références et la méthode employée, Büchner semble se placer sous la bannière de la Naturphilosophie, les choses ne sont pourtant pas si simples. En effet, dans la thèse comme dans le cours probatoire, il donne plusieurs fois raison à Cuvier, au pragmatisme et à l’empirisme duquel sa propre méthode d’analyse, qui repose sur l’observation minutieuse et le classement, emprunte largement. Préférant la description clinique et l’observation empirique du vivant à la saisie par la pensée d’un principe supérieur, Büchner montre son attachement à la méthode empirique de l’école analytique, qui est vouée à la saisie des faits scientifiques à l’exclusion des spéculations philosophiques. S’il ne met pas formellement en cause l’idée d’une loi originelle, il considère que celle-ci est inaccessible à l’entendement humain. Certes, chaque organe, chaque être, chaque individu est le produit d’une évolution, il existe pour lui-même et non en fonction de buts extérieurs, toutefois il serait vain de vouloir retrouver en lui le principe originel. Il faut l’observer pour ce qu’il est, dans toute sa diversité et sa complexité, en utilisant les moyens à notre disposition : l’observation des phénomènes sensibles, le classement et le regroupement des espèces.
 
S’il prend ainsi ses distances avec les courants de l’idéalisme allemand et de la Naturphilosophie de Schelling, Büchner ne rompt pas pour autant avec les figures tutélaires de la génération précédente puisqu’il maintient l’idée de continuités de structure à l’intérieur du règne animal. Ce qui lui a valu d’être qualifié, par Jean-Louis Besson, d’« idéaliste défroqué »[14]. Sa principale dette à l’égard de la Naturphilosophie est sans doute sa vision anti-téléologique du vivant qu’il réélabore au confluent de la politique, du théâtre et des sciences.
 
La critique de la téléologie
Büchner, on s’en souvient, oppose dans sa thèse une école « philosophique » à une école « téléologique », exhibant par là la nature du lien qui le rattache au courant de la Naturphilosophie et, du même coup, ce qui le sépare de l’école analytique. Contrairement à Cuvier, Goethe postule que les différents organes n’existent pas en fonction de leur finalité mais en conformité avec leur origine, avec le tout dont ils émanent. La tâche qu’il assigne au naturaliste est de rechercher le Tout agissant dans chacun des organes, la loi interne se manifestant dans toute forme. Il rejette ainsi le principe téléologique selon lequel la forme serait déterminée par une fin extérieure. Comme lui, Büchner a élaboré très tôt une vision anti-téléologique au carrefour de la politique, du théâtre et des sciences. Dans un texte de jeunesse, « Critique d’un essai sur le suicide » (1831), il s’en prend aux conceptions téléologiques répandues dans la médecine et la philosophie de l’époque qui, écrit-il, l’ont :
 
[…] toujours choqué au plus haut point, car en vertu d’une telle conception, la vie n’est considérée que comme un moyen ; or je crois que la vie a sa fin en elle-même : l’évolution est la fin de la vie, la vie en tant que telle est, donc la vie est à elle-même sa propre fin.[15]
 
Pour le jeune Büchner, le monde n’est pas « une terre de probation » et la vie n’a pas pour finalité un « monde meilleur, un au-delà vers lequel devrait tendre toute notre action » : elle n’a d’autre fin que l’évolution elle-même[16]. Cette idée est réaffirmée dans l’étude Sur les nerfs crâniens où l’attitude téléologique est critiquée, non plus en termes théologiques, mais en termes scientifiques. Dès les premières lignes, Büchner s’en prend à l’école française qui « considère toutes les manifestations de la vie organique d’un point de vue téléologique. C’est dans la finalité, l’effet, l’usage tiré de la disposition d’un organe qu’elle trouve la solution de l’énigme »[17]. Pour les défenseurs de la position téléologique, chaque espèce existe en fonction des buts que la nature lui a assignés – le carnassier a des griffes pour attraper sa proie, des dents pour la déchirer, etc. – et le but du naturaliste est d’analyser la conformité de l’espèce à ses fins. Dans cette perspective, l’individu n’est plus « qu’une chose censée atteindre un but situé hors de lui, et elle ne le connaît que dans l’effort qu’il fait pour s’affirmer face au monde extérieur, comme individu d’une part, comme espèce d’autre part. Tous les organismes sont pour elle des machines compliquées pourvues des moyens artificiels de se conserver jusqu’à un certain point ». Ce qui voue la méthode téléologique à se mouvoir :
 
[…] à l’intérieur d’un cercle perpétuel dans la mesure où elle présuppose comme fins les effets des organes. Elle affirme, par exemple, que, si l’on veut que l’œil remplisse sa fonction, il faut que la cornée soit maintenue humide, et que donc il faut une glande lacrymale. Celle-ci existe pour que l’œil soit maintenu humide, et voilà l’apparition de cet organe expliquée, plus de problème tout est résolu. À quoi la conception opposée objecte de son côté que l’œil s’humidifie parce qu’il existe une glande lacrymale, ou, pour donner un autre exemple, que nous n’avons pas de mains pour pouvoir saisir les choses, mais que nous les saisissons parce que nous avons des mains. La seule et unique loi de la méthode téléologique est celle de la plus grande finalité possible ; mais le problème, naturellement, c’est qu’on posera toujours la question de la finalité de cette finalité, et qu’elle fera de la sorte, tout aussi naturellement, un progressus in infinitum, à chaque question semblable.[18]
 
Si la nature « ne s’épuise pas en une série infinie de fins conditionnées les unes par les autres », qu’elle est au contraire « immédiatement suffisante à soi-même dans toutes ses manifestations »[19], alors le but du scientifique ne sera pas de rechercher des buts mais des effets. Il doit s’efforcer de retrouver :
 
la loi primitive […], loi de beauté qui produit les formes les plus nobles et les plus pures d’après les lignes et les épures les plus simples. Elle considère que tout, forme et matière, est lié à cette loi. Toutes les fonctions sont les effets de cette loi ; elles ne sont pas déterminées par des finalités extérieures, et la prétendue finalité de leurs interactions et coordinations n’est rien d’autre que l’harmonie nécessaire qui règne dans les expressions d’une seule et même loi, dont les effets ne se détruisent naturellement pas mutuellement.[20]
 
La critique de la finalité débouche sur une critique, plus large, de la causalité, position qui est fondamentale pour comprendre l’art moderne. Cette conception, qui découle en droite ligne de la méthode analogique, peut cependant paraître contradictoire si on la met en regard de l’oeuvre littéraire de Büchner et de l’idée du Beau qu’il défend. Elle suggère en effet que la mission du poète serait de remonter jusqu’au principe originel de la Beauté, de faire donc justement ce que Büchner juge stérile en littérature. Est-ce à dire qu’il y aurait chez lui une contradiction, voire un écart impossible à combler entre conception scientifique et production artistique ?[21] Pas si l’on suit la suggestion de Jean-Louis Besson et que l’on considère ce principe originel comme un simple principe régulateur qui, certes, vise à mettre au jour le principe interne des êtres et des objets, mais sans en faire le ressort d’une démonstration exemplaire. Le principe « originel » dès lors ne serait pas à comprendre comme un idéal abstrait, d’ordre esthétique ou idéologique, qui serait imposé de l’extérieur à l’œuvre d’art, mais comme une incitation à se tourner vers « l’intérieur » – des corps, des esprits – pour y chercher le ressort des drames humains et de la beauté. Contre l’idéalisme esthétique qui cherche à transfigurer la réalité, à construire la beauté par conformité avec un idéal effaçant les contradictions de la nature, Büchner demande à l’écrivain de pénétrer dans la vie des êtres les plus humbles, d’aller jusqu’au nerf, au muscle, au pouls, pour faire sentir la vie qui y bat et palpite. Au lieu de présenter des êtres motivés et dirigés de l’extérieur, selon des idées abstraites ou des principes esthétiques, l’artiste doit laisser les personnages sortir d’eux-mêmes, sans introduire en eux d’éléments copiés de l’extérieur. Et de même que chaque être doit être observé pour lui-même, en fonction de ses lois propres et non d’une finalité posée a priori, de même l’œuvre d’art ne doit pas confiner le réel dans un schéma organisateur préconçu. Il n’y a pas en effet de règles générales qui président à la représentation de la nature, pas de « poétique du drame » prédéterminée, mais un matériau qui impose sa propre forme dans le processus de la création, un matériau qui le cas échéant peut même être livré à l’état brut. Convaincu qu’aucun système préconçu ne peut rendre compte du monde, Büchner exige le primat du réel sur l’idée, du corps vivant sur les abstractions de la pensée, du matériau sur les principes esthétiques a priori. Il aboutit ainsi à un réalisme sans concession, dont Lenz se fera le porte-parole, dans un récit éponyme : « Dieu a fait le monde comme il doit être, dira Lenz, et nous n’avons rien à y ajouter car nous sommes toujours de mauvais copistes » :
 
On voudrait des personnages idéalistes, mais tout ce que j’ai pu en voir, ce sont des pantins vernis. Cet idéalisme est le mépris le plus abject qui soit de la nature humaine. Qu’on essaie donc, qu’on s’enfonce dans la vie du plus humble des êtres et qu’on la restitue dans ses tressaillements, ses demi-mots, et tout le jeu subtil et imperceptible de sa mimique ; […] Il faut aimer l’humanité pour pénétrer dans l’être profond de chacun, personne ne doit être jugé trop petit, trop laid ; c’est seulement à cette condition qu’on peut les comprendre ; le visage le plus insignifiant fait une impression plus profonde que le simple sentiment du beau, et l’on peut laisser les personnages sortir d’eux-mêmes, sans y introduire d’éléments copiés à l’extérieur, où l’on ne sent battre et palpiter aucune vie, aucun muscle, aucun pouls qui vous parle.[22]
 
Au lieu de remonter vers un hypothétique principe primordial directeur, Büchner étale les faits sur la table de dissection, il les met à plat pour les observer, accordant toute son attention à la dimension corporelle, aux souffrances, aux humiliations et aux violences subies par les individus. Il montre ce que l’individu vit et souffre dans son corps car il est convaincu que la puissance du discours, de la parole, se mesure d’abord à son effet sur le corps. En témoigne cette réplique de La mort de Danton : « Suivez donc vos grandes phrases jusqu’au point où elles prennent corps »[23]. En faisant du corps l’ultime instance, le point de départ et de convergence de tous les discours, Büchner souligne l’inanité de toute saisie métaphysique de la nature humaine. Aux interprétations a priori du monde, il substitue l’autopsie d’un monde morcelé où chaque partie, bien qu’organiquement liée au tout, existe pour elle-même, selon ses propres lois, et non en fonction de buts qui lui sont étrangers[24]. Comme l’écrit le poète Durs Grünbein dans son discours de réception du Büchner Preis[25] : « Voilà un poète qui trouve ses principes dans la physiologie comme d’autres avant lui dans la religion ou l’éthique. Il libère de la pure zootomie l’idée que la vie se suffit à elle-même et n’obéit pas à des buts extérieurs ou supérieurs »[26]. C’est là qu’il faut chercher la cohérence entre les conceptions artistiques de Büchner et ses conceptions scientifiques : dans un regard anatomique qui cherche à libérer le discours sur l’homme de tout idéalisme, à dépouiller la connaissance de toute métaphysique. Büchner affirme qu’il n’existe pas de but sur Terre et que la seule perspective réelle offerte à la vie est la certitude de la mort.L’homme est pris dans le piège physique qui est la raison de toute vanité car la mort a toujours le dernier mot. C’est la leçon donnée par l’anatomie, leçon d’humilité qui apprend à lire « [D]ans le corps ouvert, dans le crâne fracturé (par la violence), les prémisses d’une possible vie commune libre… ainsi que sa négation toujours menaçante : l’échec fondamental, venu des entrailles. Car l’autopsie est le chemin le plus sûr pour perdre la foi ou, pour celui à qui cela ne suffit pas, pour consolider son absence de foi. La dislocation des corps est la voie royale qui mène à l’absurde de même qu’à la plus grande humilité pragmatique »[27].
 
Un théâtre de l’anatomie
Fils de médecin, Büchner a étudié dès l’âge de 18 ans l’anatomie comparée et la psychopathologie à Giessen, où il s’est habitué chaque jour à côtoyer des cadavres. Or ses travaux de dissection l’ont amené très vite à développer un « regard anatomique », dont Gutzkow, chef de file de la Jeune Allemagne[28] et éditeur de La mort de Danton, a souligné l’importance pour son écriture. Comme il le lui écrit dans lettre de 1836 :
 
Il semble que vous vouliez abandonner les arts médicaux, ce qui, selon ce que j’ai entendu dire, ne comble guère votre père. Ne soyez pas trop injuste envers ces études, c’est à elles, me semble-t-il, que vous devez votre force essentielle, je veux dire, votre culot rare. J’irai presque jusqu’à dire : le caractère d’autopsie qui s’exprime dans tout ce que vous écrivez.[29]
 
L’intérêt de Büchner pour le détail anatomique, pour l’exploration et la dissection de l’intérieur du corps, a fait de lui le précurseur d’un « réalisme anthropologique » qui cherche à « briser les corps » pour isoler le « nerf singulier » qui le conduira au cœur de la nature humaine. Si la dissection est une méthode pour pénétrer à l’intérieur des corps, elle est aussi le moyen de transporter dans la littérature une qualité propre à la science empirique alors en train de s’affirmer : l’observation, l’objectivité, la description clinique, qui doivent remplacer les constructions utopiques aussi bien que les perspectives unifiantes[30]. L’objectif n’est pas simplement de ramener l’âme au corps et le corps à la physiologie, mais comme l’écrit Durs Grünbein, d’introduire dans la littérature « une grammaire plus dure, un ton plus froid : l’outil adéquat pour l’intelligence amputée du cœur »[31]. Telle est la voie frayée par Büchner : celle de « la physiologie saisie dans la littérature », qui veut atteindre « le nerf de la réalité » pour révéler l’anatomie des choses sous le tissu adipeux des masques et des apparences. L’effraction, la violence, la fracture deviennent ainsi partie intégrante d’une écriture qui cherche à montrer le nerf derrière l’action, l’affect derrière la mimique, le réflexe derrière l’acte de violence. C’est là le lien secret entre médecine et poésie, entre « le serment d’Hippocrate et celui d’Orphée » : ils mettent en jeu « deux sortes d’effraction. L’une se produit simplement de facto, elle concerne l’être, parfois la peau et dans certains cas les organes intérieurs, mais l’autre concerne la conscience, et la question reste ouverte de savoir où se situe le plus grand abus »[32].
 
Ouvrir un champ de fouilles, disséquer, saisir la physiologie des affects et de l’action, tel est le projet commun à tous les textes de Büchner, dont témoigne une célèbre réplique de La Mort de Danton : « Il faudrait s’ouvrir le crâne et s’extraire l’un l’autre les pensées des fibres du cerveau »[33]. Si les hommes peinent à se comprendre, la malédiction n’est pas de l’ordre d’un destin inéluctable, elle est d’ordre physiologique car « on ne connaît les hommes que si on se frotte à eux, si on s’use à les tâter »[34]. Avec son autopsie théâtrale, Büchner s’inscrit dans une longue tradition médico-littéraire qui remonte à la Renaissance, moment où s’instaure un lien d’identification entre « voir » et « connaître »[35]. Avec la méthode dissectrice, la vue devient la clé des opérations d’acquisition et d’élaboration du savoir sur le corps, un modèle des opérations de connaissance à l’intérieur d’une épistémologie qui s’organise autour des exigences conjointes de la mise en évidence visuelle et de l’autopsie[36]. Dans le « programme sensoriel » qui en découle, démontrer équivaut à montrer : il faut voir de ses yeux, montrer le corps et montrer la science qui le dévoile, déployer au grand jour le dispositif anatomique pour rendre visibles ses nouveaux moyens et sa puissance. En imposant la vue comme voie privilégiée d’accès à la connaissance du corps, on impose en même temps l’image comme nouveau régime de la preuve. Dans la nouvelle anatomie, les images naturalistes sont fournies au titre de preuve de ce qui est avancé dans le texte, tout comme le corps disséqué remplit cette fonction par rapport à la parole proférée dans les amphithéâtres d’anatomie[37].
 
Mais la fortune de l’anatomie n’est pas seulement cognitive et technique, elle est aussi culturelle : circulant dans l’ensemble du champ social, le discours anatomique fait l’objet d’appropriations diverses dans les domaines les plus variés, devenant l’outil par excellence pour toute entreprise vouée à projeter sur la surface de l’intelligibilité les « vérités » dissimulées sous les dehors immédiatement visibles des choses[38]. Comme l’écrivent Laurence Talairach-Vielmas et Rafael Andressi : « Du corps incisé par la lame du dissecteur s’échappe une substance anthropologique, culturelle, symbolique, qui ira imprégner, entre autres, la littérature et les arts à partir de la Renaissance »[39]. D’où le basculement de l’anatomie, dès la seconde moitié du 16ème siècle, vers un sens figuré qui ne cessera de s’amplifier tout au long des siècles suivants. Que l’on pense aux innombrables « anatomies » – littéraires, philosophiques, politiques – que l’on publie entre la fin du 16ème siècle et le début du 17ème siècle, et dont The Anatomy of Melancholy de Robert Burton (1577-1640) n’est que l’expression la plus connue. On anatomise le monde comme on découpe un corps pour mieux le comprendre, pour en percer les arcanes et les mettre au jour. Au cours des siècles suivants, de nombreux écrivains ont continué à revendiquer le regard de l’anatomiste : ainsi Robert Musil qui, dans ses Journaux de jeunesse, se baptise « Monsieur le vivisecteur » pour manifester l’ardeur introspective de celui qui veut disséquer ses états d’âme, faire ses expériences à même le vivant dans une démarche qui n’est pas sans souligner la violence inhérente à ce type d’expérience.
 
Chez Büchner, la métaphore de l’anatomie tire son ambiguïté du fait qu’elle pointe dans deux directions distinctes : c’est à la fois un mode d’accès à la vérité du corps et un miroir désenchanté de la condition humaine. D’un côté, elle suggère qu’il est possible d’atteindre une vérité dernière, aussi indubitable que les os sous l’enveloppe de la peau ; de l’autre, elle semble dire que cette connaissance ne peut être que fragmentaire, éclatée, décomposée, à l’image du corps humain dévoilé par le savoir anatomique.Les pratiques savantes comme l’imaginaire de l’anatomie intègrent en effet le geste de découpage, inscrivant dans leur objet la trace des stratégies épistémologiques utilisées. L’écriture théâtrale de Büchner porte la trace de ce geste qui fait voler en éclats l’unité du corps pour en révéler l’architecture cachée. Mais la dissection n’est pas seulement la force explosive qui fracture les corps, elle est aussi celle qui fait éclater la forme, détruisant les vieilles formes pour faire place aux nouvelles forces motrices du drame : le nerf, l’affect, le corps. Büchner a montré sur quoi débouche la littérature lorsque l’anatomie y fait son entrée : « conséquence – des fragments, des notations fiévreuses, des poèmes somatiques »[40]. Les forces dispersives de la dissection détruisent l’unité de l’œuvre pour ouvrir la voie à une esthétique du fragment qui, dans l’œuvre de Büchner, trouve son expression la plus radicale avec Woyzeck, son drame inachevé.
 
La dissection comme méthode d’écriture
Woyzeck est le paradigme d’une structure ouverte, qui rompt totalement avec les traditions rhétoriques du théâtre classique et romantique. La pièce a vraisemblablement été écrite à Strasbourg entre juillet et octobre 1836. Il n’est pas sûr que Büchner ait apporté des modifications après son départ pour Zurich, où il est nommé professeur la même année. Il meurt quelques mois plus tard, à l’âge de 24 ans, suite dit-on à l’infection d’une blessure lors d’une dissection de poisson, et n’a pas eu le temps d’achever le drame. Les manuscrits de la pièce, retrouvés après sa mort en février 1837, ne correspondent pas à une version définitive. Les scènes y sont réunies en fonction de quatre phases de travail qui se complètent mais qui interfèrent également. Une « version composée » (Kombinierte Werkfassung) de l’œuvre a été publiée par Henri Poschmann, qui tente un équilibre entre la lettre des manuscrits et une structure possible suggérée par eux[41]. Mais le lecteur français a aussi accès au matériau brut tel qu’il nous vient des manuscrits : il a été publié par Jean-Christophe Bailly aux éditions de l’Arche en 1993, donnant à voir, conservé dans le produit même, le processus de production de l’œuvre[42]. Au-delà de leurs différences, les deux versions donnent à voir une succession de scènes qui n’ont qu’un rapport très lâche les unes avec les autres et conservent une certaine autonomie par rapport à la trame principale. L’action ne progresse pas de scène en scène, selon une logique causale ou chronologique, mais par juxtaposition de stations isolées dont l’enchaînement ne se laisse pas ramener à un tout. Comme le souligne Jean-Christophe Bailly :
 
Aucune des « petites » scènes du matériau-Woyzeck n’est ou ne saurait être, par exemple, une scène dite de transition, placée pour faire antichambre à celle qui la suit. Le mouvement interne de la pièce en effet, consiste à lâcher chaque séquence comme un bloc, et l’enchaînement qui, de bloc en bloc, conduit le drame vers sa conclusion, de quelque manière qu’on l’organise, ne peut que procéder d’une logique qui n’est inscrite dans aucune des poétiques reconnues de l’art dramatique. Le noyau de sens saisi par Büchner ricoche d’une séquence vers l’autre de telle sorte que la ligne dramaturgique se sépare de tout plan stratégique. Il n’y a plus, justement, qu’une ligne, mais discontinue, et qui rompt avec la ligne harmonique-planifiée de la belle ordonnance dramatique.[43]
 
Le drame de Büchner, on le sait, s’inspire de faits réels qui ont fourni leur matériau à l’expertise psychiatro-légale du Conseiller aulique Clarus sur Woyzeck, meurtrier de sa compagne, à la responsabilité duquel il devait conclure. Büchner a fait une utilisation très précise et minutieuse des matériaux historiques, reproduisant parfois de manière littérale des passages entiers de l’expertise[44]. Mais soumis au geste du dissecteur, le matériau historique est détourné de sa fonction : loin de faire émerger un sens manifeste, il est fragmenté, décomposé, disjoint de sorte que les différents éléments du drame se trouvent soumis à un éclairage kaléodoscopique. Büchner joue de la variation et du contraste pour apporter des éclairages divers, voire divergents, sur les processus représentés. Il subvertit ainsi la logique de son propre matériau, qui est celle de « l’histoire de cas », avec sa linéarité et sa cohérence supposées, pour problématiser les événements, les soumettre à un éclairage croisé qui est nécessairement critique. À l’expertise de Clarus, Büchner oppose ainsi une contre-expertise, qui fait apparaître Woyzeck comme un individu traqué, encerclé par les discours de la psychiatrie, de la médecine et du pouvoir militaire entre lesquels il est pris en étau.
 
Matthias Langhoff, qui a mis le drame en scène en 2002, a tenté de rétablir la lisibilité de l’inachèvement en conformité avec le projet de Büchner qui, selon lui, « envisageait un drame d’une construction tout à fait ouverte, une collection de matériaux où seule l’absence d’ordre autorise une conclusion, c’est-à-dire une dramaturgie véritablement révolutionnaire qui n’a plus en vue l’explication d’une histoire, mais une histoire qui vit d’obscurité et vise ainsi par cette rencontre d’éléments disparates un monde situé derrière l’histoire dont il est le seul à pouvoir donner la clé »[45]. La force éruptive de la dissection morcelle l’action, brise la ligne dramaturgique pour donner au drame sa structure parataxique, a-tectonique qui ne se laisse pas ramener à une cohérence sans reste. Langhoff a comparé cette forme décousue à « une mémoire qui restitue[rait] les expériences rassemblées dans l’ordre où elles sont imprimées en elle sans être troublée par l’incongru ». Manière de renvoyer cette structure en lambeaux, sans cohérence, à la perception qu’ont les personnages – et surtout Woyzeck – d’un monde en miettes dans lequel ils sont en déshérence. En ce sens, l’esthétique du fragment renverrait moins à l’inachèvement de l’histoire qu’à une réalité humaine qui n’est plus à saisir comme totalité, par une vision d’ensemble. L’accumulation d’éléments disparates, de fragments décousus permet de soustraire la souffrance individuelle à l’interprétation réductrice, à la logique d’une histoire cohérente. Büchner ne cherche pas à colmater les incohérences de la représentation, mais en souligne au contraire les illusions pour révéler ce qui, dans la réalité humaine, ne se laisse pas entièrement structurer, réduire à la logique simple et linéaire de « l’histoire de cas ». Il ne relate pas une « histoire de cas » mais évide au contraire ce mode de connaissance biographique en substituant à la forme organique et cohérente une écriture travaillée par le désordre des pulsions, des pressentiments et des hallucinations, une écriture qui sans cesse retourne « la doublure des nerfs » pour la faire « scintiller dans la parole prononcée »[46].
 
Contrairement au récit, qui insère la création dans un déroulement temporel, l’écriture fragmentaire exhibe la valeur singulière de la brisure, les lacunes de la pensée, ses silences. Or Woyzeck est précisément un être qui est privé de la parole. Büchner fait parler un homme qui ne sait pas parler, c’est là sa modernité. Il le fait en recourant à une sorte de dialecte, une langue populaire éloignée du haut allemand, qui atteint un degré de concrétude alors impensable dans le drame de langue allemande. La langue de Büchner est une langue de la parataxe et de la vitesse, de la simplicité et de la violence, qui met en déroute la langue noble et le tonélevé, l’énoncé idéaliste et didactique en lequel il a perdu toute foi. Cette langue, qui est en prise directe avec la sensation, l’émotion, la souffrance, « n’enjolive plus » car « elle est tout aussi déchirée et tendue nerveusement que la situation dont elle se dégage en titubant »[47].Brisant l’allégorie et crevant l’écran de l’idéalisme, elle fait résonner en chaque mot cette Sachlichkeit qui est la marque du regard anatomiste.
 
Faisant exploser l’ordre de la représentation, Büchner fait entrer la « vie » sur scène, dans sa percutante nudité, sa véritécrue sous les strates accumulées par des siècles de morale et d’idéologie[48]. Mais il le fait à sa manière, en développant une qualité d’abstraction, une manière d’exposer les êtres dans leur nudité, qui est très éloignée du vérisme, avec sa part inévitable de mélo[49].Il le fait en exploitant la force explosive de la dissection à des fins esthétiques, substituant aux conceptions organicistes du drame une esthétique du discontinu, du disjoint, de la dissonance. Cette esthétique trouve son origine dans une épistémologie du vivant fondée sur l’indivisibilité du savoir et de la techné, de la connaissance qui « fait voir » et de la main qui découpe. Faisant travailler le nerf sous l’écriture, elle nous livre l’autopsie d’un monde sans transcendance, où « les forces motrices » qui rendent « l’Histoire et les histoires […] plausibles » ne sont plus localisées dans la morale ou l’idéologie mais « dans le corps des protagonistes bousculés qui en bousculent d’autres »[50].
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 


[1] Jean-LouisBesson, Le théâtre de Georg Büchner. Un jeu de masques, Paris, Circé, 2002, p. 301.
[2] Jean-Louis Besson, Georg Büchner : des sources au texte. Des essais de jeunesse à « La mort de Danton », Frankfurt/Vienne, Peter Lang, 1992, p. 95.
[3] Ibid., p. 96.
[4] Patrick Tort, Geoffroy Saint-Hilaire. Cuvier. La Querelle des analogues, Paris, Editions d’Aujourd’hui, 1983, p. 20.
[5] Goethe, Journal, 1830. Cité par Jean-Michel Pouget, « Goethe, la querelle de l’Académie royale des sciences », in Goethe et la Naturphilosophie, Mai Lequan (dir), Paris, Klincksieck, 2011, p 75-107. Ici p. 83.
[6] Jean-Louis Besson, Des sources au texte, op. cit., p. 107.
[7] Ibid., p. 92.
[8] Georg Büchner, « Mémoire sur le système nerveux du barbeau », in Oeuvres complètes, sous la direction de Bernard Lortholary et dans la traduction de Robert Simon, Paris, Seuil, 1988, p. 273.
[9] Jean-Louis Besson, Des sources au texte, op. cit., p 91-109.
[10] Georg Büchner, « Sur les nerfs crâniens », in Œuvres complètes, op. cit., p. 347.
[11] Voir à ce sujet l’analyse de Jean-Michel Pouget, « Goethe, la querelle de l’Académie royale des sciences », art. cit., p. 3.
[12] Jean-Louis Besson, Georg Büchner : des sources au texte, op. cit., p. 93.
[13] « Mémoire sur le système nerveux du barbeau », in Œuvres complètes, op. cit., p. 326.
[14] Jean-Louis Besson, Georg Büchner : des sources au texte, op. cit., p. 109.
[15] Georg Büchner, « Critique d’un essai sur le suicide », in Œuvres complètes, op. cit., p. 45.
[16] Jean-Louis Besson, Georg Büchner : des sources au texte, op. cit., p. 69.
[17] Georg Büchner, “Essai sur les nerfs crâniens”, in Œuvres complètes, op. cit., p. 345.
[18]Ibid., p. 346-347.
[19] Ibid., p. 346.
[20] Ibid.
[21] Voir Jean-Louis Besson, Le théâtre de Georg Büchner. Un jeu de masques, op. cit., p.303.
[22] Georg Büchner, « Lenz », in Œuvres complètes, op. cit., p. 178 et 179.
[23] « La mort de Danton », III, 3, in Oeuvres complètes, op. cit., p 142. Texte original : « Geht einmal euren Phrasen nach, bis zu dem Punkt wo sie verkörpert werden », Werke und Briefe I, Münchner Ausgabe, Karl Pörnbacher hrsg., DTV, p. 62.
[24] Voir Jean-Louis Besson, Des Sources au texte, op. cit., p. 256.
[25] Durs Grünbein, « Briser le corps » (1995), paru dans Galilée arpente l’enfer de Dante et n’en retient que les dimensions, tr. fr. par Laurent Cassagnau, Paris, L’Arche, 1999. Le Büchner Preis est attribué tous les ans à un écrivain d’envergure par l’Académie allemande de langue et de littérature à Darmstadt, dans la Hesse, pays natal du dramaturge. Il est d’usage, à cette occasion, que le récipiendaire expose sa vision de l’œuvre de Büchner, le rôle qu’elle a joué dans sa propre appréhension du monde et dans sa poétique. Ainsi se compose une mosaïque qui reflète les différentes approches auxquelles invite la lecture d’une œuvre dont l’impact ne faiblit pas.
[26] Durs Grünbein, ibid., p. 69.
[27] Ibid., p. 70.
[28] Mouvement principalement littéraire, sans liens structurels, de cinq auteurs ayant à leur tête Heinrich Heine. Leurs positions étaient moins radicales que celles de Büchner, mais la Jeune Allemagne symbolisait une sorte de courant libéral progressiste caractérisé par la résistance à la réaction, au conservatisme de la “vieille” Allemagne.
[29] Extrait d’une lettre de Gutzkow le 10 juin 1836. Cité par Jean-Pierre Lefebvre, « Présentations des écrits sur Descartes et sur Spinoza », in Œuvres complètes, op. cit., p. 357.
[30] Voir mon article sur Georg Büchner, « Ecrire avec les nerfs : Médecine et anatomie chez Georg Büchner », in Laurence Talairach-Vielmas (dir.), Mécaniques du vivant : Savoir médical et représentations du corps humain (XVIIe–XIXe siècle), Actes du Colloque „Explora“ 2-3 décembre 2011, ouvrage électronique mis en ligne en novembre 2012 sur le site d’Epistémocritique : http://rnx9686.webmo.fr/?cat=32
[31] Durs Grünbein, « Briser le corps », op. cit., p. 66.
[32] Durs Grünbein, « Trois lettres », in Galilée, ibid., p. 40.
[33] Georg Büchner, Oeuvres complètes, op. cit., p. 104. « Wir müssten uns die Schädeldecken aufbrechen und die Gedanken einander aus den Hirnfasern zerren » (Werke und Briefe, op. cit., p. 9)
[34] Selon une formule de Pierre Mertens prêtée à Vésale, le père de l’anthropologie anatomique. Pierre Mertens, Les éblouissements, Paris, Points/Seuil, 1989. Voir l’article de Valérie Deshoulières ici-même : « Variations Vésale. La mélancolie de l’anatomiste entre science et art. Étude comparée d’un modèle esthétique et d’un paradigme scientifique ».
[35]Ibid.
[36] Rafael Mandressi, « Images, imagination et imagerie médicales », in Lieux de savoir 2. Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel, 2011, p. 634-654.
[37] Ibid., p. 638. Comme le souligne l’auteur, la question de la preuve par l’image met en question la notion même de représentation puisqu’elle suppose la capacité de l’image à se substituer au réel qu’elle représente.
[38] Comme le rappellent Laurence Talairach-Vielmas et Rafael Mandressi dans leur « Introduction » à Mécaniques du vivant : Savoir médical et représentations du corps humain (XVIIe–XIXe siècle), op. cit., http://rnx9686.webmo.fr/?cat=32. Voir aussi Devon L. Hodges, Renaissance Fictions of Anatomy, Amherst (Massachussets), University of Massachussets Press, 1985. Voir enfin Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, what it is. With all the kindes, causes, symptomes, prognostickes, and severall cures of it. In three maine partitions… Philosophically, medicinally, historically, opened and cut up. By Democritus Junior, Oxford, Henry Cripps, 1621.
[39] Ibid.
[40] Durs Grünbein, « Briser le corps », op. cit., p. 65.
[41] L’écriture fragmentaire de Büchner se manifeste aussi dans Lenz, dans le style ponctué par « une succession de coups de poing et de cris, de coups de tête contre les murs, de halètements – le mot est dans le texte -, de mots en prise directe sur le corps, ses émotions, ses sensations. Éclats qui se juxtaposent, qui à la fois se renforcent et se pulvérisent par résonance, comme Lenz lui-même ». Voir sur la question l’article de Fernand Cambon, « Büchner et la folie », Revue Europe n°952-953, août-septembre 2008, p. 85-94.
[42] La version « composée » de l’œuvre est accessible en français dans les Œuvres complètes (sous la direction de Bernard Lortholary et dans la traduction de Robert Simon, Paris, Seuil 1988), où le texte de Woyzeck est basé sur la Kombinierte Werkfassung (version composée de l’œuvre). Le matériau brut, tel qu’il nous vient des manuscrits, a été publié en français par Jean-Christophe Bailly, dans la traduction de Bernard Chartreux, Eberhard Spreng et Jean-Pierre Vincent (Georg Büchner, Woyzeck, Fragments complets, Paris, éditions de l’Arche, 1993).
[43] Jean Christophe Bailly, « Préface », Woyzeck. Fragments complets, ibid., p. 11.
[44] Une différence essentielle, cependant, tient au fait que le débat psychiatrico-légal n’a été déclenché qu’après l’exécution de Woyzeck alors que Büchner nous donne à voir les 2 ou 3 jours qui ont immédiatement précédé le meurtre.
[45] Cité par Jean-LouisBesson, Le théâtre de Georg Büchner. Un jeu de masques, op. cit., p. 236. Dans son Woyzeck, Langhoff a imbriqué deux oeuvres de Büchner, Lenz, cheminement vers la mort d’un révolutionnaire devenu schizophrène et Léonce et Léna, comédie féerique et désopilante, caricature du système politique de la société allemande de l’époque. La pièce fut introduite par la déclamation d’extraits de sa soutenance de thèse par Büchner touché par la maladie, qu’accompagne la projection de scènes de dissection de poisson filmées au Museum
[46] Durs Grünbein, « Briser le corps », op. cit., p. 72.
[47] Jean Christophe Bailly, « Préface », Woyzeck. Fragments complets, op. cit., p. 16.
[48] Ibid., p. 13-14.
[49] Voir l’entretien avec Stéphane Braunschweig, « Mettre en scène Woyzeck », revue Europe août-septembre 2008, p. 75-84.
[50] Durs Grünbein, « Briser le corps », op. cit., p. 71.



Le vivant, l’organisme et la morphologie : repenser la forme au début du XIXe siècle. L’exemple de Goethe

Judith Schlanger dans Les Métaphores de l’organisme, a bien montré combien la question de la forme organique circulait entre les disciplines et les approches – philosophie, théories esthétiques, politique, économie, biologie, – jusqu’à devenir un modèle de rationalité au cours du XIXe siècle[1]. L’organisme est un modèle analogique de la pensée, qui trouve son origine dans le comparant de l’organisme individuel (et plus précisément le corps humain) ; il s’étend jusqu’à penser l’ensemble de la nature, construisant une continuité du vivant. Ce modèle épistémologique a influencé Goethe et ses recherches scientifiques et artistiques l’ont amené à participer à l’élaboration d’une pensée organiciste dont nous voudrions rendre compte.
Dans un essai publié en 1817 avec La Métamorphose des plantes, Goethe souligne combien son premier voyage en Italie (1786-1787) a été déterminant ; il a renouvelé sa conception de la forme, qu’elle soit naturelle ou artistique :
 
De l’Italie riche en formes, je me trouvais ramener à l’Allemagne, privée de formes, pour échanger un ciel serein contre un ciel sombre […]. Au cours des deux années précédentes, j’avais sans relâche observé, collectionné, pensé, cherché à développer chacune de mes dispositions. J’avais appris à comprendre jusqu’à un certain point comment la notion grecque, favorisée, avait procédé pour épanouir l’art le plus élevé dans son champ national ; […] En outre, je croyais avoir décelé en l’observant que la nature procède selon des lois pour produire ce qui est forme vivante, modèle de toute forme artistique[2]. (p. 175)
 
Ces transformations des idées de Goethe, que la critique considère comme le tournant classique de l’auteur, donnent lieu à plusieurs publications[3] redéfinissant la forme : les notions d’organisation, de loi saisies par un observateur attentif, posent conjointement l’idée d’un développement de la forme organisée au sein de l’objet (la nature ou l’art) et du sujet (Goethe lui-même). Un lien est donc établi entre la forme naturelle vivante, la forme artistique et la forme du sujet. C’est l’articulation de ces différentes notions que nous voudrions interroger. Le statut de la nature, « modèle de toute forme artistique » est en effet problématique : comment comprendre qu’elle soit à la fois modèle mais également un modèle insuffisant puisque le recours aux modèles antiques est posé comme nécessaire ? Les textes sur la botanique, qui font l’objet d’une publication entre 1817 et 1823, permettent, dans cette perspective, d’observer les transferts des sciences de la nature, dont le renouveau à la fin du XVIIIe siècle est manifeste vers la littérature. Ces textes sont des essais (« Ausfatz » en allemand, terme qui renvoie davantage à la notion d’article qu’à l’essai en tant que forme littéraire), à forte dimension autobiographique, et nous semblent paradoxalement les plus à même de mesurer le renouveau de la forme littéraire au début du XIXe siècle.
 
Goethe et la Morphologie
Entre 1817 et 1824, Goethe publie ses Carnets de morphologie, réunis sous le titre Sur la science de la nature en général et en particulier sur la morphologie. Expérience, observation, raisonnement réunis par des événements de ma vie. Ces cahiers rassemblent à la fois des écrits scientifiques comme La Métamorphose des plantes, l’Anatomie comparée, des écrits plus théoriques sur la science et sur la méthode scientifique, et sont accompagnés de nombreux essais qui mettent en relation les découvertes scientifiques de Goethe avec les circonstances de sa vie. La conception de ces cahiers souligne clairement une volonté de valorisation des écrits scientifiques de l’auteur, associée à un désir de mise en cohérence de l’ensemble autour de la question de la morphologie. Le substantif morphologie est une création lexicale de Goethe. Ce néologisme souligne son désir de créer une nouvelle science. S’il revient plusieurs fois sur cette notion, une définition occupe une place de choix dans la publication des Cahiers de Morphologie de 1817, puisqu’elle précède la réédition de La Métamorphose des plantes et ouvre les Cahiers. Cette définition est élaborée en deux temps : dans un premier texte, « L’auteur excuse son entreprise », Goethe montre que la relation entre l’homme et la nature est fondée moins sur un rapport de domination du sujet sur l’objet que d’une influence réciproque qui permet au sujet de distinguer un double infini : « dans les objets la multiplicité de l’être, du devenir, et du réseau vivant des relations – et en lui-même la possibilité de se développer à l’infini » (p. 73 – 74). Un conflit apparaît alors dans la façon d’envisager la connaissance : faut-il porter attention au détail, ou à l’ensemble ? L’ambition de Goethe est de dépasser cette opposition stérile. Dans le second texte « [L’auteur] introduit son dessin », il propose un nouveau mode de découverte de la nature grâce à la notion de morphologie. Après avoir rappelé que la dissociation des parties qui caractérise « la chimie et l’anatomie » détruit en même temps le vivant[4], Goethe en précise la démarche :
 
C’est pourquoi, de tout temps, l’homme de science a ressenti le besoin d’identifier les formations vivantes, d’appréhender en une totalité leurs composantes visibles, saisissables, de voir en elles ce par quoi s’exprime l’être intérieur, et ainsi de parvenir en quelque sorte à une vision dominant l’ensemble. Il n’est pas besoin d’exposer ici dans le détail combien ce désir de l’homme de science est proche de l’impulsion artistique et de l’instinct d’imitation. (p. 76)
 
La morphologie est donc une manière de saisir synthétiquement les organismes vivants. Cette synthèse rend caduque l’opposition entre structure interne et forme externe et doit également permettre d’analyser la transformation progressive des formes dans le temps :
 
Pour désigner dans son ensemble l’existence d’un être réel, l’Allemand dispose du mot forme (Gestalt). En employant ce terme, il fait abstraction de ce qui est mobile, il admet que les éléments formant un tout sont établis, achevés et fixés dans leurs caractères.
Mais si nous observons toutes les formes, et en particulier les formes organiques, nous constatons qu’il ne se trouve nulle part de constance, d’immobilité, d’achèvement, et qu’au contraire tout oscille dans un mouvement incessant. C’est pourquoi notre langue se sert à fort juste titre du mot formation (Bildung), tant pour désigner ce qui est produit que ce qui est en voie de l’être.
Si donc nous voulons introduire une morphologie, nous n’avons pas à parler de forme (Gestalt), mais si nous employons ce terme, nous pouvons penser tout au plus l’idée, le concept, ou un élément fixé pour un instant seulement dans l’expérience.
Ce qui est formé (Gebildete) est aussitôt transformé, et si nous voulons parvenir à une certaine vision vivante de la nature, nous avons à nous maintenir nous-mêmes aussi mobiles, aussi plastiques par l’exemple par lequel elle nous précède. (p. 76)
 
On comprend dès lors pourquoi Goethe emploie le terme « morphologie », qui doit permettre de réunir les oppositions sémantiques des notions de Gestalt et de Bildung, au sein d’une discipline qui pense la liaison entre l’objet et le sujet[5] : la mobilité et la plasticité de l’observateur sont en effet aussi essentielles que l’étude des formes vivantes. Ces qualités propres à la vie que Goethe relie explicitement à la « multiplicité »[6] doivent être cultivées pour que le regard de l’observateur puisse saisir l’unité même des formes dans leurs diversités formelle et chronologique. Laurent Van Eynde écrit à ce propos : « La morphologie est le cœur de la science de la nature, tant il est vrai que la propriété première de la nature est de paraître et que le propre de la morphologie est de laisser la chose se manifester pour en saisir la vérité, par intuition catégoriale, à même sa phénoménalisation » (p.116).On pourrait donc dire que la morphologie est la science de l’analyse des formes en tant qu’elles apparaissent à l’esprit humain. Ce dernier doit parvenir, par un effort d’observation, à condenser synthétiquement la diversité de la Gestalt et de la Bildung en un schéma dynamique permettant de saisir l’unité des règles du développement et de la liberté des formes.
 
La suite du texte s’appuie enfin sur des exemples, à la fois végétaux et animaux, pour montrer la ressemblance entre les structures du vivant au tout début de leur développement :
 
Lorsqu’on observe plantes et animaux dans leur état le plus imparfait, on peut à peine les distinguer les uns des autres. Un point vivant, figé, mobile, ou semi-mobile est à peine perceptible à nos sens. […] Ces créatures, qui peu à peu se dégagent d’une ressemblance telle qu’on les distingue à peine, pour devenir soit des plantes, soit des animaux, évoluent vers deux perfections opposées ; si bien que la plante devenue arbre est finalement permanente et fixée, tandis que l’animal se magnifie en l’homme en accédant à la mobilité et à la liberté les plus hautes. (p.79)
 
On retrouve ici en filigrane la notion de métamorphose, et la tentation de la généraliser du végétal vers l’animal. Simonmattia Riva (16) en propose une définition très convaincante : elle l’assimile à « la loi de développement que la plante suit depuis la graine jusqu’au fruit, dans la régularité évolutive et temporelle que l’on peut voir dans le rythme polaire d’expansion et de contraction des organes, détaillé dans La Métamorphose[7] »des plantes.C’est bien cette loi qui permet le déploiement du point vivant jusqu’à la perfection de la forme, et l’on peut supposer que Goethe postule l’existence d’un même mouvement chez les animaux et l’être humain. Il le dit d’ailleurs plus clairement dans le troisième essai du premier cahier de Morphologie, « Il donne un avant-propos à son contenu » qui précise à la fois le développement des études scientifiques de Goethe et une rapide situation du contexte contemporain, dans les domaines intimement liés à l’époque de la science et de la philosophie. L’itinéraire qu’il recompose[8] part des végétaux, pour s’intéresser aux insectes afin de s’occuper d’ « anatomie comparée des animaux » (p. 82). Goethe souligne les transferts qu’il met en place entre les différents règnes : « La méthode adoptée dans l’étude des plantes et des insectes me guidait aussi sur cette voie : car en isolant et en comparant les formes, on devait nécessairement en venir ici aussi à mettre en évidence tour à tour formation et transformation » (p. 83).En dans d’autres termes, c’est bien la morphologie en tant qu’elle « doit contenir l’enseignement de la forme, de la formation et de la transformation des corps organiques » (p. 266) qui permet de saisir l’unité et la multiplicité du vivant en profondeur.
 
La vie et la nature du vivant : contexte épistémologique et position de Goethe
Ces trois essais permettent également de reconstruire le contexte épistémologique et ses évolutions dans les années 1780 – 1800, à travers un prisme de valorisation de l’entreprise scientifique menée par Goethe. Il souligne ainsi la fantaisie de certaines approches :
 
L’époque était cependant plus sombre qu’on ne peut se le représenter aujourd’hui [en 1817]. On prétendait par exemple qu’il dépendait de l’homme uniquement de marcher commodément à quatre pattes, que des ours, s’ils se maintenaient un certain temps dans la verticale, pourraient devenir des humains. L’effronté Diderot allait jusqu’à avancer de certaines suggestions en vue de produire des chèvres pieds et, en signe de distinction, de les faire monter en livrée de cérémonie sur le carrosse des grands et des riches. (p. 83)
 
Comment comprendre cette référence à l’œuvre de Diderot Le Rêve de d’Alembert ? Si l’hypothèse d’une matière intrinsèquement vivante et relevant du matérialisme a été posée dès le début du dialogue, le chèvre-pieds constitue une figure finale du texte : il s’agit de réaliser scientifiquement l’hybridation de l’homme avec la chèvre. La construction logique du passage est clairement signalée comme invraisemblable par la description du régime alimentaire nécessaire pour permettre l’hybridation : il faudrait faire manger du fromage aux hommes et du pain aux chèvres pour obtenir ces fameux chèvres-pieds. Ce régime alimentaire, en jouant sur la métonymie, souligne par renversement l’invraisemblance de l’entreprise. Goethe ne semble pas avoir voulu saisir l’ironie du passage.
 
Dès lors, la condamnation du texte de Diderot par Goethe peut être comprise comme une double critique à l’égard d’une imagination déréglée mais surtout contre les thèses mécanistes du Rêve qui voudraient que la vie soit inhérente à la matière elle-même et que les lois régissant nature organique et inorganique soient les mêmes[9].
 
Cette tradition matérialiste, héritée de la conception du corps-automate, a été illustrée par des scientifiques comme Boerhaave. François Duchesnau résume ainsi sa doctrine : « le modèle de l’organisme […] était celui de petites machines juxtaposées et emboîtées, formant par leur intégration le vivant complexe : par suite, les opérations de ce vivant complexe devaient en principe s’expliquer mécaniquement par les dispositifs structuraux ainsi agencés auxquels devaient s’appliquer des lois similaires à celles régissant la nature inorganique ». Les Elementa physilogiae de l’élève de Boerhaave, Haller, sont un intertexte de Diderot : ses Éléments de physiologie reprennent la définition dela fibre, donnée par Haller : la fibre est le plus petit élément d’organisation vitale qui compose les différentes parties de l’organisme.
 
