SOMMAIRE. Fictions du savoir, savoirs de la fiction.

Epistémocritique
Études et recherches sur les relations entre la littérature et les savoirs.

Vol. 10 – Printemps 2012

Fictions du savoir. Savoirs de la fiction.
Spécial agrégation de littérature comparée 2012

http://rnx9686.webmo.fr

SOMMAIRE

1. Editorial. Du savoir à la fiction … et retour !
Laurence DAHAN-GAIDA.

2. Les objets du savoir romanesque : musées et cabinets de curiosités dans Die Wahlverwandtschaften de Johann Wolfgang Goethe, Mardi d’Herman Melville et Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert.
Anne-Gaëlle WEBER

3. Fiction et savoir. La dimension épistémologique du texte littéraire au XXe siècle (Marcel Proust)
Thomas KLINKERT

4. L’utopie mystifiante du savoir dans Mardi d’Herman Melville
Michel IMBERT

5. An American Quest for Truth in the Mid-Nineteenth Century: Herman Melville’s Mardi: and A Voyage Thither
Mark NIEMEYER

6. Discours scientifique et discours fictionnel dans Les Affinités électives
Denise Blondeau

7. Bouvard et Pécuchet : le monde comme représentation ?
Gisèle SEGINGER

8. Cadavres postiches et mécanique des savoirs dans Bouvard et Pécuchet
Laurence TALAIRACH-VIELMAS

9. Le savoir médical dans Bouvard et Pécuchet
Francis LACOSTE

10. « Said They Were Mine » : Fiction et savoir dans l’œuvre de Malcolm Lowry
Mathieu DUPLAY




Editorial. Du savoir à la fiction… et retour !

La vérité de la fiction

Cette dixième livraison de la revue Epistémocritique est consacrée à la question d’agrégation de littérature comparée 2012 : Fictions du savoir. Savoirs de la fiction. Les trois œuvres au programme – Les affinités électives de Goethe (1809), Mardi de Melville (1849), Bouvard et Pécuchet de Flaubert (1881) – s’échelonnent sur tout le XIXème siècle, siècle de rupture entre les sciences et les lettres, mais aussi siècle d’explosions scientifiques qui voit le champ du savoir se fragmenter en disciplines cloisonnées tandis que se fait jour un fantasme de totalisation visant à récupérer une forme d’unité dans la dispersion. Mais le XIXème siècle est aussi un siècle marqué par la perte de confiance dans le pouvoir des mots, qui fait peser un soupçon sur la notion de vérité. D’où les différents brouillages entre savoirs et fictions que les romans mettent en œuvre à la frontière où il leur arrive de se frotter et de se mesurer.
Fictions du savoir. Savoirs de la fiction. Ce titre en forme de chiasme, qui implique à la fois une symétrie et une différence, soulève d’emblée des questions de fond touchant aux rapports entre savoirs, sciences et fiction d’un côté, mais aussi aux notions de narration, de vérité et de référentialité. Bien que les termes de « fiction » et de « narration » soient souvent utilisés de façon interchangeable, il importe de rappeler ce qui les distingue. La littérature est une forme esthétique qui n’est pas nécessairement fictionnelle, comme en témoignent les formes qui, tels l’essai ou l’autobiographie, instaurent un pacte de lecture fondé sur la véracité ou l’authenticité. À l’inverse, le mot « fiction » attire l’attention sur le caractère imaginaire, inventé de ce qui est raconté. Étymologiquement, la fiction est ce qui est construit, fabriqué et donc suspect d’artifice : elle est tromperie, illusion, mensonge, invention, simulation, artefact et s’oppose en cela à tout discours de savoir. Mais dans la tradition philosophique et scientifique, la fiction peut aussi être entendue comme expérience de pensée, comme construction imaginaire et ouverture sur l’inconnu. Dans son usage philosophique, le mot de fiction peut renvoyer à une idée ou à un concept, comme en témoignent par exemple les produits de notre intuition intellectuelle que Kant appelle des « fictions heuristiques » (Cohn, 16). Dans les sciences, le terme de « fiction » correspond à une grande variété d’usages, parmi lesquels on peut évoquer les expériences de pensée ou certaines inventions qui jouent un rôle fondamental dans la cognition. Pour distinguer ces usages de l’usage littéraire, certains auteurs ont proposé de distinguer le fictif du fictionnel : le fictif comme irréel et le fictionnel comme invention potentiellement porteuse d’un savoir (Cohn, 15 ; Aït-Touati 2010). Normal 0 21 MicrosoftInternetExplorer4 <!<a href="endif]-> /* Style Definitions */ table.MsoNormalTable mso-style-name:"Normale Tabelle"; mso-tstyle-rowband-size:0; mso-tstyle-colband-size:0; mso-style-noshow:yes; mso-style-parent:""; mso-padding-alt:0cm 5.4pt 0cm 5.4pt; mso-para-margin:0cm; mso-para-margin-bottom:.0001pt; mso-pagination:widow-orphan; font-size:10.0pt;

Frédérique AÏT-TOUATI étudie ici même le rôle central joué par la fiction et le récit dans le contexte du débat cosmologique qui fait rage entre le tournant copernicien négocié par Kepler et Galilée, et la rupture opérée par Newton. Comme elle le montre, seule la fiction permet de dépasser les limitations du réel observable pour trouver un point de vue nouveau d’où décrire le monde et embrasser mentalement l’espace géométrique du monde. En effet, dans la nouvelle science expérimentale, l’adéquation entre la visibilité des phénomènes naturels et la visibilité du protocole expérimental est le garant de l’épistémologie de la preuve qui est en train de se mettre en place. Or dans le cas de l’infiniment petit et de l’infiniment lointain, l’observation est forcément une expérience individuelle. Dès lors, pour que l’invisible devienne visible, au double sens de représentable et de communicable, la fiction et le récit (de voyage) s’offrent comme des stratégies de conviction et de visualisation (par le biais de la figuration) efficaces pour donner un accès crédible aux lointains. La permanence du registre fictionnel et du recours à la figuration dans les textes astronomiques du XVIIe siècle invite à remettre en question la pertinence des dichotomies par lesquelles on tente parfois de distinguer littérature et savoir : imagination/raison, fiction/non-fiction, figural/littéral.

 

Si l’on entend le mot fiction au sens d’une construction hypothétique, si l’on admet par ailleurs le caractère expérimental des fictions du savoir, alors on doit reconnaître qu’il existe une certaine homologie entre récit de fiction et fiction savante. On doit aussi reconnaître que les récits de fiction peuvent comporter une certaine forme de vérité et, à l’inverse, que le détour de la fiction peut être fécond pour la science. Pourtant ces hypothèses sont loin d’aller de soi. En effet, le cognitivisme classique avait frappé d’indignité le langage de la fiction en subordonnant le problème de la vérité à celui de la réalité : les êtres fictifs n’ayant pas de référence dans le monde réel, les jugements portés à leur sujet ne sont considérés comme ni vrais ni faux (Schaeffer, 205). La littérature se trouve ainsi dépouillée de toute valeur cognitive puisqu’il n’y a pas de connaissance sans visée de vérité. Pour sauver la référence et avec elle la possibilité de la connaissance, diverses tentatives ont été faites, parmi lesquelles celle de Nelson Goodman a connu une grande fortune. Goodman a élargi la notion de référence en y incluant d’une part la dénotation métaphorique, d’autre part des modes de référence tels que l’exemplification et l’expression. Goodman considère en effet les valeurs expressives comme parties intégrantes de la structure référentielle des systèmes symboliques, au même titre que la dénotation. Une autre tentative consiste à élargir, non pas la notion de référence, mais le champ ontologique lui-même de façon à étendre le domaine des « choses » auxquelles on peut faire référence. La logique des mondes possibles implique un déplacement de la question du statut vérifonctionnel des propositions vers celle du statut ontologique des entités : si la réalité ne se borne pas au monde actuel, mais comporte aussi des mondes possibles, alors les mondes fictionnels eux-mêmes accèdent à une subsistance propre, du moins si l’on arrive à montrer qu’ils ont le même statut que les mondes possibles (Schaeffer, 205). L’idée selon laquelle les énoncés fictionnels réfèrent à des réalités alternatives attire l’attention sur le fait que le dispositif fictionnel ne se borne pas à l’addition de propositions fictionnelles, mais qu’il fait émerger un univers qui est comme l’univers actuel et dans lequel nous sommes plongés comme nous le sommes dans cet univers actuel.
Une dernière possibilité consiste à abandonner le cadre d’une ontologie réaliste, qui suppose une stricte distinction entre fiction et réalité, pour lui substituer une ontologie du possible. En effet, la fiction n’opère pas nécessairement sur le mode d’une reproduction mimétique du réel mais elle peut mettre en œuvre d’autres modes référentiels : allégorique, métaphorique, etc. En témoigne la fiction moderne qui a renoncé à la mimesis comme garantie de réalisme pour se concevoir comme une sorte de laboratoire où des possibles sont expérimentés : non pas au sens de mondes possibles ou de quelque univers ontologiquement défini, mais d’une « possibilisation » de notre monde (Murzilli). En