Face à cette doctrine matérialiste s’élabore peu à peu un vitalisme, dont la diversité des courants exigerait un développement trop long pour les besoins de l’exposé[10]. Nous retiendrons quelques traits définitoires. Dans la perspective vitaliste, la vie est spécifique à l’organisme et les lois physiques de la nature ne peuvent s’appliquer à un milieu intérieur qui préserve le vivant. Au sein de ce débat qui structure la pensée de la vie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Goethe a choisi son camp :
 
Lorsque les objets naturels, et surtout les êtres vivants, nous apparaissent de façon telle que nous souhaitons comprendre leur nature et leur activité dans l’ensemble, nous croyons parvenir au mieux à cette connaissance en les dissociant en leurs parties, et cette voie en effet est réellement propre à nous mener très loin. Il nous suffira de rappeler en quelques mots seulement aux amis du savoir comment la chimie et l’anatomie ont contribué à la compréhension et à une vue d’ensemble de la nature.
Mais constamment poursuivis, ces efforts de dissociation ont aussi bien des inconvénients. Le vivant est bien décomposé en ses éléments, mais à partir de ceux-ci on ne peut le reconstituer et lui rendre la vie. (p. 75)
 
La possibilité de décomposer la totalité qu’est l’organisme sans pouvoir le recomposer et recréer la vie suggère bien que le vivant est pensé comme une force, associant des formes (le tout, les parties, les modes de subordination des parties au tout) et renvoyant à la question de l’organisation générale du corps. De façon logique, Goethe en déduit la nécessité de penser un milieu intérieur spécifique préservant et permettant de distinguer le vivant du non vivant en termes qualitatifs :
 
Tandis que nous observons un aussi merveilleux édifice, et apprenons à discerner comment il s’élève, un principe important de l’organisation nous apparaît à nouveau : c’est qu’aucune vie ne peut agir en surface et y déployer sa force génératrice ; mais que l’activité vitale toute entière exige une enveloppe qui la protège du rude élément extérieur : eau, air ou lumière ; qui préserve sa nature délicate pour qu’elle accomplisse ce qui incombe spécifiquement à son être intérieur. Cette enveloppe apparaîtra écorce, peau ou coquille ; tout ce qui accéda à la vie, tout ce qui se tourne vers l’extérieur est livré progressivement et prématurément à la mort, à la décomposition. Les écorces d’arbre, la peau des insectes, les poils et les plumes des animaux et même l’épiderme de l’homme sont des enveloppes sans cesse desquamantes, expulsées, abandonnées à l’absence de vie, derrière lesquelles se forment constamment des enveloppes neuves sous lesquelles, à plus ou moins grande profondeur, la vie accomplit son œuvre créatrice. (p. 80)
 
L’orientation vitaliste de Goethe est doublée d’un certain engagement en faveur de la thèse épigénétique, qui recoupe en partie les termes de l’opposition mécanisme / vitalisme, puisque l’épigénétisme implique la détermination d’une force vitale, fût-elle réduite à un principe d’organisation de la matière permettant de comprendre l’émergence de la vie.
 
La querelle scientifique entre épigénèse et préformation était contemporaine. Dans « [l’auteur] donne un avant-propos à son contenu », Goethe écrit : « la théorie de l’emboîtement, la notion de préformation, de développements successifs de ce qui existait déjà au temps d’Adam s’étaient généralement imposées, même aux meilleurs esprits » (p. 81). Goethe justifie dans ce passage le mauvais accueil qu’a reçu la publication de La Métamorphose des plantes par le contexte intellectuel dominé par la préformation : c’est également une façon de pencher pour son opposé, l’épigénèse. Rappelons que la théorie de l’emboîtement des germes (ou préformation) est remise à l’honneur par Haller et Charles Bonnet. Selon eux, le développement de l’être organique est entièrement prévu à sa création même : la croissance n’est qu’un développement d’un schéma initial où toutes les parties du corps sont déjà entièrement présentes dans l’embryon. A l’opposé, l’épigénèse s’appuie sur l’idée d’un développement progressif de l’embryon par différenciation progressive et passage d’une structure simple vers une structure plus complexe, associée à une articulation au milieu et à ses conditions particulières.
 
L’idée d’une plasticité de la forme est donc intrinsèque à la doctrine épigénétique[11]. Goethe le signale clairement dans « Histoire de mes études de botanique » :
 
La variabilité des formes végétales, dont je suivais depuis longtemps le cheminement singulier, éveillait de plus en plus en moi cette représentation : les formes végétales qui nous entourent ne sont pas déterminées et fixées à l’origine ; bien plutôt leur a-t-il été donné, dans leur opiniâtreté générique et spécifique, une heureuse mobilité et plasticité, afin qu’elles puissent s’adapter aux conditions si nombreuses qui agissent sur elles à la surface du globe, se former et se transformer en conséquence. (p. 101)
 
Le corps vivant est donc un corps mouvant et la force interne de l’organisme n’empêche pas de penser une articulation au milieu qui permette de rendre compte de la diversité du vivant. Ces considérations sont chères à Blumenbach, et à son concept de Bildungstrieb, de pulsion de formation que Goethe connaissait[12]. La notion de Bildungstrieb doit s’entendre comme une force de mise en organisation, qui est pulsion propre, interne. Les écrits sur la botanique témoignent de l’influence sur Goethe d’un autre penseur de l’épigénèse, Wolff, qui précède Blumenbach. Il est question de Wolff dans un essai « Découverte d’un excellent prédécesseur » publié également en 1817 dans les Cahiers de Morphologie. Goethe cite largement des passages du savant qui considère comme lui que le développement de la plante peut se comprendre en termes d’expansion et de contraction. Mais cette contraction que Goethe appelle « affinement » est liée à une « atrophie » chez Wolff, ce qui l’empêche de saisir la loi de la métamorphose, l’alternance entre diastole et systole. L’obstacle contre lequel a buté Wolff, selon Goethe, est un problème de point de vue, ce qui permet de comprendre comment Goethe s’approprie, en la dépassant, la doctrine épigénétique :
 
[Wolff] reconnaît expressément l’identité des parties du végétal en dépit de leur mobilité ; cependant, la manière d’appréhender l’expérience qu’il a pris le parti d’adopter l’empêche de faire le pas ultime, essentiel. Parce qu’en effet la théorie de la préformation et de l’emboîtement, qu’il combat repose sur une simple imagination extra-sensible, sur une hypothèse que l’on croit penser, mais que l’on ne peut représenter dans le monde sensible, il pose comme maxime fondamentale de toutes ses recherches que l’on ne peut rien supposer, admettre ni affirmer qu’on n’ait vu de ses yeux, et soit en situation de montrer à autrui en tout temps. C’est pourquoi il s’efforce toujours de pénétrer jusqu’aux sources de la vie par des recherches au microscope, et de suivre ainsi les embryons organiques depuis leur forme première jusqu’à leur achèvement. Si excellente que soit cette méthode grâce à laquelle il a pu tant produire, cet homme remarquable ne pensait pourtant pas qu’il y a voir et voir, que les yeux de l’esprit ont à agir en constance et vivante alliance avec les yeux du corps, parce que sinon on court le danger de voir, et pourtant de ne pas voir. (p. 190-191)
 
La réaction contre l’imagination extra-sensible tend donc à faire de Wolff un partisan de la seule observation du vivant avec ses sens, quand bien même ils seraient aidés par un microscope. Or la pensée de Goethe propose une autre manière de concevoir non plus la seule vue mais la vision, c’est-à-dire ce qu’il appelle voir avec l’esprit comme forme la plus haute de la vision. Cette vision est une synthèse de l’esprit qui doit parvenir à excéder l’opposition entre la perception sensorielle et la perception intellectuelle. Plus généralement, cette vision synthétique dépasse les oppositions que nous avons dessinées précédemment. Vitalisme et mécanisme sont ressaisis dans une logique organique : l’étude de la matière inerte doit servir la compréhension du fonctionnement de la nature et de la nature organisée. Quant à l’opposition entre préformation et épigénèse, elle doit être également dépassée, comme l’écrit Goethe dans son essai sur « l’impulsion formatrice » :
 
La théorie de l’emboîtement sera bientôt pour l’homme cultivé un objet de répulsion ; mais pour une théorie qui admet un donner et un recevoir, on présuppose bien toujours un élément qui reçoit et un autre qui soit reçu, et si nous ne voulons pas penser une préformation, nous en venons à une prédélinéation, à une prédétermination, à une façon de préétablir, et à tous les vocables possibles pour nommer ce qui doit exister avant que nous ne puissions percevoir quelque chose.
J’ose cependant en tout cas affirmer que, lorsqu’un être organique apparaît, l’unité et la liberté de l’impulsion formatrice ne sont pas saisissables sans le concept de métamorphose. (p. 203)
 
On comprend dès lors que la forme goethéenne repose sur une tension dynamique, une polarité[13] entre unité et liberté, lois et variations. Le corps organisé est une construction dynamique qui génère des formes, s’auto-reproduit, se maintient.
 
Au sein de cette dynamique, des accidents peuvent arriver et altérer la totalité parfaite. Si « l’état de santé parfait n’est perçu par nous que par le sentiment du tout » (p. 267), il semble logique de dire que la pathologie est entendue comme forme altérée, comme dérèglement des équilibres de construction de la forme. Ce dérèglement peut arriver dans la nature, mais il n’en va pas de même dans l’art. Ici se joue une claire opposition entre Goethe et les romantiques d’Iéna.
 
Goethe et la forme artistique
Il n’est pas aisé de proposer à partir de la morphologie scientifique goethéenne des considérations sur la forme artistique, tant les positions de Goethe ont varié sur ce sujet. Nous proposons de comparer ici deux états des réflexions de Goethe sur la forme artistique et son rapport à la forme naturelle.
 
Dans La Théorie des couleurs, Goethe écrit :
 
Si nous retournons à la comparaison entre l’art et la science nous pouvons observer la chose suivante : puisque, aussi bien dans le domaine du savoir que dans celui de la réflexion, aucun ensemble achevé ne peut être constitué, et ceci en raison du fait que à celui-là la dimension intérieure fait défaut et à celle-ci le versant extérieur de l’être, nous nous trouverons dans l’obligation de penser la science comme si elle était un art, si nous voulons que celle-ci nous fournisse une espèce quelconque de totalité[14].
 
Si la dimension intérieure « fait défaut » à la pratique de la science, on a vu combien Goethe mettait l’accent sur la nécessaire synthèse dans l’espace du sujet – qui doit rester aussi mobile que la diversité des objets auxquels il est confronté – de la multiplicité de la nature. La relation entre l’art et la science procède donc nécessairement selon une méthode similaire, mais leur identité n’est pas complète. Elle est de l’ordre d’un « comme si »[15], la comparaison insistant bien davantage sur l’unité de la méthode, du regard du sujet que sur l’identité de la science et de l’art en tant que disciplines. Selon Didier Hurson (65), c’est d’ailleurs là un point primordial de la pensée de Goethe :
 
comprendre le monde et ses rapports internes revient à créer l’unité au sein de la multiplicité des manifestations phénoménales (natura naturata) ; le sujet n’est pas inscrit dans une attitude de contemplation mais se place lui-même en position de correspondre activement à la présence du continuum cosmique démontré par la nature ; en cela il instaure à l’aide de ses facultés mentales une unité qui deviendra le sceau d’une totalité qu’aucune construction ne saurait établir dans l’univers organique comme dans les autres. Cette souveraineté du sujet que souligne Kant dans un passage à l’esprit proche de la remarque de Goethe introduit la question délicate d’un éventuel équilibre entre l’objet à saisir, dans son unité propre et l’approche de ce dernier par l’unité importée par l’observateur.
 
Cette unité de la conscience mise au service de la perception de l’unité de la nature est essentielle également dans l’art. C’est en ce sens qu’on peut comprendre le rapprochement entre forme naturelle et forme artistique. Ces deux disciplines exigent que l’esprit humain produise une forme, donne une forme au phénomène. C’est en ayant à l’esprit ces considérations que l’on peut comprendre les textes sur l’art comme l’« Introduction aux Propylées » (1798). Cette revue, dirigée par Goethe, Schiller et Meyer, permet à Goethe d’écrire ce qu’on pourrait considérer comme un manifeste du classicisme allemand, comme le dit clairement cet extrait, visiblement dirigé contre l’hybridité générique promue par les romantiques d’Iéna :
 
Une des caractéristiques les plus marquantes de la décadence de l’art réside dans le mélange de ses différents genres.
Les arts sont apparentés entre eux et ainsi le sont leurs genres. Mais le devoir, le mérite et la dignité de l’artiste véritable résident dans le fait qu’il sépare des autres la branche de l’art dans laquelle il travaille, qu’il sache rendre autonome chaque art et chaque genre et qu’il sache isoler autant que possible des autres[16].
 
Les romantiques pensaient en effet, au nom des diversités des productions de la nature, la nécessité de construire une forme artistique aussi mobile que les formes naturelles. Cette analogie est ici contestée par Goethe qui adopte une position classique, liée au voyage en Italie et à la rencontre de Schiller. Il promeut la perfection inhérente à chaque genre sans hybridation possible. Pourtant, l’analogie avec la nature n’est pas absente de ce texte. Goethe souligne tout au long de son article la nécessité pour les artistes de connaître la nature. Il explique qu’un des buts de la revue est même de donner aux artistes les connaissances dont ils ont besoin. Comment articuler dès lors forme naturelle et forme artistique ?
 
Goethe repart de l’étude de la nature : « L’exigence fondamentale qu’il faut adresser à un artiste restera toujours la même : qu’il se tienne à la nature, qu’il l’étudie, la reproduise, qu’il crée quelque chose qui soit semblable à ses manifestations. » (p. 148) La science est donc essentielle et la création artistique est liée analogiquement à celle de la création naturelle, sans qu’il y ait identité. Goethe, un peu plus loin souligne d’ailleurs la différence entre l’art et la nature :
 
La nature est séparée de l’art par un gouffre énorme ; le génie lui-même ne réussit pas à la franchir sans auxiliaires extérieurs.
Tout ce que nous percevons autour de nous n’est que matière brute. Il est déjà plutôt rare qu’un artiste, guidé par son instinct et son goût, apprenne, grâce à la pratique et à l’expérimentation, à prendre possession de la beauté de l’enveloppe extérieure des choses, à choisir le meilleur parmi le valable qui s’offre à lui et à créer au moins une apparence plaisante. Mais il est beaucoup plus rare, surtout à notre époque, qu’un artiste sache pénétrer au fond des objets, ainsi qu’au fond de sa propre âme, afin de produire non seulement quelque effet léger et superficiel dans ses œuvres, mais de créer en rivalisant en cela avec la nature, un organisme spirituel et de donner à son œuvre un contenu et une forme tels qu’elle en paraisse en même temps naturelle et surnaturelle. (p. 148)
 
Si l’on peut identifier « l’organisme spirituel » et la découverte des « Urphänomenen[17] » de la nature, le saut ontologique caractérisant la création artistique réside dans le fait de « donner à [l’] œuvre un contenu et une forme tels qu’elle en paraisse en même temps naturelle et surnaturelle ». Les « auxiliaires extérieurs » dont il fait mention doivent être compris comme les modèles antiques, que Goethe et Schiller, à cette période, ont placé comme des conditions nécessaires pour la forme artistique. L’artiste, comme le dit Maurice Marache (112), « ne fait d’abord que rejoindre cette perfection que la nature semble avoir en intention et qu’elle ne réalise que rarement » et pour ce faire, il faut s’appuyer sur la tradition grecque. Goethe revient sur ces idées dans sa traduction commentée des Essais sur la peinture de Diderot[18]. Face à Diderot qui considère que la bonne forme artistique est la forme naturelle, Goethe explique :
 
La nature travaille en vue de la vie et de l’existence, de la conservation et de la reproduction de sa créature, sans se soucier du fait qu’elle paraisse belle ou laide. Une forme qui, de par sa naissance, était destinée à être belle peut, à la suite d’un hasard quelconque, être blessée en une partie, et immédiatement d’autres parties souffrent aussi. Car maintenant la nature a besoin de forces afin de rétablir la partie lésée, et ainsi quelque chose est retirée aux autres parties, ce qui dérange infailliblement leur développement. (p. 192-193)
 
Autrement dit, l’art est une façon d’idéaliser la nature, de traduire sa forme telle qu’elle n’apparaît pas dans le monde, ce qui renvoie à la définition même de l’idéalisme. La structure signifiante, les lois de la natura naturans doivent être saisies synthétiquement et rendues visibles : « Dans le cas d’œuvres de la nature, le spectateur doit apporter lui-même la signification, le sentiment, les pensées, l’effet et l’action sur l’âme ; dans le cas de l’œuvre d’art, il veut et doit trouver déjà tout cela dans l’œuvre. » (p. 194)
 
Goethe pense donc que l’universalité et la nécessité des modèles antiques imposent une structuration générique précise des différentes formes. La loi de la forme littéraire est donc, pour lui, la garantie de la possibilité de donner du sens : « L’artiste véritable, qui est législateur, tend à la vérité de l’art ; l’artiste sans loi, qui suit une impulsion aveugle, tend à la réalité de la nature. Grâce au premier l’art atteint son sommet le plus haut, le second le rabaisse au niveau le plus bas. » (p. 155-156) C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre le fameux mot de Goethe :
 
J’appelle classique ce qui est sain et romantique ce qui est malade. Et les Nibelungen sont classiques comme l’est Homère : tous les deux sont sains et forts. Si la plupart des œuvres modernes sont romantiques, ce n’est pas parce qu’elles sont modernes, mais parce qu’elles sont faibles, infirmes et malades ; et si ce qui est antique est classique, ce n’est parce que c’est ancien, mais parce que c’est frais, joyeux et sain. En distinguant, selon ces caractères, le classique et le romantique, nous saurons à quoi nous en tenir[19].
 
Remarquons enfin que ces réflexions datent toutes des années où Schiller et Goethe se côtoient. En 1819, alors que les Cahiers de Morphologie sont encore en cours de publication, la pureté des formes littéraires sera tranchée d’une façon beaucoup moins claire dans « Notes et dissertations au sujet du divan occidental ». Après avoir montré que le classement des formes littéraires repose sur un mélange des critères[20], il propose de ramener la diversité des formes à ses principes fondamentaux, en montrant qu’il existe trois manières de poïétiser (dichtweissen) :
 
Il n’existe que trois authentiques formes naturelles de la poésie : celle qui raconte clairement, celle qui est animée par l’enthousiasme et celle qui agit personnellement, c’est-à-dire l’épos, le lyrisme, et le drame. Ces trois modes poétiques peuvent agir soit ensemble, soit séparément. On les trouve souvent associés même dans le poème le plus petit, et c’est justement à cause de cette réunion dans un espace des plus infimes qu’ils produisent l’œuvre la plus merveilleuse, comme on peut le constater clairement dans les meilleures ballades de tous les peuples. […] Ces éléments peuvent être entrelacés de manière tellement originale, les genres poétiques possèdent une telle multiplicité infinie, qu’il est très difficile de trouver une classification selon laquelle on pourrait les associer ou les subordonner entre eux.
 
Goethe envisage les « formes naturelles de la poésie » et une combinatoire possible entre ces différents éléments. La poésie est dès lors moins l’apanage d’un genre qu’un mode de diction du monde, dont la variété formelle peut surprendre. Goethe réduit ensuite les trois modes poétiques à trois éléments d’un cercle, la réunion des trois formant la totalité du cercle ou de la poésie.
 
Et bien que cette méthode convienne mieux comme instruction, divertissement et règles d’action personnels que pour l’enseignement d’autrui, on pourrait néanmoins établir un schéma qui représenterait en un ordre compréhensible à la fois les formes extérieures contingentes et ces origines internes et nécessaires. Cette entreprise sera cependant toujours aussi difficile que la tentative de la science naturelle de trouver la relation entre les caractéristiques extérieures des minéraux et plantes et leurs composantes internes, cela dans le but de présenter à l’esprit humain un ordre conforme à la nature. (p. 279)
 
L’analogie des sciences naturelles et de la forme est de nouveau posée, mais cette fois dans l’autre sens, puisque c’est l’activité de classement des formes littéraires selon la logique des sciences de la nature dont il est question. On peut dire que la question de la loi, du classement est sans doute spécifique à Goethe par rapport au mouvement romantique, mais qu’ils partagent un même substrat : ce sont ces mêmes considérations qui permettent aux romantiques de penser par exemple le fragment comme la partie et la somme des fragments comme un tout qui excède toujours les parties et qui résulte de la dialectisation du particulier et du général. L’importance des règles génériques est alors réduite, au profit d’une manière encore plus directe de fonder la forme artistique sur la forme naturelle, quand Goethe trouve surtout comme point commun la dynamique de l’esprit, qui, appartenant à la nature, fonctionne comme elle sur l’alternance entre la diastole et la systole, véritable modèle de compréhension de la pensée de Goethe.
 
La pensée de la forme est donc un modèle général, qui se retrouve dans les pensées sur l’art parce que la forme est fondamentalement liée à l’activité de l’esprit humain. Goethe construit un certain rapport avec le savoir, qui modifie profondément le sujet dans son articulation avec l’objet. La plasticité de la nature contraint à expérimenter une plasticité du sujet. Les romantiques en concluent la nécessité d’envisager la plasticité de la forme littéraire. Mais sur cette question, Goethe est beaucoup plus réservé, pour ne pas dire hostile. Son attitude oscille entre une pratique de la plasticité, une pensée des genres purs par réaction au romantisme et une archéologie des genres en fonction d’un mode de diction du monde. Quoiqu’il en soit, la forme s’origine fondamentalement dans le vivant, qu’il soit végétal ou humain et plus précisément dans l’activité spirituelle visant à penser la forme. La métamorphose se généralise à l’ensemble du monde, et le but de l’art est bien d’arriver à déchiffrer et à reproduire cette logique. Il ne s’agit donc pas de reproduire la nature telle qu’on la perçoit, mais telle qu’on la comprend. La mimésis devient alors une pratique de déploiement du monde, du langage secret de la nature, au sein duquel la question des savoirs est essentielle. Elle est un acte créateur autant pour le sujet que pour l’objet. C’est ainsi qu’on peut comprendre ce passage que nous avions déjà cité : « Ce qui est formé est aussitôt transformé, et si nous voulons parvenir à une certaine vision vivante de la nature, nous avons à nous maintenir nous-mêmes aussi mobiles, aussi plastiques par l’exemple par lequel elle nous précède » (p. 77). C’est dans cette perspective que Goethe peut écrire dans les Cahiers de Morphologie de 1823 :
 
Il faut avouer : la grande maxime au ton si significatif : Connais-toi toi-même, m’a toujours paru suspecte, comme une ruse de prêtres clandestinement alliés qui voudraient égarer l’homme par des exigences inaccessibles et le détourner de l’activité vers le monde extérieur par une fausse pratique de la contemplation. L’homme ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il connaît le monde, qu’il n’appréhende que par l’interférence de deux moments inextricablement conjugués : le monde en lui, lui dans le monde[21].
 
Il faut donc articuler connaissance de la forme artistique, connaissance de la forme du monde et connaissance de soi. C’est cette articulation que nous proposons d’étudier dans un essai (Aufsatz) « Histoire de mes études de botanique » afin de montrer comment ces considérations théoriques peuvent éclairer la pratique littéraire de Goethe.
 
Lecture de « Histoire de mes études de botanique »
Cet écrit est publié dans les Carnets de morphologie de 1817. Comment Goethe en programme-t-il la lecture ? Initialement, ce texte suit immédiatement La Métamorphose des plantes. A ce titre, en constitue-t-il un simple commentaire ? A-t-il pour simple fonction d’étayer la légitimité de l’auteur à écrire un texte scientifique, puisque ses contemporains avaient assez mal reçu la Métamorphose en 1790 ? C’est ce qu’il semble dire à la fin du texte :
 
on ne put s’étonner assez qu’un poète, qui à l’ordinaire ne se préoccupe que des faits moraux […] ait pu s’écarter un instant de sa route et ait fait en passant rapidement une aussi importante découverte.
C’est pour combattre ce jugement préconçu qu’a été en fait rédigé le présent essai ; il a pour but de montrer comment j’ai trouvé l’occasion de consacrer, par inclination et par passion, une grande partie de ma vie à l’étude de la nature. (p. 105)
 
L’écriture autobiographique est ici reliée à un projet de justification. Pourtant, nous aimerions lire ce texte comme un texte littéraire, où la mise en scène du moi dans sa relation au savoir, aux circonstances, à la nature et à la poésie est essentielle et dépasse le cadre de la simple auto-justification. Il s’agit donc d’étudier la « morphologie du moi » et ses évolutions au contact d’un milieu naturel et intellectuel, et la façon dont le texte lie ces transformations à l’activité poétique.
 
L’« Histoire de mes études de botanique » propose de faire la « genèse » de la formation de Goethe à la botanique. Autrement dit, Goethe va mettre en scène sa propre métamorphose au sein d’un texte qui figure la transformation d’un « homme moyen, poète estimé » face au « plus illimité des règnes naturels », pour « saisir une maxime qui, s’appliquant aisément aux formes les plus variées, exprimait la règle à laquelle des milliers d’êtres isolés sont contraints d’obéir » (p. 85).
 
Le texte remonte à l’enfance de Goethe et à sa première formation, centrée sur les humanités. Son rapport à la nature est très limité :
 
Par contre, de ce qui est réellement la nature extérieure, je n’avais aucune idée, et pas la moindre connaissance de ce qu’on appelle ces trois règnes. Depuis l’enfance, j’étais habitué à voir admirer dans des jardins d’agrément du tapis des tulipes, des renoncules, et des œillets ; et lorsque, outre les espèces de fruits ordinaires, les abricots, les pêches et les raisins mûrissaient bien, jeunes et vieux s’en faisaient une fête qui les comblait. On ne pensait pas aux plantes exotiques, et moins encore à enseigner l’histoire naturelle dans les écoles. (p. 86)
 
Ses « premiers essais poétiques » mettent bien en scène la nature, mais peignent surtout « le plaisir passionné ressenti devant les objets de la nature champêtre », lié au « besoin de connaître le mystère immense qui se fait jour dans une création et une destruction incessantes » (p. 86). La première étape décisive que Goethe met en scène dans ce texte est sa fréquentation du cercle de Weimar, puisqu’elle permet de découvrir la nature. La chasse, pratiquée par le cercle, se double vite d’un apprentissage de la gestion de la forêt en fonction de la nature des sols – la géologie – mais aussi la chimie avec la découverte des différentes propriétés des essences de bois, la « gentiane » et sa transformation : « Ce fut la première [plante] qui m’attira véritablement et dont je m’efforçai par la suite de connaître les variétés ». On passe donc d’un rapport de jouissance à une connaissance empirique. Cette mise en récit permet d’illustrer une théorie de la connaissance : « on remarquera peut-être ici que le cheminement suivi dans la formation de botaniste était en quelque sorte celui de l’histoire de la botanique elle-même : car de l’aspect le plus général plus frappant, j’étais passé à l’utilisable, applicable, et du besoin à la connaissance » (p. 88).
 
L’apprentissage de la science occupe la partie suivante du récit. Le milieu weimarien permet à Goethe de fréquenter le docteur Buchholz : grâce à lui, « toute singularité nouvelle, physique ou chimique, découverte dans nos frontières ou au-delà, était examiné sous la direction du maître de céans » (p. 89). Signalons enfin que le prince met à disposition des jardins et que tout concourt donc à l’approfondissement de l’étude de la botanique : « dans de telles circonstances, je fus à mon tour dans l’obligation de chercher de plus en plus à m’éclairer sur les choses de la botanique » (p. 90).
 
Goethe découvre alors le classement de Linné, dont il explique que l’influence sur sa pensée est essentielle, puisqu’elle le contraint de s’opposer à la manière de classer du botaniste : « je reconnais qu’après Shakespeare et Spinoza, la plus grande action sur moi est venue de Linné, et cela précisément par l’opposition à laquelle il m’incita » (p. 90).
 
A partir de là, le texte mêle deux orientations. La formation pratique de Goethe est complétée par la fréquentation de la nature, grâce à des rencontres, dont celle du paysan Friedrich Gottlieb Dietrich, lors d’un voyage à Karlsbad où Goethe apprend à mieux distinguer les plantes. Sa formation théorique est assurée notamment par Carl Batsch, un professeur de botanique. Là encore, on passe d’un niveau de proximité avec le sensible (le voyage à Karlsbad) aux conversations avec un spécialiste de la botanique, qui classe « les plantes par familles selon une succession ascendante et progressive », de la pratique à la théorie.
 
D’autres figures apparaissent avant que Goethe n’introduise celle d’ « un homme hautement vénéré, Jean-Jacques Rousseau » (p. 95), passage ajouté dans l’édition de 1830. La référence à Rousseau fonctionne à un double niveau. Il s’agit d’abord de montrer que d’autres hommes de lettres ont pu penser la botanique et de valoriser la figure du « dilettante » :
 
les spécialistes doivent s’efforcer d’être complets, et pour cette raison explorer le vaste cercle dans toute son étendue ; à l’amateur par contre, ce qui impose, c’est de se frayer un passage par les faits isolés et d’atteindre un point élevé à partir duquel il peut parvenir à embrasser du regard sinon le tout, du moins la plus grande partie (p. 97)
 
Il s’agit en même temps d’enfermer Rousseau dans cette figure de dilettante que Goethe parvient à dépasser en embrassant à la fois l’étendue du cercle – la diversité du vivant – et en atteignant ce « point élevé » qui permet de saisir la totalité de la nature. En effet, si Rousseau « donne bientôt une très large vue d’ensemble des masses entières […], fait apparaître les différences dans leur diversité et leurs interférences croissantes, [et] nous conduit imperceptiblement vers une heureuse et complète vue d’ensemble » (p. 96), Goethe souligne par exemple son manque d’habileté « pour veiller avec minuties à [la] conservation [des plantes]. Le texte met donc en scène un dépassement de Rousseau et la formation de Goethe qui acquiert tout à la fois de vastes connaissances et pense une nouvelle forme de la connaissance, à la faveur d’une « situation de crise » (p. 97) de la botanique.
 
Le dépassement de Linné et de sa méthode de classement intervient juste après le passage sur Rousseau. On l’aura compris, Linné pose problème en ce qu’il sépare plus qu’il ne réunit et c’est sa nature de poète que Goethe met en avant :
 
Il faut qu’on voie en moi le poète-né qui cherche à former ses mots, ses expressions, en se tenant au plus près des objets dont il parle, pour les rendre avec tant soit peu d’exactitude. Et voici que ce poète était maintenant censé mémoriser une terminologie toute faite, avoir à sa disposition un certain nombre de noms et d’adjectifs afin que, une forme quelconque se présentant à lui, il sache appliquer et ordonner les termes habilement choisis pour la désigner et la caractériser. Cette manière de procéder m’est toujours apparue comme une sorte de mosaïque où l’on place une pierre à côté d’une autre pour produire à partir de mille éléments isolés l’apparence d’une image ; et dans ce sens, cette exigence m’était en quelque sorte contraire. (p. 98)
 
En tant que poète, Goethe livre sa conception du langage : bien loin de classer, d’ordonner le paradigme des mots et de choses de façon transparente et non articulée, la langage doit moins exprimer l’apparence d’une image que constituer véritablement une image, qui passe par une compréhension profonde de l’objet, que Goethe n’est pas encore parvenu à acquérir, puisqu’il ne parvient pas à rendre compte de la diversité des formes. Le langage est donc un lieu nécessaire pour repenser la science et moins séparer, analyser que rassembler ou synthétiser. On remarquera la proximité de la pensée de Goethe et de l’analyse de Foucault (257), quand il décrit le nouveau paradigme de la connaissance à la fin du XVIIIe siècle : le langage ainsi que la vie deviennent pour Foucault des « transcendantaux » qui rendent possible la connaissance objective des êtres vivants et des formes du langage. Conditions de la connaissance, ces transcendantaux « totalisent les phénomènes et disent la cohérence a priori des multiplicités empiriques ; mais ils les fondent dans un être dont la réalité énigmatique constitue avant toute connaissance l’ordre et le lien de ce qu’elle a à connaître ». C’est précisément la saisie du vivant par le langage qui intéresse Goethe, pour pouvoir penser et exprimer la cohérence de la multiplicité du sensible.
 
Pour parvenir à ses fins, Goethe souligne la nécessaire « contemplation directe » de chaque plante dans nature, pour comprendre son articulation au milieu : « en certains lieux, il est vrai et à maintes occasions, [les genres et les espèces] cèdent à la nature, se laissent entraîner à devenir variété, sans cependant renoncer entièrement au droit acquis de la forme et de la nature propres. Je pressentais cela au sein de la libre nature, et une clarté nouvelle me semblait se lever au-dessus des jardins et des livres » (p. 99). Liberté et schéma de la forme commencent donc d’être pensés conjointement, mais la loi des métamorphoses reste en deçà de sa stricte formulation : l’événement décisif est à venir et souligne la liaison entre circonstances de la vie et progrès de la pensée.
 
L’essai prend le tour de la maxime et de l’analyse des caractères de l’être humain : « tout ce qui nous a entouré depuis la jeunesse, mais cependant ne nous était connu que superficiellement et l’est resté, garde en permanence pour nous quelque chose de commun et de banal, que nous considérons comme une présence indifférente à nos côtés, et à quoi nous devenons en quelque sorte incapable de réfléchir » (p. 99-100). C’est bien l’habitude qui empêche Goethe de formuler la loi de la métamorphose, et le voyage en Italie, qu’il décrit ensuite permet de renouveler son regard. Goethe fait le récit de sa découverte, dans le jardin de Padoue, d’une série de feuilles de palmier, qui garde la trace des « premières feuilles simples » et de leur développement ultérieur. Il en conclut :
 
La variabilité des formes végétales, dont je suivais depuis longtemps le cheminement singulier, éveillait de plus en plus en moi cette représentation : les formes végétales qui nous entourent ne sont pas déterminées et fixées à l’origine ; bien plutôt leur a-t-il été donné, dans leur opiniâtreté générique et spécifique, une heureuse mobilité et plasticité, afin qu’elles puissent s’adapter aux conditions si nombreuses qui agissent sur elles à la surface du globe, se former et se transformer en conséquence. […]. Et pourtant la plante se maintient enclose dans son domaine, même si, ici ou là, elle s’adapte en voisinant avec la pierre dure, ou la vie plus mobile. Les plus éloignées d’entre elles cependant ont une parenté expresse, et se laissent comparer les unes avec les autres sans que l’on force rien. (p. 101)
 
On retrouve ici l’idée d’un schéma fondamental acceptant des variations formelles nombreuses. Goethe s’oriente alors vers l’idée « d’identité originelle de toutes les parties du végétal[22] » (p. 101), qualifiée de « mode d’observation plus élevé encore ». C’est de la formulation de cette idée que Goethe date l’émergence de son « penchant, [sa] passions » pour la botanique. À Rome, occupé à ses études sur l’Antiquité, il continue ses études et analyse « la germination du Cactus opuntia, plante informe au cours de sa croissance, […] [qui] se dévoile, dicotylédone, et présente deux petites feuilles délicates pour développer ensuite, en continuant à croître la non-forme future ». Même cette plante sans forme est donc formalisable à un moment de son développement. Plusieurs découvertes de plantes sont exposées, parmi lesquelles un étonnant œillet :
 
un plan d’œillet […] avait poussé jusqu’à atteindre la hauteur d’un buisson. On connaît la vitalité et la faculté de reproduction puissantes de cette plante, sur ses rameaux, les yeux se pressent les uns à la suite des autres, un nœud est enchâssé dans l’autre ; ici ce phénomène s’était intensifié avec le temps, et les yeux dans un entassement confus, s’étaient développés autant qu’il était possible, si bien que même la fleur parfaite donnait à son tour naissance à quatre autres fleurs parfaites. (p. 103)
 
Face au foisonnement de la vie, au développement de cette plante, à la récursivité des structures, Goethe écrit : « ne voyant à ma portée aucun moyen de conserver cette merveille, j’entrepris de la dessiner exactement, ce qui me fit comprendre mieux encore le concept fondamental de métamorphose. » Là encore, l’anecdote est riche d’enseignement. La mimésis est redéfinie, dans une perspective aristotélicienne. Bien loin de n’être que reproduction, la mimésis pour Goethe est la faculté de saisir l’unité du sensible et de mieux le comprendre. Le dessin, c’est-à-dire la représentation, est la mise en abyme de l’activité artistique qui participe à l’élaboration de la connaissance scientifique. Cette possibilité de compréhension de la nature est liée à un trajet intellectuel qu’il recompose et souligne dans le dernier moment de l’essai : « [cet essai] a pour but de montrer comment j’ai trouvé l’occasion de consacrer, par inclination et par passion, une grande partie de ma vie à l’étude de la nature. Ce n’est donc pas par un don exceptionnel de l’esprit, ni par l’inspiration d’un moment, ni à l’improviste et soudainement, mais par des efforts cohérents, que je suis enfin parvenu à un si heureux résultat » (p. 105). L’idée du génie, qu’il avait tant défendue pendant la première période de sa production artistique,est ici abandonnée, au profit d’un récit qui articule expérience et théorie, et conscience d’une certaine méthodologie. Le texte lui-même reproduit cette structure en faisant alterner séquences de récit et art de la maxime, en soulignant la convergence entre l’expérience et les réflexions théoriques, qui sont indispensables pour parvenir à une véritable vision de la nature, c’est-à-dire, en définitive, à une morphologie.
 
Quelques conclusions
Goethe retrace la genèse de son rapport à la botanique, ce récit lui permet d’élaborer une théorie de la connaissance : la jouissance de l’objet, son utilisation permettent de produire une connaissance empirique qui demande à être articulée à des savoirs existants à dépasser. La contemplation directe de la nature liée à l’acquisition de savoirs théoriques l’amène à construire une véritable vision des phénomènes de la nature, qui se perfectionne encore par la représentation – ici le dessin. Le vivant est métamorphose et penser ce vivant l’amène à s’appliquer à lui-même ce concept. Il est en perpétuelle métamorphose, s’articule à des milieux qui le transforment, et parvient par la promenade, la contemplation à accéder à la vision de la nature. Le sujet (alliant le corps et l’activité sensitive et réflexive) est ici producteur d’une connaissance qui s’origine dans la nature mais qu’il exprime dans l’écriture de l’essai autobiographique. La forme, dans le sens de Bildung, passe du monde de l’objet à celui du sujet, et du sujet à la production artistique. Le vivant, le déploiement des formes est un paradigme essentiel pour comprendre les œuvres de Goethe : en ce sens, la morphologie, loin d’être une seule activité scientifique, est une méthode d’analyse littéraire, fondée sur une comparaison entre les différentes activités intellectuelles de Goethe.
 
On serait tenté de proposer une dernière hypothèse pour préciser le statut des essais autour de La Métamorphose des plantes, que nous avons abondamment cités. Nous avons montré les hésitations de Goethe quant au statut de la forme littéraire : doit-elle être codifiée en fonction des modèles anciens et exclure toute hybridité ou dépendre de modes fondamentaux de diction du monde qui peuvent se mêler les uns aux autres ? Les essais de botanique permettent de dépasser cette opposition.
 
A la fin de l’essai intitulé « Un événement heureux », Goethe écrit : « Les essais qui suivent ne doivent, pas plus que ceux qui précèdent être considérés comme des parties d’un ouvrage littéraire formant un tout. Composés selon des points de vue changeants, sous l’influence de dispositions opposées à l’âme, ils ne pouvaient absolument pas en venir à former une unité » (p. 197).
 
S’il refuse de considérer que ces textes forment un tout cohérent et donc une œuvre littéraire, Goethe n’interdit pas de considérer chacun comme une œuvre littéraire dictée selon certaines circonstances de son existence. Ce foisonnement de texte, où de nombreuses séquences sont reprises, transformées, ou d’autres apparaissent, inédites, dans un seul essai, peut se comprendre à la faveur d’un élargissement de la notion de métamorphose. Les mêmes structures fondamentales se dupliquent et la variabilité des formes de l’essai laissent apparaître une structure profonde : le devenir botaniste de Goethe est saisi dans un récit qui intègre ses préoccupations de poète, de savants. La poésie trouve même sa place, puisque Goethe reproduit son élégie à Christiane Vulpius, dans l’essai « sort du texte imprimé » (p. 181-183). C’est donc dans ces textes, ces courts fragments que l’on peut retrouver le mode poétique d’organisation romantique de la littérature. Loin d’avoir un modèle antique, l’essai est ici adaptation formelle de ses écrits à son objet même : la nature, sa diversité, ses transformations. On remarquera la proximité de Goethe et de Novalis, quand ce dernier écrit : « La science de la nature (la physique) ne doit plus être traitée par chapitre, section par section : il faut qu’elle soit une histoire unique, un continuum, une croissance organique – le devenir d’un arbre, ou d’un animal ou d’un homme[23] ».
 
Ces essais de Goethe illustrent le mot de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc-Nancy : « Poïétique où le sujet se confond avec sa propre production, et Littérature close sur la loi de son propre engendrement, le romantisme (nous, en somme), c’est le moment de l’absolu littéraire ». C’est donc paradoxalement dans la poétique d’un genre non codifié, l’essai, que l’on peut trouver sans doute le plus de points communs entre Goethe et les romantiques.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 
 
Bibliographie :
Corpus :
J. W. Goethe, La Métamorphose des plantes et autres écrits botaniques, (traduit par Henriette Bideau), Paris,Triades, 1992.
J. W. Goethe, Écrits sur l’art, (traduit par Jean-Marie Schaeffer), Paris, Flammarion, 1996.
J. P. Eckermann. Conversations de Goethe avec Eckermann, (traduit par Jean Chyzeville) Paris, Gallimard, 1988.
 
Études sur Goethe :
E. Cassirer, Rousseau, Kant, Goethe : deux essais, (traduit par Jean Lacoste), Paris, Belin, 1991.
N. Class dans « Goethe et la méthode scientifique », Astérion [En ligne] 3, 2005, mis en ligne le 15 septembre 2005, consulté le 15 avril 2012. URL : http://asterion.revues.org/413.
D. Hurson, Les mystères de Goethe : l’idée de totalité dans l’œuvre de Johann Wolfgang von Goethe, Villeneuve d’Ascq, Presse universitaire du Septentrion, 2003.
J. Lacoste, Goethe : Science et philosophie, Paris, P.U.F., 1997.
M. Marache, Le symbole dans la pensée et l’œuvre de Goethe, Paris, Nizet, 1960.
S. Riva, « De la classification des plantes à une éthique du savoir : une leçon goethéenne », in Goethe : phénomènes, signes et formes du monde, Paris, L’art du comprendre, 2005.
L.Van Eyde, La libre raison du phénomène : essai sur la « Naturphilosophie » de Goethe, Paris, J. Vrin, 1998.
 
Études générales :
F. Duchesneau, « Blumenbach et la théorie des forces vitales », [En ligne], (consulté le 10/02/2013), URL :http://philomtl.files.wordpress.com/2009/09/duchesneau_simhp-blumenbach.pdf.
M. Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1966.
G. Gusdorf, Le Savoir romantique de la Nature, Paris, Payot, 1985.
G. Gusdorf, Ligne de vie, 2. Auto-bio-graphie, Paris, Odile Jacob, 1990.
P. Lacoue-Labarte, J.-L.Nancy, L’absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978.
P. Nouvel (dir.), Repenser le vitalisme, Paris, P.U.F., 2011.
J. Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971.

[1] On rappellera, pour mémoire, la perspective de Judith Schlanger : « Notre étude aura pour objet le rôle d’analogon joué par l’idée d’organisme à la fin du XVIIIe et au cours du XIXe siècle. Il y a eu un moment où la notion d’organisme, en ses diverses composantes, s’est trouvée généralisée et absolutisée en archétype de la rationalité. L’organisme ne désigne plus alors un ordre important mais localisé de phénomènes qui sont l’objet du savoir : il renvoie à un complexe de significations à partir duquel s’organise en droit tout savoir. » (p. 30)
[2] « Sort du manuscrit » dans Goethe, La Métamorphose des plantes et autres écrits botanique (traduit par Henriette Bideau),Paris,Triades, 1992. Toutes les références des écrits sur la botanique font référence à cette édition. Les textes allemands sont disponibles sur un site internet à l’adresse suivante : http://www.zeno.org/Literatur/M/Goethe,+Johann+Wolfgang/Naturwissenschaftliche+Schriften.
[3] « J’écrivis en même temps un essai sur l’art, la manière et le style, un autre pour expliquer la métamorphose des plantes […] ; tous montrent ce qui se passait à l’époque en mon être intérieur. » (p. 176)
[4] Goethe précise : « Mais constamment poursuivis, ces efforts de dissociation ont aussi des inconvénients. Le vivant est bien décomposé en ses éléments, mais à partir de ceux-ci on ne peut le reconstituer et lui rendre la vie. Ceci est vrai déjà pour de nombreux corps inorganiques, et à plus forte raison pour les corps organiques ». (p. 75)
[5] L’influence de la philosophie de Kant est ici bien visible. Sur ce sujet, nous renvoyons à l’essai sur Goethe et Kant d’Ernst Cassirer.
[6] Le vivant est donc fondamentalement une pluralité :« Tout réalité vivante est, non pas un élément unique, mais une multiplicité. » (p. 77)
[7] Cette définition évite de réduire la plante à la structure fondamentale de la feuille, idée que l’on trouve très souvent dans la critique. Riva le dit clairement un peu plus loin : « ce qui compte, ce n’est pas la simple forme “figée” mais l’apparition d’une évolution cyclique qui est l’essence même du vivant. Les feuilles caulinaires ne se transforment effectivement pas en tous les organes. C’est la plante qui croît sur elle-même à travers une “variation sur le thème” qui est aussi, si l’on suit les cotylédons jusqu’à la graine et au fruit, un raffinement progressif, une élévation à la fois topologique et esthétique, de valeur, une Steigerung, comme Goethe la définit. » (18)
[8] Goethe semble vouloir ordonner sa démarche, pour suggérer une méthode soulignant l’accroissement de la complexité des formes naturelles qu’il a étudiées. Dans les faits, Jean Lacostemontre que les études sur les insectes occupent Goethe dans les années 1796 – 1797, la découverte de l’os maxillaire date de 1784 et ses études sur l’anatomie ont commencé vers 1780.
[9] Voici ce qu’écrit Diderot dans Le Rêve de d’Alembert, qu’on peut interpréter comme un manifeste de la pensée mécaniste : « Le prodige, c’est la vie, c’est la sensibilité ; et ce prodige n’en est plus un… Lorsque j’ai vu la matière inerte passer à l’état sensible, rien ne doit plus m’étonner… Quelle comparaison d’un petit nombre d’éléments mis en fermentation dans le creux de ma main, et de ce réservoir immense d’éléments divers épars dans les entrailles de la terre, à sa surface, au sein des mers, dans le vague des airs !… »
[10] On renverra par exemple à cet ouvrage récent : Repenser le vitalisme.
[11] Le transfert dans la littérature d’un tel débat n’est pas nouveau : Tristram Shandy de Sterne repose d’ailleurs sur cette opposition entre épigénétisme et préformation.
[12] Il consacre un court essai à cette question, intitulé « Bildungstrieb » ou « impulsion formatrice », publié dans l’édition Triade p. 202-204. Sur Blumenbach, voir l’article de François Duchesneau.
[13] La question de la polarité est abordée par Nicolas Class dans « Goethe et la méthode scientifique ».
[14] Goethe, La Théorie des couleurs, cité par Didier Hurson (25).
[15] Voici le texte original : « so müssen wir uns die Wissenschaft notwendig als Kunst denken ». (Nous soulignons)
[16] Goethe, Écrits sur l’art, (traduit par Jean-Marie Schaeffer). Les citations de l’ « Introduction aux Propylées », de la traduction des Essais sur l’art de Diderot par Goethe et des « Notes et dissertations au sujet du Divan occidental » proviennent de cette édition.
[17] Phénomène primordial. Sur cette notion, voir l’article de N. Class.
[18] Cette traduction paraît dans la revue Propyläen en 1799. Goethe propose une traduction et commentaire des deux premiers chapitres des Essais sur l’art de Diderot.
[19] Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann.
[20] « Allégorie, ballade, cantate, drame, élégie, épigramme, épître, épopée, fable, héroïde, idylle, poème didactique, ode, parodie, récit, roman, romance, satire. Si on tentait d’ordonner méthodologiquement ces genres, ainsi que d’autres encore, groupés par nous selon l’ordre alphabétique, on rencontrerait de grands problèmes difficiles à éliminer. Lorsqu’on regarde le classement ci-dessus de manière plus précise, on trouve que les genres y sont dénommés tantôt d’après des caractéristiques externes, tantôt d’après le contenu, les plus rares seulement d’après leur forme essentielle. On remarque très vite que certains d’entre eux peuvent être associés et que d’autres peuvent être classés hiérarchiquement. Pour les besoins de l’agrément et pour en jouir, on accorderait volontiers à chacun d’entre eux de subsister et d’agir pour lui seul, mais si, à des fins didactiques ou historiques, on a besoin d’une classification rationnelle, il vaut sans doute la peine d’en trouver une. » (p. 277)
[21] Cité par Georges Gusdorf dans Ligne de vie, 2. Auto-bio-graphie, (305).
[22] C’est l’idée de l’Urpflanze, de la plante primordiale. Sur cette question, nous renvoyons à l’étude de Goethe par Ernst Cassirer, p. 109-110.
[23] Novalis, Œuvres Complètes, t. 2, Fragments, NRF, 1975, p. 404.



« L’acte pur des métamorphoses » – Aspects de la forme chez Valéry

Le problème de la forme chez Valéry s’apparente à un carrefour, c’est une façon de situer la question de sa poétique, de la faire advenir en un site fécond, heuristique. La forme constitue un observatoire privilégié en tant qu’elle détermine des problématiques de vaste portée et qu’elle autorise de larges transferts de concepts. Nous examinerons ici comment, en passant d’une esthétique, c’est-à-dire d’une théorie de la sensation, à une poétique, c’est-à-dire une théorie de la forme, Valéry finit par livrer une réflexion sur le vivant qui le place sous l’horizon du transformisme[1]. Cette question donne lieu à un théâtre d’influences ou de résonnances, et voit se dérouler une véritable « dramaturgie conceptuelle »[2].
 
Le nœud de cette dramaturgie est contenu dans le titre de cette étude : « l’acte pur des métamorphoses », que Valéry applique à Athiktè, la danseuse de L’Âme et la danse. Nœud en forme de paradoxe, car la problématique de l’acte, telle que Valéry l’hérite d’Aristote, suppose que celui-ci soit contenu dans la puissance, comme l’arbre est contenu dans la graine. La théorie de l’acte chez Aristote, inséparable du concept de telos, de finalité, indique que l’acte, visant une fin, est déjà contenu dans la puissance. L’energeia, l’acte, est en relation de continuité avec la puissance, la dunamis, et se réalise sous la forme de l’œuvre, l’ergon. L’acte lui-même est alors voué à la prévisibilité.
 
Mais Valéry prend le contre-pied de cette conception en introduisant dans l’acte l’imprévu de la métamorphose. « L’acte pur des métamorphoses », accolé par Valéry à la danse, n’est pas l’exécution d’une partition mais l’accomplissement d’une performance, et il n’est qu’à prendre connaissance des travaux fondateurs de Josette Féral sur les arts de la performance[3] pour sentir le rapprochement possible avec Valéry, rapprochement livré explicitement par les théoriciens de la danse contemporaine[4].
 
Pour comprendre les enjeux de cette formule paradoxale d’« acte pur des métamorphoses » et tenter d’en délivrer la vigueur, nous proposons ici une généalogie qui n’est pas celle d’une histoire ni d’une filiation avérée mais celle d’une hypothèse, celle du potentiel transformateur associé à la notion de forme.
 
Des deux Platon aux deux Valéry
Pierre Brunel, dans Le Mythe de la métamorphose[5] souligne que la cosmogonie du Timée n’est qu’un mythe, avec la fonction endossée par le mythe chez Platon qui est d’assurer le relais de la dialectique, non dans le but de découvrir le vrai, mais d’exposer une image de la vérité qui serait provisoirement hors d’atteinte par d’autres moyens. Le mythe serait donc la continuation de la dialectique avec d’autres moyens, mais serait voué à l’obsolescence. Le muthos devant, in fine, être hypostasié au logos, ou plutôt au dialeghestai, à la dialectique platonicienne. L’ironie est que, sur ce point, la pensée mythique de Platon est d’une plus grande fécondité que sa pensée dialectique, et appelée à une postérité qu’il conviendra ici d’esquisser.
 
Le Timée représente la khôra, l’univers en gestation, décrit comme « nourrice du devenir ». À la khôra s’oppose le cosmos, le bon ordre, l’univers envisagé dans sa stabilité, garantissant la stabilité de l’être, tel qu’il est représenté dans le Phèdre et la République. Khôra et cosmos s’opposent alors comme le devenir s’oppose à l’être. Chez Platon, Pierre Brunel relève le conflit entre la conception de l’âme exposée dans le Phèdre et la République, d’après laquelle une âme animale ne peut subsister dans un corps humain, et le Timée qui autorise une telle possibilité. Apulée, auteur de récit de Métamorphoses, revendiquant son néo-platonisme, se réfèrerait alors au Platon du Timée, non au Platon du Phèdre ou de la République. Ainsi, la conception platonicienne de la métempsychose, de la transmigration des âmes contenue dans le Timée offrirait une caution philosophique aux récits de métamorphoses, même s’il s’agit d’une philosophie du muthos.
 
Cette opposition de la khôra et du cosmos polarise aussi la pensée valéryenne. Kristeen Anderson a ainsi montré dans une belle étude[6] qu’il était possible de distinguer dans l’imaginaire valéryen un pôle masculin, caractérisé par le souci de maîtrise ainsi que par la volonté de discriminer les formes et de se façonner un Système, un pôle placé sous la tutelle du scopique donc, et un pôle féminin où l’ouïe et la voix prédominent, un pôle intégrant la profondeur et la remise en contact avec l’informe. Cette dichotomie recouvre en bien des points celle de l’apollinien et du dionysiaque de Nietzsche de la Naissance de la tragédie : d’un côté, Apollon, « la mesure dans la délimitation »[7] auquel est également rattaché, dans la lignée de Schopenhauer, le principe d’individuation et de l’autre, le dionysiaque comme dessaisissement de la continuité individuante. Nietzsche nous enjoint ainsi à nous représenter « l’extase délicieuse que la rupture du principium individuationis [du principe d’individuation] fait monter du fond le plus intime de l’homme, ou même de la nature » afin de se donner « une vue de l’essence du dionysiaque, que l’analogie de l’ivresse rendra plus proche encore […] Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d’homme à homme vient à se renouer, mais la nature aliénée – hostile ou asservie – célèbre de nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l’homme »[8]. Le dionysiaque est ivresse car il est fusion avec l’Un, qui remet l’homme en contact avec la nature et avec son origine bestiale. Le fondement de la pensée des métamorphoses, telle qu’elle sera exposée par Ovide et Apulée notamment, où l’homme sort des limites de sa forme, de son ego, pour tendre vers l’animal ou vers la plante, trouve ici une autre justification philosophique.
 
Cette dynamique nous a semblé rencontrer des échos étonnants avec une approche plus strictement scientifique de l’individuation, telle qu’elle fut entreprise par Gilbert Simondon : « ce que l’individuation fait apparaître n’est pas seulement l’individu mais le couple individu-milieu. (Le milieu peut d’ailleurs ne pas être simple, homogène, uniforme, mais être originellement traversé par une tension entre deux ordres extrêmes de grandeur que médiatise l’individu quand il vient à être) »[9]. Ce parallèle entre la pensée nietzschéenne de l’ego et la philosophie du vivant de Simondon nous reconduit naturellement à Valéry et à son assimilation des principes apollinien et dionysiaque appliqués à ce qu’il nommait son « Système ». Simondon écrit ainsi : « L’individuation doit alors être considérée comme résolution partielle et relative qui se manifeste dans un système recelant des potentiels et renfermant une certaine incompatibilité par rapport à lui-même, incompatibilité faite de forces de tension aussi bien que d’impossibilité d’une interaction entre termes extrêmes des dimensions »[10]. Le terme de « potentiels » ou encore l’expression « forces de tension » font ressortir les accents proprement valéryens (et nietzschéens) du texte de Simondon. Plus troublant apparaît encore la mise en œuvre du « devenir de l’être » :
 
Le mot d’ontogenèse prend tout son sens si, au lieu de lui accorder le sens, restreint et dérivé, de genèse de l’individu […] on lui fait désigner le caractère de devenir de l’être, ce par quoi l’être devient en tant qu’il est, comme être. […] Mais il est possible aussi de supposer que le devenir est une dimension de l’être, correspond à une capacité que l’être a de se déphaser par rapport à lui-même, de se résoudre en se déphasant ; l’être préindividuel est l’être en lequel il n’existe pas de phase.[11]
 
L’individuation, « on ne peut la comprendre qu’à partir de cette sursaturation initiale de l’être sans devenir et homogène qui ensuite se structure et devient, faisant apparaître individu et milieu, selon le devenir qui est une résolution de ces tensions premières et une conservation de ces tensions sous forme de structure »[12]. Cette structure dialectique entre apollinien et dionysiaque, entre discrimination des formes et poussée vibratoire d’une onde qui incite à renouer avec l’unité primordiale du milieu s’est progressivement imposée à Valéry, contrariant le pôle Narcisse, et donc scopique de son écriture. Car le fond noir du miroir ne se contente pas d’être constitutif d’un plan, il est travaillé par une poussée qui brise la logique réduplicante du Même :
 
Je ne suis que ton Dieu – dit cette voix, que je ne reconnus pas. Car je connais ma voix intérieure, et celle-ci était intérieure, mais non du tout la mienne. Mais que veut dire…Mienne ?
Je ne suis que ton Dieu, dit cette voix, et il n’y a presque rien entre nous. Je te parle à ton oreille intime. […] Qui veux-tu qui puisse s’être logé au centre de toutes choses, TOI, si ce n’est Celui que je suis ? (C, XXVIII, 3)[13]
 
Valéry a fait l’expérience de cette voix intime lors de l’écriture de La Jeune Parque, voix qui, face au registre scopique triomphant qui avait le plus souvent animé son imaginaire, fait entendre à Valéry « la musique intérieure qui est en moi ». À cette expérience d’écriture fit écho la lecture d’un article d’Adolphe Brisson sur la comédienne Rachel, qui dans Valéria, drame d’Auguste Maquet et de Jules Lacroix, interprétait le rôle de l’impératrice Messaline avec une voix grave, celui de Lycisca avec une voix plus élevée. Valéry, ayant lu cette article dans une phase de doute lors de l’écriture de La Jeune Parque, écrivit de manière significative : « Je reconnus ma voie ». (Œ, I, 1493)[14].
 
L’idiosyncrasie valéryenne se définira comme « self-variance », indiquant par là que le moi est métamorphique ; et composer la Jeune Parque le sensibilisera à la variation des régimes de valeur entre le Moi et ce qu’il appelle la « Mystérieure Moi » ; l’exemple de Rachel l’encourage à s’appuyer sur la voix pour signaler les changements de registres identitaires avec expressivité. Utiliser la voix comme outil de caractérisation n’est sans doute pas original, mais revêt d’autres implications quand on met en parallèle ce choix avec les émotions ressenties par Valéry lors de ses premières lectures de Mallarmé. Dans « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé… » (Ibid., 649), Valéry dit s’être pour ainsi dire détourné de la lecture de Hugo et de Baudelaire lorsque, à dix-neuf ans, il put lire « Les Fleurs », « Le Cygne » et des fragments d’Hérodiade :
 
Rien de plus antique, ni d’ailleurs de plus naturel que cette croyance dans la force propre de la parole, que l’on pensait agir bien moins par sa valeur d’échange que par je ne sais quelles résonances qu’elle devait exciter dans la substance des êtres. […] l’accent et l’allure de la voix l’emportent sur ce qu’elle éveille d’intelligible : ils s’adressent à notre vie plus qu’à notre esprit. (Ibid.)
 
La « vie » est prise ici dans un sens probablement nietzschéen, et résolument inchoatif : « Je veux dire que ces paroles nous intiment de devenir, bien plus qu’elles ne nous incitent à comprendre » (Ibid., 650). La dimension d’intellection, dont on a vu qu’elle se plaçait sous le patronage du scopique, est ici évincée par le processus d’individuation que déclenche la voix. Ecrire le monologue de la conscience consciente impliquera pour Valéry d’étudier comment l’énonciation de sa propre observation permet, dans ses modes de profération, de différer d’avec soi. La poétique de la conscience consciente s’affirme ainsi comme une hétéropoïétique. Elle pense sa continuité à partir d’une différence constitutive.
 
Cette différence, Kristeen H. R. Anderson propose de la situer dans le pôle féminin de Valéry, celui qui recèle la voix et s’oppose à son souci de maîtrise : « Dans l’écriture de Valéry une curieuse tension se décèle entre le ton de certitude de la domination intellectuelle que l’on pourrait nommer […] le registre de Gladiator, et l’accent du pathétique révélateur d’un état de dissolution de la sensibilité »[15]. Cet attrait pour le non-différencié, à l’opposé du pôle Apollon-Gladiator qui s’attache à la discrimination des formes, se manifeste en effet dans cette autre dimension de l’être associée à une présence ou à un élément féminin : la voix des monologues de Rachel, entendue par « un étranger qui se promène le soir », est celle « d’une femme qui parle. […] Ce sont… des pensées toutes nues, parfaitement naturelles – comme…la durée chantée par l’eau – ou la vie…chantée par le rossignol. […] Et cela (car cette parole est l’acte du cerveau libre…) est pensée intrinsèque, émission non dirigée, élimination…- Et énoncé de tout »[16] (C, XIX, 128). Commentant ce passage, Kristeen H. R. Anderson souligne la fusion avec le milieu permise par la voix, continuité du non-différencié qui se distingue de la continuité individuante apollinienne : « Ici, par opposition au principe de différenciation qui anime l’imaginaire gladiatorial, s’exprime une participation de la conscience dans son produit, continuité non seulement entre source et émission garantie par la sonorité de la voix, mais également entre l’esprit et la réalité phénoménologique assurée par l’imagination sonore. Nous nous trouvons cette fois dans une tout autre disposition psychique, favorable à la fluidité, à la fusion, au proche »[17].
 
Le féminin serait alors chez Valéry ce qui échappe à l’économie scopique et rationaliste de Gladiator et se rattache à la voix. Le féminin du moi qui, écrit Ned Bastet, est « le plus sourdement agissant sur une sensibilité profondément “remuée” »[18] le sensibilise, de fait, à la création et à sa profondeur : « La vraie “création poétique” se passe dans le complexe de l’être qui a la voix pour résolution […] C’est la voix qui développe le poète, le modifie, lui et sa véritable “profondeur”» (C, XXVI, 80). Profondeur peuplée de figures féminines qui finissent par déchirer le voile rationaliste du Système, dressé par Gladiator et Teste pour faire réentendre l’appel réprimé de la voix, ainsi que le montre Ned Bastet :
 
Lorsque, après cette longue ascèse et ce refus de l’Ego qui ont suivi la crise spirituelle de la vingtième année, l’abandon de la poésie et l’anathème jeté sur l’amour, l’austère réclusion dominée par des figures toutes masculines dont Monsieur Teste fut le « grand prêtre », la tentation poétique mystérieusement se réveille en Valéry, ce sont des figures toutes féminines qui surgissent de la nuit : Agathe d’abord, « Sainte du Sommeil » émergeant à peine des liens mystérieux où elle se débat, puis l’éveil, inquiet d’abord, triomphant pour finir, de la Jeune Parque. Le Féminin se libère et parle, naît la Voix.[19]
 
L’hétéropoïétique apparaît comme le fondement du poétique qui est surgissement de l’Autre, de l’Autre féminin du moi qui est la Voix. La connaissance ne peut se contenter du rationnel déterminé et forclos dont Narcisse domine le territoire de surface. Kristeen H. R. Anderson souligne cette percée « du solipsisme absolutiste du Narcisse »[20] où « reflet, écho, clôture »[21] sont perturbés par la poussée nocturne, sonore, profonde, qui affirme l’exigence pour celui qui veut connaître de s’ouvrir à cet inconnu, imprévisible, non maîtrisable : « Les ténèbres, la nuit, la dimension de l’inconnu sont pour lui rappeler que la voie intérieure, spirituelle, exige également une confrontation avec le corps comme substance désirante, profondeur, réalité somatique sous-jacente à la lumière du rationnel »[22].
 
La lumière du rationnel doit donc se doter d’une appréhension volumique que requiert et permet le féminin. C’est l’enjeu de l’évolution de Narcisse à la Jeune Parque : « Ainsi, entre le Narcisse et la Parque se produit une transformation radicale de l’espace-temps du corporel ; là où lui se perdait en pure superficie, elle se sait réceptacle, se reconnaît comme volume et profondeur »[23]. La logique du Même qui assurait la forclusion de Narcisse est bien dépassée au profit d’une ouverture vers l’Autre, un autre ayant la figure d’un être féminin comme si Valéry découvrait que pour s’appréhender dans sa totalité il lui fallait intégrer le masculin et le féminin de la conscience ; après Narcisse et l’étape de la Parque, la résolution s’appelle sans doute « Faust et Lust [qui] sont moi – et rien que moi » (C, XXIX, 804-5). La voix ferait passer Valéry du dualisme corps-esprit, hérité de Descartes, à un monisme ontologique.
 
Il a fallu passer par une étape de rupture décrite dans des textes comme « La Pythie » et La Jeune Parque, véritable traversée du négatif, car si « le noir n’est pas si noir» (Œ, I, 109), « la retraversée de la matière physiologique, du noir et de l’inconnu de la substance du corps »[24] a été néanmoins nécessaire. L’agonie de la Pythie nous rend témoins « du processus même de la division ou rupture du corps en espace producteur de la voix, d’une voix qui incarne et donne naissance au sujet pleinement intégré »[25]. On peut rappeler ici les accents violents de cette rupture qui reconfigure le corps en capacité d’accueil de la voix :
 
Je sens dans l’arbre de ma vie
La mort monter de mes talons ! […]
Ah ! brise les portes vivantes !
Fais craquer les vains scellements, […] (Œ, I, 135)
 
Mais enfin le ciel se déclare !
[…] une voix nouvelle et blanche
Echappe de ce corps impur (Ibid., 136)

Les « vains scellements » à briser évoquent les barrières, écluses empêchant la circulation des flux du corps pulsionnel, soumis à l’organisme, dont Artaud offre un autre exemple d’émancipation. En-deçà de ces stratifications, il s’agit peut-être bien ici de retrouver ce que Julia Kristeva a exploré comme étant la dimension pré-symbolique du langage poétique, ce qu’elle appelle le « sémiotique », état pré-linguistique de la sensibilité, « antérieur à la nomination, à l’Un, au père, et, par conséquent, connoté maternel à tel point que pas même le rang de syllabe ne lui convient »[26]. Cet état dit « sémiotique » se rapproche de l’état premier du langage évoqué par Valéry dans un passage des Cahiers :
 
Au-delà, en-deçà des noms sont les pronoms, qui sont plus – vrais déjà, et plus près de la Source. Et ces mots qui viennent aux amants et aux mères, et qui sont de l’instant, du tout près de la sensation de vie – quand la chair trop près de la chair balbutie… Avant le nom n’est que le souffle, la rumeur…Dans tous ces temps qui sont sans connaissance, Ecoute le son de la Voix, Vierge ou Veuve de mots. (C, XXI, 870)
 
La voix doit, pour résonner, affronter ce féminin de l’être, source souvent véhémente, avant de la moduler (« […] toute lyre / Contient la modulation ») (Œ, I, 133) en « Saint LANGAGE ) (Ibid., 136). L’état sémiotique, pré-symbolique du langage, se présente ainsi comme une remise en contact avec l’informe, la voix offrant une matière à travailler dans son altérité, la profondeur proposant une source d’énergie nouvelle au circuit fermé de Narcisse, condamné à l’entropie. Cet état sémiotique, Julia Kristeva l’identifie à la khôra platonicienne « matrice […] dans laquelle les éléments sont sans identité et sans raison »[27]. C’est parce qu’elle baigne ses éléments d’indétermination que la khôra est qualifiée par Platon de « nourrice du devenir »[28]. Mais Platon fera subir une opération de réduction au devenir que représente le rythme, afin de l’ontologiser[29] et de le réduire au metron, au mètre, gardien du cosmos, du bon ordre, alors même que la khôra, telle que l’expose Julia Kristeva, « est le lieu d’un chaos qui est et qui devient, préalable à la constitution des premiers corps mesurables »[30].
 
À rebours des formes mesurables et mesurées de l’apollinien, de la maîtrise de Gladiator, le rythme et le melos livrent une impulsion proprement motrice : « Seule l’intelligence du melos donne le mouvement véritable. » (C, XXV, 621). Ned Bastet le fait remarquer très justement : « Par-delà l’imaginaire valéryen du mesurable et de la géométrie du plaisir, c’est un autre imaginaire plus profond qui s’exprime ici […] et qui se définit […] comme onde, propagation, résonance »[31]. La spécificité du rythme[32], qui crée perpétuellement sa modulation imprévisible, sa respiration indépendante du mouvement du métronome, si elle nous reconduit à l’opposition entre ruthmos et metron, est aussi à réinscrire dans le cadre d’une « morphologie générale des formes vivantes »[33], d’une conception énergétique générale de la dynamique vivante du système nerveux, une mécanique de la sensation et du plaisir liée à une théorie des « directions »[34], des « contrastes »[35]. La poétique se présente bien comme hétéropoïétique dans son fondement et dans son fonctionnement, car elle est générée par des contrastes. L’événement poétique ressortit en cela du domaine des « inégalités, des écarts, des asymétries » (C, XXIV, 699) ; il se produit « quand les circonstances intus et extra excitent un état tel que nul moyen d’expression ni de satisfaction ne peut lui donner une forme finie ni une résolution exacte. » (C, XXIII, 528). L’événement, dans sa nécessité, traduit un reste, non assimilable par notre sensibilité générale qui « n’est pas organisée pour compenser ou éliminer tous les cas possibles d’action des choses sur nous et leur donner des réponses qui annulent ces actions. » (Ibid.). L’urgence de l’événement poétique se manifeste donc comme une déficience du système nerveux qui reçoit les stimuli, ce que Valéry appelle le système Demande-Réponse, lorsque l’énergie psychique libérée ne trouve pas de pensée ou d’acte dans lesquels faire porter sa charge, conformer sa force. Le besoin poétique qui anime la voix, naissant du souci de donner une forme à une inégalité[36], est fondamentalement hétéropoïétique, « équilibre mobile[37]. Toupie. » (C, XXIX, 150).
 
Hétéropoïétique, car issu de l’hétérogène[38], dans son désir aussi de manifester un refus : la khôra, lieu du sujet poétique en procès, « est une multiplicité de re-jets qui assurent le renouvellement à l’infini de son fonctionnement »[39]. Après avoir voulu construire un univers normé, un cosmos caractérisé par le souci de maîtrise de son pôle masculin, le sujet créateur s’évertue à le perturber pour en établir la cartographie nouvelle, placé sous le signe de la khôra. Ned Bastet analyse finement ce mouvement de balancier du sujet valéryen :
 
C’est la passion secrète de l’intellect qui a besoin, d’abord, de réduire cette présence foisonnante et multiforme à un ensemble, à un bloc homogène et opposé, à cet « univers » qui n’est en soi que fiction mais qu’il rameute de force dans l’unité d’un Etant pour pouvoir s’y opposer à son tour en tant qu’acte unique et continu d’une Egoïté qui ne s’affirme, par-delà sa propre fragmentation et ses risques d’évanescence, que par l’énergie de son refus et le totalitarisme de son Fiat recréateur.[40]
 
L’acte mental doit « installer l’être que je crée dans le vide conquis sur l’être d’abord donné, s’ouvrir un libre espace dans le “ce qui n’existe pas” »[41] ; telle se manifeste pour Valéry l’activité de l’esprit dans le monde, foncièrement interventionniste, portée par un nihilisme fécond. S’ouvrir un libre espace implique de s’écarter de l’espace du metron, qu’on peut rapprocher de ce que Deleuze et Guattari appellent « l’espace strié » et qu’ils opposent à « l’espace lisse ». Pour donner un modèle musical de cette opposition, ils prennent l’exemple de Pierre Boulez :
 
Au plus simple, Boulez dit que dans un espace-temps lisse on occupe sans compter, et que dans un espace-temps strié l’on compte pour occuper. Il rend ainsi sensible ou perceptible la différence entre des multiplicités non métriques et des multiplicités métriques, entre des espaces directionnels et des espaces dimensionnels.[42]
 
L’on retrouve ici l’hétéropoïétique comme théorie des directions et des contrastes, proche en cela de l’espace lisse, où la ligne est « un vecteur, une direction et non pas une dimension ou une détermination métrique. […] L’espace lisse est occupé par des événements ou heccéités, beaucoup plus que par des choses formées et perçues. C’est un espace d’affects, plus que de propriétés. C’est une perception haptique, plutôt qu’optique »[43]. L’espace haptique, placé sous la tutelle de l’ouïe et du toucher est un espace d’affects, s’opposant ainsi à l’espace optique qui attribue des qualités repérables, discriminantes. C’est un tel espace, appartenant « à une hétérogénéité de base »[44], s’écartant du souci de maîtrise omniscient du scopique, qui est de nature à accueillir les rythmes de l’événement, même si la composante « strié » exerce un rôle[45]. Il s’agit de comprendre comment procède le poétique pour échapper aux limites de son striage. Pour ce faire, nous devrons avoir recours à la comparaison célèbre que Valéry développe entre la poésie et la danse.
 
Le danser comme modèle de la production des formes
La comparaison du poème à la danse fait l’objet d’un célèbre développement de Poésie et pensée abstraite :
 
La marche, comme la prose, vise un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque chose que notre but est de joindre. Ce sont des circonstances actuelles, comme le besoin d’un objet, l’impulsion de mon désir, l’état de mon corps, de ma vue, du terrain, etc., qui ordonnent à la marche son allure, lui prescrivent sa direction, sa vitesse, et lui donnent un terme fini. […] Il n’y a pas de déplacements par la marche qui ne soient des adaptations spéciales, mais qui à chaque fois sont abolies et comme absorbées par l’accomplissement de l’acte, par le but atteint.
La danse, c’est tout autre chose. Elle est sans doute un système d’actes ; mais qui ont leur fin en eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit quelque objet, ce n’est qu’un objet idéal, un état, un ravissement, un fantôme de fleur, un extrême de vie, un sourire – qui se forme finalement sur le visage de celui qui le demandait à l’espace vide.
Il s’agit donc, non point d’effectuer une opération finie, et dont la fin est située quelque part dans le milieu qui nous entoure ; mais bien de créer, et d’entretenir en l’exaltant, un certain état, par un mouvement périodique qui peut s’exécuter sur place ; mouvement qui se désintéresse presque entièrement de la vue, mais qui s’excite et se règle par les rythmes auditifs. (Œ, I, 1330)

Il est à noter ici cet affaissement du scopique au profit de l’auditif dans l’état de poésie que l’on a déjà relevé précédemment à propos de l’irruption de la voix dans La Jeune Parque, prenant le dessus sur le pôle scopique de Gladiator et sa volonté de possession. La danse comme le poème articulent un certain rapport à l’espace-temps, qui se traduit par un détachement du milieu, du moins du milieu pratique qui est une invitation à la fin, une prescription intimant à mener une opération finie. C’est cet espace-temps spécifique créé par la danse que nous allons maintenant tâcher d’étudier en rapprochant la conception valéryenne de celle d’Erwin Straus, psychiatre dont Henri Maldiney a diffusé les concepts en France. Erwin Straus compare les mouvements de la marche avec ceux de la marche en musique ou de la danse :
 
Loin d’être quelconques, les mouvements que la musique induit sont d’une espèce tout à fait singulière. Des formes de mouvement telles que la marche [en musique] ou la danse ne sont simplement possibles qu’en référence à la musique. En d’autres termes, celle-ci forme d’abord la structure d’espace dans laquelle le mouvement dansant peut se produire. L’espace optique est l’espace du mouvement finalisé, qui est dirigé et mesuré ; l’espace acoustique est l’espace de la danse. Danse et mouvement finalisé ne sont pas à comprendre comme des combinaisons différentes d’éléments moteurs identiques ; ils se distinguent comme deux formes fondamentales du mouvement en général, qui se rapportent à deux modes différents du spatial.[46]
 
On relève ici ce qui nourrit l’opposition entre les mouvements finalisés de l’espace optico-pratique, dont la finalité absorbe le « faire » propre, et les mouvements dansants. Cette distinction rejoint exactement celle, déjà évoquée, que Valéry établit entre la marche et la danse. En effet, la marche en musique tend déjà vers la danse pour Straus et annule le rapport directionnel à l’espace :
 
L’acte d’aller ne nous sert plus à nous faire progresser de A vers B, à nous faire surmonter une distance spatiale ; lorsque nous marchons en musique, nous nous éprouvons nous-mêmes, nous vivons notre corps dans son action d’entrer à grandes foulées dans l’espace. Nous vivons non pas l’action mais le faire vital.[47]
 
Cette affirmation indique non seulement que le mouvement en musique abandonne son telos, sa finalité, mais aussi et ce, de manière plus radicale, qu’il abandonne le rapport directionnel à l’espace, c’est-à-dire l’orientation. Le faire vital, ce que j’appelle la « cartographie poétique », suppose d’abandonner l’orientation au profit de la libre graphie d’un tracé, en se plaçant dans un rapport acoustique et non plus optique envers l’espace. C’est ici que la « cartographie poétique »[48] s’écarte du modèle de l’arpentage, propre à la cartographie galiléo-cartésienne, fondée sur la géométrie analytique d’obédience scopique. Il s’agit ici non pas de mesurer une surface mais d’éprouver un volume :
 
La danse ne se rapporte pas à une direction ; nous ne dansons pas pour parvenir d’un point de l’espace à un autre. N’y a-t-il pas, notamment chez les primitifs, de nombreuses danses qui ne présentent absolument aucun déplacement local ? […] En allant, nous nous mouvons à travers l’espace, d’un lieu à un autre ; en dansant, nous nous mouvons dans l’espace. En allant, nous couvrons une certaine distance, nous arpentons (durchmessen) l’espace. La danse, en revanche, est un mouvement non dirigé et non délimité.[49]
 
La différence entre le mode optique de l’arpentage et le mode acoustique de la danse et de la « cartographie poétique » peut se traduire par la dichotomie entre deux prépositions anglaises : l’arpentage galiléo-cartésien fonctionne sur le mode d’across, la danse et la « cartographie poétique » sur le mode de through. Cette distinction des modes optique et acoustique de la présence entraîne un rapport différent au corps dansant du point de vue du danseur mais aussi du point de vue du spectateur. La musique est ainsi présentée par Straus comme le « moment pathique », la nature fondamentale du vécu propre à l’expérience artistique qui abolit la distinction entre danseur et spectateur, les faisant advenir dans un même espace :
 
C’est une chance que l’expérience quotidienne rende chacun à même d’observer en personne quelle signification les qualités spatiales, et tout particulièrement le moment pathique, détiennent dans la formation des vécus. Nous pouvons en avoir la preuve chaque fois que nous nous rendons au cinéma. Si un film est présenté sans musique au spectateur, la distance à laquelle les images apparaissent est modifiée ; elles sont inhabituellement éloignées, sans vie, et ont une allure de marionnettes. Ce qui manque, c’est le contact avec les scènes qui, sobres, sèches, monotones, se déroulent devant nos yeux. Nous contemplons l’action mais n’y assistons pas. Le contact se noue sitôt que la musique débute. […] Il suffit que l’espace s’emplisse de sons pour que déjà une liaison existe entre le spectateur et l’image.[50]
 
Ce rapprochement correspond précisément à l’abolition que promet Valéry entre le lecteur et le créateur du poème. La dimension musicale de la diction crée ce moment pathique qui place le lecteur dans le même espace vécu, le fait participer à la même émotion que le créateur. Si, d’un lecteur à l’autre, le vécu du poème est évidemment différent, il n’y a plus de barrière en droit séparant lecteur et créateur du poème. La diction fait exister entre eux une communauté qui noue une liaison entre le poème et chacun d’eux, de même que la musique crée cette liaison entre spectateur et image qui fait naître une liaison intime, charnelle.
 
Elle les fait advenir en son site, qui n’est pas celui de l’espace institué. Elle les fait advenir dans ce que Straus appelle le « devenir-un » et qu’il va nous falloir préciser. Ce « devenir-un » est du registre de l’ex-stase, de la sortie de la délimitation, spatiale mais aussi temporelle, sortie qu’il faut d’abord expliciter pour comprendre comment s’opère l’extase du « devenir-un ». Il réintroduit d’une certaine manière le thème de l’informe, mais sous les espèces du quelconque, pour montrer comment procède l’absence de délimitation. Si le danseur peut se trouver limité, la danse n’est pas assignée à cette limite :
 
La piste de danse peut avoir une configuration quelconque. Elle restreint le danseur, mais pas à proprement parler la danse. C’est précisément le caractère quelconque de cette configuration, l’indifférence de sa grandeur et de sa forme qui nous permettent de reconnaître que le mouvement dansant trouve ses bornes, mais non sa limite nécessaire, aux extrémités de la surface sur laquelle il évolue – alors que l’acte d’aller est limité en lui-même par son point de départ et son terme.[51]
 
Cette absence de limitation du geste dansant recouvre, pour une bonne part, le geste poétique : si le poète, dans la poésie versifiée, est limité par les contraintes métriques, le geste poétique parvient, malgré la contrainte, à ne pas limiter son jaillissement, au contraire. La rigidité de la forme fait entrer le geste dans la plasticité, la forme quelconque fait entrer dans l’informe. Il s’agit-là du moment extatique de la création, qui ne désigne pas précisément l’enthousiasme romantique et concerne plutôt ce que Valéry appelle, dans « Au sujet d’Adonis », le deuxième vers, celui qui doit rimer avec son « aîné surnaturel » :
 
J’ai seulement voulu faire concevoir que les nombres obligatoires, les rimes, les formes fixes, tout cet arbitraire, une fois pour toutes adopté, et opposé à nous-mêmes, ont une sorte de beauté propre et philosophique. Des chaînes qui se roidissent à chaque mouvement de notre génie, nous rappellent, sur le moment, à tout le mépris que mérite, sans aucun doute, ce familier chaos, que le vulgaire appelle pensée et dont ils ignorent que les conditions naturelles ne sont pas moins fortuites, ni moins futiles, que les conditions d’une charade. C’est un art de profond sceptique que la poésie savante. Elle suppose une liberté extraordinaire à l’égard de l’ensemble de nos idées et de nos sensations. Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c’est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l’autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les ressources de l’expérience et de l’esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don. (Œ, I, 481-482)
 
Il peut paraître curieux et déplacé de parler d’extase là où Valéry lui-même parle d’art « sceptique ». La dimension sceptique, bien réelle, se manifeste dans l’opération d’écarter, impitoyablement, de ce que charrie le flux de l’esprit, tout ce qui n’entre pas dans les nombres de la métrique. Mais le génie, pris dans les « chaînes qui se roidissent », est bel et bien présent, et ce génie n’exclut pas le travail, le « faire ». Le « faire » consiste à entrer dans l’informe pour passer entre les chaînes de la métrique, retrouver une plasticité qui existait d’emblée dans le vers surnaturel, donné par les dieux. L’extase est cette entrée dans le ruthmos et sa plasticité constitutive, pour pouvoir franchir les barrières du metron, du nombre orientant l’espace et la mesure du temps. Ces limitations existent, mais ce ne sont pas d’elles que procède le geste de la « cartographie poétique », qui consiste à œuvrer à l’émancipation de ces limites, émancipation en tant que celles-ci ne feraient plus office de barrières extérieures. Il s’agit de sortir de la détermination a priori du nombre et de la mesure de la poésie versifiée pour les constituer en barrières naturelles, entrer dans une forme d’empathie avec elles, qui échappe au calcul déductif, anticipatoire. Cette empathie échappe à la réflexion ainsi qu’à l’intelligence pratique. Si le sceptique peut barrer l’accès à ce qui ne doit pas entrer dans le vers, seul un certain génie peut remplir ce dernier. C’est ici que nous pouvons retrouver le thème de l’extase comme « devenir-un », tel que le développe Straus à propos de la danse :
 
Au fondement de la danse se trouve un « vivre » qui s’éloigne de façon polaire de la connaissance théorique, de l’intelligence pratique, de l’action planifiant et calculant en fonction de certains buts et de la domination technique des choses […]. Lorsque nous disons que la tension existant entre le sujet et l’objet, entre le moi et le monde se trouve pleinement suspendue dans le vécu de la danse, nous ne concevons nullement cette opération comme étant liée à une réflexion […][52]. La suspension de la tension sujet-objet, qui s’opère à travers la danse entière jusqu’à l’extase, n’est pas le vécu d’une dissolution du sujet, mais celui d’un « devenir-un ». C’est pourquoi le danseur a besoin d’un partenaire, d’un individu ou d’un groupe ; c’est pourquoi il a besoin avant tout de la musique, qui seule donne à l’espace entier un mouvement propre auquel le danseur peut prendre part. Ce dernier est introduit et emporté dans le mouvement ; il devient membre d’un mouvement d’ensemble qui saisit harmoniquement l’espace, l’autre et lui-même.[53]
 
Ce mouvement d’ensemble se laisse décrire dans la légende d’Orphée, à laquelle Erwin Straus fait justement allusion :
 
Dans la légende d’Orphée, les hommes et les animaux, les arbres, les forêts et même les roches, les montagnes et les eaux suivent le son de sa lyre. La légende a ainsi trouvé à exprimer de façon simple et grandiose la force inductrice de la musique à laquelle la nature entière, animée et inanimée, est soumise.[54]
 
C’est ainsi que ce manifeste ce primat de l’induction sur la déduction que nous considérons comme caractéristique de la « cartographie poétique ». Si elle nous semble s’illustrer de manière décisive dans des écritures modernes de la première moitié du XXe siècle, celles-ci réactivent finalement la force originelle du mythe. Mythe qui a justement fait l’objet d’une réécriture par Valéry lui-même, peignant superbement le mouvement d’extase dans lequel le paysage est saisi, animé par le chant d’Orphée :
 
Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant ;
Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres ;
Une plainte inouïe appelle éblouissants
Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.
 
Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée
Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire ! (Œ, I, 76-7)

Ainsi, l’analyse d’Erwin Straus sur l’espace, qu’il développe à la suite de son évocation du mythe, pourrait tout aussi bien tenir lieu de commentaire du poème de Valéry : « Dans une telle perspective, il est tout à fait sensé de parler de mouvement de l’espace. Car cet espace vécu est toujours un espace empli et articulé ; il est nature ou monde »[55]. Ce sentiment de communauté, de « devenir-un », créé par la force inductrice du rythme, tel que la danse ou le mythe d’Orphée sont capables de le mettre en évidence, est de l’ordre d’une participation sensorielle. Si Straus insiste une fois de plus dans ce passage sur la participation suscitée par le rythme musical, c’est qu’elle lui permet d’approfondir la comparaison du régime optique et du régime acoustique :
 
La différence est encore plus nette lorsqu’un rythme s’offre sur un mode successivement optique et acoustique. Tandis que la vision d’une troupe défilant sur l’écran sans accompagnement musical ne suscite en nous aucun co-mouvement, nous sommes d’emblée saisis par la musique de marche et soulevés dans notre être moteur.[56]
 
Cette participation est fondamentale et permet de penser le lien, de restaurer la continuité entre les créations spontanées de la sensibilité et la création artistique, entre l’aisthesis et la poiesis. Renaud Barbaras, phénoménologue, apporte un commentaire lumineux et profond sur cette articulation, avant de faire état du soulèvement de l’être moteur propre au régime acoustique de la danse :
 
Comme l’a montré Straus, la danse manifeste une unité originaire du sentir et du se-mouvoir, unité antérieure à tout apprentissage et constitutive de l’un et de l’autre. Elle est une mise en forme spontanée de l’ordre auditif inhérente à l’audition même ; elle révèle une activité de création inscrite dans la réceptivité sensible elle-même. L’art chorégraphique, quant à lui, n’est autre, comme le remarque Straus, qu’un modelage spécifique d’une unité générale qui préexiste aux impressions sensorielles et aux mouvements, et qui se confond avec l’approche elle-même. La danse se situe ainsi à l’articulation des créations spontanées de la sensibilité et de la création artistique et elle en révèle par là même la continuité. La danse précède l’art chorégraphique : elle apparaît dans toutes les civilisations, elle accompagne spontanément chez chacun l’audition d’un rythme au point qu’on peut se demander si notre aptitude à écouter sans danser n’est pas l’effet d’un long travail d’inhibition.[57]
 
Bien appréhender cette articulation suppose d’établir précisément une distinction entre la sensation et la perception, entre sentir et percevoir. D’après cette dichotomie, que nous allons explorer davantage plus loin, le sentir ne serait pas disponible d’emblée, offert au sujet. Il serait à reconquérir, à reprendre à l’espace optico-pratique, strié. L’espace de la « cartographie poétique » serait, si l’on suit Erwin Straus, à reprendre, à arracher à l’espace optico-pratique, espace de type historique. L’espace de notre corps propre, l’espace de notre géographie, nous serait en fait masqué par les stries tracées par l’« histoire de notre action sur le monde »[58] :
 
Dans l’espace optique, nous réalisons nos buts, nous y vivons l’histoire de notre vie. Dans l’espace acoustique, nous ne vivons que le présent, nous oublions le passé et l’avenir, nous n’y réalisons rien de concret et nous n’exprimons que l’union qui existe entre nous et le monde ambiant[59].
Dans la danse, le processus historique ne progresse pas : le danseur s’arrache au flux du devenir historique. Son vivre est un être-présent qui ne renvoie à aucune conclusion dans l’avenir et qui, pour cette raison n’est pas limité dans l’espace et dans le temps. Son mouvement est une mobilité non dirigée qui vibre à l’unisson du mouvement propre de l’espace, par lequel elle est induite pathiquement. L’espace empli par le son et homogénéisé par un seul et même mouvement a en lui-même un caractère présentiel ; c’est d’ailleurs en cela que l’homogénéité du mode acoustique spatial se distingue de celle de l’espace métrique vide. […] Nous voyons donc comment un mode original de l’espace s’édifie sur la nature du son, sur sa présence propre, son déploiement temporel, sur les moments de l’homogénéisation, de l’induction, du présentiel.[60]
 
Cette homogénéité de l’espace lisse, acoustique, marque le primat de l’induction sur la déduction dans la danse et la « cartographie poétique ». Cette homogénéité se distingue de l’homégénéité euclidienne qui caractérise l’espace strié du metron au profit d’une dimension « présentielle » dont les caractéristiques doivent être précisées à la lumière de la distinction entre perception et sensation. Le « présentiel » de l’espace lisse se cartographie à la faveur du nœud commun de la musique et de la danse, nœud que Straus nomme ivresse dans le chapitre « Différence entre le sentir et le percevoir » de Du sens des sens. Il y expose une analogie décisive : le monde du sentir est au monde du percevoir ce que le paysage est à la géographie. Au sein de ce couple d’oppositions, la géographie resterait finalement trop liée au modèle de l’arpentage, modèle où se déposent avec aisance les stries de l’espace historique, optico-pratique. La « cartographie poétique » s’épanouirait dans la saisie particulière, dans le sentir propre au paysage, d’après les concepts d’Erwin Straus :
 
Dans le paysage, nous cessons d’être des êtres historiques […]. Nous n’avons pas de mémoire pour le paysage, nous n’en avons pas non plus pour nous dans le paysage. Nous rêvons en plein jour et les yeux ouverts. Nous sommes dérobés au monde objectif mais aussi à nous-mêmes. C’est le sentir. La conscience vigile de soi a une orientation diamétralement opposée et définit la perception […].
Le contraste que j’essaie de mettre en évidence en opposant la géographie au paysage, je l’ai déjà décrit ailleurs [dans « Les formes du spatial »], à propos de la différence entre l’espace acoustique et l’espace optique, entre l’espace de la danse et celui du mouvement dirigé.[61]

Dans cette analogie, livrée en deux temps, le sentir serait au percevoir ce que le paysage est à la géographie, et le paysage serait à la géographie ce que l’espace acoustique de la danse est à l’espace optique (et finalement historique, de par son processus de sédimentation). Le dénominateur commun, le soubassement générique que la danse et la musique auraient en partage serait bien l’espace du sentir, dont la relation avec le monde serait de l’ordre d’une « communication pathique », opposée à la « représentation gnosique du percevoir[62] ».
Voyons à présent comment se traduit cette importance du sentir chez Valéry. Chez l’auteur de La Jeune Parque, « l’ordre des choses esthétiques » est à tendance infinie car, comme il le fait remarquer dans « L’infini esthétique », « dans cet ordre, la satisfaction fait renaître le besoin, la réponse régénère la demande, la présence engendre l’absence, et la possession le désir. » (Œ, II, 1343). Ce vécu propre au désir dans l’esthétique est comparé explicitement par Valéry à l’amour et à la sexualité. Le plaisir ne satisfait pas le désir mais le régénère :
 
[Le Philosophe,] devant le mystère du plaisir dont je parle [est] séduit mais intrigué, par la combinaison de volupté, de fécondité, et d’une énergie assez comparable à celle qui se dégage de l’amour, qu’il y découvrait, ne pouvant séparer, dans ce nouvel objet de son regard, la nécessité de l’arbitraire, la contemplation de l’action, ni la matière de l’esprit […] (Œ, I, 1300)
 
Ne pas séparer « la contemplation de l’action » définit pour l’esthétique un certain mode de présence du sensible où la sensation entretiendrait un vécu solidaire avec l’action. Renaud Barbaras a déterminé avec acuité que si le désir, dans l’esthétique valéryenne, n’est pas désir d’un plaisir mais du désir lui-même, « la présence de l’objet esthétique ne fait pas alternative avec son absence »[63]. Il ne se livre que sous la forme d’un certain retrait, ne paraissant que dans la retenue d’une sorte de distance intérieure :
 
L’objet esthétique peut être défini par la relation spécifique qu’il induit entre le sentir et l’agir. Est esthétique l’objet dont la présence suscite un mouvement visant à la reconduire. Il faut être ici précis. L’objet suscite ce mouvement dans la mesure où, en sa présence même, il est vécu comme manquant. […] C’est un mouvement efficient, visant précisément à combler le manque de l’objet, c’est-à-dire à produire un autre objet. […] Ainsi, en toute rigueur, la perception d’une œuvre – tout au moins la perception de l’œuvre en tant qu’objet esthétique, c’est-à-dire comme absente à elle-même – consiste en un agir, en une création qui se veut une recréation.[64]
 
Nous serons ici plus précis que Renaud Barbaras, en affirmant que c’est non la perception, mais la sensation d’une œuvre qui se confond avec sa production, avec sa recréation. Si Valéry neutralise l’opposition, ou la distinction, entre le point de vue de la création et celui de la sensibilité, donc entre la danseuse et le spectateur comme entre l’auteur et le lecteur, c’est dans le sentir que s’éprouve l’absence de l’œuvre à elle-même, ainsi que ce désir de la rendre présente comme telle qui revient à créer. L’étude de Renaud Barbaras s’intitule d’ailleurs « Sentir et faire », et son propos, un peu plus loin, s’appuie comme le nôtre sur la notion de sentir, notamment quand il s’agit de distinguer Valéry de Merleau-Ponty.
 
À l’instar de Merleau-Ponty, Valéry reconnaît une continuité essentielle de l’expérience sensible et de l’art, mais contrairement à Merleau-Ponty, qui l’établissait au niveau de l’expression, Valéry pose cette continuité « au niveau même du sentir »[65] :
 
La sensation, en tant qu’elle donne lieu à un mouvement spontané, apparaît comme une œuvre inchoative et l’œuvre proprement dite comme une amplification du mouvement qui s’esquisse dans la sensation.[66]
 
Chez Merleau-Ponty, aussi bien la perception que l’action qui la suppose, donc tout usage humain du corps est déjà « expression primordiale », l’expression primordiale étant « l’opération première qui constitue les signes en signes, fait habiter en eux l’exprimé par la seule éloquence de leur arrangement et de leur configuration, implante un sens dans ce qui n’en avait pas […] »[67]. Le corollaire est qu’il y a continuité, et prolongement, entre l’activité artistique et la vie perceptive : « c’est l’opération expressive du corps, commencée par la moindre perception, qui s’amplifie en peinture et en art »[68]. La vie perceptive et l’activité créatrice de l’art sont donc profondément entrelacées dans la phénoménologie merleau-pontyenne, entrelacement décrit en ces termes par Renaud Barbaras :
 
L’expression primordiale dont le corps est le vecteur annonce l’expression proprement créatrice ; en retour, celle-ci vient éclairer le sens véritable de la corporéité et délivrer le sens natif du monde corrélatif de cette corporéité.[69]
 
Si cette perspective paraît difficilement contestable dans son principe et dans ses intentions, c’est sur le plan des moyens qu’elle présente une difficulté majeure. Merleau-Ponty ne saisit pas l’unité de la perception et de l’art, soit l’unité esthétique, sur le plan de l’esthétique elle-même :
 
L’unité de la perception et de l’art n’est jamais comprise comme unité esthétique, c’est-à-dire comme fondée dans un sentir. Or ceci est d’autant plus embarrassant que ce qui justifie le rapprochement des deux champs et l’usage du terme esthétique, dès Baumgarten, est la référence à l’aisthesis qui, dans les deux cas, est au cœur de l’expérience : c’est bien parce que l’œuvre d’art fait appel par excellence au sentir et suppose comme une amplification et une complication du sentir que la discipline qui en traite est nommée esthétique.[70]
 
L’analyse merleau-pontienne se trouve limitée par le choix de son fondement : en ayant recours au concept d’expression, sa phénoménologie établit une continuité entre deux champs, l’esthésique et l’esthétique, à partir d’une notion qui n’appartient en propre à aucun d’eux. Son analyse se condamne, par là même, à l’abstraction. La force de l’esthétique valéryenne tient, quant à elle, au fait qu’elle dépasse l’analyse merleau-pontienne (du moins celle du Merleau-Ponty d’avant Le visible et l’invisible) en insistant sur l’idée d’une préfiguration de l’expérience esthétique au sein de l’expérience sensible elle-même. La sensibilité, chez Valéry, est sollicitée par l’épreuve d’une absence qui active sa dimension productive, poïétique. C’est ainsi que le tracé de la « cartographie poétique » est amené à s’effectuer, comme il l’expose dans le Discours sur l’esthétique :
 
La sensibilité, qui est son principe et sa fin, a horreur du vide. Elle réagit spontanément contre la raréfaction des excitations. Toutes les fois qu’une durée sans occupation ni préoccupation s’impose à l’homme, il se fait en lui un changement d’état marqué par une sorte d’émission, qui tend à rétablir l’équilibre entre la puissance et l’acte de la sensibilité. Le tracement d’un décor sur une surface trop nue, la naissance d’un chant dans un silence trop ressenti, ce ne sont que des réponses, des compléments, qui compensent l’absence d’excitations – comme si cette absence, que nous exprimons par une simple négation, agissait positivement sur nous. On peut surprendre ici le germe même de la production de l’œuvre d’art. (Œ, I, 1409)
 
Nous retrouvons ici des éléments de la composante hétéropoïétique que nous développions plus haut : c’est à partir d’un déséquilibre, d’une hétérogénéité, que la forme va être générée. L’absence, le manque, entraîne le désir et son intensification, excès de force qui va s’exercer dans l’energeia, dans l’énergie en acte du tracé cartographique. Sa composante diagrammatique, qui tient à l’excès de la force sur le signe, doit être ramenée à la force du sentir lui-même, et non à l’expression, comme c’est le cas dans la phénoménologie merleau-pontienne de la perception. Cette intensité du sentir annexée au manque, au désir du désir, stimule la pression jaculatoire donnant son impulsion au tracé de la « cartographie poétique ». Le fonctionnement de « désir du désir » chez Valéry, et non de recherche de satisfaction par le plaisir, mis en lumière par Renaud Barbaras, fait ici entendre des accents clairement lacaniens.
 