ce sens, la fiction n’est pas une manière de « peindre » le réel mais c’est un outil de prospection qui cherche à explorer des possibles. La liberté avec laquelle elle procède rappelle celle des mathématiciens, qui partent d’axiomes non fondés dans la réalité mais qui parviennent cependant à des résultats bien réels. Au début du XXème siècle, le débat sur le fondement des mathématiques avait posé la question de savoir comment les mathématiques peuvent se développer si librement par rapport à la réalité, tout en ayant un caractère si contraignant pour le scientifique et avoir en même temps la capacité d’exprimer des propriétés du monde physique. Autrement dit, comment peuvent-elles conduire à des résultats inattaquables sur la base de fondements incertains, voire en l’absence de tout fondement ? Dans leur exploration systématique et conséquente de tous les possibles ainsi que leur utilisation judicieuse de l’impossible, les mathématiques se révèlent souvent aussi inventives et créatrices que la fiction littéraire. Dès lors, la même question pourrait être posée à cette dernière : comment peut-elle produire du savoir, atteindre une vérité si ses énoncés n’ont pas de référence dans le monde réel ? Une question qui peut être reformulée en des termes très différents si l’on cesse de situer la dimension cognitive de la fiction dans un rapport de représentation mimétique avec les savoirs qu’elle expose, mais qu’on la situe dans le contexte narratif qu’elle offre aux possibles. La fiction est un jeu avec le possible, un exercice d’imagination et de prospection qui permet de soustraire le lecteur à l’unilatéralité du réel. Si elle peut atteindre une forme de vérité, ce n’est ni le vrai de la science ni le vrai du document ou du témoignage. La fiction ne fait pas le récit d’événements « vrais » mais d’événements imaginés selon la modalité plus générale du possible, qui n’a pas besoin d’atteindre au vraisemblable pour emporter l’adhésion du lecteur, il suffit qu’il soit « racontable ». C’est en effet « l’imagination qui détermine le possible. Est possible ce que l’on peut imaginer, c’est-à-dire ce que l’on peut raconter, ou trouver raconté, dans une histoire à laquelle on adhère » (Cassou-Noguès, 2007, 252). Cette adhésion n’est pas tout à fait déterminée par la vraisemblance de l’histoire, comme le montrent les nouvelles de science-fiction, les contes fantastiques ou les expérimentations postmodernes qui proposent des histoires tout à fait invraisemblables auxquelles pourtant on adhère. Même si les situations décrites sont hétérogènes à notre monde, elles sont en quelque façon possibles. C’est donc la fiction qui détermine le possible.
La fiction est un traitement spécifique du monde qui ne revendique ni le vrai ni le faux, mais qui se caractérise par leur entrelacement critique. Elle ne cherche pas à éluder les règles qu’exige le traitement de la vérité, mais à montrer qu’il s’agit de concepts problématiques, liés par des relations complexes. Prise entre la puissance du faux et les illusions du vrai, elle fait de leurs relations son matériau, qu’elle modèle à sa manière afin de mettre en évidence l’impossibilité de limiter la question du vrai à celle du vérifiable. C’est pourquoi elle ne demande pas à être crue en tant que « vérité » mais bien plutôt en tant que « fiction », ce désir étant la condition première de son existence. Dès lors, il n’est pas indispensable que l’écrivain parte de faits réels ou de savoirs qui seraient cautionnés par des théories détenant une autorité incontestée. Il suffit que l’intrigue soit efficace, qu’elle propose un univers plausible à défaut d’être vraisemblable.
C’est ce que Melville a bien compris : après avoir hésité entre le genre du récit de voyage et celui de la romance, entre le récit « vrai » de la « chronique » et les « mensonges » de la fiction, il a revendiqué la fictionnalité de son récit comme garantie même de sa « vérité », suggérant ainsi une identité formelle entre récit « vrai » et récit « imaginaire » (Weber, 292). Le défi que relève Melville est « de montrer que la fiction littéraire est d’autant plus savante qu’elle est fictionnelle et que l’usage de la fiction est précisément ce qui l’identifie le mieux au discours savant (notamment au discours naturaliste) » (Weber, 302). Si la fiction peut être rapprochée de la science, c’est que ces dernières ont fondé leur identité sur le doute et la réfutabilité, sur la possibilité de l’essai et de la rétractation, d’où elles ont tiré une conception de la « vérité » comme solution indéfiniment partielle et provisoire. Si l’expérimentation joue un rôle central dans les sciences empiriques, elle n’est pas tout : sans expériences de pensée, sans « modèles » ou « images mentales » de caractère hypothétique, il n’y aurait pas d’innovation scientifique. Les sciences ont besoin de formuler des hypothèses, de manipuler des « images de pensée » pour faire avancer la connaissance : autrement dit, elles ont besoin de « fictions ».