L’espace lisse comme « présence pleine », ainsi que nous l’avons exploré dans la danse et la musique doit donc s’entendre plutôt comme tension vers, effort vers la présence, mais au niveau du sentir, non de la « conscience vigile » du cogito. En effet, comme Renaud Barbaras y insiste :
 
La sensibilité doit être située par-delà l’alternative de la réceptivité et de l’activité parce que, loin de se rapporter à son contenu positif, elle est au contraire relation à ce qui manque à tout contenu, rapport à l’absence plutôt qu’à la présence[71].
 
Ce rapport à l’absence détermine une morphogenèse ou une morphodynamique, la production d’une forme tirant son origine non d’une communauté expressive, comme c’est le cas chez Merleau-Ponty, mais d’une communauté pathique comme les analyses de Straus et de Valéry nous y invitent. Nous ne pouvons donc, ici, que suivre l’exposé brillant et substantiel de Renaud Barbaras :
 
On ne parvient à dépasser le point de vue abstrait d’une philosophie de l’expression, c’est-à-dire à fonder cette continuité au lieu de se donner l’art dans la perception sous forme d’expression inchoative, qu’à la condition de faire apparaître l’œuvre de mise en forme au niveau sensible comme l’œuvre du sensible lui-même, bref à fonder dans le mode de donation du contenu son dépassement dynamique dans une forme. Au lieu de s’en tenir au constat d’une communauté expressive, il s’agit donc de mettre au jour dans l’épreuve originaire du contenu, bref dans la sensibilité, la raison d’une production spontanée de la forme et de son amplification sous forme d’activité artistique.[72]
 
Dans cette production spontanée de la forme par le sentir lui-même ; l’opposition entre sentir et agir, entre agent et patient semble annulée. Cette annulation s’explique par la mise entre parenthèses du cogito, garantissant l’unité de l’être et du sujet et ouvrant la voie à un sujet disponible aux métamorphoses. Nous proposons, à l’appui de cette idée, un commentaire de Georges Didi-Huberman sur la conception valéryenne de la danse :
 
Danser : devenir l’autre. […] Si le danseur produit une « forme du temps », comme l’écrit Valéry, cette forme ne sera cependant que « moments, éclairs, fragments, […] similitudes, conversions, inversions, diversions inépuisables » (Œ, II, 155, 172, 176) qui altèrent et la forme (au sens de l’aspect) et le temps (au sens de la succession). Ce que Valéry nomme, magnifiquement, « l’acte pur des métamorphoses » (Ibid., 165). Comment, dans un tel acte, le danseur pourrait-il préserver l’unité de sa personne ? « Cet Un veut jouer à Tout. » (Ibid., 171)[73]
 
Conclusion : une poétique transformiste
Si danser c’est devenir l’autre, cette conception rappelle la plasticité du sujet créateur référée par Aristote ou Pseudo-Aristote, dans le Problème XXX, à la plasticité de l’homme mélancolique, soumis aux variations car il est l’homme du kairos, des circonstances. Cet Un qui veut jouer à Tout, se déclinant à la faveur des circonstances permet de penser le lien entre cette création humaine et la théorie des prototypes dans la morphogenèse goethéenne, d’après laquelle les différentes variétés d’une plante se déclineraient à partir d’un modèle unique : de l’Un on passe à Tout. Dans le discours qu’il consacre à Goethe, Valéry propose significativement un parallèle entre la maîtrise de la forme linguistique de nature poétique et la forme naturelle modelée par la plante : « [ …] dans le poète ou dans la plante, c’est le même principe naturel : tous les êtres ont une aptitude à s’accommoder, et cette aptitude variable mesure leur aptitude à vivre, c’est-à-dire à demeurer ce qu’ils sont, en possédant plus d’une manière d’être ce qu’ils sont. » (Œ, I, 538).
 
Valéry rapproche ici le conatus, concept de Spinoza, grande influence de Goethe, par lequel le poète et la plante persévèrent dans leur être (« demeurer ce qu’ils sont ») avec le potentiel transformateur (« possédant plus d’une manière d’être ce qu’ils sont »). Le lieu de leur articulation est le kairos, la circonstance, qui détermine les variations de l’être dont le devenir est une dimension, comme l’ont montré les philosophies de Nietzsche mais aussi de Simondon, précédemment cités. Goethe serait parvenu à lire la ligne exercée par la modulation des forces formatives s’adaptant aux circonstances :
 
Goethe passionnément s’attache à l’idée de métamorphose qu’il entrevoit dans la plante et dans le squelette des vertébrés. Il recherche les forces sous les formes, il décèle les modulations morphologiques […] Il décrit avec la plus grande exactitude les effets de l’adaptation, et quelques-uns des tropismes qui régissent la croissance des plantes, l’équilibre de puissances qui s’établit et se rétablit, heure par heure, entre une loi intime de développement et le lieu et les circonstances accidentelles. Il est un des fondateurs du transformisme. (Œ, II, 543)
 
 
Dans la morphogenèse naturelle comme dans la poétique, le modèle commun serait peut-être alors le « danser », tel que Valéry et Straus en livrent les caractéristiques.
 
 ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 


[1] Sur ce point, voir l’étude très stimulante d’Edwige Phitoussi, « La danse : acte pur des métamorphoses ? », in « Ce qui fait danse : de la plasticité à la performance », La Part de l’Œil, Bruxelles, 2009.
[2] Nous empruntons cette expression à Michel Pierssens.
[3] Voir sa somme : Josette Féral, Théorie et pratique du théâtre, Paris, Entretemps, 2011.
[4] Voir par exemple Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997.
[5] Pierre Brunel, Le Mythe de la métamorphose, Paris, José Corti, 2004.
[6] Kirsteen H. R. Anderson, « Valéry et la voix mystique – la rencontre avec le féminin », inPaul Gifford et Brian Stimpson (éds.), Paul Valéry – Musique, Mystique, Mathématique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1993.
[7] Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, traduction de Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean- Luc Nancy, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1977, pp. 29-30.
[8] Ibid., pp. 30-31.
[9] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 1995, p. 25.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Paul Valéry, Cahiers, édition dite « fac-similé » du CNRS en 29 volumes, Paris, 1957-1961. Le numéro du volume est indiqué en chiffres romains, suivi du numéro de page en chiffres arabes. Les citations de Valéry seront intégrées au corps du texte.
[14] Paul Valéry, Œuvres, éd. Jean Hytier, 2 volumes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1957 et 1961, abrégés ainsi : Œ, suivi du numéro du volume en chiffres romains et du numéro de pages en chiffres arabes.
[15] Kristeen H. R. Anderson, op.cit., p. 277.
[16] Cité par Kristeen H. R.Anderson, ibid., p. 278.
[17] Kristeen H. R.Anderson, ibid., p. 278.
[18] Ned Bastet, Valéry à l’extrême, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 118.
[19]Ibid., pp. 118-119.
[20] Kristeen H. R.Anderson, op. cit., p. 287.
[21] Ibid.
[22] Ibid., p. 285.
[23] Ibid., p. 287.
[24] Kristeen H. R.Anderson, op.cit., p. 288.
[25] Ibid.
[26] Julia Kristeva, Polylogue, Paris, Seuil, 1977, p. 159.
[27]Ibid., p. 57.
[28] Platon, Timée, in Timée/ Critias, GF- Flammarion, traduction inédite, introduction et notes de Luc Brisson avec la collaboration de Michel Patillon pour la traduction, 1992, 52, p.152.
[29] Sur ce point, voir Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, p.100 et « La double séance » in La dissémination, Paris, Seuil, 1972.
[30] Julia Kristeva, op. cit.
[31] Ned Bastet, op. cit., p. 128.
[32] La formule de Ned Bastet sur le rythme, « préincarnation de la parole qui va naître » (op. cit., p. 114) entre ici en écho avec les analyses de Julia Kristeva et de Kristeen H. R. Anderson sur la voix comme état présymbolique.
[33] Ibid., p. 126.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Cette inégalité, dans la khôra, est aussi temporelle. Jacques Derrida écrit ainsi que « La khôra est anachronique, elle « est » l’anachronie dans l’être, mieux, l’anachronie de l’être. Elle anachronise d’être. », in Khôra, Paris, Galilée, 1993, p. 25.
[37] La khôra elle-même ne parvient à trouver l’équilibre : « la nourrice du devenir, qui offrait à la vue une apparence infiniment diversifiée, ne se trouvait en équilibre sous aucun rapport étant donné qu’elle était remplie de propriétés qui n’étaient ni semblables ni équilibrées, et que soumise de partout à un balancement irrégulier, elle se trouvait elle-même secouée par les éléments, que secouait à son tour la nourrice du devenir, en leur transmettant le mouvement qui l’animait. », in Platon, op. cit., 52-53, pp. 153-4.
[38] C’est sous le signe de l’hétérogène que débute Polylogue, l’ouvrage de Kristeva, hétérogène qui traduit un refus de se laisser enfermer dans le mesurable : « La science du langage poursuit sa vision platonicienne d’un objet mesurable, sans dépense. La politique de la linguistique se mesure à l’enfermement structural ou systématique du langage dans la mathesis. Pourtant, les lapsus, les jeux de mots, le « style », témoignent de quelques dérangements de la structure qui, bien sûr, se refait, mais en portant la trace d’une hétérogénéité. », in Julia Kristeva, op. cit., p. 13.
[39] Julia Kristeva, op. cit., p. 58.
[40] Ned Bastet, op. cit., p. 52.
[41] Ibid., p. 53.
[42] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 596.
[43] Ibid., p. 597.
[44] Ibid., p. 609.
[45] Dans Misérable, Miracle, Michaux verse à son crédit certaines mises au jour qu’elle permet : « Dans le champ noir apparaissent d’abord des plages luisantes dans lesquelles se dessinent des stries, infiniment rapprochées, identiques à celles qui m’annoncent tous les jours la venue du sommeil. Le champ s’animant progressivement, les stries deviennent lignes de courbures de surfaces immatérielles, qu’elles sont seules à révéler. », in Œuvres, II, éd. Raymond Bellour et Ysé Tran, Paris, Gallimard, 2001, p. 764.
[46] Erwin Straus, « Les formes du spatial », in Figures de la subjectivité, éd. Jean-François Courtine, Paris, CNRS éditions, 1992, p. 31.
[47] Ibid., p. 32.
[48] Nous nous permettons de renvoyer ici à notre ouvrage, La cartographie poétique – Tracés, diagrammes, formes (Valéry, Artaud, Mallarmé, Michaux, Segalen, Bataille), à paraître chez Droz.
[49] Ibid., p. 34.
[50] Ibid., p. 30.
[51] Ibid., p. 34.
[52] Ibid., p. 36.
[53] Ibid., p. 42.
[54] Ibid.
[55] Ibid.
[56] Ibid., pp. 30-31.
[57] Renaud Barbaras, « Sentir et faire. La phénoménologie et l’unité esthétique », in Phénoménologie et esthétique, Renaud Barbaras, Raymond Court, Françoise Dastur, La Versanne, Encres marines, 1998, p. 38.
[58] L’expression est de Frédéric Pouillaude, in Le désoeuvrement chorégraphique – essai sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2010, p. 66.
[59] Erwin Straus, « Le mouvement vécu », Conférence du 12 décembre 1935, Extrait des Recherches philosophiques du Groupe d’études philosophiques et scientifiques pour l’examen des nouvelles tendances, 1935-6, Boivin, 1937, p. 135. Cité par Frédéric Pouillaude, op. cit., p. 67.
[60] Erwin Straus, « Les formes du spatial », op. cit., p. 45.
[61] Erwin Straus, Du sens des sens, Partie IV, chapitre 7 « Différence entre le sentir et le percevoir », trad. fr. par J.-P.Legrand et G.Tines, Grenoble, Millon, pp. 382-383.
[62] Frédéric Pouillaude, op. cit., p. 68.
[63] Renaud Barbaras, op.cit., p. 28.
[64] Ibid., pp. 28-29.
[65] Ibid., p. 32.
[66] Ibid.
[67] Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, NRF, 1960, p. 84. Cité par Renaud Barbaras, op. cit., p. 22.
[68] Ibid., p. 87.
[69] Renaud Barbaras, op. cit., p. 22.
[70] Ibid., p. 23.
[71] Renaud Barbaras, op. cit., p. 36.
[72] Ibid., p. 37.
[73] Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Paris, Minuit, 2006, pp. 24-25.
 



Les études littéraires françaises et la question de l’animalité (XXe-XXIe siècles) : bilan et perspectives en zoopoétique

Qu’il s’agisse de réfléchir sur l’animalité humaine ou les interactions hommes/bêtes dans les œuvres, d’interroger la possibilité pour le langage créatif d’exprimer des affects et des rapports non-humains au monde, d’examiner les reconfigurations de l’anthropocentrisme si ce n’est de prendre acte de « la fin de l’exception humaine[1]», la recherche collective sur l’animalité en littérature prend en France, depuis le milieu des années 2000, une ampleur jusqu’alors inédite. En témoigne le programme de recherche « Animots» dont il sera question plus loin, l’originalité de cette recherche ne tient pas simplement à sa focalisation sur la question animale, qui a été longtemps une grande absente de la critique littéraire, mais aussi à sa méthodologie. Celle-ci a tout d’abord pour socle une interdisciplinarité qui conduit à élaborer de nouveaux corpus, à reconsidérer à la lumière de l’animalité l’histoire littéraire du siècle dernier et à établir des transversales inédites entre les différentes formes de savoirs sur les bêtes (rapports de la création littéraire animalière avec l’histoire, l’éthologie, le droit, l’éthique, la paléontologie et plus classiquement la philosophie, pour ne mentionner que quelques disciplines). D’autre part, les problématiques s’élaborent à un niveau collectif et international qui englobe notamment les multiples apports de la recherche nord-américaine et plus généralement anglo-saxonne, les réseaux soutenus par des instances académiques françaises intégrant souvent des chercheurs rattachés à des établissements étrangers[2].
L’objectif de cet article est de prendre acte de ces renouvellements : il est temps aujourd’hui de proposer un bilan des recherches accomplies et des approches privilégiées, ainsi qu’un état des perspectives telles qu’elles se dessinent aujourd’hui au sein des études sur la littérature de langue française des vingtièmes et vingt-et-unième-siècles. La délimitation chronologique peut sembler étroite : on va voir qu’elle permet pourtant de rendre compte d’une actualité de la question animale en France, dont témoigne l’inflation, depuis le début de notre siècle, de la programmation artistique – expositions, colloques, cycles de conférences – sur le sujet[3]. En outre, dans l’état actuel des études littéraires sur l’animalité en France, proposer un parcours global depuis le Moyen-ge jusqu’à nos jours était impossible, tant ce type de recherche en est encore à un état émergent. Autant dire qu’il ne pourra s’agir que de prolégomènes, et que la prétention à l’exhaustivité est impossible, puisque ce travail s’inscrit dans un instant T de la recherche.
On considérera dès lors comme un symptôme positif et signifiant le fait que, depuis quelques années, un petit nombre de réseaux académiques consacrés de façon plus ou moins centrale à l’étude de l’animalité en littérature voient le jour, certains d’entre eux recevant un soutien financier – et acquérant donc une légitimité symbolique – de la part de diverses institutions. Seuls deux programmes ont été dédiés spécifiquement à la question animale en littérature moderne et contemporaine : « Animalittérature[4]», qui a été le premier programme international portant sur le sujet, et qui a débouché sur « Animots : animaux et animalité dans la littérature de langue française (xxe-xxie siècles)[5]», subventionné par l’Agence nationale de la recherche française. Les autres manifestations collectives proposaient ou proposent des questionnements plus larges, et évidemment intéressants pour cette raison même. Les unes touchent ainsi un ensemble divers de disciplines, parmi lesquelles la littérature : cycles de séminaires « Frontières de l’humanité/ frontières de l’animalité[6]», qui portait sur l’animal du dix-neuvième siècle français, et « Animal/humain : passages[7]», qui accordait notamment son attention aux arts et à la danse; colloque « Le sens de l’animal[8]» ; programme de recherche « La chair de l’animal. Approches de l’animalité dans l’art et la littérature[9]» ; journée d’étude « La narrativité du vivant[10]». Les autres interrogent la notion de « vivant » en intégrant une réflexion partielle sur l’animalité : colloque « Le Moment du vivant[11]» ; cycle de conférences « Les samedis des savoirs Penser le vivant[12]» ; programmes de recherche « Littérature et savoirs du vivant – xixe-xxesiècles[13] »et « Penser le vivant : les échanges entre littérature et sciences de la vie (de la fin du xviiie siècle à l’époque contemporaine)[14]».
Cette vitalité de la question animale en art et en littérature prend appui sur un mouvement d’ensemble qui touche l’ensemble des disciplines académiques – nul hasard si les historiens américains Peter Sahlins et Chris Pearson évoquent désormais la notion très englobante de « French Animal Studies*[15]» pour le domaine historique. Cependant, ce qui m’importe très précisément dans le cadre de cet article est de cerner l’état du champ des études littéraires des xxe-xxie siècles dans son rapport à sa légitimité institutionnelle en France – je n’évoquerai donc pas ici les productions qui ont émané de chercheurs à un niveau individuel et qui ne se rattachaient de ce fait pas à une politique scientifique globale.

 

Pistes de comparaison entre les aires anglophone et française

Animal Studies*[16], Human-Animal Studies*, Critical Animal Studies* : les programmes relevant explicitement de ces approches, qui englobent un champ de réflexion beaucoup plus large que les simples études littéraires, restent encore rares dans les universités nord-américaines ou anglo-saxonnes. Cependant, le fait que leur existence soit officiellement répertoriée signale que, depuis une dizaine d’années, la question de l’animalité possède bien dans le monde anglophone un début de reconnaissance académique, d’autant qu’elle peut aussi s’intégrer dans d’autres sphères d’étude plus anciennes, en particulier l’Ecocriticism* et les Cultural Studies*. En France de même, de nombreux chercheurs travaillant en Sciences Humaines et Sociales[17] ont développé depuis plusieurs décennies une réflexion sur l’animalité, qui fait l’objet de nombreux débats. Mais, en ce qui concerne les études littéraires, si un très petit nombre de chercheurs travaillent à titre individuel sur le sujet depuis la fin des années quatre-vingt-dix, ce n’est que depuis le milieu des années 2000 que la recherche s’est institutionnalisée. Il est ainsi symptomatique que ce ne soit qu’en 2011 que le besoin se soit fait sentir, dans le cadre du programme « Animots», de trouver une traduction française pour Animal Studies* (nous n’avons a fortiori pas de traduction pour l’expression Human-Animal Studies*, dont je ne commenterai pas dans le cadre de cet article les différences de sens et de positionnements théoriques par rapport à l’expression Animal Studies*). Le fait que cette traduction ait fait l’objet d’une réflexion collective au sein du séminaire « L’animal entre sciences et littérature[18]» et qu’elle n’ait pas encore débouché sur une décision unanime est le signe sinon d’un malaise – rien de plus excitant que la prise de conscience d’un enjeu intellectuel et d’une certaine manière politique –, d’une moins d’une difficulté à proposer une définition de la notion d’« Animal Studies* » qui soit d’emblée pertinente ou dotée de sens pour des Français. Entre ceux qui ont proposé de ne pas traduire (soit parce qu’ils étaient rattachés à des institutions anglo-saxonnes ou nord-américaines, et que leur familiarité avec le champ pouvait les faire douter de la nécessité d’une transposition culturelle, soit parce que « Études animales » pouvait renvoyer à l’art vétérinaire) et ceux qui proposent des traductions diverses en en marquant d’ailleurs eux-mêmes les limites (« Études animales », « Études animalières», « Études sur l’animalité », « Étude de l’animal »…), c’est la traduction « Études animales » qui a pour l’instant obtenu une petite majorité. C’est aussi mon choix, dans la mesure où le terme « Études », rarement employé en France pour désigner une discipline académique, permet de conserver la trace d’un transfert culturel et de mettre en relief le caractère effectif d’un dialogue globalisé; surtout, l’adjectivation a le mérite paradoxal d’être plus vague qu’un complément de nom, et donc de pouvoir exprimer le fait que l’animalité (y compris humaine), les animaux ou les rapports hommes/bêtes seront étudiés selon des modalités méthodologiques et critiques très variées. Ce type d’adjectivation n’est pas parfait en français, mais a des précédents puisqu’elle se retrouve dans les expressions désormais consacrées « Éthique animale », « Philosophie animale » voire « Théologie animale », et dans « Sciences humaines et sociales » (remplacées parfois par « Sciences de l’Homme et de la Société »). Il m’a semblé qu’il est crucial d’employer une traduction, apte à mettre en relief des différences de méthodes, de corpus et de culture avec le monde anglophone, notamment nord-américain, non pour créer une rivalité entre les deux aires, mais au contraire pour transformer ces différences en source d’inspiration et en impulsion pour la réflexion, rien n’étant plus porteur pour la pensée qu’un exercice de relativisation culturelle. D’autre part, il importe, quand naît un champ, de pouvoir proposer un rattachement « officiel » pour les chercheurs qui se penchent sur un sujet émergent, pour des raisons pratiques (appui logistique et financier) mais surtout symboliques (il s’agit de rendre visible un objet d’étude dans l’horizon de la politique scientifique nationale). L’objectif était donc moins d’intégrer les pratiques de réflexion anglophone tels quels au sein de la recherche française que de s’appuyer sur elles pour se les approprier et se confronter à des problématiques semblables, faussement semblables, différentes, décalées, etc.
Cette réflexion toute récente sur une traduction acceptable des « Animal Studies* » permet-elle de diagnostiquer un certain retard français quant à la légitimité de la question animale en France ? Non dans la mesure où, j’y reviendrai, de nombreuses disciplines s’y confrontent depuis longtemps ; cependant, concernant les études littéraires, on peut diagnostiquer une réticence lourde de sens à intégrer l’animalité dans leurs préoccupations. Cette réticence peut en apparence faire penser à ce qui s’est passé pour les Gender Studies* en littérature, qui n’ont enfin reçu une traduction (« Études de genre ») et une reconnaissance académiques[19] que depuis deux ou trois ans. Si, comme je le relevais plus haut, l’emploi du terme « Études » fonctionne comme le signe d’une origine nord-américaine de la discipline, cet intitulé n’en suggère pas moins que l’institution française, longtemps dominée en critique littéraire par ceux ou celles qui optaient pour une « écriture féminine » de type naturaliste, a évolué dans le sens d’une reconnaissance de la construction sociale du genre. La réticence à traduire Gender Studies* est donc à relier à un positionnement idéologique initial, qui a fini par se transformer et par « autoriser » le processus de traduction.
Le fait que les Français ne commencent que maintenant à s’interroger sur la traduction de Animal Studies* diffère cependant du cas des Gender Studies*. Relevons tout d’abord que les Animal Studies* ne renvoient dans le monde anglophone à la l’analyse littéraire que ponctuellement (alors que celle-ci tient une large place dans les Gender Studies*) : les chercheurs en littérature n’ont donc pas automatiquement cherché des pistes ou des sources dans ce champ académique. Ce sont plutôt l’Ecocriticism* et les Environmental Studies*[20] qui commencent depuis quelques années à intéresser les chercheurs en « Études animales » littéraires françaises (quelques spécialistes de géopoétique, d’« Études anglophones » et de « Littérature comparée », notamment ceux travaillant sur les littératures nord-américaine ou anglo-saxonne, ayant déjà pour leur part intégré la problématique écocritique[21]). En définitive, des causes multiples sont susceptibles d’expliquer une certaine méfiance, voire une certaine crainte, des spécialistes de littérature pour les Animal Studies*, voire plus largement pour la question de l’animalité en général, soit qu’elle soit réputée trop indigne pour une réflexion entée sur les pouvoirs du langage créateur, soit qu’elle soit envisagée de façon simpliste comme s’opposant au souci de l’humain.
Pour en rester pour l’instant à une comparaison avec les sphères nord-américaine et anglo-saxonne, une première raison tient dans le fait qu’il n’est pas dans les traditions françaises d’ériger un thème, un groupe humain ou plus spécifiquement la défense d’une cause en domaine institutionnel à part entière comme c’est le cas notamment dans le monde nord-américain avec, pour ne donner que quelques exemples, les Gender Studies*, les Queer Studies* ou les Jewish Studies*, même si un certain nombre de chercheurs (auxquels j’appartiens) peuvent inscrire leur travail dans la mouvance de ces approches – selon Audrey Lasserre, les « Études de genre » ont peut-être bénéficié du soutien indirect de la politique européenne, et de ses fonds de subvention, pour pouvoir apparaître comme discipline à part entière en France. Cette différence de nomenclature tient sans doute au fait que la tradition universaliste française craint, à tort ou à raison, de réduire un groupe à sa supposée spécificité, voire de l’essentialiser en négligeant les croisements qui en font davantage un nœud de questionnements qu’une communauté ontologique stable : les chercheurs préféreront donc ne pas le dissocier d’autres inscriptions et d’autres problématiques. En bref, la recherche française se définit prioritairement par ses disciplines (philosophie, littérature, histoire…), ses méthodes ou, de façon plus récente, ses croisements disciplinaires, que par son objet d’étude.
D’autre part, la recherche française a eu tendance, dès le début de sa réflexion sur l’animalité, à la relier à la question environnementale, alors que dans le monde anglophone l’Ecocriticism et les Animal Studies se sont développées de façon séparée. Il importe cependant de noter que l’intérêt français pour l’Ecocriticism n’a pas concerné la « première vague[22]» écocritique, qui s’est ancrée dans un monde clairement nord-américain. En témoignent le projet militant d’une approche originairement liée à l’environnementalisme politique des années soixante-dix[23] tout comme la mise en avant d’une évaluation axiologique des œuvres littéraires (la value*) avec la promotion de ce qu’on nommerait en France, de façon négative, le « roman à thèse ». Cette distorsion entre les deux aires se retrouve aussi dans le retour, après l’engouement nord-américain pour le Postmodernism*, à une conception simplifiée de la référentialité et de la transparence du langage littéraire ; dans la focalisation sur une Nature Writing* qui n’a pas d’équivalent véritable dans la sphère littéraire française et qui est malheureusement surtout connue des spécialistes de littérature nord-américaine ; dans la mythification d’une Wilderness* beaucoup plus culturelle qu’il n’y paraissait dans les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, et qui n’est de toute façon pas une réalité ou un concept « français » (pensons d’une part aux histoires très différentes des réserves naturelles dans les deux pays, d’autre part à l’opposition, certes à nuancer, entre le « paysage » français et la « Nature » nord-américaine)[24]. Comme le précise Alain Suberchicot, « on ne compte plus […] les livres consacrés aux ours, aux loups, aux chiens de chasse, et aux troupeaux de caribous dans la littérature environnementale américaine[25]» et, ajouterais-je, aux représentations d’humains en phase avec un milieu naturel sauvage. Les premiers développements de l’Ecocriticism, très ancrés dans la culture nord-américaine, n’ont donc pas eu d’impact dans le milieu de la recherche française sur l’animalité. Effectivement, ses points de vue restrictifs auraient été de peu d’utilité pour analyser par exemple la représentation des chiens errant sur des décharges péri-urbaines ou des zones de conflits dans l’œuvre de Jean Rolin, l’hybridité fillette/chatte dans L’Enfant-Chat de Béatrix Beck, la problématique de la viande dans Comme une bête de Joy Sorman, ou la métamorphose du cadavre d’un garçonnet en organisme animal maritime polymorphe et terrifiant dans Bref séjour chez les vivants de Marie Darrieussecq. Par la suite, l’opposition très tranchée entre les tenants de l’humanisme et ceux du biocentrisme, de même que l’opposition entre biocentrisme et écocentrisme, sont restées l’objet d’un débat nord-américain, l’humanisme n’étant pas perçu en France comme un synonyme d’anthropocentrisme et ne s’opposant donc pas à une approche théoriquement percutante et valide du vivant. Même si de nombreux chercheurs français, dont je fais partie, travaillent de façon critique sur l’anthropocentrisme et si les avis sont loin d’être uniformes, la question ne se pose pas en France de la même façon[26], où on se défie en particulier de la sociobiologie et de la psychologie évolutionniste appliquées à la littérature. De même, les intenses controverses qui, ces dernières années, ont eu lieu dans les aires anglophones en Ecocriticism* sur les définitions à donner à la notion de « nature » est à relier à un débat interne, sur l’hyper-constructivisme qui a été développé par le Postmodernism* et la French Theory* nord-américains. En effet, et bien que l’adjectif « French* » ne l’indique pas, ces deux courants ont été systématisés aux États-Unis, et n’ont pas reçu en France le même développement[27] : l’expression French Theory* est d’ailleurs utilisée telle quelle en français, sans être traduite de l’américain, sa langue de conceptualisation et d’usage. Au contraire, une certaine défiance s’est manifestée en France, par rapport à un regroupement assez artificiel de penseurs très diversifiés, et une simplification des problématiques : l’opposition frontale entre la « déconstruction » ou le « relativisme » d’une part et le « donné biologique » d’autre part n’est pas pertinente pour analyser la question de l’animalité dans L’Animal que donc je suis de Jacques Derrida, Mille Plateaux2. Capitalisme et Schizophrénie de Gilles Deleuze et Félix Guattari ou L’Abécédaire de Gilles Deleuze. Et même si, nous le verrons, le diktat de la clôture textuelle a masqué des courants critiques attentifs à l’animalité, on a aujourd’hui plutôt tendance en France à relire différemment qu’ils ne le furent en leur temps les penseurs des années soixante/soixante-dix, plutôt qu’à rejeter en bloc leurs apports théoriques et méthodologiques. Le développement d’une histoire littéraire totalement rénovée dans ses méthodes comme dans ses objectifs, de même qu’une attention renouvelée au monde extralinguistique constituent des réorientations majeures qui ne débouchent cependant pas sur un rejet global et radical des travaux structuralistes, dont les analyses formelles ou génériques restent fondamentales pour l’étude des textes, y compris ceux portant sur l’animalité.
Ces divergences mises à part, on peut aujourd’hui légitimement parler de croisements enfin possibles entre les deux aires culturelles : ce sont désormais non seulement les Animal Studies qui intéressent les chercheurs qui travaillent en France sur l’animalité, mais aussi et surtout les autres « vagues » (pour reprendre le terme de Lawrence Buell) écocritiques et leur projet de « dilater les frontières[28]» de la sphère d’étude, comme le suggère le sous-titre d’un collectif qui fait référence aux États-Unis. En proposant de ne pas mettre de côté des œuvres qui ne sont qu’indirectement dédiées à la représentation de la nature, voire qui privilégient des espaces urbains ou en déshérence, en nuançant les définitions à apporter à la notion de nature[29], en s’interrogeant sur les rapports du global et du local tout en reliant misère sociale et déréliction écologique, bref en fluidifiant l’opposition trop tranchée entre humanisme et écologisme, ce renouvellement écocritique trouve un écho chez les spécialistes de littérature qui souhaitent par exemple aborder La Part animale[30] d’Yves Bichet, roman narrant les aléas d’un élevage intensif de dindons ou 180 jours[31] d’Isabelle Sorente sur la souffrance conjointe des porcs et des éleveurs au sein de la filière agro-alimentaire. Il permet aussi d’envisager autrement la littérature post-apocalyptique, avec les récits d’Antoine Volodine dans lesquels bêtes et humains aux corps souvent interchangeables partagent un entremonde poisseux, ou les romans faisant état de la disparition ou au contraire de la surprésence des bêtes sur une planète en perdition, comme Rivières de la nuit[32] de Xavier Boissel ou Le Dernier Monde[33] de Céline Minard.

 

Enjeux internes au champ français et perspectives de recherche

Avant de mettre en relief les perspectives qui sont en train de s’ouvrir, il importe de relever que des explications cette fois strictement internes au champ de la recherche française peuvent être avancées pour expliquer la défiance de la critique littéraire pour la question animale.
L’intense focalisation, depuis les années soixante/soixante-dix d’une certaine critique littéraire française sur l’auto-référentialité et sur les jeux de langage internes aux textes, a tout d’abord marginalisé l’importance de la critique thématique d’obédience phénoménologique et son attention au rapport de l’homme au « monde sensible[34]» ou à l’animalité – y compris la sienne propre. La littérature, comble d’un langage humain porté à son plus haut degré de figuralité, n’avait alors pas grand-chose à faire de bêtes trop « silencieuses » ou trop réfractaires à l’ordre du langage humain pour éveiller l’attention de la critique formaliste. Ajoutons que les moustiques, les poulets, les moutons et même les nobles lions ont pu paraître des objets d’étude indignes pour une critique qui a systématiquement rabattu les histoires de bêtes sur la littérature pour enfants (la dite critique n’ayant sans doute pas lu « Le viol souterrain » de Pergaud), ou qui s’est longtemps focalisée sur les sentiments humains ou les grandes narrations politiques – on relèvera bien sûr que les bestioles susnommées jouent un rôle significatif dans des œuvres aussi importantes que celles d’Albert Cohen (question de la création divine, de l’âme des bêtes et du droit de mise à mort), Marcel Proust (question de la culpabilité et du sadisme), Jean Giono (question de la violence et de la guerre) ou Joseph Kessel (question de l’omnipotence humaine et de l’érotisme humain/animal)…
Comme je l’évoquais en commençant, à l’inverse de ce constat applicable aux études de lettres, un grand nombre de disciplines appartenant aux Sciences Humaines et Sociales renouvellent depuis plusieurs décennies leurs questionnements sur l’animalité, qu’elles soient constitutivement et originellement marquées par cette problématique (comme la philosophie, l’anthropologie ou la paléontologie), ou historiquement moins directement en prise sur elle (comme la sociologie ou la psychologie). En effet, la question animale et celle des rapports hommes/bêtes ont connu depuis les années quatre-vingt-dix un essor patent en termes de productions scientifiques comme en termes de légitimité académique : en témoignent, pour n’en mentionner que quelques-uns, les parcours de l’historien Michel Pastoureau, du sociologue Dominique Guillo, de la philosophe spécialisée en droit Florence Burgat, des anthropologues Frédéric Keck, Noélie Vialles[35] ou Philippe Descola, qui vient de recevoir la médaille d’or du CNRS pour un travail qui tente de conduire les questionnements occidentaux « par delà nature et culture[36]». En philosophie tout particulièrement, discipline traditionnellement reliée aux études littéraires, des débats récurrents, non dénués de controverses[37], dessinent un partage entre les tenants d’une spécificité (le fameux « propre » de l’homme, redécliné différemment) qui ferait sortir les humains de l’animalité – comme Étienne Bimbenet – et ceux qui optent pour un continuum– comme Georges Chapouthier. Sans prendre parti dans le cadre de cet article sur ce clivage sans doute trop simplement posé, force est de constater que dans ce concert intellectuel, la critique littéraire s’est révélée bien muette ou bien traditionnelle, alors même que les écrivains, de Colette à Valère Novarina, de Louis Pergaud à Jean-Loup Trassard, ne l’étaient et ne le sont toujours pas.
Certains chercheurs pourtant avaient repéré l’importance de l’animalité dans les œuvres du vingtième siècle. Mais leurs études avaient tendance à l’aborder en la ramenant systématiquement à l’humain, par des analyses portant sur « le personnage » perçu comme une allégorie ou un symbole (le cerf et le désir humain, la chatte et la jalousie), à des approches régionalistes focalisées sur la paysannerie ou le monde des chasseurs, ou à un point de vue restreint à certains genres réputés « mineurs » (conte pour enfants, fable, bestiaires, « roman rustique », « littérature animalière », récits d’histoire naturelle…). Le caractère classique de ces approches ne permettait pas de rendre compte des reconfigurations épistémologiques, du réexamen des corpus et des évolutions historiques qui constituent des sujets de réflexion majeurs pour les études littéraires contemporaines sur l’animalité[38] ; en outre, ces dernières revendiquent comme indispensables des perspectives interdisciplinaires multiples, parfois fondatrices comme c’est le cas pour le rapport à la phénoménologie, qui constitue depuis longtemps un référent incontournable, parfois inédites, comme c’est le cas pour le dialogue qui commence à s’établir avec des disciplines comme les sciences du vivant, l’éthologie de terrain ou les sciences cognitives.
Au niveau thématique sont tout particulièrement abordés les interactions et les partages de sens entre hommes et animaux[39], les motifs du monstrueux et de l’hybridité qui permettent au lecteur de pénétrer des corporéités et des psychismes autres[40], les mutations dans les représentations d’une nature de moins en moins « animée » (la mort nietzschéenne du Grand Pan), la question de l’animalité native – darwinienne, phénoménologique, psychique… – du rapport humain au monde, les représentations et autoportraits d’écrivains en animaux, de Proust (hibou, poule ou guêpe) à Chevillard (hérisson, crabe) en passant par Darrieussecq (truie) ou Tristan Garcia (singe). Aux niveaux narratologique et stylistique sont interrogés les procédés par lesquels certains auteurs, quittant le terrain de l’anthropocentrisme, tentent de mettre en mots des « subjectivités animales » (Jean-Marie Schaeffer) ou des consciences animales, de restituer des langages (souffles, rythmes, mouvements signifiants…) et des « milieux[41]» non-humains, ou de rendre compte d’« actions » et de « styles » animaux[42]. De ces problématiques découlent une série de questions : le langage humain, porté à son plus haut degré de complexité puisqu’il est celui de l’invention littéraire, peut-il donner voix, corps et affects à d’autres espèces ? Des émotions comme la projection de soi et l’empathie, souvent propres à la démarche créative, peuvent-elles donner accès à une altérité spécifique, sans « sombrer » dans l’anthropomorphisme (et ses prétendues « tares », sur lesquelles reviennent aujourd’hui avec raison nombre de scientifiques et de penseurs[43]) ? Enfin, au niveau politico-social, le concept de biopouvoir tel que défini notamment par Michel Foucault et revisité par Gilles Deleuze est fréquemment invoqué : sont dans cette perspective explorés les rapports entre le genre/gender* et l’animalité ou l’animalisation, entre la déshumanisation et la dénaturation des bêtes, mais aussi entre la performativité du dire et des écritures qui se refusent à tout pathos, comme c’est le cas chez Maryline Desbiolles, Yves Bichet, Marie Darrieussecq, Patrick Modiano, Marie-Hélène Lafon, Jean Echenoz ou Olivia Rosenthal[44]. On relèvera en particulier que les chercheurs littéraires, à la suite non seulement de ces écrivains contemporains qui ont le « souci » des bêtes, mais aussi de grands penseurs et écrivains humanistes qui ont lancé le débat au dix-neuvième siècle (de Jules Michelet à Émile Zola, en passant par Victor Schoelcher ou Victor Hugo), suivis par d’autres au vingtième siècle (Colette, Pierre Gascar, Marguerite Yourcenar, Romain Gary…), que la recherche littéraire peut désormais se confronter à la violence infligée aux bêtes[45]. Cette évolution lente contraste avec la légitimité académique de la question dans les mondes anglophones, où la protection animale relève d’une histoire différente. Il s’agit pour les chercheurs non seulement d’analyser les procédés stylistiques par lesquels est restituée la souffrance animale, mais aussi de démontrer, au niveau historique, l’effacement idéologique de la question dans la constitution du vingtième siècle littéraire tel qu’il est actuellement présenté dans les manuels et les enseignements. En outre, le recentrement contemporain de la réflexion philosophique sur l’émotion, l’éthique[46], l’imagination morale et la problématique du « care» (qui peine encore à trouver sa légitimité académique mais qui y parviendra sans nul doute dans les années à venir)[47], influence sur ce plan la recherche littéraire.
L’inscription de la création littéraire dans l’histoire, négligée pendant les années « dures » du formalisme, fait donc l’objet d’une réévaluation visant à marquer l’impact de la question animale sur les écrivains. Les chercheurs ont ainsi fait le constat d’une revitalisation de genres traditionnels chez des auteurs très contemporains, qui, de Pierrette Fleutiaux à Alain Mabanckou, en passant par Patrick Chamoiseau, Jacques Roubaud, Jacques Lacarrière, Jean-Pierre Otte, Luc Lang, Tristan Garcia ou Patrice Nganang, se sont réapproprié le conte, le bestiaire, la satire, le manuel fictif de zoologie ou le genre de la métamorphose ovidienne. Un réexamen du canon académique des auteurs « dignes » d’étude est aussi mené[48] : réhabilitation, de Jules Renard à Béatrix Beck, d’écrivains trop peu étudiés à l’université, relecture d’auteurs majeurs chez lesquels la problématique animale avait été minimisée (Marcel Proust, Jean-Paul Sartre, Albert Cohen[49]…), mise en relation des écrivains avec les découvertes scientifiques et intellectuelles ou les événements sociaux-politiques de leur temps (impact du darwinisme, de l’industrialisation du terroir, de l’extinction des espèces, de l’élevage intensif, des expérimentations scientifiques, etc.).
Le corpus théorique de référence et de légitimation des recherches s’avère différent des canons anglo-saxon et nord-américain, même si, fort heureusement, des transversales s’établissent enfin pour faire varier les angles d’approche. En France, pour l’instant, ce sont surtout des penseurs qui ne dissocient pas la réflexion philosophique de l’invention poétique qui constituent pour les chercheurs littéraires une source inépuisable de réflexion : sans pouvoir être exhaustive, je mentionnerai Maurice Merleau-Ponty avec le brouillon du Visible et l’Invisible[50] ou le cours sur La Nature[51] ; Félix Guattari et Gilles Deleuze avec leur somme Mille Plateaux[52] (qui ne se réduit pas, loin s’en faut, à un « devenir-animal » souvent mal interprété) ; Jacques Derrida avec son ouvrage posthume L’Animal que donc je suis[53] (qu’on connaît sans doute trop pour son néologisme « animot ») ; Carlo Ginzburg, avec son célèbre article sur le paradigme indiciaire, qui évoque la fiction anthropologique d’une relation entre la pratique de la chasse et l’invention de la narration dans le processus d’hominisation[54] ; Giorgio Agamben avec L’Ouvert[55] ; Élisabeth de Fontenay avec Le Silence des bêtes[56] ; Jean-Christophe Bailly avec Le Versant animal[57] et Florence Burgat avec Une autre existence : la condition animale[58]. Leur description des multiples modalités selon lesquelles les hommes tissent un monde commun avec les bêtes (importance de la notion husserlienne d’archè), mais aussi leur insistance sur le mouvement d’échappée et d’esquive qui peut caractériser le rapport animal au monde et tout particulièrement aux humains; leur mise en relief de la nécessité d’envisager les bêtes dans leur singularité et leur dénonciation des différentes formes de violences qui touchent non seulement celles-ci, mais par voie de ricochet l’humanité dans sa manière de s’envisager, sont des lignes de force majeures de l’ensemble de la littérature animalière depuis le début du vingtième siècle. Ces croisements entre poésie et philosophie se retrouvent au cœur de la notion d’oikos, envisagée par les écrivains français de façon plus métaphorique que réaliste, et menant de façon très immédiate vers des références germaniques. En témoignent l’importance cruciale de la nature dans la poésie et la philosophie allemandes depuis la fin du xviiie siècle, et le rôle de celles-ci dans la formation de nombreux intellectuels français. De même, Hölderlin, pour qui le langage poétique est l’unique façon d’« habiter » véritablement la Terre, Karl Philip Moritz, Hofmannsthal ou Rilke, auteurs dont les textes expriment une relation périlleuse de l’humain aux modes d’être animaux, que ceux-ci s’avèrent trop empathiquement investis ou au contraire dramatiquement inaccessibles, se découvrent comme des référents plus « classiques » pour un Français que les référents états-uniens – Thoreau, Emerson, Whitman, Aldo Leopold pour n’en citer que quelques-uns ne constituent une source d’inspiration sédimentée que pour un petit nombre d’écrivains ou de penseurs français.
Il importe enfin de relever que d’autres auteurs sont régulièrement convoqués par la critique littéraire, qui s’avèrent plus directement ancrés dans l’histoire naturelle, les sciences du vivant et ce qu’on appellera au milieu du vingtième siècle l’éthologie : Darwin, Jakob von Uexküll, Dominique Lestel sont fréquemment invoqués dans les analyses, et de façon plus rare mais pourtant porteuse, Michelet, Fabre, Maeterlinck, Konrad Lorenz, Adolf Portmann et, plus philosophiquement, Hans Jonas ou Vinciane Despret. Des auteurs comme Gaston Bachelard, Bruno Latour ou Michel Serres, auteurs français paradoxalement davantage utilisés dans le monde anglophone qu’en France, me semblent encore trop peu convoqués. Ce type de constat ne fait donc que renforcer la nécessité d’une dimension internationale pour les programmes de recherche collectifs, qui seule permet de mettre en regard et de relativiser les référents théoriques ; on peut en outre, de façon indûment optimiste, espérer qu’elle orientera progressivement les politiques éditoriales en faisant ressentir la nécessité de traductions d’auteurs qui font référence dans chaque aire culturelle… En tout état de cause, un travail en anglais et en français (en attendant d’autres croisements linguistiques, notamment allemand/français) sur la littérature de langue française est sans doute le seul moyen de créer concrètement des transversales entre différents champs : c’est l’un des objectifs du programme « Animots », dont de nombreuses manifestations et publications ont été effectuées dans les deux langues – c’est en particulier le cas du Congrès international d’études en langue française (xxe-xxie siècles) « Humain/Animal[59]», qui a réuni près de trois cent chercheurs en majorité littéraires, et qui a donné lieu à quatre recueils collectifs en anglais et en français[60].
 
Parce que le sujet abordé est l’animalité littéraire, les chercheurs français inscrivent de façon très récente leur réflexion moins dans le cadre général de l’écocritique, qu’à l’intérieur de celle-ci, dans le cadre de l’écopoétique[61] et surtout de la zoopoétique[62]. Il s’agit ce faisant d’examiner les pouvoirs du langage créatif, notamment son aptitude à rendre compte de la puissance du lien qui nous unit aux bêtes tout comme des façons extraordinairement diversifiées qu’elles ont d’habiter le monde. Est ainsi passée au crible de la critique la capacité de la littérature à se conjuguer aux savoirs existants (histoire naturelle, éthologie, éthique, biologie, politiques de la nature…) voire à produire, par des histoires incarnées, un savoir proprement littéraire sur ces bêtes « en chair et en os, en griffes et fourrures, en odeurs et en cris » évoquées par Élisabeth de Fontenay dès les premières pages du Silence des bêtes[63], bêtes « singulières[64]» que les sciences en général et les Sciences Humaines et Sociales en particulier ont tendance à diluer en les englobant dans le concept pratique mais trop « générique[65]» et trop abstrait d’« animalité ».
 