Il ne s’agit pas ici de nier les différences entre savoir et fiction mais, au contraire, de décrire leurs entrecroisements, leurs rapports d’interpellation et d’émulation réciproques, afin de dégager le pouvoir cognitif de la fiction. Or ce qui caractérise les fictions au programme, c’est qu’elles renoncent aux illusions de la mimesis pour lui substituer un entrecroisement subtil de vérité et de possibilité. L’une des stratégies employées pour renégocier les rapports entre vérité et possibilité est d’intégrer, à côté de l’exposition des savoirs, la discussion d’hypothèses contrastées, les doutes du narrateur ou des personnages. Ce qui favorise une montée en visibilité de la subjectivité savante et l’inscription de l’enquête dans le récit, qui devient ainsi partie intégrante de l’exposition de la vérité. Une autre stratégie consiste à multiplier les contextes d’expérimentations fictives comme autant de points de vue différents sur les choses qui permettent de renvoyer le savoir à sa propre contingence. Ainsi, dans Mardi, le dispositif narratif met en compétition trois voix discordantes, dont l’entrelacement polyphonique est porté jusqu’à la cacophonie puisque chaque personnage se révèle être plusieurs. L’agencement narratif acquiert ainsi une fonction épistémologique qui élève la forme au rang de signifié. L’opposition structurale des deux copistes dans Bouvard et Pécuchet a la même fonction : l’infinie variation combinatoire qu’elle rend possible fait apparaître le caractère conjectural et mobile de la vérité, qui est faite de positions seulement temporairement tenables. Exhibant le caractère relatif de toute vérité, les trois romans mettent à jour le noyau fictif des discours prétendant à la vérité (la science, l’historiographie) tout en suggérant l’existence d’un noyau cognitif dans la fiction.
En explorant les implications gnoséologiques de l’écriture et en les transformant en élément narratif, les fictions du savoir montrent que la confrontation entre savoir et fiction ne peut se limiter à une simple opposition entre vérité et mensonge (Ginzburg, 393). Elle demande que l’on dépasse une épistémologie naïvement positiviste pour interroger les catégories mêmes du « vrai », du « vraisemblable » et du « possible ». Elle demande également que l’on s’intéresse aux implications cognitives de différents types de narration sans négliger les rapports d’opposition, d’échange ou d’hybridation qui peuvent les lier. En effet, une narration allégorique n’opère pas sur le même mode qu’un récit réaliste ou mimétique, elle ne « réfère » pas de la même manière et l’accès qu’elle ouvre à la connaissance n’est pas le même. C’est ce que montre Anne-Gaëlle WEBER à travers son analyse des cabinets dans les Wahlverwandtschaften, Mardi et Bouvard et Pécuchet. Comme les musées et les collections, les cabinets de curiosités permettent au roman d’échapper à l’impératif mimétique sans renoncer à l’exigence de référentialité, grâce à la tension qu’ils introduisent entre un ordre descriptif qui repose sur l’inventaire et un ordre narratif qui repose sur l’aventure ou la mise en intrigue. Dans les musées où le mot décrit une réalité qui n’existe justement qu’en mots, le roman exhibe le fait que l’écriture décrit d’autant mieux le monde qu’elle nie son caractère référentiel. Entre l’exhaustivité réaliste et l’exemplarité allégorique, les trois romans élaborent plusieurs types d’articulation possibles entre les mots et les choses. En ce lieu stratégique qu’est le cabinet de curiosité, ils s’interrogent sur les dérives de l’exposition des objets supposés fonder le savoir en vérité en même temps qu’ils mettent à l’épreuve leur propre capacité à décrire et à figurer. La fiction contribue ainsi à produire des effets de vérité qui découlent de son double statut comme modalité du savoir et comme mise à l’épreuve de ce même savoir, la fiction se met en abyme comme « allégorie de l’appréhension par l’homme des œuvres de la nature et de l’art ».