Anne SIMON (CRAL-Centre National de la Recherche Scientifique/École des Hautes Études en Sciences Sociales)
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 
 
 

[1] Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007.
Cet article constitue la version française actualisée de Animality and Contemporary French Literary Studies : Overwiew and Perspectives, French Thinking about Animals, Louisa Mackenzie et Stéphanie Posthumus dir., Michigan Press, avril 2015 ; l’auteure remercie les éditrices de lui avoir accordé leur autorisation de traduction.
[2] Le programme Animots par exemple comprenait huit chercheurs, dont trois appartenant à Princeton University, University of Connecticut (États-Unis) et Roehampton University (Royaume Uni).
[3] Cf. la communication de Benoît Mangin lors du colloque « Que la bête meure ! », organisé par Philippe Dagen et Marion Duquerroy, Institut National d’Histoire de l’Art / Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, 11-12 juin 2012. Le Musée de la Chasse et de la Nature devient, grâce à son conservateur Claude d’Anthenaise, un lieu de diffusion des problématiques animales vers le grand public, en art comme en littérature.
[4] Dirigé par Anne Simon à l’Université Sorbonne nouvelle-Paris 3, 2007-2010.
[5] Dirigé par Anne Simon de 2010 à 2014, ce programme international était rattaché à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et faisait l’objet d’un partenariat avec l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3. C’est désormais un programme du Centre de recherches sur les arts et le langage (EHESS/CNRS).
[6] Animé par Claude Millet et Paule Petitier à l’université Denis Diderot-Paris 7 de 2007 à 2012, il a donné lieu à une publication en ligne : L’Animal du xixe siècle, Paule Petitier dir. (dernière consultation 13 mai 2015).
[7] Organisé par Danièle Méaux et Jean-Pierre Mourey à l’université de Saint-Étienne de 2010 à 2012 ; une sélection de communications est parue dans la revue Figures de l’art, n° 27, 2014.
[8] Organisé à l’université de Poitiers en 2010 ; actes parus sous le titre La Question animale. Entre littérature, sciences et philosophie, Lucie Campos, Georges Chapouthier, Catherine Coquio, Jean-Paul Engélibert dir., Presses Universitaires de Rennes, 2011.
[9] Dirigé par Valérie Boudier et Gilles Froger au sein du Pôle Arts Plastiques de Tourcoing (Université Lille 3/École Supérieure d’Art du Nord-Pas-de-Calais Dunkerque-Tourcoing) de 2012 à 2013.
[10] Organisée par Marie Cazaban-Mazerolles et Paula Klein, Université de Poitiers, 10 avril 2015.
[11] Organisé par Arnaud François et Frédéric Worms à Cerisy-La-Salle en août 2012. Actes à paraître en 2015.
[12] Organisé par Roland Schaer à la Bibliothèque Nationale de France en octobre 2012.
[13] Dirigé par Gisèle Séginger, Université Paris Est/Fondation Maison des Sciences de l’Homme/Agence nationale de la recherche.
[14] Dirigé par Gisèle Séginger et Christine Maillard, Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Je remercie Christine Baron pour ses indications.
[15] Voir leur présentation du numéro spécial « Animals in French History » de French History, 28.2, juin 2014.
[16] Le caractère * signifie « en anglais dans le texte ».
[17] Les « SHS » n’ont pas d’équivalent strict dans le monde anglo-saxon (renvoyons pour simplifier aux « Humanities* » et aux « Social Sciences* »). Elles regroupent un grand nombre de disciplines (théorie de la littérature, philosophie, histoire, anthropologie, sociologie, droit, musicologie, histoire de l’art, épistémologie, linguistique, sciences politiques, géographie, archéologie, paléontologie, psychologie, économie, etc.) et un Institut lui est dédié spécifiquement au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).
[18] Séminaire du programme « Animots », dirigé par Anne Simon à l’EHESS en 2011-2012; réflexion prolongée par le séminaire de Master « Histoires de bêtes : animalité et littérature de langue française (xxe-xxie siècles) » (Anne Simon, EHESS, 2012-2013).
[19] Le CNRS ne propose des postes en section 35 (Sciences philosophiques et philologiques, sciences de l’art), intitulés « Études de genre » que depuis 2011. D’autre part, à l’époque où Audrey Lasserre et moi-même publiions le collectif Nomadismes des romancières contemporaines de langue française (Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2008) et a fortiori quand j’écrivais puis publiais avec la sociologue Christine Détrez À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral (Paris, Seuil, 2006), nous nous inscrivions encore en Gender Studies*.
[20] Cf. dans la sphère de langue française le Portail des humanités environnementales.
[21] Voir, pour ne donner que quelques exemples, les travaux d’Alain Suberchicot, Yves-Charles Grandjeat ou Michel Granger.
[22] Lawrence Buell, Writing for an Endangered World. Literature, Culture and Environment in the U.S. and Beyond, Harvard University Press, 2003. De l’avis même de l’auteur (p. 17), les deux « vagues » écocritiques ne sont pas strictement successives; peut-être conviendrait-il de parler plutôt de « courants ».
[23] Voir Stéphanie Posthumus, « Translating Ecocriticism : Dialoguing with Michel Serres », Reconstruction : studies in contemporary culture, 7.2, 2007, p. 2.
[24] Voir François Specq, Henry D. Thoreau et la naissance de l’idée de parc national, ”¨Écologie & politique, 2008/2, n° 36, p. 29-40 (dernière consultation 13 mai 2015), et Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Éditions Wildproject, 2015, p. 29-30 et p. 108-16.
[25] Alain Suberchicot, Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée, Paris, Champion, 2012, p. 118.
[26] Pour une analyse comparative des deux sphères culturelles, voir Kerry H. Whiteside, Divided Nature. French Contributions to Political Ecology, Cambridge (Massachussets)/Londres, The MIT Press, 2002, qui définit en particulier la perspective écologique française comme relevant d’un « noncentered ecologism* » ou d’un « ecological humanism* » ; Stéphanie Posthumus, La Nature et l’Écologie chez Lévi-Strauss, Tournier, Serres, Faculty of Graduate Studies, The University of Western Ontario London, Ontario”¨, mars 2003, thèse en ligne (dernière consultation 13 mai 2015) ; Lucile Desblache, « Penser et représenter les animaux : cultures anglophones et francophones », La Plume des bêtes, Les animaux dans le roman, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 85-98.
[27] Voir François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
[28] Beyond Nature Writing : Expanding the Boundaries of Ecocriticism, Karla M. Armbruster et Katleen R. Wallace dir., Londres, University of Virginia Press, 2001. Voir aussi The Ecocriticism Reader. Landmarks in Literary Ecology, Cheryll Glotfelty et Harold Fromm dir., Athens, Georgia, The University of Georgia Press, 1996, et Écopoétiques, Fixxion, n° 9, Alain Romestaing, Pierre Schoentjes et Anne Simon dir., à paraître en 2015.
[29] Côté britannique, Kate Soper relativisait la notion dès 1998 dans What is Nature, Oxford, Blackwell.
[30] Yves Bichet, La Part animale, Paris, Gallimard, 1994.
[31] Isabelle Sorente, 180 jours, Paris, JC Lattès, 2013.
[32] Xavier Boissel, Rivières de la nuit, Paris, Éditions Inculte, 2014.
[33] Céline Minard, Le Dernier Monde, Paris, Denoël, 2007.
[34] Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974.
[35] Des hommes malades des animaux, Frédéric Keck et Noélie Vialles dir., Éd. de L’Herne, 2012.
[36] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[37] La Fin de l’exception humaine de Jean-Marie Schaeffer (éd. cit.) ou Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l’environnement, de Catherine et Raphaël Larrère (Paris, Aubier, Paris, 1997) ont par exemple fait l’objet de débats qui signalent la vitalité de la réflexion.
[38] Cf. Mondes ruraux, mondes animaux. Le lien des hommes avec les bêtes dans les romans rustiques et animaliers de langue française (XXe-XXIe siècles), Alain Romestaing dir., Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, novembre 2014.
[39] Dominique Lestel, « Les communautés hybrides homme/animal », L’Animal singulier, Paris, Seuil, 2004, p. 15-33.
[40] Cf. Hybrides et monstres: transgressions et promesses des cultures contemporaine, Lucile Desblache dir., Presses Universitaires de Dijon, 2012.
[41] Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, traduit par Charles Martin-Fréville, Paris, Rivages, 2010.
[42] Voir Jean-Christophe Bailly, « Les animaux conjuguent les verbes en silence », L’Esprit créateur, « Facing Animals / Face aux bêtes », Anne Mairesse et Anne Simon dir., vol. 51, n° 4, décembre 2011, p. 106-114, et Marielle Macé, « Styles animaux », ibid., p. 97-105.
[43] Voir Brian L. Keeley, « Anthropomorphism, primatomorphism, mammalomorphism: understanding cross-species comparisons », Biology and Philosophy, n° 19, Kluwer Academic Publishers, p. 521-540, 2004; Françoise Armengaud, « L’anthropomorphisme : vraie question ou faux débat ? », in Florence Burgat et Robert Dantzer dir., Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, I.N.R.A., Paris, 2001, p. 203-231; Jacques Dewitte, « L’anthropomorphisme, voie d’accès privilégiée au vivant. L’apport de Hans Jonas », Revue philosophique de Louvain, vol. 100, n° 100-3, 2002, p. 437-465.
[44] Voir Anne Simon, « Hommes et bêtes à vif : trouble dans la domestication et littérature contemporaine », in Le Moment du vivant, Arnaud François et Frédéric Worms dir., Paris, PUF, à paraître en 2015.
[45] Voir Romanesques, « Animaux d’écritures : le lien et l’abîme », Alain Romestaing et Alain Schaffner dir., Classiques Garnier, 2014, et Souffrances animales et traditions humaines. Rompre le silence, Lucile Desblache dir., Éditions universitaires de Dijon, 2014.
[46] Voir le colloque international d’Éthique transversale L’humain en question. Ce que les animaux nous apprennent, Uni Mail et Uni Bastions, Ghislain Waterlot et François Dermange dir., Université de Genève, 7-9 mai 2015.
[47] Voir Sandra Laugier, Yes we care, Mediapart, 20 juin 2010 (dernière consultation 13 mai 2015) et Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, Sandra Laugier dir., Éditions Payot et Rivage, « Petite Bibliothèque Payot », 2012. Voir aussi le séminaire « Imagination, relations morales et éthique du care / Imagination, Moral Relations and Care Ethic », Frédéric Worms et Nathalie Zaccaï-Reyners dir., Fondation Les Treilles, 13-18 juillet 2015, actes à paraître en 2016.
[48] Pour des corpus d’auteurs originaux, voir Lucile Desblache, Bestiaire du roman contemporain d’expression française, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, 2002, et L’Animal littéraire : des animaux et des mots, Jacques Poirier dir., Presses universitaires de Dijon, 2010.
[49] Cahiers Albert Cohen, « Animal et animalité dans l’œuvre d’Albert Cohen », n° 18, Le Manuscrit, nov. 2008.
[50] Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1964.
[51] Maurice Merleau-Ponty, La Nature : notes – Cours du Collège de France, établi et annoté par Dominique Séglard, Paris, Seuil, 1995.
[52] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 2980.
[53] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.
[54] Carlo Ginzburg, « Signes traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, n°6, novembre 1980, p. 3-44.
[55] Giorgio Agamben, L’Ouvert : de l’homme et de l’animal, traduit par Joël Gayraud, Paris, Payot et Rivages, 2002. Homo sacer. I, Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit par Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1997, commence aussi à jouer un rôle important, pour le concept de « vie nue ».
[56] Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1999.
[57] Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007. Cet ouvrage a été tout particulièrement abordé lors de la session « Imagine a world without animals ?” (Éliane DalMolin dir.) du congrès de la MLA en janvier 2013.
[58] Florence Burgat, Une autre existence : la condition animale, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque Idées », 2012. L’ouvrage de Corine Pelluchon, Les Nourritures : philosophie du corps politique, Éd. du Seuil, « L’Ordre philosophique », 2015, constituera sans doute une ressource en philosophie politique.
[59] 20th-21st Century French and Francophone Studies International Colloquium, organisé par Anne Mairesse et Anne Simon, San Francisco, 30 mars-2 avril 2011.
[60] Voir les trois numéros de Contemporary French and Francophone Studies : « Human/Animal Part 1 », 16.4, Anne Mairesse (Guest Editor), Roger Célestin, Éliane DalMolin dir., septembre 2012; « Human/Animal Part 2 », 16.5, Anne Simon (Guest Editor), Roger Célestin, Éliane DalMolin dir., décembre 2012; vol. 17.3, Roger Célestin, Éliane DalMolin dir., printemps 2013, ainsi que L’Esprit créateur, « Facing Animals / Face aux bêtes », éd. cit.
[61] Voir Anne Simon, « Au « pays” des bêtes : écopoétiques de la ruralité contemporaine », in Mondes ruraux, mondes animaux, éd. cit., p. 215-228.
[62] Voir Revue des Sciences Humaines, « Zoopoétique : les animaux en littérature française », André Benhaïm et Anne Simon dir., à paraître en 2016. Une formation en zoopoétique est assurée au sein des séminaires « Questions de zoopoétique » puis « Littérature et pensées du vivant » au sein du Master « Théorie de la littérature » (cohabilité EHESS/ENS/Université Paris Sorbonne), animé par Jean-Marie Schaeffer, Anne Simon, Marielle Macé et Frédérique Aït-Touati de 2014 à 2016.
[63] Éd. cit., p. 25.
[64] Cf. Dominique Lestel, op. cit.
[65] Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement : voyages en France, Paris, Seuil, 2011, p. 359.
 

 




Regain de Jean Giono : survivances d’un savoir panique du vivant

Introduction
J’aimerais souligner, avant d’entrer dans le vif du sujet, une certaine actualité de Regain[1] et des essais des années trente/quarante[2] éclairant ce roman – c’est-à-dire l’actualité de textes de la « première manière[3] » qu’un peu poussé par l’auteur lui-même on finit parfois par regarder de haut, du haut des Chroniques ou du cycle du Hussard. Comme le fait remarquer Julie Sabiani dans son Giono et la terre, en effet, notre écrivain n’a pas attendu Edgar Morin pour mettre en scène ce que l’auteur du Paradigme perdu : la nature humaine expliquera en 1973 :
 
Ce qui meurt aujourd’hui, ce n’est pas la notion d’homme, mais une notion insulaire de l’homme, retranché de la nature et de sa propre nature ; ce qui doit mourir, c’est l’auto-idolâtrie de l’homme, s’admirant dans l’image pompière de sa propre rationalité. […] Le glas sonne pour une théorie fermée, fragmentaire et simplifiante de l’homme (213).
 
Mais je ne parle pas seulement du regain de l’écologie, laquelle pourrait être inspirée par la « première manière » gionienne, celle qui justement « met la nature au premier plan ». On peut observer pareillement le regain d’intérêt pour les animaux et l’animalité – conséquence notamment des crises qui frappent le monde agricole et le monde rural depuis 14-18 jusqu’à aujourd’hui – regain d’intérêt travaillant nos sociétés et donc les sciences en général (épidémiologie, génétique, éthologie, droit, etc.), mais aussi les études littéraires elles-mêmes, avec l’ecocriticism[4] né dans les pays anglo-saxons et qui se développe en France sous le terme « d’écocritique », soit « l’étude du rapport entre la littérature et l’environnement naturel » (C. Glotfelty, H. Fromm, XVIII). Je pourrais encore évoquer – exemple pris presque au hasard ! – un programme de recherche intitulé « Animots[5] » auquel participe l’université de la Sorbonne Nouvelle en collaboration avec l’EHESS… Si l’on considère, donc, ce renouvellement tout à fait contemporain de l’intérêt pour la nature et l’animalité, Jean Giono est plus que jamais d’actualité et une source essentielle d’étude – avec des œuvres d’avant le tournant des années quarante, celles-là mêmes que l’on regarde parfois de haut.
 
Or, le vieux dieu Pan, incarnation du monde naturel bien affaiblie si l’on en croit Joseph d’Arbaud, et même morte depuis le Ier siècle de notre ère selon Plutarque – j’y reviendrai – resurgit avec fracas à l’orée du xxe siècle aussi bien en France chez Jean Giono notamment qu’à l’étranger (on pensera par exemple à Knut Hamsun ou à D-H Lawrence, ou encore au roman fantastique d’Arthur Machen écrit en 1894 et traduit en 1901 par Paul-Jean Toulet, Le Grand Dieu Pan). Et il se pourrait même qu’il n’ait pas dit son dernier mot aujourd’hui, au cœur – quelque peu refroidi – de notre hyper-modernité. C’est du moins ce que cette étude se demandera en se concentrant sur Regain.
 
Pour ce faire, je procéderai très simplement en récapitulant d’abord, sommairement, les multiples figures de Pan dans l’œuvre de Giono, pour en venir très vite à la dimension panique du roman qui nous intéresse. Et c’est en parcourant les différents aspects, les divers sens et les multiples enjeux de cette dimension panique de Regain que je pourrai pour finir me demander dans quelle mesure et en quel sens le dieu Pan et l’énergie vitale qu’il représente survivent au-delà du roman, dans une œuvre affirmant un certain savoir du vivant.
 
Avatars du Pan gionien
Pan, pour apparaître dans l’œuvre de Giono, n’attend pas plus Regain que Colline ou Un de Baumugnes, c’est-à-dire les trois romans que leur auteur, au moment où il écrivait le dernier de son triptyque, a choisi de réunir sous la formule explicite de « La trilogie de Pan ». Dans sa notice pour Solitude de la pitié, Pierre Citron précise en effet que le dieu marque l’œuvre de son sceau dès le deuxième texte publié de Jean Giono, un poème paru dans la revue La Criée en 1921 et intitulé Sous le pied chaud du soleil. Le poète encore débutant repère en effet « cette empreinte de patte cornue comme deux croissants de lune collés » signalant « le grand Pan », « le vaste dieu multiple et dissolu » (1046). Pour les autres manifestations de Pan avant Regain, je renvoie non seulement à cette notice de Pierre Citron mais également à celle de Colline rédigée par Luce Ricatte ou encore à la précieuse thèse d’Agnès Landes intitulée La Grèce imaginaire. Étude des principaux mythes grecs dans l’œuvre de Jean Giono. Pour résumer simplement, je dirais qu’en effet le premier Giono se place « sous le signe de Pan », qu’il s’agisse de ses premiers poèmes, de ceux du recueil Accompagné de la flûte (1923), de poèmes en prose recueillis dans L’Eau vive (1943) comme Les Larmes de Byblis (1924), ou de ses premiers romans, y compris le tout premier rédigé : Naissance de l’odyssée (1925-1927). Pierre Citron ajoute que c’est Pan encore – dans ses avatars sorciers ou poètes – que l’on peut reconnaître sous les traits de l’acrobate de Présentation de Pan (1929-1930), du Sarde dans Le Serpent d’étoiles (1929-1930), de Toussaint dans Le Chant du monde (1931-1933), de Bobi dans Que ma joie demeure (1934-1935), de l’artiste dans Les Grands Chemins (1950) ou même – Pierre Citron précise que Giono lui-même le lui a signalé – de « l’arracheur de dent en Camargue, dans la deuxième partie d’Ennemonde [1960] » (notice, 1048).
 
Évidemment la diversité, voire la disparité, de ces occurrences repose sur la diversité des avatars de Pan, ce qui m’amène à distinguer les principaux aspects d’un dieu particulièrement changeant – cette fois-ci avec l’aide de la notice de Violaine de Montmollin pour Triomphe de la vie, texte qui est en partie – ce qui sera à commenter – une suite dialoguée de Regain. Violaine de Montmollin rappelle clairement en effet que « la mythologie grecque connaît plusieurs figures de Pan » : d’abord la plus connue, celle de l’être « cornu, barbu, velu, avec des pieds de bouc, mi-homme mi-bête », qui « hante les campagnes et les montagnes, parfois inquiétant, mais essentiellement protecteur des troupeaux et des bergers » (1294). C’est le dieu-faune que l’on retrouve « tantôt dans l’entourage de Dionysos, tantôt dans celui d’Apollon » et dont le culte est né en Arcadie et s’est développé en Grèce, notamment à Athènes, au début du Ve siècle avant notre ère. Dans sa thèse, Agnès Landes précise que « cette divinité secondaire » est étroitement liée à sa terre d’Arcadie, « terre rustique peuplée d’une humanité peu civilisée », « l’Arcadie grecque [étant] fort différente de celle idéalisée par la poésie romaine : bien loin d’être un paradis rustique, c’est une terre sauvage, rude, inhospitalière » (80). Et Agnès Landes souligne, en pensant bien sûr à Giono et en se référant à Philippe Borgeaud, que « Pan, vénéré dans toutes la Grèce, est […] le dieu des « eschatiai », des extrémités, c’est-à-dire des territoires sauvages, non maîtrisés par l’homme », un dieu qui s’oppose donc fortement « à l’espace de la cité » (95)…
 
Pour en revenir à l’énumération des aspects du dieu qui nous occupe, Violaine de Montmollin tout comme Agnès Landes évoquent ensuite non plus le personnage prisé des poètes, mais celui des mythographes et des philosophes qui en jouant sur l’étymologie de son nom – pan signifiant tout – ont fait de lui « l’incarnation de l’univers » (Landes 80), la réunion de l’ensemble des forces et des êtres composant l’univers. On passe ainsi « d’une mythologie à une cosmologie panique », cosmologie développée notamment dans les essais des années trente-quarante et qu’Agnès Landes décrit en des pages de référence, non sans expliquer auparavant ce que Giono doit aux Hymnes orphiques (III-IVe siècle avant J.-C.) : cet ouvrage « constitué d’hymnes de louange et d’action de grâce, pleins de ferveur et d’un authentique sens religieux, dédiés à chacun des grands dieux de la Grèce » (82), était dans la bibliothèque de l’écrivain, a été lu attentivement et annoté copieusement. Violaine de Montmollin rappelle quant à elle une autre apparition du dieu « à la fin du Ier siècle de notre ère » – ou plutôt sa disparition, puisque Plutarque raconte dans La Disparition des oracles (chap. XVII) comment au cours d’une traversée de Grèce en Italie les passagers d’un navire auraient entendu, mystérieusement venue du rivage, la célèbre annonce : « Le Grand Pan est mort ». « Ce grand Pan est peut-être le dieu suprême de la nature, équivalent au Zeus-cosmos des stoïciens », commente Violaine de Montmollin et elle résume en affirmant que « l’œuvre de Giono, des origines à Triomphe de la vie, est remplie de la présence de Pan » et que « le plus souvent, le dieu-faune et le grand Pan (plusieurs fois même avec allusion à la formule de Plutarque) coexistent, se superposent ou se succèdent dans un même texte » (1295).
 
Agnès Landes et Violaine de Montmollin rappellent bien sûr, en plus de cette évolution de la figure de Pan, l’originelle ambivalence d’un dieu qui est à la fois le protecteur des bergers et des troupeaux et l’incarnation de la terrible sauvagerie de la nature. Dans sa Présentation de Pan, Jean Giono ne dit pas autre chose quand il évoque :
 
… Cette sauvagerie du vent, de la bête et de l’arbre, et du grand soleil qui nous foule comme du grain !
Mais aussi cette douceur, ces mains serrées au détour des haies, ces bonnes voix entendues au milieu des labours, ces hommes qui sont comme du pain et qui jugent suivant la chaleur de leur cœur… (PP 775).
 
À propos de ces deux aspects contrastés de Pan et de leur possible harmonisation, il n’est que temps de citer également un auteur de référence concernant la dimension panique de l’œuvre gionienne, à savoir Christian Michelfelder qui a été le premier, en 1938 et avec le concours de Giono lui-même, à consacrer un ouvrage entier à l’écrivain. Or, dans cet ouvrage intitulé Jean Giono et les religions de la terre, l’auteur insiste sur « l’importance unique » (69) de Regain, roman qu’il présente comme « le livre de Pan, celui où le dieu est immédiatement présent, comme fondu en toutes choses » (67). Cette importance réside notamment dans le fait que le dernier volet de la trilogie de Pan formerait une parfaite synthèse, « dans une symphonie à l’odeur forte » (64), des deux premiers volets, de Colline révélateur de la « terreur panique » et d’Un de Baumugnes montrant au contraire la « douceur panique » (62). Si l’on pourra contester cette lecture un peu trop schématiquement dialectique de la trilogie, il est vrai du moins que Regain semble raconter un dépassement de la violence de Pan, une reconquête de la culture sur la nature fondée non sur leur opposition mais sur un nouvel accord. Après tout, comme le résume Jacques Chabot dans La Provence de Giono : « Regain redit simplement l’épopée primitive de l’homme en quête de son humanité, au sortir des forêts et des cavernes […]. Panturle, l’homme des bois, le chasseur, devient un homme en cultivant le blé » (82).
 
Encore que le « simplement » soit peut-être de trop quand il s’agit de saisir les manifestations paniques. Chez Jean Giono, en effet, Pan, ce n’est pas seulement la créature hybride, entre divinité, humanité et animalité, issue de la mythologie grecque, c’est aussi une vision du monde héritière de l’Antiquité tardive et de la notion de physis grecque qui influence celle de Nature chez l’écrivain, héritière des romantiques (surtout allemands, mais aussi français, Victor Hugo en tête) dans leur critique des Lumières et de la modernité rationaliste, voire héritière de « l’occultisme et du néo-platonisme de la Renaissance ». Agnès Landes évoque Paracelse, Nicolas de Cuse ou Giordano Bruno : Giono ne les a pas forcément lus, mais il « s’est du moins intéressé à l’occultisme, et plus généralement à la pensée cosmologique de la Renaissance, comme le montrent plusieurs allusions à l’alchimie ou à Jacob Böhme[6], qui décrit la nature sensible à l’aide des symboles paracelsiens » (140). Bien sûr, il ne s’agit pas de se perdre dans ce dédale de références, encore qu’il convienne d’apprécier ainsi ce qu’a de trompeur chez Giono l’apparente simplicité des thèmes servis par l’évidence des images. Il s’agit avant tout d’éclairer la richesse d’un roman et la complexité d’un motif syncrétique et changeant.
 
Revenons donc à des considérations plus concrètes, revenons sur terre, car c’est avant tout de cela qu’il s’agit pour Giono, même si la terre manque parfois de fermeté et tangue comme sous la plus forte des houles. Concentrons-nous sur Regain, ce récit qui nous entraîne « dans le grand large du plateau comme au milieu d’une mer » (R 362).
 
« Peur de la terre »
Avant qu’il ne cherche dans ses essais à développer et conceptualiser sa pensée d’une vision panique de l’univers, Jean Giono a souvent insisté sur une expérience vécue jeune garçon, une sorte d’initiation à l’existence monstrueuse de la nature. Il la relate aussi bien dans Présentation de Pan que dans la préface à l’édition des Exemplaires de Colline où il dévoile « les premiers traits de la figure de Pan » et sa « marque » de « terreur divine » infligée dans son « cœur de petit berger bénévole » (Œuvres romanesques complètes, I, 949) afin qu’il sache à jamais que « cette terre vivante » est « une chair pleine de grande volonté » (950). Et il reviendra sur cette expérience dans ses entretiens avec Jean Amrouche. Mais cette crainte sacrée de la nature se manifeste avec plus de force encore dans de très nombreux textes, ne serait-ce que dans Colline ou dans la nouvelle de Solitude de la pitié précisément intitulée « Peur de la terre », et bien sûr dans Regain : à leur corps défendant, c’est en effet en pleine initiation panique que sont plongés les héros, Arsule et Gédémus, sur le plateau « plat comme une aire » (R 352) sur laquelle ils seront eux-mêmes battus jusqu’à être réduits à de simple fétus de paille, à de simples éléments indifférenciés de l’univers, dépouillés de tout orgueil humain, « blêmes comme des oiseaux nus » (362). Car sur ce plateau rôde l’ombre de Pan, comme le signale entre autres choses ce nuage accueillant, si l’on peut dire, les visiteurs imprudents :
 
L’ombre marche sur la terre comme une bête ; l’herbe s’aplatit, les sablonnières fument. L’ombre marche sur des pattes souples comme une bête. La voilà froide et lourde sur les épaules. Pas de bruit. Elle va son voyage. Elle passe. Voilà (353).
 
Contre cette force qui « va son voyage », contre la volonté de Pan, Arsule et Gédémus auront beau tenter de se protéger en s’enfermant dans une « grangette » dont la porte permet de « pousse[r] dehors […] un ciel sale et gris, tout troublé de nuit » (357), Panturle aura beau se transformer en « un buisson », « le poil de ses joues s’[étant] allongé, s’[étant] emmêlé comme l’habit des moutons » (342), rien n’y peut faire : comme les animaux, les végétaux, les minéraux… les humains font partie du Grand Tout. La question est de savoir si « les morceaux de dieu » pour reprendre la formule d’un berger interrogé par le narrateur de Complément à l’Eau vive (109) accepteront de bon gré d’être brassés dans un grand mélange indifférent à toute individuation. Généralement, c’est davantage le cas dans les essais que dans les romans. Dans Regain, en effet, on ne se rend pas sans combattre ! On combat pour se défendre, quoique sans grand succès comme nous venons de le voir, ou même pour passer à l’offensive en un certain sens : c’est ainsi qu’il faudrait interpréter le rite primitif inventé par La Mamèche et que surprend Panturle :
 
Elle était sortie, elle aussi ; elle était montée sur la lande. Elle était debout comme un tronc d’arbre. Il allait appeler quand il s’est rendu compte qu’elle parlait.
Il a écouté.
Elle disait :
« Il faut que ça vienne de toi d’abord, si on veut que ça tienne. »
Elle parlait à quelque chose, là, devant elle, et devant elle il n’y avait que la lande toute malade de mal et de froid.
Une autre fois, c’est encore arrivé, mais, pas du même côté ; comme si elle faisait le tour des amis pour demander un service. C’était sur le versant des Resplandins au beau milieu des fourrés où c’est plein d’arbres (353).
 
En d’autres termes, par ce rite, une simple humaine tente d’imposer sa propre volonté à celle du dieu, ou du moins de le convaincre. Et il semblerait que cela finisse par marcher, même si la vieille femme un peu sorcière un peu chamane devra jeter sa propre vie dans la balance, comme si son sacrifice devait favoriser la régénération de la vie du village, son regain… La Mamèche accepte donc de se fondre dans le Grand Tout, simple « petit paquet comme un fagot de courtes branches bien sèches » (397) que Panturle récupèrera sur le bord du plateau et qu’il plongera dans le puits communal, là même où le mari de la pauvre femme, déjà, avait perdu la vie en « tét[ant] l’eau avec sa bouche jusqu’à la veine des sources » (338) : retour à la terre (et à son eau matricielle), comme Bobi quand il sera plongé « en pleine science » (1357) par sa propre décomposition après sa mort dans le « Schéma du dernier chapitre (non écrit) de Que ma joie demeure » ! Alors comme lui, La Mamèche « s’élargit aux dimensions de l’univers », univers panique auquel avant même sa mort elle avait participé en tant qu’élément du plateau, en tant que quasi esprit poussant par la peur (« ça a fait : hop ! » [R 354-355]) Gédémus et surtout Arsule vers Panturle : aide-toi et Pan t’aidera…
 
Regain nous plonge donc dans ce que l’incontournable Agnès Landes définit comme un « vitalisme organiciste » quand elle s’attache à « situer les idées de Giono par rapport à cette longue tradition, mi-savante mi-populaire, qui remonte des Anciens jusqu’à nous » (140). Ce vitalisme qui se trouve déjà chez les romantiques allemands eux-mêmes inspirés des alchimistes du XVIe siècle, considère que la nature est un organisme animé. On peut parler d’un panthéisme gionien, du moins dans la « première manière » de l’écrivain, lequel se caractérise non seulement, selon Agnès Landes, comme « la vénération de l’univers physique […] présente dans tous les panthéismes » (163), non seulement comme « un sentiment pré-critique et sans explicitation rationnelle qu’une même poussée vitale anime la Nature considérée comme le Tout » pour reprendre la définition du Dictionnaire philosophique (P. Foulquier et R. Saint Jean, 509), mais également, comme une vision du monde où « l’immanence du divin au monde est totale » (Landes 164) : en clair, « les dieux » et d’abord Pan, sont si inextricablement « mélangés au monde », pour revenir au vocabulaire de Giono, qu’on ne peut que très difficilement les en distinguer. L’écrivain leur refuse toute transcendance et Pan a ceci de commode qu’en étant à la fois le dieu faune et le Grant Tout, il peut se confondre avec le monde dès lors conçu comme un organisme vivant et même un animal, comme le montre – et avec quelle force malgré la formulation hypothétique ! – Colline :
 
Cette terre qui s’étend, large de chaque côté, grasse, lourde, avec sa charge d’arbres et d’eaux, ses fleuves, ses ruisseaux, ses forêts, ses monts et ses collines, et ses villes rondes qui tournent au milieu des éclairs, ses hordes d’hommes cramponnés à ses poils, si c’était une créature vivante, un corps (148) ?
 
Animalisation de la nature (et des humains)
Regain, contrairement à Colline, ne fait pas le portrait de Pan en patron « avec [s]a belle veste à six boutons » (C 178), mais le dieu n’y est pas moins partout présent par le biais de l’animalisation, voire de la personnification, de la nature, comme pour ce nuage décrit plus haut dont « l’ombre marche sur la terre comme une bête », ou pour la nuit qui « pès[e] de l’épaule contre [une] porte » (R 358), ou pour ce ruisseau qui assène à Panturle une « grande gifle d’une main froide », puis « l’esquive, le couvre de son corps épais et gluant » (374), où pour la terre qui gémit sous le soc de la charrue, se débat, essaie « de mordre, de se défendre » (399). De son côté, « le jeune soleil marche, enfoncé dans les herbes jusqu’aux genoux », et quant au vent – le vent surtout qui est dans Regain l’arme et l’âme de Pan[7] – il « éparpille de la rosée comme un poulain qui se vautre. Il fait jaillir des vols de moineaux qui nagent un moment entre les vagues du ciel, ivres, étourdis de cris, puis qui s’abattent comme des poignées de pierres » (361) ! On remarquera qu’à l’animalisation du monde répond la minéralisation des animaux dans une fluidité et un échange permanents des éléments. Le vent donc, qui évoque on ne peut mieux cette fluidité et ces échanges, soumet entièrement Panturle à sa volonté, un Panturle réduit au printemps à l’état d’un simple « baril vide » qui sonne creux sous « le vent [qui] toque du doigt contre lui » après l’avoir « press(é) comme une éponge » (365). Quant à Arsule – dont « le corps est en travail comme le vin nouveau » parce que le vent « entre dans son corsage comme chez lui », qu’il « lui coule entre les seins » et « lui descend sur le ventre comme une main » (356) – elle reconnaîtra plus tard qu’il « a été son marieur » (396).
 
Laissons à Agnès Landes le soin de conclure partiellement quant à la présence multiforme du dieu et à l’animalisation du monde qu’elle produit (dans Regain aussi bien que dans l’œuvre en général) :
 
Le mythe de Pan est une vaste nébuleuse, un mythe essentiel mais dont les contours restent flous. […] Constatons d’abord que Pan n’existe guère en tant que personnage[8]. Il présente une figure totalement éclatée, car qu’y a-t-il de commun entre l’étrange créature de Prélude de Pan, l’acrobate de Présentation de Pan et l’« ange aux ailes de peau » de Triomphe de la vie ? De plus, Pan est souvent confondu avec le diable. Les visages du dieu sont si nombreux qu’il en devient insaisissable.
[…]
Le dieu Pan n’est donc pour Giono qu’un point de départ, à partir duquel il développe librement ses intuitions sur le monde naturel. Divinité éponyme de la Nature, Pan lui prête une dimension divine. Le mythe permet d’effectuer une synthèse : à travers Pan, union d’un dieu et d’un animal, Giono nous fait comprendre que la dimension divine de l’homme est à retrouver dans son animalité (169).

Précisons : l’animalité avec sa beauté mais aussi avec le trouble qu’elle peut provoquer chez les humains. Giono en fait l’éloge en maints endroits dans sa première manière parce que les animaux sont des exemples de sensibilité plus fine et plus forte, de sensualité, c’est-à-dire d’une science du monde plus juste et entière que celle des humains, mais cet éloge sans fadeur comprend la joie et la violence, l’harmonie et la cruauté. Que les humains et les animaux soient mis à peu près sur le même plan dans Regain ne signifie pas en effet que soit décrit un quasi éden semblable à celui de Que ma joie demeure (éden qui d’ailleurs se révèle très peu paradisiaque). Bien au contraire, le lecteur retiendra longtemps la scène d’éventration d’un renard par Panturle, scène racontée comme une expérience érotique, mais en un sens dionysiaque, c’est-à-dire transgressif. De même, ce personnage humain peut fantasmer une femme en l’associant non seulement à cette « belle lune qui fait déborder le bassin de la vitre jusque près de l’âtre », mais aussi à une « femelle de blaireau » qui « s’est mise sur le dos, le ventre en l’air, un beau ventre large et velouté comme la nuit et qui [est] plein et lourd » (368). La bacchanale de Prélude de Pan (nouvelle écrite en même temps que le roman qui nous intéresse) éclaire d’une obscure et d’autant plus violente lumière les relations entre humains et animaux dans Regain (et éclaboussera encore Que ma joie demeure notamment pour ce qui est des relations entre Zulma et le cerf). L’entente instinctive entre la chèvre de Panturle et Arsule[9], dans la deuxième partie, ne fait qu’adoucir sans la renier l’assimilation des deux espèces…
 
C’est que l’obéissance au cycle panique n’implique rien de moins que la remise en cause de l’individualité à laquelle s’accroche l’être humain moderne au point d’en faire son seul horizon. Elle ouvre à une dissolution du sujet que Georges Batailles décrirait comme le passage de « la discontinuité à la continuité », un passage vers « la dissolution relative [ou définitive] de l’être constitué dans l’ordre du discontinu » (24), dissolution qui définirait l’expérience érotique mais aussi la mort qui lui est intimement liée. Et c’est pourquoi l’« apprentissage panique » nécessite que la peur soit dépassée : Christian Michelfelder appelle cela « l’expérience dionysiaque ». Or, Regain s’achève avec évidence sur un nouvel équilibre entre l’homme et le monde, voire sur le triomphe de l’ordre humain…
 
III. Mort et résurrection(s) de Pan
 
« Domestication de Pan »
Le dépassement de Pan se manifeste très clairement et symboliquement par la métamorphose de Panturle au cours du roman : on se souvient qu’au début quand « il a pris sa vraie figure d’hiver », « c’est un buisson » (342), et un buisson en quête de viande ! Comme si le dieu qui est compris dans son surnom, Panturle (son patronyme, Bridaine, ne sera donné que dans la deuxième partie, au moment où il ira vers les hommes à la foire de Banon), prenait entièrement possession de lui… Mais à la fin du récit, c’est en colonne qu’il est transfiguré. À cet égard, une thèse résume parfaitement cette évolution. Il s’agit d’un travail intitulé La Trilogie de Pan. Constitution d’un paysage gionien, dont l’auteur, Jean-François Bourgain, écrit :
 
Quand Panturle se dresse au milieu du champ, « solidement enfoncé dans la terre comme une colonne », un dieu Terme enraciné remplace le Pan omniprésent de la lande, comme le silence avait succédé au vent. […] Dans le silence de l’air, dans la sujétion de la terre, le grand Pan est moins mort que réconcilié. […] Regain raconte sa domestication (372-373).
 
Et cette domestication coïncide avec celle de Panturle par Arsule (qui elle contient dans son prénom le mot « Ars »…), depuis la boite d’allumette sur la cheminée jusqu’à l’envie de pain, en passant par l’hygiène du corps (le bain dans la rivière) et le sens du ménage constamment mis en valeur par le narrateur, et ce jusqu’à « l’embourgeoisement » des ébats amoureux transplantés d’un rivage à une paillasse puis à un lit, à l’étage, près de l’armoire de famille[10] : on se sera bien éloigné alors de la chasse à la femelle propre à la sexualité sauvage et transgressive de Pan… Tout cela est visible, a été vu, je ne vais donc par « réinventer la brouette » comme dirait Giono et décrire à nouveau tout le processus de civilisation – au sens du passage de la chasse à l’agriculture, voire au sens de « la civilisation des mœurs » chère à Norbert Elias – du farouche Panturle. Peut-être pourrais-je juste mentionner, pour le plaisir d’entrer dans le détail du texte, le passage de l’heure de Pan, l’heure méridienne[11] sur laquelle s’ouvre avec insistance Regain (« Quand le courrier de Banon passe à Vachères, c’est toujours dans les midi. […] Réglé comme une horloge. C’est embêtant au fond, d’être là au même moment tous les jours. » [324]), à un prosaïque 10 heures que le narrateur signale, dans la deuxième partie, d’un discret sourire : « La diligence de Michel s’arrête maintenant sous le devers de Vachères à dix heures. Il a trouvé le moyen. On ne sait pas lequel, mais le fait est que c’est dix heures. » (400). L’horloge se serait donc débloquée au moment où Aubignane quitte le cycle panique et son éternel recommencement pour entrer à nouveau dans l’histoire humaine… Selon Luce Ricatte, Giono « se décide à donner le pas, dans cette ronde cosmique, à la liberté créatrice de l’homme sur l’éternel retour » (Luce Ricatte 993).
 
Toujours est-il que l’on peut interpréter cette « domestication » de Pan dans Regain – cette fois-ci en compagnie de Jean-François Durand et de son ouvrage Les Métamorphoses de l’artiste. L’Esthétique de Jean Giono – comme le triomphe d’Apollon :
 
Lentement, Panturle quittera le monde sauvage de l’extase orgiaque – ou de l’hiver muet – pour celui de la parole et de l’outil, qui construisent le Sujet dans un double rapport : à autrui par l’amour, au monde par le travail. Dans Regain, à la fin de la première partie, Panturle découvre l’altérité, et cette découverte marque le début de l’humanisation. Alors le calme apollinien peut se substituer au désordre sauvage. […]
La deuxième partie du roman est largement consacrée à l’agon [affrontement] du travail civilisateur et de la terre sauvage et morte. Panturle deviendra homme dans son affrontement avec la terre, et l’on voit que le roman raconte la même histoire que les grands mythes où intervient un héros civilisateur. […] Petit à petit, le Moi de Panturle s’arrache à l’indétermination de la nature (89-90).
 
« L’indétermination de la nature », c’est-à-dire la fusion dans le grand Pan dont nous parlions plus haut, J.-F. Durand ne distinguant pas ici Pan et Dionysos. Une scène du roman, entre autres, montre clairement cette dimension apollinienne de Regain :
 
Maintenant le grand couteau qui ressemble à un devant de barque [il s’agit du soc de la charrue] navigue dans la terre calmée.
« Allez, le Nègre, tire un peu, feignant de bonsoir. »
Ça va tout allègre et tout clair. Et voilà le soleil qui a sauté les collines et qui monte. Et voilà Arsule qui sauté le ruisseau et qui monte (400).

Arsule en déesse du soleil ? Surtout, par cet écho entre microcosme et macrocosme et sa superposition avec l’activité de Panturle sur son char civilisateur de paysan, se condense bien la résolution du combat avec le monde… Alors Apollon ou Dionysos ? Contrairement à Nietzsche (et à Jean-François Durand) et avec son habituelle syncrétisme personnel, Giono n’oppose pas systématiquement ces dieux. Agnès Landes l’explique clairement : l’apollinien peut simplement constituer par rapport au dionysiaque « son aboutissement et son achèvement, dans une connaissance parfaite atteinte au terme de l’existence. La connaissance apollinienne serait donc une connaissance totale et sereine de la vie, en opposition au délire dionysiaque » (173). Mais il est vrai que l’analyse concerne un passage du Journal de l’écrivain commentant Les Vraies Richesses (J 96) …
 
Revenons donc à l’idée d’un dépassement de Pan (incarnation de la nature) par Dionysos (dieu de la puissance de la végétation et de la fécondité, de la surabondance vitale, mais aussi de la culture de la vigne), c’est-à-dire à l’idée d’un accès progressif à la « civilisation ». On rejoint alors la thèse de Christian Michelfelder selon laquelle, après la trilogie placée sous le signe de Pan – et le « promontoire élevé » que représente Prélude de Pan puisque « les hommes et les femmes [y sont] définitivement éveillés » – il s’agit de « retrouver Dionysos jusqu’en les grandes forêts d’où, taureau bondissant, il a surgi dieu de la lumière apportant aux hommes la civilisation » (66). En d’autres termes, Pan que l’iconographie montre souvent mêlé au cortège de Dionysos, festoyant avec les satyres et les ménades, entre dans un mouvement collectif qui le déborde, est dépassé par un sentiment qui transcende sa fureur, un sentiment que Dionysos a le don d’éveiller : celui de la joie. Ainsi, si l’on en croit Michelfelder, on passerait du stade de la peur panique et de la lutte solitaire à celui de l’ouverture au monde et aux autres (Giono lui-même explique à Michelfelder qu’après Regain, il y a Le Grand Troupeau parce que « les autres hommes sont là qui disent : et nous ? et avec rage » [142]). Ainsi, l’expérience panique s’intégrerait dans un cycle dionysiaque plus large et surtout ne serait qu’une étape initiatique transitoire.
 
Mais, d’une part cette thèse a été fortement critiquée : Agnès Landes a beau jeu de « relativiser l’opposition entre Pan et Dionysos » : « Ainsi, Dionysos comme dieu de la vie est déjà pleinement présent dès Regain. À l’inverse, certains passage de Que ma joie demeure restent marqués par la peur panique » (175). De même, Luce Ricatte trouve « l’opposition de Ch. Michelfelder […] difficile à vérifier » (1327) et selon elle, « le seul sens que revêt chez Giono la dualité de Pan et de Dionysos », c’est le passage « de la crainte à l’initiation » mis en scène dans Le Serpent d’Étoiles » (1328). D’autre part et en ce qui concerne la présente étude, on sort du seul roman qui nous intéresse ici : Regain. Je voudrais donc y retourner pour (presque) finir.
 
Pan pas mort !
Car, certes, la fin triomphale du roman nous incite à considérer, comme le dit le narrateur en toutes lettres, que Panturle « a gagné. C’est fini. » (429). Et J.-F. Bourgain a raison d’insister sur le signe du vent qui « n’est pas venu » (372), tandis que J.-F. Durand explique avec pertinence que « le schéma de base de Regain est bien celui du triomphe final de l’anagnorisis [c’est-à-dire, selon Northrop Frye : l’« apparition d’une société nouvelle, qui se groupe triomphalement autour du couple » (324) dans un mythe romanesque], après une phase agonistique d’affrontement avec le démonique de la terre mauvaise et du moi dionysiaque » (88).
 
Mais, tout d’abord, rappelons bêtement que le vent va revenir et il faut même qu’il revienne. Car : « ça, tant qu’il n’est pas venu, le vent », « on n’ose pas encore commencer la peine de printemps, prendre la bêche ou le sac aux semences, commencer ; on n’ose pas. Il peut pleuvoir encore, d’un moment à l’autre ; […] et le jeune jour blond est encore tout tremblant d’éclairs. » (R 426). En d’autres termes, le cycle doit continuer. On ne peut pas se passer du vent, aussi fort soit-il, aussi mauvais puisse-t-il paraître : Pan resurgira, il n’en est pas à une mort près. Et c’est peut-être contre ce que la fin de Regain a d’un peu trop figé, que Jean Giono a écrit la deuxième partie de Triomphe de la vie dans laquelle Pan réapparaît – plus grandiose que jamais ou plus théâtrale (ou simplement très cinématographique), dieu immense aux « deux ailes de peau » (TV 829), au « corps magnifique […] tout entremêlé d’arbres, de landes et de pelages » (783) – pour « proposer à ces hommes un nouveau combat » :
 
[…] je suis comme le lion qui guette derrière la haie de buissons. […] Je ne m’inquiète pas de perdre qui j’aime. J’ai sur la vie et la mort mes idées personnelles. Je fais passer d’une de mes mains dans l’autre, comme on fait à une poignée de lentilles le matin sur l’aire du vent qui naît. Je connais toutes les fins obscures. Mon travail c’est de pousser le troupeau dans la caverne de l’étable et de le forcer d’entrer (784).
 
Or, cette confrontation à une toute puissance qui a sur « la vie et la mort [s]es idées personnelles », me pousse à penser que Regain consacre moins le dépassement de Pan qu’il ne prépare d’éternels retours. Pour les besoins de mon argumentation, je me permets de revenir à Luce Ricatte quand elle trouve que « le seul sens que revêt chez Giono la dualité de Pan et de Dionysos », c’est le passage « de la crainte à l’initiation », et je complète à présent la citation : « Quand on passe sous le signe du second, l’homme n’est plus radicalement exclu, la nature l’admet comme partie du Grand Tout » (1328). Alors, ne peut-on penser que c’est peut-être moins Pan qui sera dépassé que Dionysos ? Car l’exclusion de l’homme (et son indifférence à la nature en retour : voir Angelo dans Le Hussard sur le toit[12]), est promise à de sombres quoique grandioses lendemains. Bien sûr, quand la nature cesse d’être au premier plan, selon la définition que Jean Giono donne de sa « première manière », et que ce sont les hommes qui se mettent à occuper la scène, au prix d’une certaine déréliction, Pan cesse du même coup d’être invoqué et même évoqué. Mais le Grand Pan demeure sous une forme nouvelle peut-être, avatar encore moins personnalisé, grand corps fuyant du réel avec lequel il faut toujours composer, principe de réalité et d’irréalité confondues qui relance sans cesse le combat des humains (et singulièrement des écrivains) pour se faire une place sur cette terre. « L’arrogance des dieux » contre laquelle ferraille le Melville gionien et la lutte contre le silence et la cruauté de la nature, contre « le dégoût de tout » inspiré par « la peur de la terre » (SP 530), contre « l’infinie viduité, la cruauté effrayante et sans borne du ciel » (Q 464) qui dans Que ma joie demeure règnent sur les pâturages de Zulma (c’est-à-dire sur le royaume de Pan), sont loin de finir avec Regain et les romans de la « première manière ». Arrogance, silence, cruauté de la nature et contorsions des personnages humains pour comprendre et « habiter » malgré tout le monde sont au contraire toujours d’actualité dans les nouvelles de Faust au village (par exemple dans Hortense ou même Monologue), dans Ennemonde et autres caractères (dont « Camargue »), dans Un roi sans divertissement ou Les Grands Chemins, pour citer pêle-mêle quelque récits. La fusion panique ne sera certes plus à l’ordre du jour dans les Chroniques notamment, mais quant aux mille manières d’explorer la démesure, de subir l’hybris dans la conscience (panique, en fin de compte) de l’indifférente béance de l’univers, et à l’aide parfois de créatures (comme celle de Fragments d’un paradis) qui n’ont rien à envier au Pan de Triomphe de la vie, Regain ouvre sur le futur de l’œuvre (comme le dit Christian Michelfelder, et bien plus qu’il ne pouvait le savoir en 1938). Seulement, le versant paysan où se situe notre roman dans l’œuvre de Jean Giono fait que la présence au monde et la présence du monde paraissent plus immédiates et l’on y craint donc des assauts plus que des dérobades. Mais du savoir panique demeurera au moins « la panique qu’engendrent cette largeur et cette vacuité du monde », selon les mots de Robert Ricatte (XVIII).
 
Ce qui retient l’intérêt, en outre, dans Regain, c’est le sens de l’ellipse narrative[13], de ces fondus au noir qui sont comme des évanouissements (et qui y correspondent souvent pour les personnages), et le goût de l’expression lapidaire – de la maigreur, dit Giono qui en voulait à Pagnol de son adaptation[14] – qui caractérise également Panturle. À cet égard, le roman est un anti Un de Baumugnes et son héros tout le contraire d’Albin et Amédée : la parole ne doit pas s’écouler, en effet, jusqu’à emporter le monde dans son flux poétique (ce qui est la manière dont agit la monica de Baumugnes), mais au contraire être jalousement retenue. Panturle, au moment même de la poussée du chant, s’efforce au silence :
 
Il a des chansons qui sont là, entassées dans sa gorge à presser ses dents. Et il serre les lèvres. C’est une joie dont il veut mâcher toute l’odeur et saliver longtemps le jus comme un mouton qui mange la saladelle du soir sur les collines. Il va, comme ça, jusqu’au moment où le beau silence s’est épaissi en lui et autour de lui comme un pré (R 428).
 
Il y a là une résistance à la parole plus « qu’un surgissement de la poïesis » dont J.-F. Durand nous convainc pourtant qu’il est l’essence du panique dans la Trilogie : « métaphoriquement, Giono nommera « Pan » l’énergie créatrice de la langue », d’où la volonté affichée dans Présentation de Pan de retrouver « le jaillissement poétique », c’est-à-dire un état de la parole non maîtrisée, non domestiquée, « l’expérience du dynamisme créateur du langage » qui produit un « moi nouveau », « dépossédé de lui-même par la puissance du poïein » (56[15]). Mais comme le reconnaît J.-F. Durand, Regain ne décrit pas cette ivresse du poïein comme dans Un de Baumugnes : au contraire, c’est le « monde substantiel » créé par le pouvoir de la parole qui est mis en avant au détriment de la réflexivité de la parole, c’est l’univers du mythe. Cependant Le Chant du monde présente aussi « un monde substantiel », me semble-t-il, et ce roman n’affiche pas pour autant une esthétique de la retenue expressive[16]. En ce qui me concerne, c’est donc la sécheresse narrative et le mutisme du héros qui me frappent avant tout, et si je suis pleinement d’accord avec J.-F. Durand quand il montre qu’Arsule aide Panturle à passer du grognement de la bête au langage articulé des hommes, je note aussi que dans la scène commentée de ce passage, à savoir la savoureuse rencontre du couple après que Panturle a été sauvé de la noyade, c’est le corps de Panturle – un corps qui bat à l’unisson du monde – qu’Arsule écoute tandis que les paroles sont reléguées en fond sonore :
 
Elle écoute : elle entend les coups sourds de son sang qui la foule à grands coups de talons.
[…]
Elle entend le cœur [de Panturle] et le craquement sourd de ce panier de côtes qui porte le cœur comme un beau fruit sur des feuillages (380).
 
La scène décrit non pas la force créatrice de la parole mais plutôt sa défaillance devant l’éloquence du corps à l’unisson de la nature[17] et Regain contrairement à Un de Baumugnes révèle moins une « naturalisation du langage » poétique permettant de conférer à celui-ci la puissance d’un chant émanant du monde lui-même[18] – pour reprendre les développements de Laurent Fourcaut – que la conscience d’une irréductible différence et indifférence du monde quand il se manifeste dans sa toute puissance panique. Je note d’ailleurs que dans sa Présentation de Pan, Giono place soigneusement et symboliquement le mot Pan dans la bouche d’un mort, à savoir le Janet de Colline :
 
Pour que je dise : Pan, et pour qu’on comprenne comme je l’ai compris à côté de toi, cette nuit, toute la sauvagerie, toute la grandeur, tout l’humain de ce mot, il faudra que j’ajoute des mots à des mots et que j’en fasse des tas bien séparés : un pour ça, un pour ça, un pour ça, parce que je n’ai pas, parce qu’un homme vivant n’a pas cette lucidité précise et ce grand souffle qu’ont les morts (PP 777).
 
Et j’en déduis, pensant également aux mots muets de Joséphine à la fin de Que ma joie demeure, les tout derniers mots du roman (« Ses lèvres bougeaient sans faire de bruit. » [780]) alors que l’on sait que Bobi est mort et déjà « en pleine science », que Pan – qui est du côté des bêtes et de la Nature, c’est-à-dire de l’autre côté de « la grande barrière[19] » – a au moins autant à voir avec l’envers du langage qu’avec son surgissement, ce surgissement procédant de cet envers. Car comme l’écrivait Maurice Blanchot dans La Part du feu : « Il n’y a pas de langage vrai sans une dénonciation du langage par lui-même, sans un tourment de non-langage, une obsession d’absence de langage de laquelle tout homme qui parle sait qu’il tient le sens de ce qu’il dit » (255).
 
Je crois donc que Pan, notamment dans Regain, aide aussi à cela, à l’aide des pouvoirs de la littérature et dans la conscience des limites du langage : à ce savoir trouble et troublant du vivant, à cette connaissance de la nature dont l’homme peut se sentir exclu[20], à cette confrontation au Grand Tout de l’univers avec lequel les créatures gioniennes entretiennent les rapports de pulsion/répulsion que l’on sait, entre désir et horreur de la fusion, entre lyrisme et mutisme. Certes Pan déclenche bien « l’énergie créatrice de la langue », mais il signale aussi – nouveau signe peut-être de l’ambivalence du dieu ! – son annihilation sous l’effet de la puissance d’un silence cosmique : c’est bien là un aspect essentiel de l’expérience de Panturle lorsqu’il ne sait plus « parler avec des paroles d’homme » parce que « trop plein de cette bouillante force », « il a besoin du geste des bêtes » (R 371). Comme dans La Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud, quoique de manière différente[21], Pan dans Regain soulève donc, justement parce qu’il est du côté des créatures farouches, la question de l’apprivoisement, apprivoisement du vivant autour de soi autant qu’en soi. Et si le dieu faune est aujourd’hui tout aussi mort que le Grand Pan, la nature paraît encore, parfois, un grand corps qui n’est pas si domestiqué que notre modernité ne l’a cru, qui fait craindre au contraire de terribles soubresauts de révolte, comme si nous nourrissions encore « un sentiment pré-critique et sans explicitation rationnelle qu’une même poussée vitale anime la Nature considérée comme le Tout ». C’est en cela que l’idée de ce demi-dieu hybride est précieuse : elle suppose un pont entre l’esprit animal et l’esprit humain, entre le cosmique et l’individu, une irruption de l’altérité vivante dans notre civilisation mortifère de la maîtrise. Ce pont est peut-être couvert de ronces, peut-être même complètement écroulé, « La grande barrière » définitivement érigée à sa place. Mais c’est aussi en cela, entre autres choses, parce qu’il met en scène l’extrême proximité et la différence foncière, l’éloignement radical des mondes sauvages et des mondes humains, que Regain mérite d’être étudié aujourd’hui au moins autant que dans les années trente.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 
 
Références bibliographiques
 
Œuvres de Jean Giono :
Jean Giono, Colline [abrév. C ; 1929], in Œuvres romanesques complètes, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971.
Jean Giono, Regain [abrév. R ; 1930], in Œuvres romanesques complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971.
Jean Giono, Présentation de Pan [abrév. PP ; 1930], in Œuvres romanesques complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971.
Jean Giono, Solitude de la pitié [abrév. SP ; 1932], in Œuvres romanesques complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971.
Jean Giono, Que ma joie demeure [abrév. Q ; 1934], in Œuvres romanesques complètes II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972.
Jean Giono, L’Eau vive [abrév. EV ; 1943], in Œuvres romanesques complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974.
Jean Giono, Triomphe de la vie [abrév. TV ; 1942], in Récits et essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989.
Jean Giono, Les Vraies Richesses [abrév. ; 1937], in Récits et essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989.
Jean Giono, Journal, Poèmes, Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995.
Jean Giono, Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, Paris, Gallimard, 1990.
 
Œuvres critiques sur Jean Giono :
Jean-François Bourgain, La Trilogie de Pan. Constitution d’un paysage gionien, Thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne (Paris IV), 1982.
Jacques Chabot, La Provence de Giono, Aix-en-Provence, Edisud, 1991.
Pierre Citron, Giono, 1895-1970, Paris, Seuil, 1990.
Pierre Citron, « Notice de Solitude de la pitié », in Jean Giono, Œuvres romanesques complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 1038-1088.
Jean-François Durand, Les Métamorphoses de l’artiste. L’Esthétique de Jean Giono, Aix-en-Provence, PUP, 2000.
Laurent Fourcaut « Le Chant du monde » de Jean Giono, Gallimard, « Foliothèque », 1996.
Hédi Kaddour, « « Rencontre autour de Jean Giono », Revue Giono n°4. Manosque : Association des Amis de Jean Giono, 2010, p. 79-88.
Agnès Landes, La Grèce imaginaire. Étude des principaux mythes grecs dans l’œuvre de Jean Giono, thèse de doctorat présentée sous la direction de Mireille Sacotte, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 1995, deux volumes.
Christian Michelfelder, Jean Giono et les religions de la terre, Paris, Gallimard, 1938.
Violaine de Montmollin, « Notice de Triomphe de la vie », in Récits et essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 1228-1303.
Luce Ricatte, « Notice de Colline », in Jean Giono, Œuvres romanesques complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 927-958.
Robert Ricatte, Préface à Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. IX-LIV.
Alain Romestaing, Le Corps à l’œuvre, Paris, Honoré Champion, 2009.
Alain Romestaing, « Regain, ou dépasser Pan ? ». Revue Giono n°4. Manosque : Association des Amis de Jean Giono, 2010, p. 245-267.
Alain Romestaing, « La Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud : l’impossible face à face », L’esprit créateur : Facing animals/Face aux bêtes (vol. 51, n°4, Winter 2011), Anne Mairesse et Anne Simon (éd.). Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2011, p. 45-57.
Julie Sabiani, Giono et la terre, Paris, Sang de la terre, 1988.
Mireille Sacotte, « Notices des Vraies Richesses », Jean Giono, Récits et essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 955-995.
 
Autres œuvres :
Joseph d’Arbaud, La Bête du Vaccarès, Paris, Grasset, 1926.
Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957.
Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949 (rééd. 1987).
Philippe Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan, Rome, Institut suisse, Droz diffuseur, Bibliotheca Helvetica romana XVII, 1979.
P. Foulquier et R. Saint Jean, article « Panthéisme », Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, PUF, 1992, p. 509
Northrop Frye, Anatomie de la critique, Paris, Gallimard, 1967.
C. Glotfelty, H. Fromm, The Ecocriticism Reader, Athens and London, University of Georgia Press, 1996.
Knut Hamsun, Pan [1894], Paris, Le livre de Poche, 1997.
D.H. Lawrence, ‘Pan in America’ [earlier version], Mornings in Mexico and Other Essays, ed. Virginia Crosswhite Hyde, 2009, p. 153-164.
Arthur Machen, Le Grand Dieu Pan [The Great God Pan, 1894], (trad. de Paul-Jean Toulet), Paris, édition de la Plume, 1901.
Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.


[1] Une première version de cet article est parue dans la Revue Giono : « Regain, ou dépasser Pan ? ». Revue Giono n°4. Manosque : Association des Amis de Jean Giono, 2010, p. 245-267.
[2] Mireille Sacotte soulignait en 1989 dans sa Notice des Vraies Richesses : « Il y a là des résonances modernes : l’aspiration écologiste, la protestation contre un système économique où tout est jaugé à sa valeur marchande y compris les arbres, les animaux, les hommes. » (967).
[3] Pour la question de ces « deux manières » de Jean Giono, voir Robert Ricatte, p. XLVII.
[4] Ce courant prend son essor vers la fin des années 70 (Leo Marx, The Machine and the Garden: Technology and the Pastoral Ideal in American Culture, USA, 1964 ; Raymond Williams, The Country and the City, GB, 1973), mais se développe surtout depuis les années 90 dans les pays anglo-saxons.
[5] Programme de l’Agence Nationale pour la Recherche, 2010-2014, « Animots : Animaux et animalité dans la littérature de langue française (XXe et XXIe siècles) », coordinatrice : Anne Simon (EHESS/CNRS).
[6] Dans Le Poids du ciel (Récits et essais 371) et dans La Pierre (Journal, Poèmes, Essais 757-761).
[7] Et qui a longtemps été éponyme du roman, d’abord intitulé « Le Vent de printemps » ou « Vent(s) de printemps » (Œuvres romanesques complètes I, 988).
[8] C’est l’auteur qui souligne.
[9] « Elle [la chèvre] ne bouge pas. Elle est là, butée contre le grand jour comme devant un mur.
Arsule la décide en imitant avec ses lèvres le bruit d’une caresse. […] Elle vient de mettre sa tête contre le ventre de la femme. Elle frotte ses flancs contre le flanc d’Arsule. Un bon moment. Un long moment […]. » (R 386). Mais, avant Arsule, Panturle a d’autant mieux compris la chèvre Caroline qu’il a connu une même frustration sexuelle (367)…
[10] Voir R 384-385.
[11] « Il nous est interdit, Ô berger, interdit, à l’heure méridienne, de jouer de la syrinx. Nous avons peur de Pan. C’est le moment où, après la chasse, lassé il se repose. Son humeur est colère ; et toujours l’âcre bile est prête à lui monter au nez. » Théocrite, Idylles, Thyrsis, I, v. 15-18, in Bucoliques grecs, tome 1, Paris, Les Belles Lettres, 1925.
[12] « Mais, que puis-je faire avec un hêtre au bout de cinq minutes de compagnie avec lui ? Je me dis qu’il est beau, je me le répète deux ou trois fois, je prends plaisir à sa beauté puis il faut que je passe à autre chose, dans quoi il y a l’homme. » (HT 515).
[13] Hédi Kaddour parle plus généralement dans ses entretiens avec Jacques Meny d’une « écriture qui joue magnifiquement de la syncope » (87). Et Luce Ricatte, dans sa notice, relève que « Giono supprime, impitoyablement, et requiert du lecteur une attention toujours plus vigilante. » (996).
[14] Voir TV 660.
[15] C’est pourquoi J.-F. Durand précise en note, contredisant ainsi Christian Michelfelder, que « le thème panique chez Giono n’est que secondairement, et superficiellement, naturaliste. Il ne renvoie guère aux religions de la terre. Il exprime bien que la force commune de la nature et de la Parole, originellement enracinés toutes deux dans une même « Physis » ». « La Parole et la nature […] ne se conçoivent que dans la dimension originelle de la physis, de l’éclosion, de l’épanouissement (Aufgeben) comme le dit Heidegger […]. La Parole aussi trouve son origine dans la puissance ouvrante de la physis, et c’est pourquoi elle peut-être pensée comme éclosion, jaillissement, surgissement, à l’image de la physis elle-même. Le génie de Giono est donc d’avoir retrouvé par-delà la vision « mécanique » des temps modernes, la puissance inaugurale de la langue dans son surgissement, la puissance du poïein. Pan ne renvoie à aucune vision naturaliste, car la « nature » des langues modernes n’est pas la physis des grecs. » (61)
[16] Je renvoie à nouveau à la notice de Luce Ricatte montrant que « le romancier découvre de plus en plus la précieuse vertu » des silences (999).
[17] Pour l’analyse de ce passage, voir Alain Romestaing, Le corps à l’œuvre, p. 361, sq.
[18] Ainsi, dans le « Complément à L’Eau vive », le fontainier n’hésite pas à affirmer qu’un bosquet « c’[est] de la cervelle d’arbre » et que « l’eau en coul[e] comme le raisonnement » (EV 101).
[19] Voir « La grande barrière », SP 521 et Le Serpent d’étoiles, in Récits et essais 134.
[20] Je parle donc bien de la nature et non de la physis grecque, contrairement à J.-F. Durand, car c’est bien avec notre mot moderne de « nature » suggérant la scission du sujet parlant et du monde que se débat aussi Jean Giono.
[21] Voir Romestaing, « La Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud : l’impossible face à face ».



Le darwinisme de Thomas Hardy : l’homme et la nature dans Tess of the D’Urbervilles

My pessimism – if pessimism it be – does not involve the assumption that the world is going to the dogs… On the contrary, my practical philosophy is distinctly meliorist. What are my books but one plea against « man’s inhumanity to man », woman, and to lower animals ?… Whatever may be the inherent good or evil in life, it is certain that men make it much worse than it need be…[1]
 
La parution de The Origin of Species en 1859 ouvre un vaste débat dans l’Angleterre victorienne. La découverte d’une origine commune des espèces et des lois de l’évolution remet en cause l’existence de Dieu, mais aussi toute une conception de la nature et de la place singulière de l’homme dans la création. Si Darwin attend 1871 pour consacrer un ouvrage spécifique à l’évolution humaine – The Descent of Man and Selection in Relation to Sex – le débat se concentre durablement sur cette question et sur ses implications morales et politiques. Les ouvrages de T.H. Huxley[2], Herbert Spencer, ou encore Leslie Stephen marquent des étapes importantes dans cette réflexion, qui met au coeur du débat la possibilité d’appliquer strictement les lois de l’évolution à l’homme, mais aussi de fonder la société humaine sur le modèle des lois de la nature. Outre les textes de Darwin, ses interprétations et prolongements, comme le darwinisme social de Herbert Spencer, inventeur du concept de « survie des plus aptes »[3], auront une influence majeure sur la pensée de l’époque. Dans ce contexte, la littérature victorienne apparaît comme un lieu de passage de la théorie évolutionniste, mais aussi et surtout de son interrogation et de sa mise à l’épreuve. Ainsi, George Eliot et Thomas Hardy figurent parmi les romanciers les plus marqués par Darwin et l’évolutionnisme, et de nombreuses études ont été consacrées à l’influence de cette science sur le roman victorien[4].
 
L’oeuvre romanesque de Thomas Hardy est à cet égard particulièrement intéressante : s’il ne la présente ni comme une mise en application, ni comme une illustration de la théorie de l’évolution, bien loin du « roman expérimental » zolien, elle est néanmoins une caisse de résonance des découvertes scientifiques de l’époque et le lieu d’une véritable théorisation poétique. En effet, Hardy entre dans le débat ouvert par Darwin et propose, par le détour de la fiction, une conception originale de la nature et de l’inscription de l’homme en son sein. Les personnages hardyens sont souvent inadaptés, en situation de lutte face à un « milieu » hostile. De ce point de vue, Tess of the d’Urbervilles et Jude the Obscure sont particulièrement sombres, et le destin tragique des personnages éponymes semble indiquer toute la cruauté de la « lutte pour l’existence ». Cependant, le « milieu » dans lequel ils ne parviennent pas à trouver leur place est celui de la société industrielle de l’Angleterre victorienne ; dans leur milieu naturel, les personnages hardyens peuvent au contraire évoluer de façon heureuse. Dans Tess of the d’Urbervilles, Hardy décrit la nature comme une « puissance bienfaisante »[5] et régénératrice pour les individus. De récentes analyses ont mis l’accent sur l’origine darwinienne d’une telle conception de la nature, et souligné que l’on verrait à tort chez Darwin une conception mécaniste de la nature, fondée sur une loi impitoyable de compétition[6]. Hardy semble bien alors retrouver l’esprit premier des textes de Darwin pour proposer une conception romantique de la nature, dans laquelle s’inscrit harmonieusement l’existence humaine. Dans Tess of the d’Urbervilles, la nature intervient comme un personnage à part entière : Tess, née dans un milieu rural traditionnel, a grandi en harmonie avec une nature qui lui a enseigné ses valeurs. Mais Hardy souligne que ce milieu est en voie de disparition et ce n’est pas un hasard si les malheurs de Tess naissent de sa rencontre avec Alec, qui la fait sortir de son milieu naturel.
 
Après une rapide analyse des critiques hardyennes du « roman expérimental », il s’agira de voir comment, dans Tess of the d’Urbervilles, Hardy propose une réflexion romanesque sur la nature, qui est informée par la théorie et l’imaginaire darwiniens. Il s’y interroge surtout sur la possibilité de (re)fonder la société humaine sur la nature, envisagée comme un modèle positif. Auteur athée, proche des cercles darwiniens, Hardy ne se contente pas de mettre en intrigue les lois de l’évolution, mais il choisit la fiction poétique pour présenter la nature comme un recours permettant d’inverser l’évolution pernicieuse de la société qu’il décrit. Son pessimisme, souvent souligné mais dont il se défend en se prétendant tenant d’une philosophie mélioriste, mérite alors d’être reconsidéré : la société peut changer dans le temps long de l’évolution, et d’autres valeurs peuvent encore triompher.
 
Poésie et Science : roman poétique vs roman expérimental
La façon dont la littérature devait se situer face à la science était au centre du débat littéraire dans les années 1880, alors que s’affirmaient en France Zola et le roman naturaliste. Mais Hardy s’oppose explicitement à ce dernier sur ce point. Rappelons que dans Le Roman expérimental, paru en 1880, Zola explique les enjeux de la « méthode expérimentale appliquée au roman » et se prononce en faveur d’une « littérature déterminée par la science »[7]. Convaincu par la science médicale et par la théorie de Claude Bernard en particulier qu’un déterminisme absolu régit les comportements humains comme il régit la matière brute, Zola définit le roman naturaliste comme un mode d’approche scientifique du réel qu’il oppose au roman « idéaliste » ou « romantique ». Selon lui, il faut en finir avec une littérature qui repose sur l’idée qu’il y a une part d’inconnu dans l’univers, et ne prend pas acte des découvertes scientifiques. Il définit au contraire son œuvre romanesque comme une expérimentation scientifique, mettant à l’épreuve des hypothèses, à partir des apports de la science moderne : elle se veut donc doublement scientifique, à la fois par sa méthode et par ses objets[8]. Pour Zola, deux découvertes ont été décisives : les théories de l’hérédité et la théorie darwinienne, qu’il réduit essentiellement à la question du « milieu ».
 
En 1891, Hardy répond à Zola en publiant un article intitulé The Science of Fiction : s’il l’ouvre sur une concession sur les termes – on peut en effet considérer qu’il existe une part de science dans l’art – Hardy refuse la conception zolienne du roman et le cite explicitement. Ce qu’il refuse, c’est l’idée que la méthode scientifique puisse être appliquée au roman. En effet, la science « can have no part or share in the construction of a story »[9] car l’art d’écrire une histoire nécessite une intervention forte et subjective de l’auteur. Il qualifie le projet zolien d’ « erreur », même s’il partage son objectif : aboutir à la « vérité vraie »[10]. Hardy définit alors l’art et le talent du romancier tels qu’il les conçoit : le romancier est celui qui possède « a power of observation informed by a living heart »[11], capable d’une « sympathetic appreciativeness of life in all its manifestations »[12]. Il ne peut donc être question d’appliquer une méthode pour être un bon romancier. Pour Hardy, si la fiction est bien un mode de connaissance du réel – puisqu’elle vise à connaître la vérité – elle ne se situe pas sur le même terrain que la science. Si la littérature peut être comparée à cette dernière, ce n’est que par son objet – la connaissance du réel – mais en aucun cas par une méthode. Il prend acte des découvertes scientifiques de son temps, mais il les recontextualise et les interroge dans ses romans.
 
Le regard que Hardy porte sur le monde est fondamentalement poétique ; dans ses romans, il thématise d’ailleurs l’opposition entre une approche scientifique – ou rationnelle – et poétique de l’existence. Au travers de nombreux personnages se donne à lire la critique d’une forme de positivisme qui voudrait que l’on puisse tout connaître par le biais exclusif de la science[13]. Dans Tess of the d’Urbervilles, l’incompréhension qui nait entre Tess et Angel vient de leur manière opposée d’appréhender le réel. Angel est un raisonneur, un avatar du scientifique, tandis que Tess, selon l’expression même d’Angel, « is brim full of poetry – actualized poetry »[14]. Le narrateur souligne constamment les vues erronées du personnage masculin, dont les convictions prennent le pas sur l’expérience et sur les sens, à l’image de l’homme de science (ou de lettres) qui tenterait de soumettre le réel à ses théories. Au contraire, Tess se fie à ses instincts et agit de façon juste, et ce même si elle finit par mourir condamnée. En outre, son appréhension poétique des choses la conduit à envisager la nature comme un mystère, ce qui contribue à faire d’elle une figure du poète romantique, celui-là même que vise Zola dans son essai et que Hardy, au contraire, semble valoriser dans son roman. L’appréhension poétique de la vie par Tess est opposée à l’approche rationnelle ou scientifique d’Angel : Tess touche à la « vérité vraie » là où Angel se trompe, ce qui suggère que le rapport de Hardy à la science se situe dans une perspective bien plus romantique que naturaliste[15].
 
C’est d’ailleurs bien à un traitement poétique que Hardy, conformément à ce qu’il énonce dans The Science of fiction, soumet les découvertes darwiniennes qui le marquent profondément : loin de se livrer à un exercice de mise en intrigue de la théorie darwinienne, il en intègre des éléments dans une recréation toute personnelle. Les textes de Darwin apparaissent d’abord comme des intertextes, des réservoirs d’images, des objets de questionnement, parfois réinvestis dans une perspective purement poétique[16]. Il en va ainsi d’une description d’oiseaux qui semble directement puisée dans The Voyage of the Beagle. Lorsque Tess travaille à Flintcomb-Ash, elle aperçoit d’étranges oiseaux arrivant du pôle nord, face auxquels elle a une réaction de rejet :
 
[…] strange birds from the North Pole began to arrive silently on the upland of Flintcomb-Ash; gaunt, spectral creatures with tragical eyes – eyes which had witnessed scenes of cataclysmal horror in inaccessible polar regions of a magnitude such as no human being had ever conceived, in curdling temperatures that no man could endure; which had beheld the crash of icebergs and the slide of snow-hills by the shooting light of the Aurora; been half blinded by the whirl of colossal storms and terraqueous distortions; and retained the expression of feature that such scenes had engendered. These nameless birds came quite near to Tess and Marian, but of all they had seen which humanity would never see, they brought no account.[17]
 
Cette espèce d’oiseaux inconnue de nos contrées – « nameless » – est particulièrement inquiétante pour Tess et semble convoquée pour donner une vision de l’immense diversité du vivant à un moment où Tess pense à Angel, parti au Brésil, autre terre lointaine et inconnue qui l’inquiète. Mais cette espèce effrayante apparaît aussi à un moment de grande détresse de Tess, qui travaille seule et abandonnée dans le froid hivernal. Lorsque la nature est dysphorique dans le roman, c’est toujours en résonance avec les malheurs de Tess : il ne s’agit pas ici de donner une vision négative ou positive du milieu, mais plutôt de motiver poétiquement les descriptions, dans la tradition du paysage état d’âme. En outre, l’apparition de ces oiseaux ne leur enlève pas leur part de mystère, ils gardent tout leur secret – « they brought no account ». Hardy s’attache à souligner la part de mystère qui subsiste dans l’existence et dans le vivant. L’importance qu’il accorde au hasard et son utilisation récurrente dans la construction même du roman vont également dans ce sens, puisqu’ils semblent trahir un refus du déterminisme et de la loi, suggérant qu’on ne saurait expliquer scientifiquement la logique mystérieuse d’un destin. Ainsi, par deux fois, Tess est précipitée dans le malheur parce que ses lettres ne parviennent pas à Angel[18]. De même, le narrateur souligne que si Tess et Angel s’étaient rencontrés tout au début du roman, le malheur aurait pu leur être épargné :
 
Enough that in the present case, as in millions, it was not the two halves of a perfect whole that confronted each other at the perfect moment; a missing counterpart wandered independently about the earth waiting in crass obtuseness till the late time came. Out of which maladroit delay sprang anxieties, disappointments, shocks, catastrophes, and passing-strange destinies.[19]
 
Un pur « retard » a entraîné toute une série de malheurs, est venu briser toute une belle chaine de causalité. Hardy use des hasards, retards et autres contretemps pour introduire du jeu dans le déterminisme et affirmer son arbitraire de romancier dans la construction du roman.
 
Une conception darwinienne de la nature ? Organisme et énergie
La théorie darwinienne a pu être considérée comme étant fondée sur une représentation mécaniste de la nature. Ainsi, Philippe Solal[20] évoque le « mécanisme darwinien » et explique que Darwin évacue toute idée de finalité de sa représentation de la nature, la sélection naturelle étant conçue comme un pur mécanisme, sans finalité, sans intention et sans planification. Selon lui, seul le langage de Darwin reste marqué par l’idée de finalité mais cela ne recouvre en rien sa conception de la nature. Il cite ainsi The Origin of Species : « I mean by Nature, only the aggregate action and product of many natural laws, and by laws the sequence of events as ascertained by us »[21]. Cependant, la notion de loi, par laquelle Darwin définit la nature, n’est pas incompatible avec une conception organiciste, Robert J. Richards insiste au contraire sur la proximité de Darwin avec la science romantique, qui repose sur la notion d’organisme : « […] his Romantic assumptions led him to portray nature as organic, as opposed to mechanistic, and to identify God with nature, or at least to reanimate nature with the soul of the recently departed deity. »[22]. Richards s’appuie essentiellement sur une étude de l’imaginaire darwinien dans The Voyage of the Beagle, marqué par l’influence de Humboldt, tenant d’une conception organiciste de la nature, dont il affirme en outre qu’elle est intelligente et morale, et qu’elle agit pour le bien de la création.
 
L’image de l’organisme et de son animation par une force naturelle est en tout cas présente chez Darwin, et c’est bien cette représentation de la nature que l’on trouve à l’oeuvre chez Hardy. La métaphore de l’organisme apparaît explicitement dans Tess of the d’Urbervilles pour rendre compte de la nature comme un Tout, mais aussi de l’unité de la nature humaine inscrite dans ce Tout. Ainsi, l’idée que la nature est un organisme universel comprenant tout le vivant – végétal, animal, humain – fait la beauté du vivant pour Hardy, comme le montre ce commentaire du narrateur lorsque Tess accompagne des employés de Tantridge à Chaseborough :
 
They followed the road with a sensation that they were soaring along in a supporting medium, possessed of original and profound thoughts, themselves and surrounding nature forming an organism of which all the parts harmoniously and joyoulsy interpenetrated each other. They were as sublime as the moon and stars above them, and the moon and stars were as ardent as they.[23]
 
L’homme est en harmonie dans la nature et participe d’un organisme universel. L’adjectif « sublime » souligne le caractère fondamentalement poétique de cette harmonie universelle, montrant que la perception hardyenne de la nature est d’ordre esthétique. Là encore, l’influence de Darwin est patente, comme le confirment de récentes analyses qui soulignent le caractère poétique de la science darwinienne et insistent sur le regard émerveillé que Darwin porte sur le vivant. Le terme « organisme » réapparait plus loin, au moment où Tess connait ses jours les plus heureux en tant qu’employée de laiterie à Talbothays. En effet, les femmes qui y travaillent sont unies entre elles et l’organisme qualifie alors la nature humaine, ou plutôt féminine : « The differences which distinguished them as individuals were asbstracted by this passion, and each was but portion of one organism called sex »[24]. Ce qui semble fasciner Hardy dans les découvertes darwiniennes, c’est donc avant tout l’unité du vivant et l’inscription de l’humain dans le règne naturel, qui le rapproche du végétal et de l’animal. L’image végétale, notamment, sert à qualifier l’homme ainsi qu’en témoignent les pas des danseurs à Chaseborough forment « a sort of vegeto-human pollen »[25]. La marche des hommes dans la nature donne lieu à de véritables tableaux dans lesquels se mêlent harmonieusement les différents éléments de la nature :
 
[…] the erratic motions seemed an inherent part of the irradiation and the fumes of their breathing a component of the night’s mist; and the spirit of the scene, and of the moonlight, and of Nature seemed harmoniously to mingle with the spirit of wine.[26]
 
Le terme-clé de tous ces passages est l’harmonie, qui implique une vision euphorique de la nature. Le constat de Robert J. Richards à propos de Darwin pourrait ainsi s’appliquer parfaitement à Hardy : « The nature that Darwin experienced was a cosmos, in which organic patterns of land, climate, vegetation, animals and humans were woven into a vast web pulsating with life »[27]. La nature hardyenne est cosmique et animée du « great passionate pulse of existence »[28]. On retrouve dans Tess, de façon récurrente, l’expression imagée d’une force qui meut la nature, la traverse comme elle traverse les êtres. Ainsi Tess est-elle fréquemment comparée à une plante remplie de sève : « some spirit within her rose automatically as the sap in the twigs »[29]. Ce « spirit » traverse également Angel au contact de la nature, mais Hardy emploie cette fois le terme Life[30]. L’influence vitaliste, encore très présente dans l’air du temps à la fin du XIXème siècle, semble se combiner ici à l’influence darwinienne, puisque la sélection naturelle agit comme une force orientée vers le progrès et même la perfection de l’espèce[31]. L’interprétation nietzschéenne de la sélection naturelle, cette « volonté de puissance » qui se meut sans but et sans intention, n’est pas celle de Hardy, qui insiste au contraire sur l’idée de finalité. Pour lui, l’« énergie » qui traverse les êtres est bien la preuve d’un telos à l’oeuvre dans la nature, comme le montre le passage où Tess, quittant Marlott après la mort de son enfant, est mue par « The irresistible, universal, automatic tendency to find sweet pleasure somewhere […] »[32] ; ou encore celui où elle finit par accepter d’épouser Angel et se sent alors entrainée à nouveau par une force :
 
The  »appetite for joy », which pervades all creation, that tremendous force which sways humanity to its purpose, as the tide sways the helpless weed, was not to be controlled by vague lucubrations over the social rubric.[33]
 
L’expression « appetite for joy » est présentée comme une citation, mais peut-être faut-il y voir un procédé de soulignement car elle n’apparait que dans Tess. L’adjectif « tremendous » pourrait quant à lui être traduit par l’adjectif « formidable » : il est bien question ici d’une force formidable – et non pas effrayante – qui se répand dans la création et l’emporte vers son but.
 
L’homme, la femme et l’animal dans l’organisme universel
Hardy s’interroge particulièrement sur la place de l’homme dans la nature et enrichit sa conception globalement darwinienne de la nature par son imaginaire personnel. Ainsi, dans le grand organisme vivant, la femme occupe pour Hardy une place toute particulière. Si l’on a pu reprocher à Darwin d’avoir été influencé par la morale de son temps dans les développements qu’il consacre à la femme dans The Descent of Man[34], Hardy semble bien avoir hérité de cette morale – la femme est plus proche de la nature que l’homme – mais elle ne semble pas reposer chez lui sur les mêmes soubassements idéologiques. En effet, Hardy insiste sur l’union de la nature et de la femme, qui semblent constamment fusionner. Ainsi, lorsque Tess participe à la moisson à Marlott, le narrateur commente le travail des femmes en ces termes :
 
[…] the charm which is acquired by woman when she becomes part and parcel of outdoor nature and is not merely an object set down therein as at ordinary times. A field-man is a personality afield; a field-woman is a portion of the field; she has somehow lost her own margin, imbibed the essence of her surrounding, and assimilated herself with it.[35]
 
La femme, lorsqu’elle travaille aux champs, devient « partie intégrante » de la nature. Le narrateur souligne « le charme » que cela produit, posant ici encore un regard esthétique sur la nature. Cette remarque doit être rapprochée des critiques hardyennes de la société industrielle, et notamment de la précarisation des conditions du travail agricole, qui aurait rompu selon lui le contact entre l’homme et la nature. Ainsi, dans l’essai The Dorsetshire Labourer, qu’il consacre en 1883 à la situation des travailleurs agricoles dans le Dorset, Hardy souligne que les travailleurs sans terre sont devenus des « oiseaux de passage » qui ont « perdu contact avec leur environnement »[36]. L’inscription de la femme dans la nature est positive pour Hardy, comme en témoigne notamment le destin de Sue dans Jude l’Obscure : ses malheurs proviennent du fait qu’elle est véritablement une femme dé-naturée. Tess est au contraire absolument femme en tant qu’elle se fond dans la nature, fusionne avec elle, incarne une vie naturelle, même si cela la condamne aux yeux de la société. Lorsqu’elle marche jusqu’à Flintcomb-Ash, elle est « a figure which is part of the landscape »[37]. On retrouve la même image lorsque Tess arpente les alentours de Marlott pendant sa grossesse : « On these lonely hills and dales her quiescent glide was of a piece with the element she moved in. Her flexuous and stealthy figure became an integral part of the scene »[38]. Ces épisodes où Tess vit au rythme de la nature la régénèrent et relancent son destin dans une dynamique positive.
 
Tess vit également en harmonie avec les animaux, qu’elle considère explicitement comme ses égaux : lorsqu’elle découvre des oiseaux blessés et agonisants, elle n’hésite pas à abréger leurs souffrances et ne comprend pas comment les hommes ont pu s’en prendre à « their weaker fellows in Nature’s teeming family »[39]. Son attitude est la même au moment de la mort du cheval Prince, dont elle se sent responsable, allant jusqu’à se considérer comme une meurtrière. Sa compassion à l’égard des animaux découle de sa conscience d’appartenir comme eux à l’organisme universel de la nature. En ce sens, Jude apparaitra comme un double masculin de Tess, puisque l’un des tous premiers épisodes de Jude The Obscure montre le jeune Jude incapable d’accomplir le travail pour lequel il est payé : chargé de chasser les moineaux qui viennent manger les fruits d’un paysan, il ne peut se résoudre à chasser ses semblables[40]. La compassion des personnages hardyens envers les animaux est une idée que l’auteur puise chez Darwin, comme on peut lire dans The Life of Thomas Hardy :
 
Few people seem to perceive fully as yet that the most far-reaching consequence of the establishment of a common origin of all species is ethical; that it logically involved a readjustment of altruistic morals by enlarging as a necessity of rightness the application of what has been called « The Golden Rule » beyond the area of mere mankind to that of the whole animal kingdom.[41]
 
La découverte d’une origine commune des espèces implique avant tout, pour Hardy, une nécessité éthique : l’homme doit considérer l’animal comme son semblable. C’est bien ce que fait Tess et c’est également l’attitude de ses parents, dès le début du roman, avec leur cheval. Par un procédé d’anthropomorphisation, Hardy souligne l’égalité de l’homme et de l’animal, ou plutôt le respect des populations rurales pour les animaux. L’enterrement du cheval Prince donne ainsi lieu à un passage singulièrement comique : l’instant est grave puisque la famille a perdu son principal moyen de subsistance, mais elle semble éprouver une peine véritable si bien que John Durbeyfield enterre Prince dans les règles, après avoir refusé de le vendre pour sa viande :
 
He worked harder the next day in digging the grave for Prince in the garden than he had worked for months to grow a crop for his family. When the hole was ready, Durbeyfield and his wife tied a rope round the horse and dragged him up the path towards it, the children following in funeral train.[42]
 
Enterré dans le jardin, le cheval est intégré à l’espace familial. Dans un mode de vie rural traditionnel, nul besoin en effet de rappeler le principal enseignement de la théorie darwinienne ; les populations rurales sont régies par une forme d’éthique que valorise Hardy. Mais dans Tess, il souligne de façon obsessionnelle le recul des sociétés rurales traditionnelles dans le contexte de la Révolution industrielle, qui rend nécessaire un rappel des devoirs de l’homme envers l’animal. La compassion de Tess, dans ce contexte, peut paraître inadaptée – celle de Jude, de façon plus remarquable, le condamne à perdre son travail – alors qu’elle est naturelle et juste.
 
La lutte pour l’existence : les enjeux des sélections naturelle et sexuelle
L’enjeu éthique des découvertes darwiniennes, que Thomas Hardy souligne à l’exemple des relations entre l’homme et l’animal, s’exprime également avec force à propos des relations humaines. En effet, la théorie darwinienne a immédiatement suscité un débat portant sur son applicabilité à l’homme, débat dans lequel Darwin est intervenu en consacrant The Descent of Man, and Selection in relation to Sex à l’évolution humaine. Il s’agissait pour lui de concilier sa théorie de la sélection naturelle avec le constat que les sociétés humaines ne sont pas (seulement) fondées sur les lois qui régissent la nature puisqu’elles se sont données des lois propres : la religion, la morale, etc. Ainsi, par exemple, les sociétés humaines ont toujours pris en charge les plus faibles – les inadaptés – car les instincts altruistes ont été sélectionnés dans l’évolution humaine pour le bien de l’espèce. Il explique alors que la spécificité de l’évolution humaine est d’avoir sélectionné des instincts sociaux au bénéfice de la survie de la communauté et au détriment de la survie d’un seul. Autrement dit, la loi de la sélection naturelle aurait été largement infléchie dans l’évolution humaine. Si Darwin se borne à analyser le passé, d’autres évolutionnistes utilisent ses analyses pour penser le devenir de la société humaine ; globalement deux théories s’opposent : pour Spencer, la société doit se fonder sur la sélection naturelle et favoriser les plus forts, alors que d’autres, comme Huxley, pensent que la société doit se construire en s’opposant à la nature. Ainsi, dans Evolution and Ethics, il écrit : « That which lies before the human race is a constant struggle to maintain and improve, in opposition to the State of Nature, the State of Art of an organized policy »[43].
 
Hardy répond à Darwin et à ses successeurs en mettant cette problématique au centre de son roman : la vie en société est-elle/doit-elle être régie par les lois naturelles ? Sa réponse est parfaitement originale puisque les romans hardyens proposent à la fois un constat assez pessimiste – la société contemporaine semble bien régie par les lois de la sélection darwinienne – et un appel plus optimiste à une refondation de la société sur le modèle réel de la nature. Ainsi, les histoires hardyennes peuvent souvent se résumer à une mise en intrigue de la célèbre formule darwinienne de « lutte pour l’existence ». A l’anthropomorphisation des animaux répond l’animalisation de Tess, souvent décrite comme un animal[44], et dont les relations avec les autres sont exprimées à travers la métaphore structurante de la chasse. Comparée à une « hunted soul »[45], Tess passe en effet son temps à fuir les hommes qui la poursuivent comme une proie. Le motif de la sélection sexuelle – la lutte des mâles pour les femelles – donne lieu à l’une des parties les plus sombres du roman. Mais tout se passe comme si Tess était inadaptée à la lutte, voire s’y refusait. Comme Jude, elle semble porteuse de valeurs qui ne lui permettent pas de s’adapter à son environnement, ce qui en termes darwiniens revient à un échec dans la lutte pour l’existence. Ainsi, lorsqu’elle est rejetée par Angel après lui avoir avoué son passé, le narrateur suggère que Tess aurait pu retenir ce dernier si elle avait voulu lutter. Il souligne alors sa « resignation »[46], qui revient comme un leitmotiv pour expliquer son comportement. Cette résignation est explicitement liée à une forme de fatalisme populaire, comme si la capacité d’adaptation à la lutte se situait du côté des élites montantes de la bourgeoisie : Alec, qui séduit Tess (dans la bien nommée forêt de la Chasse), la poursuit tout au long du roman, et parvient finalement à la faire revenir à lui. Il semble parfaitement adapté à son environnement. L’attitude de Tess face à la lutte est remarquable également dans l’épisode de Talbothays, où elle se retrouve de facto en compétition avec d’autres femmes pour obtenir l’amour d’Angel. Significativement, Tess – qui estime que le mariage n’est plus pour elle – se refuse à entrer dans la lutte, même si elle s’impose naturellement comme l’élue d’Angel. En fait, si toutes les employées de la laiterie soupirent pour lui, la compétition chez les femmes est atténuée par une solidarité derrière laquelle se cache une forme de résignation. Tout se passe comme si la nature nous enseignait d’une part le fatalisme – Hardy évoque ainsi « […] the fatalistic convictions common to field-folk and those who associate more extensively with natural phenomena than with their fellow-creatures […] »[47] – et d’autre part, une vie en accord avec la loi de solidarité que Hardy semble privilégier dans sa représentation de la nature. Si Darwin fait reposer la lutte pour l’existence sur les principes complémentaires de la compétition et de la solidarité, Hardy semble placer la compétition du côté de la société et la solidarité du côté de la nature. Il inverse ainsi les termes du débat de son temps puisque la place de la compétition est souvent surévaluée dans la théorie darwinienne de la nature tandis que la solidarité y considérée comme un instinct purement social. Dans l’interprétation que donne Hardy de la lutte pour l’existence, il semble au contraire que la société doive se refonder sur le modèle d’une nature conçue comme totalité solidaire, pour contrer les effets dévastateurs, sur la vie et les sociétés humaines, de la révolution industrielle, de la religion, ou encore de la morale.
 
Les femmes – et sur ce point l’imaginaire romantique de Hardy s’accorde avec les analyses darwiniennes[48] – sont chargées de répandre les valeurs naturelles d’altruisme et d’amour. Les actions de Tess sont donc toujours motivées par l’amour, qu’il s’agisse de celui qu’elle porte à sa famille et qui la conduit à retourner vers Alec pour les aider ou de celui qu’elle porte à Angel, qui la mène jusqu’au meurtre. Au contraire, les hommes du roman représentent deux types de perversion de la loi naturelle qui sont révélateurs du fonctionnement de l’Angleterre victorienne : Alec met en application exclusivement le principe de compétition tandis qu’Angel, par un excès de rationalisme et par ses préjugés, s’éloigne lui aussi des instincts naturels de solidarité et d’altruisme. Ainsi, si Hardy thématise bien les principes de sélection naturelle et sexuelle, il insiste aussi sur le rôle nécessaire de l’instinct altruiste dans l’évolution. Selon lui, la nature est principalement régie par la solidarité, comme en témoigne l’univers des femmes proche de la nature, alors que le monde triomphant des hommes est régi par la compétition. C’est à travers le personnage d’Angel qu’il thématise la possibilité de se rapprocher de la nature, de la prendre modèle pour régénérer la société.
 
Talbothays, ou le modèle de la nature
L’épisode de Talbothays se présente à bien des égards comme une mise à l’épreuve de la croyance en une possible régénération de la société par le modèle naturel. En effet, Angel s’y rend pour faire l’expérience de la vie rurale car il projette de devenir fermier. Il y rencontre Tess et découvre avec elle l’amour vécu en accord avec la nature. La période vécue à Talbothays est celle du plus grand bonheur pour Angel comme pour Tess, car leur vie y est totalement en harmonie avec le rythme de la nature. Après la mort de son enfant, c’est un véritable renouveau pour Tess :
 
Tess had never in her recent life been so happy as she was now, possibly never would be so happy again. She was, for one thing, physically and mentally suited among these new surroundings. The sapling which had rooted down to a poisonous stratum on the spot of its sowing had been transplanted to a deeper soil.[49]
 
La comparaison récurrente de Tess avec un végétal réapparait ici de façon particulièrement intéressante : Tess a été transplantée, ramenée à la vie naturelle comme par une greffe qui aurait réussi. Enracinée profondément dans une terre meilleure, elle trouve le bonheur. Il est donc possible de se greffer dans un espace naturel pour y refonder sa vie. Pour Hardy, l’enracinement est la condition du bonheur. Dans The Dorsetshire Labourer comme dans Tess of the D’Urbervilles, les migrations imposées aux travailleurs agricoles par les exigences de la Révolution industrielle mettent à mal un mode de vie traditionnel, fondé sur l’ancrage dans un milieu donné. Pour Tess, le malheur fait retour lorsqu’elle est obligée de quitter à nouveau la terre où elle était enracinée et se trouve condamnée à l’errance. Pour Angel, la greffe semble opérer également puisqu’il découvre à Talbothays une vie nouvelle, qui lui fait découvrir la vanité de la vie qu’il avait connue auparavant, et le guérit de « […] the chronic melancholy which is taking hold of the civilized races with the decline of belief in a beneficient Power. »[50], liée ici à une perte de la foi qui semble pouvoir être compensée par une fois en la nature, dont il découvre les « voix » :
 
He grew away from old associations and saw something new in life and humanity. Secondarily, he made close acquaintance with phenomena which he had before known but darkly – the seasons in their moods, morning and evening, night and noon, winds in their different tempers, trees, waters and mists, shades and silences, and the voices of the inanimate things.[51]
 
Paradoxalement, Angel découvre en un mode de vie rural ancestral « something new in life and humanity » pour lui. L’enseignement qu’il tire de son expérience est profond et touche à sa conception même de l’existence. L’harmonie qu’il trouve dans la nature est une question de rythme et de déroulement temporel : vivant au rythme de la nature, il retrouve son énergie en même temps que sa place dans le grand organisme du vivant. Le regard que pose Angel sur les habitants de Talbothays, Tess et ses comparses, est analytique. L’enjeu de ses réflexions est constitué par l’opposition entre nature et culture, comme on le voit dans le passage suivant :
 
Her unsophisticated open-air existence required no varnish of conventionality to make it palatable to him. He held that education has as yet but little affected the beats of emotion and impulse on which domestic happiness depends. It was probable that in the lapse of ages, improved systems of moral and intellectual training would appreciably, perhaps considerably, elevate the involuntary and even the unconscious instincts of human nature; but up to the present day, culture, as far as he could see, might be said to have affected only the mental epiderm of those lives which had been brought under its influence. This belief was confirmed by his experience of women, which, having latterly been extended from the cultivated middle class into the rural community, had taught him how much less was the intrinsic difference between the good and wise woman of one social stratum and the good and wise woman of another social stratum than between the good and bad, the wise and the foolish, of the same stratum or class..[52]
 
Hardy place son lecteur à l’intérieur des pensées d’Angel, qui oppose le mode de vie de la « cultivated middle class » à celui de la « rural community » pour en déduire que, à ce moment au moins de l’histoire humaine, la culture ne saurait dépasser une vie guidée par des « mouvements naturels », impulse. Tout le passage consacré à la vie de Tess et d’Angel à la laiterie est caractérisé par une réciprocité parfaite des forces qui animent la nature et des sentiments qui agitent les deux amants, l’inscription harmonieuse de leur amour dans la nature étant constamment souligné. Si cet amour échoue à s’inscrire dans la durée, le narrateur souligne pourtant qu’il est en accord avec la nature et que seules les convenances sociales l’ont condamné à l’échec.
 
Dans cet épisode, et dans son traitement général de la nature, Hardy adopte une position claire et originale au sein des débats du darwinisme social : pour lui, la nature est bien un modèle aux lois de laquelle la société devrait être soumise. Mais ce qui le sépare de Spencer par exemple, c’est sa conception même de la nature, dont on a vu qu’elle était fondée sur l’harmonie et la solidarité. S’il évoque parfois la « cruel Nature’s law »[53], qui repose en effet sur une âpre sélection, le bonheur ne saurait cependant être trouvé hors d’une acceptation de ces lois.
 
Le temps long de l’évolution et l’agrandissement du monde
Dans le roman, les personnages échouent à refonder la vie et la société sur la nature à cause de leurs préjugés, mais il ne faudrait y voir la preuve d’un pessimisme radical. En effet, Hardy découvre également avec Darwin et les découvertes géologiques que l’évolution humaine se situe dans un temps long, et que la situation de la société contemporaine est à relativiser. Le destin des personnages se déroule dans un lieu marqué par la profondeur de l’histoire, comme l’a bien montré Isabelle Gadoin dans un article sur The Woodlanders :
 
Comme chez Darwin enfin, cette théorie hardyenne de l’évolution se développe comme pensée historique sur l’origine et le devenir des êtres, et le paysage semble garder mémoire des diverses variations d’une même espèce à travers le temps, dans tous ces fossiles de plantes disparues qui parsèment les bois et que l’on pourrait littéralement nommer « the vestiges of creation » (…) Le paysage de Hardy est un paysage toujours habité par le souvenir des disparus, qui vient hanter les promeneurs dès la toute première page.[54]
 
Hardy ne cesse en effet de nous rappeler à la petitesse d’une existence humaine dans l’immensité des générations qui se sont succédées sur terre, mais aussi qui s’y succèderont après nous. Ainsi, Tess remonte à Marlott « a street laid out before inches of land had value, and when one-handed clocks sufficiently subdivided the day »[55], mais elle est également faite prisonnière à Stonehenge, temple des vents ayant traversé l’histoire. Si cette profondeur historique peut être vue comme une invitation à abandonner une perspective ethnocentriste – et Tess en a particulièrement conscience[56] – elle indique aussi la possibilité de changer lentement mais profondément le monde. Ainsi, l’avenir de l’évolution est inconnu et laisse l’homme libre d’agir pour inverser le cours de l’histoire. L’évocation des origines de l’humanité – à travers Stonehenge par exemple – va de pair chez Hardy avec la croyance en un recommencement possible, en une régénération toujours possible de l’humanité. Le motif édénique intervient ainsi comme un leitmotiv dans le roman, plus particulièrement lorsque Tess et Angel vivent librement leur amour à Talbothays ainsi qu’à la fin du roman[57]. Hardy ajoute à l’idée darwinienne d’une évolution longue de l’espèce humaine une croyance en un temps cyclique, articulé sur le temps naturel, qui rend toujours possible une refondation de la société.
 
Ainsi, la théorie de l’évolution peut être lue comme une promesse comme en témoignent ces mots de Hardy lui-même dans The Life of Thomas Hardy :
 
Altruism, or the Golden Rule, or Whatever ‘Love your Neighbour as Yourself’ may be called, will ultimately be brought about, I think, by the pain we see in others reacting on ourselves, as if we and they were part of one body.[58]
 
Le « méliorisme » de Thomas Hardy se fonde explicitement sur une conception de la nature et de la place de l’homme en son sein qui va de pair avec une foi dans le progrès à venir. Tess of the D’Urbervilles peut en effet se lire comme une invitation à l’action, ou à la réaction, face à l’orientation qu’a prise la société. Le geste meurtrier de Tess peut être interprété en ce sens, comme une révolte, et s’il la condamne, il ouvre la possibilité d’une nouvelle vie, figurée par le couple formé par Angel et Liza-Lu, dont le dernier chapitre représente l’ascension. En outre, Angel a été converti à l’amour par Tess : ses qualités humaines, naturelles, ont fait d’elle l’« agent d’un changement »[59] dans le roman. Son inadaptation à son milieu, qui l’a conduite à la mort, est liée aux circonstances, mais Hardy la présente comme étant porteuse de ces qualités que l’évolution sera peut-être amenée à sélectionner et à faire triompher à l’avenir.
 
L’immensité du monde, la diversité du vivant, sont également des promesses pour Hardy, qui y voit une invitation à relativiser les lois morales et sociales en les replaçant dans un contexte mondial. Ainsi, Angel ne comprend l’erreur où l’a conduite la petitesse de ses convictions que lorsqu’il rencontre un homme qui a beaucoup voyagé au Brésil :
 
[…] to his cosmopolitan mind such deviations from the social norm, so immense to domesticity, were no more than are the irregularities of vale and mountain-chain to the whole terrestrial curve.[60]
 
La découverte d’une profonde diversité des espèces et de leur origine pourtant commune offre la possibilité de découvrir d’autres modes d’organisation de la société. L’échec d’Angel à s’installer au Brésil ne signifie pas qu’on ne saurait trouver de secours dans le vaste monde ; bien au contraire, c’est au Brésil qu’il découvre la profondeur de son erreur.
 
Les théories de Darwin apportent un profond changement de perspective sur l’existence humaine, dont Hardy souligne l’impact positif. Dans Tess of the D’Urbervilles, il revient sur les grands aspects de la théorie darwinienne pour les mettre à l’épreuve de son imaginaire. Prenant part au débat scientifique et philosophique qui agite l’Angleterre victorienne, il propose une vision de la nature comme organisme vivant mû par la solidarité et non seulement par la compétition. Il invite ainsi à prendre en considération les implications éthiques du darwinisme, faisant de Tess un personnage idéaliste, apôtre d’une conception de la société et de la vie fondée sur l’altruisme, grâce auquel toutes les parties du grand organisme qu’est l’univers peuvent être unies. La vision hardyenne du monde mêle subtilement les acquis de la science moderne aux croyances romantiques. Si Hardy est conscient des cruelles implications de la théorie de l’évolution, comme par exemple l’athéisme, il est aussi convaincu que « la mort de Dieu » rend l’homme pleinement responsable de l’avenir de l’évolution des sociétés humaines. En ce sens, la théorie de l’évolution, dans la mesure où elle s’accompagne d’une profonde croyance en la nature, peut et doit devenir l’instrument d’une refondation de la société.
 
 
 ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 


[1] William Archer, Real conversations, London, 1904, p.46-47. L’auteur attribue les propos suivants à Hardy : « Mon pessimisme – s’il s’agit de pessimisme – ne signifie pas que j’affirme que le monde va à vau-l’eau… Au contraire, ma philosophie pratique est clairement mélioriste. Que sont mes livres si ce n’est un même plaidoyer contre « l’inhumanité de l’homme envers l’homme », la femme, et les animaux inférieurs ?… Quels que soient le bien ou le mal qui sont inhérents à la vie, il est certain que les hommes la rendent bien pire qu’elle n’a besoin d’être… » (ma traduction)
[2] L’ouvrage Evidence as to Man’s Place in Nature, paru en 1863, est déjà consacré à l’évolution humaine, bien avant la parution de The Descent of Man en 1871.
[3] L’expression « survival of the fittest » est l’interprétation que donne Spencer de la sélection naturelle dans l’ouvrage Principles of Biology, 1864. Spencer s’attache à appliquer les découvertes biologiques de Darwin à la vie en société.
[4] Parmi l’abondante littérature consacrée à ce sujet, voir George Levine, Darwin and the Novelists : Patterns of Science in Victorian Fiction, Chicago, London, University of Chicago Press, 1991; Gillian Beer, Darwin’s plots, Evolution in Darwin, George Eliot, and Nineteenth-Century Fiction, Cambridge, Cambridge University Press, 2000; John Glendening, The Evolutionary Imagination in Late -Victorian Novels, Aldershot, Burlington, Ashgate, 2007.
[5] Tess d’Urberville, traduit de l’anglais par Madeleine Rolland, Paris, Librairie générale française, coll. « Les Classiques de Poche », 1995, p. 149.
[6] Dans The Romantic conception of life, Science and Philosophy in the Age of Goethe (Chicago and London, University of Chicago Press, 2002), Robert J. Richards présente Darwin comme un héritier de la Naturphilosophie allemande et fait de lui un scientifique romantique. George Levine, dans Darwin loves you, Natural Selection and the Re-Enchantment of the World (Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2008), fait le même constat et tente également de revenir au texte de Darwin pour souligner la positivité de sa conception de la nature.
[7] Zola, Le Roman expérimental, Paris, édition Charpentier, 1881, p. 1.
[8] Ibid, voir p.8 : « En somme, toute l’opération consiste à prendre les faits de la nature, puis à étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s’écarter des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance de l’homme, la connaissance scientifique de son action individuelle et sociale. »
[9] Voir Hardy, The Science of Fiction, in Thomas Hardy : Selected Poetry and Non-Fictional Prose, edited by Peter Widdowson, Houndmills, Basingstoke, Hampshire and London, Macmillan, 1997, p. 261. Ma traduction : elle « ne peut avoir aucune part que ce soit dans la construction d’une histoire »
[10] L’expression, chère à Zola, est en français dans le texte.
[11] Hardy, The Science of Fiction, op. cit., p. 264 : « une faculté d’observation informée par un coeur sensible » (ma traduction).
[12] Ibid. : « sensibilité en sympathie avec la vie dans toutes ses manifestations » (ma traduction).
[13] Je renvoie ici aux analyses d’Isabelle Gadoin dans « The Woodlanders : pur darwinisme ou « evolutionary meliorism » ? », Miranda, n°1, 2010. L’auteur évoque la satire des personnages de scientifiques chez Hardy et développe l’opposition entre une pensée rationnelle et une pensée magique, qui recouvre en partie l’idée de pensée poétique.
[14] Tess of the d’Urbervilles, p. 180. En français, édition citée plus haut, p. 193 : « Elle déborde de poésie… de poésie réalisée […] ».
[15] On rappellera seulement ici l’idéal romantique formulé par Schlegel dans les Kristische Fragmente : « Alle Kunst soll Wissenschaft, und alle Wissenschaft soll Kunst werden. » (« Tout art doit devenir science, et toute science doit devenir art », ma traduction). C’est en se référant à cet idéal que Robert J. Richards envisage Darwin comme un romantique.
[16] C’est également le cas pour la théorie de la dégénérescence, qu’Hardy n’applique pas pour expliquer le caractère de ses personnages, comme le fait par exemple Zola à la même époque, mais qu’il utilise comme un motif poétique inquiétant. En revanche, et de façon significative, Angel s’explique fréquemment le comportement de Tess par la théorie de la dégénérescence.
[17] Tess of the D’Urbervilles, Chicago, Penguin, coll. « Signet Classic », 1964, p. 306. En français, p. 314 : « A cette période d’humidité glacée succéda une autre période de gelée sèche où des oiseaux étranges, venant de par-delà le pôle Nord, apparurent silencieusement sur le plateau de Flintcomb-Adh : créatures décharnées et semblables à des spectres, avec des yeux tragiques, des yeux qui avaient contemplé des spectacles d’horreur et de cataclysme dans l’inconcevable grandeur de ces régions inaccessibles, sous des températures glaciales que nul être ne saurait endurer; qui avaient assisté au fracas des banquises et à l’éboulement des montagnes de neige à la lueur fulgurante de l’aurore boréale, qui avaient été à demi aveuglés par le tourbillon d’ouragans colossaux et de convulsions terraquées, et dont l’expression conservait encore le souvenir de pareilles visions. Ces oiseaux sans nom s’approchaient de Tess et de Marianne, mais ils ne révélaient rien de ce qu’ils avaient contemplé et que humanité ne connaitrait jamais. »
[18] Sa lettre d’aveu avant le mariage échoue sous un paillasson, tandis que sa dernière lettre à Angel quand il est au Brésil lui parvient trop tard.
[19] Tess of the d’Urbervilles, p.55. En français, p.70 : « Il suffit que, dans le cas actuel comme dans des millions d’autres, ne se rencontrèrent pas à la minute fatidique les deux moitiés d’un tout qui eût été parfait. L’une d’elles manquait, errant indépendante sur la terre et attendant dans un engourdissement stupide que le moment tardif arrivât. Et de ce retard maladroit devaient s’ensuivre inquiétudes, déceptions, amères souffrances et très étranges destinées. »
[20] Philippe Solal, « Darwin et la question de la finalité », in Miranda, N°1, 2010
[21] Ibid, p.5 : « Je n’entends par nature que l’action d’ensemble et le produit d’une multitude de lois naturelles, et par lois la séquence d’événements telle que nous l’avons vérifiée. » (ma traduction)
[22] The Romantic Conception of Life, op.cit., p.516 : « […] ses hypothèses romantiques le conduisirent à décrire la nature comme un organisme, par opposition à un mécanisme, et à identifier Dieu avec la nature, ou du moins à réanimer la nature au moyen de l’âme de la déité récemment disparue. » (ma traduction)
[23] Tess of the d’Urbervilles, p.80 (je souligne). En français, p.95 : « ils formaient avec la nature environnante un organisme dont toutes les parties se pénétraient avec une joyeuse harmonie. Ils étaient sublimes comme la lune et les étoiles qui les éclairaient et la lune et les étoiles partageaient leur ardeur »
[24] Tess of the d’Urbervilles, p.163 (je souligne). En français, p.177 : « La passion effaçait leurs différences individuelles et chacune n’était plus qu’une partie du même organisme féminin. ». Si l’on choisit une traduction plus fidèle au texte d’origine, il est question ici d’un « organisme que l’on appelle le sexe », et on voit que le sexe féminin est conçu comme un organisme solidaire.
[25] Tess of the d’Urbervilles, p.77. En français, p.92 : « une sorte de pollen à la fois végétal et humain »
[26] Tess of the d’Urbervilles, p.83. En français, p.98 : « les mouvements capricieux de leur marche semblaient faire partie de l’irradiation, les vapeurs de leur souffle produire le brouillard de la nuit, et la scène, le clair de lune, la nature, se mêler harmonieusement aux fumées de la boisson. »
[27] The Romantic conception of life, op.cit., p.525 : « La nature dont Darwin fit l’expérience était un cosmos, dans lequel des motifs organiques – terre, climat, végétation, animaux et humains – étaient tissés en une vaste toile battant du pouls de la vie » (ma traduction). Richards fait ici référence à l’expérience de Darwin pendant le voyage du Beagle.
[28] Tess of the d’Urbervilles, p.175. En français, p.188: « pouls puissant et passionné »
[29] Tess of the d’Urbervilles, p.116. En français, p.131 : « une énergie nouvelle la remplissait, montant, spontanée, comme la sève dans les ramilles ». L‘expression « some spirit », traduite en français par « énergie » peut renvoyer au vitalisme, mais surtout à l’expression d’une forme de mystère liée à cette force qu’il ne tente pas de rapprocher d’une théorie scientifique donnée.
[30] Tess of the d’Urbervilles, p.175
[31] Robert J. Richards cite ainsi L’Origine des espèces : « as natural selection works solely by and for the good of each being, all corporeal and mental endowments will tend to progress toward perfection. » (The Romantic conception of Life, p.537)
[32] Tess of the d’Urbervilles, p.120, en entier : « The irresistible, universal, automatic tendency to find sweet pleasure somewhere, which pervades all life, from the meanest to the highest, had at length mastered Tess. ». En français, p.120 : « l’irrésistible, l’universel instinct qui porte à trouver le bonheur ». L’adjectif « automatic », non traduit en français, renforce l’idée de loi universelle, qui « se répand » (pervades) dans tout le vivant.
[33] Tess of the d’Urbervilles, p.208 (je souligne). En français, p.220 : « cette force terrible qui entraine l’humanité vers le but assigné comme le courant entraine l’herbe impuissante »
[34] Dans le chapitre XIX de The Descent of Man, consacré aux « Caractères sexuels secondaires chez l’homme », Darwin décrit les caractéristiques physiques de la femme et affirme son infériorité par rapport à l’homme, aussi bien du point de vue physique qu’intellectuel. Être intermédiaire entre l’homme et l’enfant, elle apparaît également – entre les lignes cette fois – comme un être intermédiaire entre l’homme et l’animal.
[35] Tess of the d’Urbervilles, p.103 (je souligne). En français, p.119 : « le charme acquis par la femme quand elle devient partie intégrante de la nature et du grand air. Un homme qui travaille aux champs y est une personnalité distincte; une femme s’y confond; elle est, pour ainsi dire, sortie d’elle-même; elle est comme imprégnée de l’essence de ce qui l’entoure; elle s’y est assimilée. »
[36] The Dorsetshire Labourer, in Thomas Hardy : Selected Poetry and Non-Fictional Prose, op.cit., p.275-276 (ma traduction).
[37] Tess of the d’Urbervilles, chapter XLII
[38] Tess of the d’Urbervilles, p.101. En français, p.117 : « elle glissait d’un pas silencieux et tranquille en accordavec l’élément dans lequel elle se mouvait. Sa silhouette souple et furtive devenait partie intégrante du paysage. »
[39] Tess of the d’Urbervilles, p.297. En français, p.305 : « leurs frères sans défense, enfants comme eux de la féconde nature. »
[40] Jude The Obscure, London, Penguin Books, coll. « Penguin Classics », 1998, p.15 : « […] at length his heart grew sympathetic with the birds’ thwarted desires. They seemed, like himself, to be living in a world which did not want them »
[41] The Life of Thomas Hardy 1840-1928, Florence Emily Hardy, London, Macmillan & Co Ltd, 1962, p.349 : « Peu de gens semblent avoir pour l’instant compris complètement que la conséquence la plus importante del’établissementd’une origine commune de toutes les espèces est d’ordre éthique; que cela impliquait logiquement un réajustement de la morale altruiste en montrant la nécessité qu’il y avait à appliquer justement ce qui a été appelé « Le commandement » en l’étendant au-delà de la simple sphère humaine jusqu’au royaume animal tout entier. » (ma traduction)
[42] Tess of the d’Urbervilles, p.46. En français, p.60 : « Le lendemain il se donna plus de peine pour creuser une fosse à Prince qu’il ne s’en était donné pendant des mois pour faire pousser la récolte de la famille. Quand le trou fut prêt, Durbeyfield et sa femme attachèrent une corde autour du cheval et le tirèrent jusque-là sur le sentier, tandis que les enfants suivaient en convoi funèbre. »
[43] Cité par George Levine, Darwin loves you, op.cit., p.51: « Ce qui attend la race humaine, c’est une lutte constante pour maintenir et améliorer, contre l’Etat de Nature, l’Etat de l’Art d’une politique organisée. » (ma traduction)
[44] Semblable à un « wild animal » (293), elle est par exemple décrite aussi comme un « leopard » (204), et de manière générale, la sensualité de Tess, sa façon d’agir en conformité avec les lois de la nature, la rapprochent explicitement de l’animal dans le roman.
[45] Tess of the d’Urbervilles, p.295. En français, p.303 : « pauvre âme traquée »
[46] Tess of the d’Urbervilles, p.280
[47] Tess of the d’Urbervilles, p.220. En français, p.232 : « les convictions fatalistes communes aux campagnards et à ceux qui sont plus souvent en contact avec les phénomènes de la nature qu’avec leurs semblables »
[48] Voir le chapitre XIX de La Descendance de l’homme, Paris, Complexe, 1981, traduction de E. Barbier, sur les « Caractères sexuels secondaires chez l’homme », p.616 : « la femme déploie à un éminent degré sa tendresse à l’égard de ses enfants, par suite de ses instincts maternels; il est vraisemblable qu’elle puisse les étendre jusqu’à ses semblables. »
[49] Tess of the d’Urbervilles, p.145. En français, p.160 : « De longtemps, Tess n’avait été aussi heureuse; peut-être ne devait-elle jamais l’être à ce point! D’abord, elle était faite au physique et au moral pour ce qui l’entourait. Le jeune arbre, qui avait pris racine dans la couche empoisonnée où on l’avait semé, avait été transplanté dans une terre plus profonde. »
[50] Tess of the d’Urbervilles, p.135. En français, p.149 : « la mélancolie chronique qui s’empare des races civilisées avec le déclin de la foi en une puissance bienfaisante (…) ». Cette expression apparaît comme une autre formulation du célèbre « ache of modernism » (p.140) que décrit Hardy.
[51] Tess of the d’Urbervilles, p.135. En français, p.149 : « Il se détacha des anciens souvenirs et découvrit quelque chose de nouveau dans la vie et dans l’humanité. Il fit de près connaissance avec les phénomènes dont il avait jusque-là une idée fort imprécise: les saisons et leurs modes, le matin et le soir, la nuit et le plein midi, les vents et leurs humeurs diverses, les arbres, les eaux et les vapeurs, les ombres et les silences et les voix des choses inanimées. »
[52] Tess of the d’Urbervilles, p.182. En français, p.194 : « Cette vie au grand air, pure et naïve, n’avait besoin d’aucun vernis conventionnel pour lui plaire. Il considérait que l’éducation n’avait eu jusqu’ici que peu d’influence sur les émotions et les mouvements naturels dont dépend le bonheur domestique. Il pouvait se faire que, dans le cours des âges, des systèmes perfectionnés arrivassent à élever et transformer les instincts involontaires et même inconscients de la nature humaine; mais, en attendant, la culture lui paraissait n’avoir guère atteint que l’épiderme mental des êtres qu’elle avait touchés. Sa conviction se trouvait confirmée par son expérience des femmes cultivées de la classe moyenne, qu’il avait pu récemment comparer à celles de la société rustique; elle lui avait appris combien la différence entre la femme bonne et sage d’une couche sociale et la femme bonne et sage d’une autre couche sociale est moindre qu’entre les bonnes et les mauvaises, les sages et les sottes de la même classe. »
[53] Tess of the d’Urbervilles, p.163
[54] Isabelle Gadoin, « The Woodlanders : pur darwinisme ou « evolutionary meliorism » ? », in Miranda, n°1, 2010, p.5
[55] Tess of the d’Urbervilles, p.35. En français, p.50 : « une rue tracée au temps où les pouces de terrain n’avaient pas encore de valeur et où les horloges à aiguille unique suffisaient à partager le jour. »
[56] Tess s’exclame par exemple, p. 142 : « Because what’s the use of learning that I am one of a long row only – finding out that there is set down in soom old book somebody just like me, and to know that I shall only act her part; making me sad, that’s all. The best is not to remember that your nature and your past doings have been just like thousands’ and thousands’, and that your coming life and doings’ll be like thousands’ and thousands’ »
[57] Rappelons que ces analyses s’appliquent à Tess d’Urberville, où il est peu question d’une nature violente, qui s’opposerait justement au mythe édénique d’une nature bienveillante. Voir les analyses de Laurence Estanove dans « « The disease of feeling » : Thomas Hardy et l’évolution excessive », in Miranda, n°1, 2010
[58] The Life of Thomas Hardy, op.cit., p.224 : « L’altruisme, ou le Commandement divin, ou tout ce à quoi renvoie l’expression « Aime ton Voisin comme Toi-même », seront amenés à être mis en application au bout du compte, je pense, par la réaction que la vue de la souffrance chez les autres provoque en nous, comme si nous étions les membres d’un seul corps. »(ma traduction)
[59] Je renvoie ici à l’expression de Virginia R.Hyman, dans Ethical Perspective in the novels of Thomas Hardy, Port Washington, NY and London, National University Publications, Kennikat Press, 1975. Elle y analyse Tess d’Urberville comme faisant triompher l’altruisme, à partir de l’étude de l’influence d’Auguste Comte sur Thomas Hardy.
[60] Tess of the d’Urbervilles, p.360. En français, p.367: « pour son esprit cosmopolite, ces infractions à la règle sociale, qui paraissaient énormes à un esprit bourgeois, n’étaient que les irrégularités de vallées et de montagnes sur l’écorce terrestre. »



Sciences, évolution et eugénisme dans Le Cimetière de Prague : construction du monstre juif et naissance de l’antisémitisme

« L’antisémitisme, c’est la rumeur qui court à propos des juifs »[1]
Theodor Adorno
 
En 1802 naît le néologisme « biologie » sous la plume de Jean-Baptiste de Lamarck, marquant ainsi le début d’un lien profond entre la biologie et la littérature. Nombre de romans du XIXe et du XXe explorent les questions soulevées par les sciences du vivant, en particulier celles qui touchent à l’hérédité, à l’eugénisme, au racisme, à la sélection naturelle et aux tensions entre l’inné et l’acquis.En 2003, alors que les recherches scientifiques rendent possible le séquençage complet du génome humain, la question génétique fait encore penser les écrivains. Allant de pair avec l’avancée des connaissances, de nouvelles problématiques liées à l’hérédité, à la génétique et à l’évolution surgissent. Ces problématiques, qui sont d’ordre scientifique, mais aussi moral, politique et social, ont d’importantes répercussions sur la littérature. Si les formes dans lesquelles elles s’investissent sont multiples – discourss racistes, univers déterministes, fictions dystopiques sur le clonage –, elles soulèvent des questions récurrentes : la filiation, les bifurcations dans l’évolution, le hasard. Comme l’écrit Jean-François Chassay dans La littérature à l’éprouvette, l’objectif de ces fictions n’est pas de vulgariser les sciences, mais de les utiliser afin de réfléchir à la façon dont elles modifient nos perceptions, notre rapport au monde et au langage (p. 23).
 
Même s’il n’aborde pas de front les savoirs du vivant, Le Cimetière de Prague – sixième roman d’Umberto Eco – permet de comprendre l’effet qu’ont eu ces sciences sur les discours sociaux du XIXe siècle. Les savoirs du vivant ont en effet nourri un « imaginaire du gène » dont le roman se fait l’écho, ce qui permet de le lire comme un roman sur la haine raciale et sur l’arbitraire du discours antisémite. Pour mettre en évidence cet imaginaire, on étudiera la place du discours scientifique dans le roman et dans l’imaginaire social de l’époque. On verra comment le discours antisémite inscrit dans la doxa de l’époque puise, à même la théorie scientifique (par effet d’interdiscursivité), des stéréotypes et des raccourcis de pensée qui vont contribuer à l’élaboration d’un faux document, Les Protocoles des Sages de Sion, dont l’impact majeur sur l’histoire du XXe siècle sera majeur.
 
Récit historique foisonnant et complexe, Le cimetière de Prague est construit comme un roman-feuilleton du XIXe siècle. Fondé en partie sur le journal tenu en 1897-1898 par le « capitaine » Simonini – un faussaire italien réfugié à Paris, troublé par d’étonnants trous de mémoire et par l’intrusion, dans son appartement et dans son propre journal, d’un mystérieux alter ego, l’abbé Dalla Piccola -, ce roman narre la haine ordinaire et arbitraire que voue le personnage principal à tout être vivant quelque peu différent de lui-même. Horreur de la différence et misanthropie fondent le discours haineux du personnage qui trouvera dans l’antisémitisme matière à se développer.
 
La vision du monde de Simonini, Piémontais né en 1830, est façonnée autant par la haine du clergé de son père révolutionnaire que par celle de son grand-père réactionnaire à l’égard des Juifs[2] et des francs-maçons. Les aventures de Simonini, motivées par le désir d’écrire la parfaite théorie du complot, le conduisent à défendre, dans un esprit purement conservateur, la stabilité des gouvernements contre les éléments perturbateurs de la société, à savoir les révolutionnaires, les républicains, les libéraux, les anarchistes, les communistes et les étudiants. En même temps, son travail vise à renforcer le pouvoir des élites (les catholiques, les jésuites et les francs-maçons) pour lesquelles les Juifs sont d’excellents boucs émissaires. Influencé par la prose d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas, Simonini développe progressivement la trame des Protocoles de la réunion des rabbins dans le cimetière de Prague, qui est au cœur de toutes les intrigues du roman. Se remémorant son parcours, Simonini lève finalement le voile sur sa participation plus ou moins directe à des événements historiques, mais aussi sur des actes qu’il est incapable d’assumer.
 
1. Statut de la science et imaginaire du gène
Jean-François Chassay a montré que le processus de mythification ou de fictionnalisation des grandes figures de la science était significatif dans le roman d’Eco. Comme il l’écrit, « la fiction, comme le mythe, raconte ce qui ne peut se dire autrement. Examiner les contours imaginaires d’un personnage historique offre une vue oblique de la connaissance où les saillies servent à mettre en relief les interrogations vives d’une époque qui, à travers la fiction, finit par être toutes les époques » (Si la science m’était contée, p. 14). Dans Le Cimetière de Prague, Eco utilise les figures de scientifiques comme embrayeurs narratifs pour mettre en lumière le rôle de la science au cœur des tensions sociales (ibid., p. 17-18).
Pourtant, ce qui frappe d’emblée dans le roman, c’est l’absence quasi-totale des personnages de scientifiques; au point que cette absence en devient intrigante.
 
L’univers social dans lequel évolue le capitaine Simonini, même s’il inclut une multitude de personnages – tous historiques, aux dires d’Umberto Eco (Cimetière, p. 561) – et qu’il présente un large éventail de professions, reste dominé par la religion et le politique. En effet, ce notaire hors de l’ordinaire rencontre nombre de personnes d’influence au cours de ses missions, qui lui permettent de pénétrer les sphères du pouvoir dominées par le clergé catholique et les gouvernants. Les quelques mentions faites ici et là d’artistes, d’écrivains ou de philosophes viennent renforcer cette description fortement sociologique (quasi bourdieusienne) des sociétés française et italienne. Des prolétaires, presque aucun mot. Non plus que des scientifiques. Ce qui n’empêche pas la présence dans le roman de quelques figures de savants, rapidement évoquées : le chimiste Berthelot, le docteur Charcot et ses hystériques, quelques médecins fréquentant un restaurant qu’affectionne Simonini, Chez Magny. Si la médecine de l’esprit et la chimie sont mentionnées, la biologie, la physique et la thermodynamique sont ignorées. Pourtant, à cette époque, Pierre et Marie Curie travaillent sur la radioactivité, Louis Pasteur met à mal les thèses sur la génération spontanée et Charles Darwin publie sa théorie de l’évolution.
 
Si les scientifiques sont peu présents dans le roman d’Eco, en revanche, plusieurs représentants des sciences sociales, comme Freud ou Marx, apparaissent de façon récurrente. Mais la religion est, de tous les discours à s’être intéressés à la définition de l’humain, celui qui domine le paysage social, ancrant dans le roman une vision transcendantale du déterminisme, fondée sur l’idée que l’homme a été créé à l’image de Dieu. Si la science s’efface ainsi au profit de la religion, c’est qu’elle est incompatible avec la forte idéologie conservatrice du pouvoir et avec l’immobilisme social qu’il propage.
 
Une figure située à la frontière des sciences sociales et de la biologie, apparaît dès le début du roman. Il s’agit de Joseph Gobineau (Cimetière, p. 20), auteur de la théorie la plus complète du racisme, l’Essai sur l’inégalité des races humaines, dans lequel il mêle analyse raciale et nationalisme. Dans cet ouvrage où les termes de « race », de « nation », de « société distincte » ou de « peuple » sont synonymes, Gobineau théorise les causes de la chute des civilisations, sur fond d’un imaginaire de la fin :
 
La chute des civilisations est le plus frappant et en même temps le plus obscur de tous les phénomènes de l’histoire. En effrayant l’esprit, ce malheur réserve quelque chose de si mystérieux et de si grandiose, que le penseur ne se lasse pas de le considérer, de l’étudier, de tourner autour de son secret. Sans nul doute, la naissance et la formation des peuples proposent à l’examen des observations très remarquables […], mais quand, après un temps de force et de gloire, on s’aperçoit que toutes les sociétés humaines ont leur déclin et leur chute […] alors on reconnaît, non sans une certaine épouvante philosophique, avec combien de rigueur la parole des prophètes sur l’instabilité des choses s’applique aux civilisations comme aux peuples, aux peuples comme aux États, aux États comme aux individus, et l’on est contraint de constater que toute agglomération humaine, même protégée par la complication la plus ingénieuse de liens sociaux, contracte, au jour même où elle se forme, et caché parmi les éléments de sa vie, le principe d’une mort inévitable. (39)
 
À ce phénomène social, Gobineau attribue une cause, à savoir que « les nations meurent lorsqu’elles sont composées d’éléments dégénérés » (p. 58, l’auteur souligne). Ainsi, la dégénérescence se produirait lorsqu’un « peuple n’a plus la valeur intrinsèque qu’autrefois il possédait, parce qu’il n’a plus dans ses veines le même sang, dont des alliages successifs ont graduellement modifié la valeur » (ibid.). En ce sens, la chute de la civilisation serait provoquée par des « éléments hétérogènes qui prédominent désormais en lui » et qui « composent une nationalité toute nouvelle et bien malencontreuse dans son originalité » (ibid., p. 59). Gobineau ne laisse de souligner « l’inégalité des races » entre elles, se basant notamment sur les stéréotypes et les préjugés véhiculés par l’opinion publique :
 
Chaque nation a toujours su, à côté du dogme libéral de la fraternité, maintenir, auprès des noms des autres peuples, des qualifications et des épithètes qui indiquaient des dissemblances. […] Les Alexandrins passaient pour spirituels, insolents et séditieux. Au Moyen Âge, les monarques anglo-normands taxaient leurs sujets gallois de légèreté et d’inconsistance d’esprit. Aujourd’hui, qui n’a pas entendu relever les traits distinctifs de l’Allemand, de l’Espagnol, de l’Anglais et du Russe ? Je n’ai pas à me prononcer sur l’exactitude des jugements. Je note seulement qu’ils existent, et que l’opinion courante les adopte. Ainsi donc, si, d’une part, les familles humaines sont dites égales, et que, de l’autre, les unes soient frivoles, les autres posées; celles-ci âpres au gain, celles-là à la dépense; quelques-unes énergiquement amoureuses des combats, plusieurs économes de leurs peines et de leurs vies, il tombe sous le sens que ces nations si différentes doivent avoir des destinées bien diverses, bien dissemblables, tranchons le mot, bien inégales. Les plus fortes joueront dans la tragédie du monde les personnages des rois et des maîtres. Les plus faibles se contenteront des bas emplois. (p. 69)
 
Laissant le personnage historique derrière lui, Eco se sert, pour les besoins de la fiction, des spéculations et des écrits de Gobineau, dont le nom est en dernier ressort « indissociable d’une invention, d’une découverte qui a provoqué une modification de paradigme, dont les effets se font sentir au long de la fiction ». (Chassay, Si la science, p. 17-18). Le roman d’Eco s’inscrivant dans un univers prégénétique — c’est-à-dire avant la parution, et surtout, avant la réception de l’article de Mendel —, il attribue aux thèses de Gobineau la fonction d’annoncer les théories sur la dégénérescence et sur l’eugénisme qui se développeront bientôt sur la base de conceptions très approximatives, sinon fausses, de l’hérédité. L’univers romanesque du Cimetière de Prague reprend ce discours, qu’il met en scène à travers des personnages « hors norme », à savoir des hystériques, des criminels, des prostituées et des révolutionnaires. Autrement dit, des éléments potentiellement perturbateurs qu’il est essentiel, pour le pouvoir qui veut éviter la contamination, de tenir à l’écart en les isolant dans des hospices. C’est ce que souligne la présence du discours médical dans le roman, qui met en lumière un autre mal sociétal, la folie, et ses implications sociales.
 
Le XIXe siècle du Cimetière de Prague donne à lire, sous une forme inachevée, les questionnements contemporains sur les limites d’action de la médecine, sur la définition de la guérison et sur notre droit d’intervenir sur la nature. Au fondement des débats génétiques, se trouve la tension entre l’inné et l’acquis, entre nature et la culture, entre le religieux (qui préserve les droits divins) et le scientifique (qui désire percer les secrets de la nature). La tension entre le biologique et le social, , notamment dans la construction fictionnelle d’une théorie du complot juive, permet d’activer plusieurs éléments constitutifs de l’imaginaire du gène. De cet imaginaire participe également l’absence de questionnements éthiques de la part des protagonistes ou de réflexion sur les conséquences de leurs actes. Enfin, tout un autre pan du roman – construit autour de la problématique de la filiation et de l’hérédité avec, notamment, le fort questionnement identitaire du capitaine Simonini – reprend lui aussi des éléments propres à la constellation du gène.
 
Bien que le terme « gène » ne soit pas utilisé une seule fois dans le roman, l’imaginaire qui se déploie autour de lui est bien présent en sous-texte. Ainsi, dans la scène, datée de 1860, où le capitaine Simonini se retrouve sur un bateau avec le célèbre écrivain français Alexandre Dumas, qui est mulâtre. Il se rappelle une anecdote entendue à Paris à son sujet :
 
un muscadin à Paris, en [la présence de Dumas], avait fait malignement mention de ces théories de la dernière actualité qui voyaient un lien entre l’homme primitif et les espèces inférieures. Et lui, il avait répondu : « Oui, monsieur, moi, je descends du singe. Mais vous, vous y remontez ! (Cimetière, p. 154)
 
Cette brève référence aux théories de l’évolution, publiées l’année précédente par Charles Darwin, souligne d’une part le racisme et l’idéologie colonialiste qui imprègnent le discours social de l’époque et, de l’autre, elle permet de mettre à distance ce schème de pensée, par usage de l’ironie, qui le retourne contre l’interlocuteur. Dans le même épisode, Simonini mentionne que la spécialité du cuisinier est les asperges aux petits pois, mais qu’il n’y a pas l’ombre d’un petit pois dans ce plat (Cimetière, p. 154). Impossible ici de ne pas penser aux petits pois de Mendel, qui n’apparaîtront que six ans plus tard, dans un article qui aura l’avenir que l’on sait. Peu de temps après, les marins s’excitent, car ils ont pêché une immense tortue de mer (ibid., p. 156), qui rappelle aux lecteurs les îles Galapagos et Darwin. Enfin, lorsqu’on apprend que le bateau sur lequel vogue Simonini s’appelle l’Emma, du nom de la femme de Darwin, on ne doute plus qu’un imaginaire du gène fonctionne bien en sous-texte, offrant au lecteur une autre interprétation des discours maladifs et délirants du capitaine Simonini.
 
Dans cette optique, l’évocation de Charles Darwin est éclairante pour la question de l’antisémitisme. Rappelons qu’une certaine lecture sociologique des théories de l’évolution déboucha sur l’affirmation que seuls les plus forts ont le droit de survivre (Spencer), qu’une interprétation iéologique des théories de l’hérédité donna naissance à l’eugénisme de Galton (le cousin de Darwin), dont la pensée nazie s’empara pour servir ses propres objectifs (Chassay, Si la science, p. 139). Finalement, la référence implicite à l’Origine des espèces de Darwin fait apparaître le discours antisémite comme une distorsion des théories de l’évolution, une forme de résistance réactionnaire à l’avancée des connaissances et à la science.
 
2. La construction du discours antisémite
Dès le début du roman, le ton est donné par la charge haineuse du personnage principal à l’égard, dans l’ordre, des Juifs, des Allemands, des Français, des Italiens, des prêtres, des Francs-Maçons et des femmes. Mais la principale cible de sa haine, ce sont les Juifs. Cette haine trouverait son origine dans sa famille : le grand-père du notaire lui aurait inculpé tout au long de son enfance un dégoût et une peur maladive à leur égard. Il les décrivait en effet comme des créatures sanguinaires maudissant les chrétiens et souhaitant leur extermination (Cimetière, p. 84). A la place du Bonhomme Sept Heures, il utilisait d’ailleurs la figure fictive d’un criminel juif du nom de Mordeïcai (ibid., p. 82). Dans l’imaginaire de Simonini, les Juifs prennent la forme de monstres, à la fois par leur laideur physique et leur absence de moralité :
 
Ces yeux qui t’espionnent, trompeurs à te faire blêmir, ces lèvres de hyène retroussées sur leurs dents, ces regards lourds, viciés, abrutis, ces plis toujours inquiets entre nez et lèvres, leur nez, ce nez comme le vilain bec d’un oiseau austral. […] Fébrile, [l’œil] roule dans la pupille couleur de pain grillé et révèle des maladies du foie corrompu par les sécrétions dues à une haine de dix-huit siècles […] Le Juif, outre qu’il est vaniteux comme un Espagnol, ignorant comme un Croate, cupide comme un Levantin, ingrat comme un Maltais […] il est adultère par irréfrénable rut. (Cimetière, p. 17)
 
Cette tirade hyperbolique montre que les préjugés du capitaine Simonini à l’égard des Juifs sont de nature fictionnelle; d’ailleurs, il n’en a rencontré que deux dans toute sa vie : une jeune fille dans un ghetto à Turin, qui l’a ignoré (Cimetière, p. 87) et un médecin autrichien dans un restaurant, un illustre inconnu du nom de Froïde, dans lequel le lecteur devrait reconnaître sans mal le docteur Freud.
 
La vision de Simonini s’appuie sur une application du discours biologique aux nations. Pour ce personnage profondément misanthrope, dont la pensée fait écho aux théories de Joseph Gobineau, les peuples établis en société auraient des attributs biologiques et psychologiques propres. Il d’ailleurs pas plus tendre à l’égard des autres civilisations qu’à l’égard des Juifs, les Allemands en particulier n’échappent pas à son racisme virulent :
 
Un Allemand produit en moyenne le double de matières fécales qu’un Français. Hyperactivité de la fonction intestinale au détriment de la cérébrale, ce qui démontre leur infériorité physiologique. […] Et comme si ça ne suffisait pas : la bromidrose est typique de l’Allemand, autrement dit l’odeur dégoûtante de la sueur, et il est prouvé que l’urine d’un Allemand contient vingt pour cent d’azote, tandis que celle des autres races, quinze seulement. (Cimetière, p. 19)
 
L’utilisation d’un langage d’apparence scientifique vient ici renforcer l’autorité des « faits » (d’une objectivité douteuse) évoqués par le capitaine et fait écho au discours réel des scientifiques de cette période. Les arguments avancés visent à démontrer que l’appartenance à une civilisation serait héréditaire plutôt que religieuse ou culturelle, ce qui rend possible l’attribution d’un caractère biologique propre au peuple juif. Dès lors, l’identité juive prend un caractère essentialiste : il devient impossible, du moins en théorie, de devenir Juif ou de ne plus l’être, que ce soit par conversion au catholicisme ou par adoption d’un mode de vie européen. D’ailleurs, pour Simonini, la puanteur « naturelle » du Juif provient non seulement de son alimentation, mais aussi de sa race et de son sang infecté (Cimetière, p. 59). Mais, l’épreuve de la réalité viendra à plusieurs reprises modifier sa perception, car ni le docteur Freud ni l’agent secret d’origine juive dont il fait la rencontre ne correspondent à ces stéréotypes. Son dégoût n’en demeure pas moins viscéral : ainsi, lorsqu’il découvre que Diana – une femme sujette à un dédoublement de personnalité, avec laquelle il a eu une relation sexuelle — est d’origine juive, il perd momentanément la raison, submergé par ses peurs et sa haine irrationnelle. En effet, cette union « non seulement avec une femme, race du démon, mais avec une Juive – parce que la descendance entre eux […] passe par la mère [pourrait conduire] si par hasard dans cette étreinte [s]a semence avait fécondé ce ventre impur [à ce qu’il donne] vie à un Juif » (Cimetière, p. 59). La conclusion est implacable : il assassine son amante.
 
En somme, la haine des Juifs dans le roman d’Eco est socialement construite, véhiculée par la doxa. Le roman suit l’évolution historique d’une haine qui est d’abord dirigée contre l’élite économique juive (les Juifs bourgeois prêteurs-usuriers) avant de prendre pour cible le peuple juif dans son entier : les Juifs d’Europe de l’Est, pauvres parce qu’ils sont communistes puis les Juifs petits-bourgeois d’Europe de l’Ouest, parce qu’ils infiltrent la société libérale. Ce sont les craintes majeures de l’époque qui se manifestent dans le discours antisémite : la crainte devant la menace révolutionnaire (la peur des attentats à la bombe et des soulèvements), la peur devant le progrès social et scientifique, l’inquiétude éveillée par la naissance d’une nouvelle puissance financière. Pour le capitaine, tous les Juifs sont communistes (Cimetière, p. 59), et même les propos des socialistes rencontrés à Prague ne l’ébranlent pas, le confortant au contraire dans son dégoût irrationnel : « Et qui sont les capitalistes ? Les Juifs, ces souverains de notre temps […] C’est une race qui passe son temps à se rappeler son esclavage. […] La bataille contre les Juifs devrait être le but principal de tout socialiste digne de ce nom » (Ibid., p. 251-252), car les Juifs sont infiltrés partout, en particulier chez les communistes. Au fil des ans et au gré de ses rencontres, le capitaine entendra des idées toujours plus extrémistes sur les Juifs : stéréotypes, hyperboles, généralisations hâtives, accusations de dégénérescence sociale, eugénisme et fantasmes génocidaires, tout y passera…
 
Pour nombre des contemporains de Simonini, la présence massive des Juifs, infiltrés dans toutes les sphères sociales, constitue en effet une menace pour la société. Si leurs enfants devenaient pharmaciens ou médecins, par exemple, ils pourraient acquérir le pouvoir de contrôler le corps et l’esprit des Chrétiens (Ibid., p. 67). Ainsi se déploie un discours sur la dégénérescence sociale, dont le premier véhicule sont les soulèvements populaires : « la lèpre s’est répandue à partir de Paris […] Ce n’était que figures en loques et échevelées, gibiers de potence qui, pour un verre de vin, renierait le Paradis. Non point peuple, mais plèbe » (Ibid., p. 97). Mais le plus grand ennemi de la civilisation n’est pas la populace prolétarienne, c’est le peuple juif comme nous l’apprend le chevalier de Mousseaux : en effet, le pourcentage de prostituées et de malfaiteurs y serait plus élevé. Pire, ils commettraient les crimes les plus pervers, d’atroces crimes financiers : escroqueries, falsification de documents, contrebande, fraude commerciale (Ibid., p. 267). Tout cela serait encore gérable dans une civilisation qui se respecte, n’étaient leur longévité, leur irrépressible appétit sexuel, leur fécondité inconcevable, sans compter leur résistance à quantité de maladies (Ibid., p. 268). Le Juif se voit ainsi associé à un imaginaire de la fin, dans lequel la paranoïa sociale atteint son comble : la population juive aurait déjà atteint les 10 millions d’individus et elle continuerait de croître. Pour Simonini, qui ne tient guère à démêler le vrai du faux, les Juifs sont la figure par excellence de l’envahisseur, ce qui fait d’eux les cibles idéales de son complot fictif.
 
L’idée que la civilisation européenne puisse décliner marque profondément l’esprit des protagonistes du récit. Devant un tel péril, il devient nécessaire de préserver la pureté des nations catholiques en appliquant une forme d’eugénisme ou, du moins, en réduisant au minimum l’influence juive afin de contrer la dégénérescence sociale. C’est ainsi que se développe, au cours du XIXe siècle, une forme de darwinisme social en réaction à cette peur irrationnelle. Dans La littérature à l’éprouvette, Jean-François Chassay l’évoque en ces termes :
 
On peut situer le darwinisme social dans le cadre d’un imaginaire de la fin propre aux dernières décennies du XIXe siècle, avec la crainte de voir la « race » s’éteindre ou devenir cacochyme (évidemment, la race en question signifie à l’époque les mâles blancs hétérosexuels et riches ; s’ils sont barbus en plus, leurs chances de ressembler à Dieu s’améliorent). C’est dans ce contexte historique, et à l’intérieur du darwinisme social, qu’il faut situer la théorie eugéniste dont l’importance ne doit pas être négligée sur le plan historique et politique, mais aussi sur le plan de l’imaginaire. (p. 59)
 
L’un des contacts allemands de Simonini, Goedsche, rêve d’une « solution » inspirée par le darwinisme social : pour enrayer le problème juif, il faudrait brûler leurs maisons et leurs synagogues, confisquer leurs possessions et les mettre au travail, sous prétexte que « Arbeit macht frei, seul le travail rend libre » (Ibid., p. 286), référence directe (sous couvert d’humour noir) à la fameuse phrase écrite à l’entrée du camp d’Auschwitz. Pour Goedsche, « la solution finale […] eût été leur expulsion de l’Allemagne » (Ibid.) ». Mais quelques années plus tard, le fantasme prend de l’ampleur dans l’imaginaire collectif et tourne à l’eugénisme. Cette « science de l’amélioration de la race par sélection artificielle » (La littérature à l’éprouvette, p. 59) », imaginée par Francis Galton en 1883, doit permettre aux antisémites de « bonifier le patrimoine génétique des familles, des populations et de l’humanité en général en bloquant la reproduction de gènes considérés comme désavantageux (eugénisme négatif) » (ibid.) ». Vers la fin des années 1880 apparaît dans les journaux le néologisme « antisémitisme » ; pour Simonini, c’est le signe que les Juifs se sont insérés « dans un “filon” officiel, la méfiance antijudaïque spontanée devenait une doctrine, comme le christianisme ou l’idéalisme » (Cimetière, p. 417). Cette conviction est partagée par plusieurs hauts gradés des services secrets français, allemands et russes, pour qui le bonheur de l’humanité passe par l’élimination totale de cette civilisation :
 
Si disparaissaient du monde tous les Juifs, qui avec leur finance soutiennent les marchands de canons, nous irions au-devant de cent ans de bonheur. […] Et alors, il faudra un jour tenter l’unique solution raisonnable, la solution finale : l’extermination de tous les Juifs. Les enfants aussi ? Les enfants aussi. […] Si tu ne veux pas de moustiques, tue les larves. Viser l’Alliance Israélite ne peut être qu’un moment de passage. L’alliance aussi ne pourra être détruite qu’avec l’élimination complète de la race (Cimetière, p. 358).
 
Pour y parvenir, il fallait révéler au grand jour l’horrible complot tramé par les Juifs ; d’où la création du faux document connu sous le nom de Protocoles de la réunion des rabbins dans le cimetière de Prague. On voit comment l’idée mortifère de solution finale prend naissance à la croisée d’un imaginaire de la fin, d’une conception biologique de la nation où l’hérédité et la filiation doivent garantir la stabilité sociale ainsi que d’une haine paranoïaque des Juifs.
 
3. La fiction du complot
Dès 2003, dans De la littérature, Umberto Eco réfléchit au faux historique, évoquant en particulier les Protocoles des sages de Sion : « chacun de ces récits avait une qualité : il paraissait narrativement vraisemblable, davantage que la réalité quotidienne ou historique, laquelle est plus complexe et incroyable, il semblait bien expliquer quelque chose qui, sinon, était difficile à comprendre » (p. 376). Si les Protocoles intéressent Eco, c’est d’abord par leur origine puisqu’ils sont nés « au départ presque tout seuls, par agglomération de thèmes romanesques qui peu à peu enflamment l’imagination de quelques fanatiques et se transforment chemin faisant » (p. 376).
 
Dans le roman, Simonini joue un rôle actif dans la production et la diffusion du faux. Dès le début de sa carrière, il cherche à obtenir gloire et renommée, imaginant pour y parvenir de se faire l’auteur d’un faux document historique qui devra révéler au public un immense complot. À l’origine, Simonini ne vise aucune cible en particulier. En revanche, la forme s’impose d’emblée à lui : après avoir envisagé, dans un premier temps, une forme similaire à celle des romans-feuilletons, il lui vient ensuite l’idée de recycler des discours existants, des rumeurs (Cimetière, p. 110). Quelques années plus tard, il s’inspire des Mystères du peuple d’Eugène Sue et du début de Joseph Balsamo de Dumas pour créer le lieu du complot : le cimetière juif à Prague, dans le quartier historique de Josefo. À cette étape, le complot, purement fictionnel, est ourdi par des Jésuites et vise à dénoncer le gouvernement de Napoléon III (Ibid, p. 136). Ce n’est que des années plus tard, vers 1865, lors de son seul passage à Prague, que Simonini trouve les protagonistes de son complot : treize rabbins venus des quatre coins de l’Europe, réunis pour comploter dans ledit cimetière. Quant au document, il est la transcription de la déposition d’un témoin.
 
Le cimetière de Prague prend alors tout son sens aux yeux du lecteur qui le cherchait avidement dans le texte. Il n’est pas le lieu où se déroule l’action du roman mais le théâtre d’une scène fictionnelle originelle, dans laquelle Simonini ancre son discours antisémite et où il construit ses monstres, les Juifs. Sa fascination pour ce lieu s’explique par les nombreuses représentations circulant à l’époque sous forme de gravures mais aussi par le fait que les cadavres des juifs y étaient superposés depuis des siècles et, enfin, par la présence de la tombe du Rabbi Löw, le créateur du Golem, cette créature monstrueuse destinée à accomplir les vengeances de tous les Israélites (Ibid., p. 263).
 
Dans le faux imaginé par Simonini, les rabbins tiennent des propos assez grossiers : ils veulent propager « l’idée du progrès qui a pour conséquence l’égalité de toutes les religions » (Ibid., p. 273), rêvent de s’emparer de la totalité du commerce et de la spéculation, tout en exprimant leur désir de voir l’un des leurs devenir ministre de l’Instruction publique. De plus, ils affirment avoir l’intention de s’introduire dans toutes les professions — philosophie, droit, musique, économie, toutes les branches de la science, de l’art, de la littérature, et surtout, la médecine – avec pour objectif final de contrôler la presse et le prolétariat (Ibid., p. 273-274).
 
Pendant des années, Simonini travaille et retravaille ce faux document, vendu dans des versions différentes aux puissants de ce monde, notamment à différents services secrets. Plus de trente ans plus tard, les déboires de Simonini le placent en position de faiblesse, l’obligeant à écrire une version finale du faux pour Golovinski, un agent des services secrets russes. Ce document recycle tous les discours où s’étaient exprimées jusqu’ici les craintes suscitées par les des Juifs. Simonini, fidèle au modèle des romans-feuilletons, souhaite avant tout plaire aux lecteurs et toucher leurs cordes sensibles. Dès lors, nul besoin de s’interroger sur la plausibilité des faits avancés ou de s’embarrasser de questions morales, comme en témoignent ces mots mis dans la bouche des personnages imaginés par le Capitaine :
 
Nous nous dirons venus pour délivrer [les travailleurs] de [leur] oppression en [leur] suggérant d’entrer dans les rangs des armées de socialistes, d’anarchistes et de communistes. Mais l’aristocratie, qui exploitait les classes laborieuses, avait tout intérêt à ce qu’elles fussent bien nourries, saines et fortes. Notre intérêt veut, au contraire, la dégénérescence des Gentils. (Cimetière, p. 539).
 
Les Protocoles de la réunion des rabbins dans le cimetière de Prague, fiction entièrement bâtie à partir des discours sociaux de l’époque, met en œuvre une vision biologiste des nations, la peur de la dégénérescence sociale et une forme d’eugénisme, toutes conceptions qu’elle attribue aux Juifs, dans un effet de renversement fort réussi. L’objectif est de faire émerger au grand jour la profonde haine raciale et religieuse dont les Juifs seraient animés afin d’imposer, aux yeux des Européens, la nécessité de la solution finale. Voilà comment Simonini résume la situation : « Sans doute grand-père m’avait-il condamné à réaliser son rêve. Oh Dieu, bien sûr, il ne me revenait pas à moi en personne, et c’est heureux, d’éliminer un peuple entier, mais, fût-ce de façon modeste, je donnais ma contribution » (Ibid., p. 545).
 
Entre la science et la fiction
Les Protocoles historiques ont eu une étrange vie qui force l’interrogation sur « la capacité d’un texte à déterminer sa réception et dans quelle mesure il peut s’opposer à une volonté délibérée de réception marquée idéologiquement » (Goldschläger, p. 99). En effet, du point de vue des théories de la lecture et de la réception, il s’agit d’un cas intéressant et bouleversant, puisque le lecteur se trouve devant un faux « qui, une fois la tromperie révélée et acceptée, n’en demeure pas moins efficace à porter un message dont la véracité est affirmée et dont les conséquences sont des actes de haine et de destruction, car comment nier l’évidence, et que les Protocoles continuent d’agir, de corrompre, de tuer » (ibid.).
 
En somme, le roman d’Umberto Eco problématise la création d’un faux complot juif qui a amplifié l’antisémitisme ambiant, confortant les tenants de la solution finale dans leur désir de destruction. Il démontre ainsi l’arbitraire de la haine raciale, basée non seulement sur des stéréotypes mais aussi sur des fabulations littéraires construites par imitation du style des grands écrivains de romans-feuilletons du XIXe siècle. Le but de telles fictions était d’éveiller l’intérêt du public et de le convaincre de la véracité des propos tenus, non pas par une argumentation rationnelle, mais en favorisant l’identification avec les idées politiques soutenues dans la fiction.
 
C’est aussi par l’usage de la littérature qu’Umberto Eco dénonce et met à mal l’un des documents ayant participé à la légitimation du génocide juif. En présentant étape par étape la création d’un tel pamphlet, en plongeant le lecteur dans un univers non manichéen où les stéréotypes et les préjugés éclatent au contact de la réalité, où la vérité est constamment ambigüe, l’écrivain réussit un dépassement discursif qui ouvre la voie à une interprétation ouverte et positive, aux antipodes de celle qui était encryptée dans Les Protocoles.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII 
 
Bibliographie
Jean-François Chassay, « Entre histoire et fiction » dans Si la science m’était contée : des savants en littérature, coll. : « Science ouverte », Paris, Seuil, 2009, p. 11-22.
 
_____, « Vertiges du double » dans Si la science m’était contée : des savants en littérature, coll. : « Science ouverte », Paris, Seuil, 2009, p. 131-168.
 
_____, « Comment les sciences viennent aux écrivains », in La littérature à l’éprouvette, Montréal, Boréal, 2011, p. 11-25.
 
_____, « Savoir évoluer : De Darwin à l’ADN, au jeu de meccano », in La littérature à l’éprouvette, Montréal, Boréal, 2011, p. 55-92.
 
Umberto Eco, Le Cimetière de Prague, Paris, Grasset, coll. « Le livre de poche », traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, [2010], 2011, 566 p.
 
Umberto Eco, « La force du faux », in De la littérature, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 2003, p. 345-381.
 
Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Éditions Pierre Belfond, [1853], 1967, 873 p.
 
Alain Goldschläger, « Lecture d’un faux ou l’endurance d’un mythe : les Protocoles des Sages de Sion », Cahiers de recherche sociologique, nº12, 1989, p. 91-101.
 
 


[1] Theodor Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2003.
[2] Nous orthographierons ce terme avec une majuscule tout au long du texte, à la fois pour reprendre
l’orthographe du roman et pour souligner le fait que ce groupe est constitué de personnes appartenant à un même peuple plutôt que partageant une même religion.



Le fonctionnement des langues: paradigme du vivant ?


Parmi les disciplines « jeunes » – nées dans la foulée des découvertes intellectuelles de la fin du XVIIIe siècle – la linguistique occupe une place centrale et joue un rôle d’entraînement pour beaucoup de disciplines y compris parmi les sciences exactes.

Il y a à cela une raison essentielle : c’est un paradigme incontournable de science du vivant. Wilhelm von Humboldt, l’un des premiers, sinon le premier, à avoir pris conscience et à avoir tenté de conceptualiser cette nouvelle réalité – au sens scientifique de la notion de réalité – considérait d’emblée les langues comme étant des organismes vivants selon une approche en totale rupture avec l’héritage métaphysique et en complète harmonie avec des avancées majeures des sciences exactes de son époque dont la science moderne n’a toujours pas remis en cause ni les principes ni les résultats, comme les travaux de Newton sur la lumière ou ceux de Carl von Linné sur la classification des espèces végétales.

La linguistique naissante du XIXe siècle puis la linguistique moderne vont apporter des arguments décisifs pour appréhender le vivant, un peu à la manière de Bergson, comme l’antithèse absolue du mécanique et de la tentation récurrente de ce matérialisme primitif et naïf, hystériquement attaché aux manifestations matérielles des perceptions immédiates – (je ne bouge pas, donc la terre qui me porte ne tourne pas) – dont elle va démontrer de manière irréversible le caractère profondément non scientifique, voire littéralement « imbécile », ouvrant la voie à une critique radicale de la notion de «bon sens», immortalisée en littérature par le Bouvard et Pécuchet de Flaubert.

Il y a aujourd’hui un large consensus sur le fait qu’une des rares propriétés à distinguer l’humain de tout ce qui ne l’est pas, y compris des autres espèces vivantes, est la faculté de langage propre à l’Homme, cette possibilité de produire des langues naturelles qui sont le seul produit connu à être capable de se penser en ses propres termes, c’est-à-dire d’être à la fois langue et métalangue, existence et conscience de cette existence, produit et analyse de ce produit.

Nous tâcherons de montrer en quoi penser le fonctionnement de la langue est la manière la plus achevée qui nous soit donnée pour penser le vivant. Mais comment le vivant signe-t-il sa présence ? Comment signale-t-il son passage ? Nous faisons l'hypothèse que l'ensemble des propriétés du vivant et, à l’intérieur du vivant de l’humain, peut être appréhendé à travers sept types de traces et que chacun de ces types a une structure transposable à une propriété spécifique, définitoire et distinctive des langues naturelles :

/1/ Une irrégularité aléatoire au sein d'une régularité systémique qu’elle n’affecte pas.

L'individuation humaine présente couramment des variations extrêmes que ce soit sur le plan purement morphologique – il n'y a pratiquement pas deux êtres humains qui aient à une même époque les mêmes traits physiques -, perceptuel – nous n'avons pas des réactions nerveuses ou émotionnelles de même nature ou au même degré à des stimulations identiques de l'environnement ou d'autres êtres vivants -, affectif – nous n'éprouvons pas les différents types de sentiments ni de la même manière ni au même degré d'intensité -, ou intellectuel – il est très rare que la pensée de deux êtres humains suive exactement le même cheminement, soit animée par les mêmes motivations, parte des mêmes prémisses et aboutisse aux mêmes résultats. Il n'en reste pas moins que tous les êtres humains ont structurellement et fonctionnellement des dénominateurs communs qui justifient qu'ils puissent être traités sur un pied d'égalité non seulement sur le plan juridique des droits et des devoirs mais également dans des domaines qui connaissent des variations relatives beaucoup plus importantes comme la santé, l'éducation, la circulation, le logement, l'organisation sociale de la satisfaction de leurs besoins et, bien sûr, l'organisation politique de leur vie collective.

Cette contradiction est non seulement constitutive du vivant mais elle est également la source principale de sa dynamique. Les individus atypiques, c'est-à-dire ceux qui se situent dans un empan de variation qui dépasse largement la moyenne constatée à un moment donné dans l'espèce, jouent un rôle moteur de premier plan dans son évolution quelle que soit l'orientation de cette évolution. Dans les domaines artistique, littéraire, philosophique et scientifique, cette situation relève de l'évidence. Au mieux, il pourra y avoir débat pour savoir si l'être atypique est ou non pyramidal, c'est-à-dire si c’est la réalisation la plus achevée de la convergence des potentialités de son milieu ou si c’est un hapax. Il y aura toujours des sociologues, des psychosociologues ou des historiens pour expliquer a posteriori que Mozart, Hitler, Picasso, Goethe ou Spielberg sont le produit prévisible d'un concours de circonstances et d'un milieu mais personne, à circonstances et milieu analogues, ne se risquera à prédire aujourd'hui quel est l'être dont le génie ou la monstruosité est appelée à infléchir le cours des événements ou l'état d'une discipline.

La production de formes nouvelles, la découverte de nouvelles relations entre les éléments, l'invention de moyens nouveaux d'expression, de communication, de production, sont le plus souvent le fait d'un individu qui, par un ou plusieurs aspects de sa configuration physique et intellectuelle, est à la fois exceptionnel et représentatif d'un besoin partagé par l'ensemble ou une forte majorité de l'ensemble des individus de son espèce. L'émergence de ce moteur à la fois atypique et parfaitement inscrit dans la structure et la nature des êtres et des choses est aléatoire et imprévisible tout en étant récurrente. C'est là un trait majeur du vivant et une caractéristique très spécifique de son type de complexité.

Ce trait est transposable aux langues naturelles. Il est formulable aussi bien au regard d'une langue particulière que par rapport à l'ensemble des langues c'est-à-dire comme trait constitutif du langage humain.On en trouve une illustration claire dans ce que les grammaires normatives des langues appellent exceptions. Notamment de ces exceptions à une règle ou à un système qui ont une fonction centrale dans l’application de la règle ou dans le fonctionnement du système. C’est le cas également des irrégularités à haute fréquence qui n'affectent pas la cohérence de l'ensemble. Un cas d’école en la matière nous est fourni, en français, par des verbes irréguliers et dont le fonctionnement est à plusieurs égards atypique alors qu’ils présentent la plus haute fréquence dans l’usage et qu’ils sont indispensables au fonctionnement grammatical de la langue, comme être, faire et avoir. On peut même parler dans ce cas d’une double distorsion statistique. D’une part, ces verbes exceptionnels ne se constituent pas en paradigmes ou en prototypes, c’est-à-dire que leur fonctionnement ne sert pas de modèle à d’autres verbes – ainsi les nouveaux verbes du français, les néologismes, se construisent tous sur le modèle des verbes les plus nombreux et les plus réguliers du premier groupe -, mais d’autre part la fréquence d’usage très élevée des verbes atypiques et exceptionnels est sans commune mesure avec celle des verbes les plus réguliers et les plus nombreux. Ce phénomène, pour aberrant ou paradoxal qu’il soit, se retrouve dans pratiquement toutes les langues. Conceptuellement, c’est comme si, en langue, l’exception fondait la règle, en était le constituant principal, la colonne vertébrale puisqu’on pourrait à la limite imaginer un texte dont le cœur verbal, en l'occurrence le verbe être, appartiendrait à cette classe ultraminoritaire d’exceptions : c’est le cas, par exemple, de l’un des textes fondateurs de la philosophie occidentale : le poème de Parménide d’Elée. Il est par contre difficile, sinon impossible de construire un texte et a fortiori un discours achevé dont ce type de noyau atypique aurait été banni.


Inscrit dans la dynamique de la matière, faisant miroir à l’activité symbolisante de la langue, le cheminement du désir humain, semble suivre le même protocole paradoxal. Qu’on l’exprime dans le registre romantique immortalisé par Lamartine « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » (L’isolement), ou dans le registre psychosocial « Si l’être humain n’éprouve pas de désir sexuel pour tous les êtres humains susceptibles de satisfaire ses besoins biologiques c’est que l’être humain est foncièrement sélectif », le paradoxe a toujours la même structure : le caractère radicalement irrationnel ou obscur du désir que A ressent à un moment donné pour B, et uniquement B, non seulement active – on dirait en linguistique actualise – les propriétés et prédispositions communes à tous les êtres humains qui font que A est attiré par B mais elles désactivent en même temps – totalement ou partiellement – ces propriétés et prédispositions pour tout autre que B. Or ce sont les propriétés et manifestations de ce désir individualisé et exclusif qui permettent de comprendre le désir humain en général, c’est-à-dire tel qu’il se manifeste chez tous les êtres humains.

Une autre dimension de cette propriété paradoxale est le fait que la langue, comme le vivant, tire souvent son efficacité de son imperfection. Il arrive en effet que des mécanismes grammaticaux soient constitutivement imparfaits mais que, comme l’a souligné Michel Bréal à propos, entre autres, des dérivés en –ier[1], cette imperfection ou irrégularité soit « suppléée » par un effort de l’esprit qui « devine ou sait par tradition des rapports qui ne sont nullement exprimés par les mots ». En « achevant ce qui est seulement indiqué par le langage » notre « entendement » s’approprie alors encore plus efficacement le sens qu’il a construit malgré l’irrégularité du mécanisme.

Contrairement au non-humain où l’anomalie, le défaut, le caractère incomplet, l’absence de netteté, voire de propreté constatés sur une partie,remettent en cause l’acceptabilité du tout et affectent irrémédiablement le jugement que l’on porte sur l’ensemble, l’humain est souvent conforté dans son humanité par une anomalie, un défaut, un manque ou un excès. Disons pour faire court qu’une rayure sur la carrosserie d’une belle voiture, une tache sur une belle robe, réduisent immédiatement leur valeur et peuvent aller jusqu’à les déclasser alors qu’un bouton, une ride, une démarche maladroite, voire des formes beaucoup moins romantiques ou stéréotypées d’irrégularités, de négligences, d’anomalies ou d’insuffisances sont le plus souvent des preuves décisives de vie. Nous dirons même plus : alors que dans l’univers du non-humain, le désordre, les interférences, le mélange des genres, le dérapage, le déchet peuvent être un argument pour arrêter le système, leur multiplication dans l’univers du vivant est l’illustration la plus éclatante de sa vitalité et de son dynamisme.

/2/ Une combinatoire au résultat complexe et imprédictible malgré des constituants très simples et des règles de combinaison à la fois élémentaires et peu nombreuses

Il existe depuis un bon demi-siècle un quasi consensus parmi les chercheurs pour considérer que l’un des traits les plus radicalement spécifiques des langues naturelles, et qui les distingue donc de toute langue « artificielle », c’est-à-dire construite sciemment par des êtres humains adultes, est la double articulation (Martinet, 1954) ou le duality of patterning (Hockett, 1954). Le fonctionnement de cette configuration que les recherches et découvertes cumulées depuis, notamment dans le domaine de l’articulation de la prosodie, de la syntaxe et de la construction du sens tant à l’échelle de l’énoncé élémentaire que du continuum d’un texte, poussent à concevoir plutôt comme une triple adéquation (Ibrahim, 2010 : 55-58), se caractérise par deux propriétés majeures : le caractère arbitraire ou si l’on préfère non-motivé des constituants élémentaires de la configuration (Saussure, 1906-1911 : 100-102 ou [135]-[142]) ; et le fait que ces constituants, en nombre relativement faible, donc fini, puissent, via un tout petit nombre de relations combinatoires et sans sortir d’un ensemble fermé que tout locuteur est capable de circonscrire, produire un nombre virtuellement infini d’énoncés (Humboldt, 1827-1829 : chap. 24 ou [97]-[99]). Ce phénomène est à l’origine de cette créativité potentielle caractéristique de l’usage que les humains font des langues naturelles mais aussi, on l’a compris, du vivant dans un trait qui lui est radicalement spécifique : son aptitude à donner vie sous une forme a priori imprévisible à un produit qui tout à la fois lui ressemble – au point que nous considérons que tous les êtres humains sont nos semblables – et s’en distingue radicalement puisqu’il n’existe pas, à l’instar des empreintes digitales, deux êtres humains qui soient dans leur aspect extérieur comme dans leurs fonctions, leurs aptitudes ou leur sensibilité, absolument identiques. Ici, chaque dimension particulière de la langue est paradigmatique d’une dimension différente du vivant.

La combinatoire qui produit la grille phonologique et prosodique d’une langue – avec en moyenne une trentaine de phonèmes jamais identiques d’une langue à l’autre, une structure syllabique caractéristique et une dizaine ou une douzaine de schémas intonatifs de base – définit très précisément ce qui pour un être humain, signalera au sein de son univers sonore, non seulement la présence du vivant mais les modalités de cette présence et leur impact. Le paysage sonore de notre langue (Schafer, 1977) construit à notre corps défendant les mécanismes de sélection et de discrimination qui commandent nos réactions à l’univers sonore dans lequel on baigne. Il est d’ailleurs remarquable que la voix de la langue que l’on parle et dans laquelle les êtres et les choses prennent un nom, définisse en creux tout ce qui n’est pas vivant en assimilant la mort au silence « des voix chères qui se sont tues » (Verlaine, 1866).

Le type de contraintes qui gouverne la combinatoire d’une phrase simple illustre bien la manière avec laquelle le vivant produit de la diversité à l’infini avec un petit nombre d’outils et de constituants dont on peut dire qu’ils sont, dans tous les sens du terme, primitifs. Si, par exemple, on prend la phrase simple du français :

Ces │ emplois │ très │ rémunérateurs │ fascinent │ les │ jeunes │ peu │ avertis.

qui a pour indice structural:

Dét │ Nnr │ Adv │ Adj │ V │ Dét │ Nhum│ Adv │ Adj.

et qu’on cherche tous les mots susceptibles de figurer dans le paradigme constitué par chacune des catégories des neuf positions de notre phrase sans affecter son acceptabilité nous obtiendrons les chiffres suivants (Gross 1975 : 18) :

20 │104 │102│ 103 │ 4.103 │20 │103 │102│103

correspondant à 1022 phrases de 9 mots.

Si maintenant « nous autorisons dans le même type de phrase l’insertion d’un verbe modal ou auxiliaire (i.e. régissant l’infinitif ou le participe passé) et si nous le choisissons dans une liste de 10 verbes (donc restreinte), les phrases correspondantes comporteront 10 mots et seront au nombre de 16.1023. Si nous formons un nouveau type de phrase au moyen de ces deux types plus simples et d’une conjonction prise dans un ensemble de 10 conjonctions, les phrases résultantes seront composées de 20 mots, et leur nombre sera de 16 x 16.1046, soit approximativement 2.1048. Ce nombre n’étant qu’une borne très inférieure du nombre des phrases possibles de 20 mots, on peut donc admettre que l’ordre de grandeur du nombre de phrases de 20 mots est de 1050. De tels nombres sont considérés comme infinis dans le traitement mathématique de nombreux problèmes de physique. Une « créativité » limitée de 1050 cas peut donc être considérée comme intuitivement infinie, sans qu’il y ait besoin de faire appel à des mécanismes infinis pour rendre compte de sa richesse ».

Cette possibilité d’explosion combinatoire des énoncés simples malgré, au départ, la pauvreté des constituants et des relations qui les associent, rappelle bien entendu le développement de la complexité mathématique mais elle simule aussi parfaitement l’absence de frontières ou de limites aux déplacements que provoque l’une des caractéristiques les plus radicalement humaines : l’invention ou la découverte d’une relation nouvelle entre les éléments, c’est-à-dire en fait la construction d’un sens nouveau à partir de la mise en présence inédite de propriétés passées jusques là inaperçues d’éléments connus. Il n'existe pas, à notre connaissance, en dehors de la structure des langues, une configuration formelle qui simule aussi parfaitement les potentialités créatives propres au vivant.

Ce versant de la combinatoire se double d’un autre, dont le fondement est moins spectaculaire bien qu’il ait été plus largement popularisé du fait de l’intérêt que lui a porté la grammaire générative : la récursivité, c’est-à-dire la possibilité d’étendre indéfiniment la même phrase en y enchâssant de nouvelles propositions sans que le fil de la référence anaphorique ne soit jamais rompu, sans jamais affecter la dynamique diégétique voire en développant la construction de champs sémantiques nouveaux. D’un point de vue strictement stylistique c’est, comme on le sait, en France, la naissance de la période, avec Jean-Jacques Rousseau et Chateaubriand notamment, puis une complexification et une extension de la phrase qui atteindront un plateau de perfection avec Anatole France et Marcel Proust. Cette possibilité de faire tenir un roman en une phrase ne relève pas uniquement de la prouesse ou de ces records, en fin de compte assez ennuyeux, dont raffolent les surdoués de la complication. C’est aussi, peut-être surtout, l’image que la langue projette du fantastique, autrement dit de cette aptitude propre au vivant à changer de monde sans quitter son monde. La périodisation à l’infini de la phrase transporte le sujet de la principale dans des univers à la fois nouveaux et co-référents. La récursivité manifeste une dimension essentielle de ce pouvoir singulier de notre espèce d’échapper symboliquement à sa condition par des moyens qui confortent sa nature.

/3/ L’imbrication des systèmes : la vocation de la langue comme du vivant à intégrer l’hétérogénéité

Les langues se distinguent par leur aptitude à intégrer des sous-systèmes homogènes dotés chacun d’une logique spécifique, ce qu’on appelle en linguistique des grammaires locales ou encore des classes naturelles dans le système général. Ainsi dans pratiquement toutes les langues du monde il y a un fonctionnement spécifique des verbes de perception, des verbes de mouvement/déplacement, des termes désignant les couleurs, des verbes déclaratifs de parole, des verbes causatifs de sentiment, etc. Ces fonctionnements forment des îles à l’intérieur du système, qui s’en accommode parfaitement et assure le passage d’une île à l’autre sans que ces différences n’affectent la logique générale du système ni ses traits caractéristiques. On pourrait presque dire que le fonctionnement des langues figure mais aussi mesure, à travers ce phénomène, le pouvoir de tolérance et d’intégration, au sens le plus fort de ce terme, du vivant.

On dénonce souvent à juste titre l'intolérance, la tendance à la ségrégation, la propension à l'exclusion dont peuvent faire preuve des groupes humains mais on oublie les capacités quasi infinies d'adaptation et de relativisation dont notre espèce est capable lorsqu'elle assimile à son fonctionnement des êtres, des situations et des modes opératoires qui, par leur apparence, leur conduite, leur signification symbolique et leur mode d'inscription dans la durée vont à l'encontre de ses pulsions, de ses habitudes, de ses convictions et de ce qu'elle croit, à tort ou à raison, être ses intérêts. Le pouvoir d'intégration, d'apprivoisement, de domestication est un trait de l'espèce humaine qu'elle partage peu ou pas du tout avec les autres espèces vivantes. Le système général d'une langue dispose d'un pouvoir analogue vis-à-vis des systèmes locaux qui se démarquent des contraintes du système général.

/4/ Stratégies d’adaptation dans l’évolution des langues et du vivant : transformations, translations, restructurations, reformulations, reconfigurations, métamorphoses et exaptation.

De la fin du XVIIIe siècle à nos jours, on peut relever trois avancées majeures dans la compréhension de l'économie des espèces naturelles, des principes dynamiques qui justifient leur classement et des stratégies d'adaptation qui assurent leur survie et leur évolution :

/1/ La découverte par Carl von Linné (1707-1778)d'un principe qui fonde sa classification des plantes, la justifie et reste valable pour des espèces qu'il n'avait pas classées ;

/2/ La découverte par Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794)des transformations nécessaires au système respiratoire ainsi que sa validation des lois de conservation de la matière avec des expériences et une formulation qui donnera à la chimie ses fondements actuels ;

/3/ De Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) à Stephen Jay Gould (1941-2002) en passant par Charles Darwin (1809-1882), une connaissance plus précise, même si elle n'est pas encore définitive, des mécanismes d'adaptation et d'évolution des espèces.

Nous avons évoqué à diverses occasions (Ibrahim 2002a, 2002b, 2002c, 2002d & 2003) comment le lexique-grammaire de Maurice Gross (1934-2001) reconstruisait les paradigmes de la langue, suivant les méthodes et les principes de Linné, en faisant de la structure définitoire du verbe et de sa relation à ses compléments l'équivalent de la forme des organes de reproduction qui a servi de principe classificatoire à Linné. Indépendamment de son intérêt strictement linguistique, la démarche classificatoire de Maurice Gross suggère qu'une homologie est possible entre les paradigmes de la langue et les paradigmes du vivant.

Le principe de Lavoisier – « rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. [] on est obligé de supposer dans toutes (les expériences en chimie) une véritable égalité ou équation entre les principes du corps qu’on examine et ceux qu’on en retire par l’analyse » (Lavoisier 1789 [1864 : 100-101]) – trouve une illustration éclatante dans la langue lorsque deux énoncés synonymes peuvent être formellement dérivés l'un de l'autre par une transformation ouune restructuration, c'est-à-dire, pour la transformation, par une modification mécanique, indépendante de leur contenu lexical, de leur index structural – par exemple Pierre a battu Paul et Paul a été battu par Pierre – et pour la restructuration, par une modification de cet index entraînant éventuellement une translation[2] ne se réalisant que sous contrainte lexicale et impliquant des mécanismes morphosyntaxiques plus étroitement appropriés au prédicat lexical – par exemple A cette époque, nous nous sommes beaucoup aimés et A cette époque, nous éprouvions un amour très fort l'un pour l'autre. Si on remplaçait le verbe s'aimer par le verbe se battre, la restructuration ne serait plus possible. D'autre part le verbe support de nominalisation éprouver est approprié aux prédicats de sentiment et ne peut pas apparaître avec d'autres types de prédicats sémantiques.

Un autre type de variation de forme sans perte de synonymie peut être constaté au sein d'une paire d'énoncés: la reformulation paraphrastique. Par exemple Il est passé en coup de vent à 4 h sans laisser d'instructions et Il est arrivé à 16 h mais est reparti très vite et n'a pas dit ce qu'il fallait faire.

Le fait que des formes différentes inscrites dans des configurations différentes puissent assurer la même fonction, avoir le même sens, mener au même résultat, voire appartenir aux mêmes paradigmes est un phénomène qui a toujours fait débat que ce soit dans le monde du non-vivant ou dans celui du vivant. Sans entrer dans les polémiques cycliques sur le sujet on peut essayer d'en débroussailler les sources.

Seul le vivant peut agir hic et nunc sur les formes et par rapport à elles, mais le vivant a lui-même une forme qui contraint son mode d'action sur les formes qui l'environnent. Ces contraintes constituent le problème premier de l'être vivant et plus particulièrement de l'être humain pour qui l'accès aux formes, que ce soit pour se les approprier telles quelles ou pour les transformer de telle sorte qu'il puisse se les approprier, est souvent la première question vitale ; d'autant plus vitale que le vivant lui-même a une forme transitoire et fragile et qu'il a, vis-à-vis de toutes les formes, une attitude réflexive, c'est-à-dire qu'il y a toujours dans sa perception des formes un effet de retour qui l'amène à confronter en permanence la forme qu'il perçoit à la conscience qu'il en a et qu'il a de ses propres formes. Toutes les variations, tous les écarts, tous les changements, ont dans ce contexte, quelque infimes qu'ils soient une importance cruciale. De même d'ailleurs que les équivalences lorsqu'elles s'imposent à lui.

Mais les équivalences, contrairement aux différences et aux variations dont la perception est naturelle, même si elle est plus aigue chez certains, sont construites ou à construire. Ce n'est pas un hasard si la conscience de leur existence et surtout de l'extension de leur domaine, que ce soit avec Lavoisier pour les sciences ou avec Zellig Sabbetai Harris (1909 – 1992)[3] pour l'étude des langues, ait été le produit d'une découverte scientifique c'est-à-dire de l'observation systématique, suivant un protocole précis d'un phénomène reproductible qu'on connaissait peut-être mais qui n'avait jamais été observé avec précision, décrit exhaustivement et conceptualisé de telle sorte qu'il devienne un outil de réflexion, de travail et de production.

Qui dit construction dit aussi possibilité d'une déconstruction, donc d'analyse à rebours de ce qui a été construit. Les équivalences linguistiques ont sur ce plan une longueur d'avance sur les équivalences non-linguistiques, même quand ces dernières sont construites expérimentalement. En effet, la construction et la déconstruction d'énoncés équivalents passe en langue par l'exploration et la levée des contraintes grammaticales et par la détermination de leur rôle dans la construction du sens. Elle permet également de suivre les itinéraires de l'ambiguïté. La contrainte de l'équivalence sémantique permet alors à l'un des énoncés de devenir la métalangue de l'autre. C'est ce que fait notamment de manière systématique l'analyse matricielle définitoire[4]. Ce ne serait évidemment pas possible si la langue n'avait pas, en plus de cette propriété, comme l'a souligné Harris, d'être le seul objet au monde à posséder sa métalangue, cette autre propriété observée pour la première fois par Charles Hockett (1954) d'être totalement réflexive[5], c'est-à-dire d'être une projection matérielle et matériellement observable et mesurable de la conscience, une propriété centrale de l'humain.

La linguistique historique et la linguistique comparée du XIXème siècle ne se sont reconnues ni dans le transformisme de Lamarck ni dans l'adaptation sélective de Darwin et il n'est pas inutile de rappeler que l'époque de la parution de l'Origine des espèces (1ère édition en 1859) est aussi celle où la Société de Linguistique de Paris interdit à ses membres de discuter de l'origine des langues (article 2 des statuts adoptés en 1866). Par la suite, jusqu'à une époque relativement récente – et pour certains jusqu'à ce jour – l'émergence de la parole, premier trait définitoire de l'espèce humaine – a souvent fait figure de chaînon manquant dans la théorie de l'évolution que ce soit sous sa forme canonique ou sous d'autres formes.

Dans sa reformulation majeure d'un darwinisme auquel il reste attaché, Stephen Jay Gould (2002) introduit deux concepts interprétatifs qui permettraient d'articuler le tempo de l'évolution linguistique à celui de l'évolution des espèces et plus particulièrement d'apporter un éclairage plausible aux conditions d'émergence, d'évolution et de différenciation des langues : il s'agit d'abord de l'idée d'une évolution ponctuée par des rééquilibrages relativement rapides et non graduels (punctuated equilibrium) (Gould 2002 : 9e chap. 745-1024), ensuite de l'idée qu'il existe une forme d'adaptation qui consiste à détourner l'usage d'un organe prévu à l'origine pour une fonction en le cooptant pour un nouvel usage : l’exaptation (Gould 2002 : 11e chap. 1179-1295).

Les deux concepts récusent la possibilité d'une évolution graduelle et accréditent l'existence dans le cours de l'évolution de stases relativement longues pendant lesquelles il ne se passe rien ou presque. Ils accréditent également la notion, non pas de rupture de la chaîne, mais d'événements de nature à introduire des modifications qualitatives susceptibles d'opérer des changements de direction ou des mutations de forme.

Bien que conçu et validé pour rendre compte de phénomènes qui s'étendent sur des millions d'années, le modèle de Gould rend compte de phénomènes communs à la langue et à la vie humaine à l'échelle de notre histoire documentée, voire à l'échelle de la succession des générations. Qu'il s'agisse des spécificités psycho-sociales d'une époque, voire d'une génération, ou de sa façon de parler, de la remotivation d’un terme tombé hors de l’usage ou de sa reconceptualisation – par exemple les métamorphoses du terme amant de l’ancien français à nos jours – il semble bien que l'évolution suive le chemin tracé par Gould. Mais l’homologie est encore plus nette à l’échelle de la macroévolution :

(α) Lorsque Humboldt écrit :

La langue ne peut se produire que d’un seul jet, ou, plus précisément, elle doit posséder, à chaque instant de son existence, les attributs qui font d’elle un ensemble consistant. Émanation immédiate d’un être organique dont elle traduit la double vocation sensible et spirituelle, elle partage la nature de tout ce qui est organique dans la mesure où chaque élément n’existe que par l’autre et où leur somme ne subsiste que grâce à l’énergie unique qui sature l’ensemble.(1974 : 72-3 paragraphe 4 de La recherche linguistique comparative dans son rapport aux différentes phases du développement du langage. Traduction française de 1820 Über das vergleichende Sprachstudium)

Il explique l’émergence des langues naturelles dans la perspective de Gould d’une évolution ponctuée par des rééquilibrages rapides.


(β) Lorsque Harris, soulignant que la langue est conçue pour transmettre et que ce n’est pas forcément l’outil le plus adapté à la communication ou à l’expression[6], il radicalise l’idée soutenue un siècle plus tôt par Michel Bréal (1868) d’une imperfection constitutive des langues ; lorsqu’il écrit que « les énoncés bien formés grammaticalement sont en fait des vecteurs plutôt mal conçus de l’expression et de la communication directe » (Harris 1968 : 6-7), il illustre cet autre processus d’adaptation du vivant découvert par Gould : l’exaptation. En effet, bien qu’elle n’ait pas été conçue pour cela, la langue, comme en témoigne le patrimoine littéraire de l’humanité, peut évoluer, se transformer et devenir l’outil le plus parfait qui soit pour s’exprimer ou communiquer.


/5/ Redondances généralisées dans le vivant et dans les langues

Fondement du vivant qui est le résultat de ses instructions, le code génétique est l'ensemble des règles permettant de traduire les informations contenues dans le matériel génétique des cellules vivantes pour produire des protéines. Rappelons que :
ce code établit une correspondance entre un triplet de nucléotides, appelé codon sur l'ARN messager (ARNm) et un acide aminé qui sera incorporé dans la protéine en cours de synthèse. Cette correspondance codon-acide aminé permet de résumer le code génétique sous forme d'une table associant chacun des 64 codons ou triplets possibles (43) avec l'un des 20 acides aminés présents dans les protéines. Lors de l'expression des protéines à partir du génome, des portions de l'ADN génomique sont transcrites en ARN messager. Cet ARN messager (ou ARNm) contient des régions non-codantes, qui ne sont pas traduites en protéines, et une ou plusieurs régions codantes, qui sont décodées par le ribosome pour produire une ou plusieurs protéines. L'ARNm est composé de l'enchaînement de quatre types de bases nucléotidiques, A, C, G et U, qui constitue une sorte d'alphabet. Le code génétique est un code de longueur fixe égale à trois sur cet alphabet. Dans les régions codantes de l'ARNm, ce code associe un triplet de nucléotides ou codon à un acide aminé dans la protéine associée. (…) Le nombre de séries de trois lettres prises dans un alphabet de quatre lettres étant de 43, le code génétique comporte 64 codons différents, codant directement les vingt acides aminés standard et les signaux de fin de la traduction, appelés codons-stop ou codons de terminaison. Deux acides aminés mineurs, la sélénocystéine et la pyrrolysine sont insérés de façon spécifique au niveau de certains codons-stop, dont le recodage est obtenu grâce à des structures spécifiques sur l'ARN messager. Cette correspondance de 64 triplets ou codons avec 20 acides aminés principaux implique que ce code est très redondant — on dit qu'il est dégénéré — car chaque élément exprimé (acides aminés, fin de traduction) y est codé en moyenne par trois codons distincts : une mutation génétique sur trois affectant une séquence d'ADN codante n'entraîne pas de modification de la protéine traduite. On dit alors que cette mutation est silencieuse.[7]

La redondance est donc constitutive du système d’instructions qui fabrique le vivant. Or c’est également un trait majeur des langues naturelles. C’est d’ailleurs la possibilité de la redondance qui permet à la langue de produire sa métalangue. Ainsi si je dis à quelqu’un Viens !, cet énoncé sans redondances est strictement équivalent à l’énoncé très redondant : Au moment de mon énonciation je m’adresse à une personne qui m’entend et demande sa venue, c’est-à-dire d’effectuer un déplacement en allant de l’endroit où elle se trouve à l’endroit où je me trouve.

La biologie (en grec science de la vie) comme la linguistique identifient donc, à la base de la construction de leur objet qui est aussi la source commune de la vie et du sens, un décalage important entre des formes qui codent ou qui sont grammaticalisées et des formes qui, bien que morphologiquement analogues, ne codent pas ou qui ne sont pas ou ne sont que faiblement grammaticalisées, entre des formes condensées ou cristallisées dont toute redondance a été évacuée et qui sont des raccourcis ou des abréviations et des formes analytiques autorisant une redondance maximale. Ce décalage assure à la vie comme à la langue une plasticité et une élasticité extraordinaires, en effet, tous les éléments des séquences non codantes ou des séquences analytiques de la langue peuvent se retrouver en position codante ou en une position grammaticalisée. Ces éléments sont redondants lorsque, du fait de leur position, une partie plus ou moins importante de leur potentialité codante ou signifiante est neutralisée. Les conditions de cette neutralisation sont probablement l’une des clés qui nous permettront de mieux comprendre aussi bien les conditions de la vie que celles du fonctionnement des langues.

/6/ L'émotion commandée par la forme

Une caractéristique importante du vivant et qu’il est souvent difficile de rationaliser ou même d’associer clairement à une fonction est le fait que l’être vivant puisse avoir une réaction émotionnelle d’intensité variable à la seule perception d’une forme, que cette perception soit visuelle, auditive ou tactile. L’être humain peut ressentir des émotions très vives face, par exemple, à l’arrondi d’une ligne, à la texture d’une surface, à la densité d’un contact, à l’effet harmonique d’un son ou à une structure rythmique. Cette émotion n’est pas nécessairement bijective au sens où une forme produirait toujours la même émotion chez tous les individus mais elle pourrait l’être pour des groupes, voire des masses d’êtres humains. Les réactions émotionnelles à une forme ou à une combinaison de formes sont souvent complexes au sens où elles intègrent différents paramètres, constitutifs de la forme – par exemple la taille ou la couleur – ou indépendants d’elle – par exemple la situation de la perception, la nature ou l’identité de ce qui est perçu -, mais cette complexité ne détruit jamais complètement la corrélation potentielle entre la forme et l’émotion.

Cette corrélation est patente dans la production linguistique au point que l’on peut reformuler en langue le célèbre proverbe français La façon de donner vaut mieux que ce que l’on donne en disant La manière de dire dit plus que ce qu’on dit.

La forme de l’expression – caractéristiques de la voix, de l’accent, de l’articulation, du débit et de la diction, effets harmoniques des assonances, de l’intonation et plus généralement de la prosodie, à l’oral ; construction des phrases, figures rhétoriques, découpage du texte, réglage des enchaînements cataphoriques et anaphoriques, à l’écrit – prime clairement sur le contenu du message.

Cette primauté absolue de la forme dans la production du sens est un trait commun au vivant et aux langues.


/7/ Le pouvoir de transposition et de simulation

La souveraineté du vivant ne lui vient pas seulement de ses qualités propres, elle lui vient aussi et on pourrait dire surtout du fait qu’il est capable d’entrer dans des logiques d’existence différentes de la sienne, de se les approprier au point de parvenir à faire croire qu’il est ce qu’il simule.

L’être humain a porté à son ultime perfection la logique du caméléon. Les Exercices de style de Raymond Queneau ont immortalisé cette logique dans la littérature mais à l’oral, on connaît depuis toujours le pouvoir de la voix et du geste – la voix surtout – pour simuler, reconstruire, représenter des constituants et des ensembles totalement étrangers à l’acteur ou au chanteur auteur de ces simulations.


Conclusion

D’une manière plus générale, on pourrait dire, si nos arguments sont reçus, que la langue est, par les possibilités qu’elle offre et dont témoigne en permanence et depuis toujours la production littéraire de l’humanité, la formulation la plus achevée de ce que le vivant a de plus spécifique. On peut aussi ajouter qu’une linguistique bien faite nous donne les clés de la genèse et des effets de cette formulation.


Bibliographie

Bréal, Michel, 1868, « Les idées latentes du langage », Conférence faite au Collège de France et reprise dans Mélanges de mythologie et de linguistique, Paris, Hachette (1877, 1ère éd. ; 1882, 2ème éd. ; réimprimé en 2005 avec une introduction de Gabriel Bergougnoux, Limoges : Lambert-Lucas).

Gould, Stephen Jay, The Structure of Evolutionary Theory, Boston : Belknap/Harvard, 1433 p., 2002.

Harris, Zellig Sabbetai, Mathematical Structures of Language, New York, Interscience publishers, 230 p., 1968.

Hockett, Charles, “The Origin of Speech”, Scientific American 203/3: 89-97, 1960.

Humboldt, Wilhelm von, Introduction à l’oeuvre sur le kavi et autres essais (traduction française de Pierre Caussat d’oeuvres de Humboldt produites de 1820 à 1835), Paris: Seuil, 440 p., 1974.

Ibrahim, Amr Helmy, “Introduction à la traduction” par Amr Helmy Ibrahim & Claire Martinot de Language and Information de Zellig Sabbetai Harris, Paris : CRL, 2007, p. 3-26.

“Les conditions de la prédication dans les langues”, Prédicats, prédication et structures prédicatives, Paris: CRL, 2009, p. 12-59.

“Supports d’actualisation et dualité constitutive de la predication”, Supports et prédicats non verbaux dans les langues du monde, Paris : CRL, 2010, p. 36-73.

Lavoisier, Antoine Laurent de, 1789-1864, Traité élémentaire de chimie.

Martinet, André, 1960-2003, Éléments de linguistique générale, Paris: Armand Colin.

Queneau, Raymond, Exercices de style, Paris: Gallimard, 1947.

Schafer, Raymond Murray, The Tuning of the World, New-York : A. Knopf, 1977 (trad. française par S. Gleize, 1979, Le paysage sonore, Paris : Lattès).

Verlaine, Paul, Mon rêve familier, Poèmes saturniens, 1866.

[1] 1868, p. 190-191.


[2] Changement de catégorie grammaticale d'une entrée lexicale. Par exemple dans l'exemple qui suit le passage du verbe aimer au nom amour.


[3] Cf. Ibrahim 2007.


[4] Cf. Ibrahim 2009 & 2010.


[5] En anglais de disposer d'un total feedback.


[6] Cf. notre introduction à la traduction de Language and Information (2007 : 18)

[7] Article de Wikipedia consulté à l’adresse suivante : http://fr.wikipedia.org/wiki/Code_génétique