Les savoirs de la fiction

Même si les savoirs mobilisés par Goethe, Flaubert et Melville proviennent parfois des sciences au sens le plus strict du terme, le mot de savoir a été privilégié en raison de son acception plus souple et plus large : en effet, la notion de savoir permet d’englober non seulement les théories et les concepts scientifiques mais aussi toutes les connaissances inarticulées qui circulent dans le discours social, où elles n’acquièrent pas toujours la consistance de disciplines cohérentes. Les savoirs de la fiction peuvent provenir d’une discipline scientifique identifiable mais souvent ils émanent d’une simple théorie ou d’une nébuleuse épistémique (par exemple, le discours sur la « vie » ou sur l’ « information »). Ils peuvent être antérieurs à la constitution d’une théorie – par exemple, un savoir de l’inconscient a précédé la formation de la psychiatrie moderne et de la psychanalyse. Mais ils peuvent aussi se détacher après coup d’une discipline constituée, par une série de dérivations, de généralisations ou d’applications à des domaines différents. Quoi qu’il en soit, le savoir a une structure épistémologique plus souple que la science et sa fonction n’est pas la même : il ne prouve pas, il ne démontre pas mais il fournit des représentations, des logiques toutes faites, des chaînes rhétoriques préexistantes qui donnent au sens un cadre préconstruit (Séginger, 10).
Parler de savoirs plutôt que de sciences permet également de tenir compte de l’historicité des frontières entre science et non-science, qui ne sont pas déterminées par une norme intangible mais constituent un enjeu constamment redéfini de l’histoire des sciences. En effet, ce qui semble devenu évident – les critères de démarcation entre science et non-science – ne l’a pas toujours été : il faut donc inclure dans l’histoire des savoirs des objets et des pratiques qui ne correspondent plus aux canons actuels de la science mais qui étaient considérés comme « scientifiques » à leur époque. Dès lors qu’il s’agit de leur appropriation littéraire, il semble donc plus approprié de ne pas faire de distinction entre savoirs archaïques et sciences modernes, savoirs légitimes et pseudo-sciences. Car si la fiction s’intéresse souvent à des savoirs d’époque, elle fait preuve d’une plasticité et d’une souplesse bien différente de l’exigence scientifique. Transgressant les frontières entre disciplines et brouillant la généalogie, elle mobilise des savoirs hétérogènes qui ne sont pas nécessairement contemporains les uns des autres : elle peut inclure, à côté des savoirs dominants, des savoirs archaïques dont la productivité imaginaire paraît plus grande (alchimie, magnétisme, etc.) ou encore des savoirs émergents qui paraissent d’autant plus stimulants qu’ils sont inachevés.
Les savoirs de la fiction, on le voit, ne sont pas ceux des savants : extraits de leur contexte et parfois « hors d’usage », ils sont détournés de leur sens habituel, réinventés en fonction d’objectifs et de finalités qui les rendent souvent méconnaissables. En effet, les écrivains n’ont pas toujours un accès direct aux théories scientifiques ni même aux ouvrages de vulgarisation, de sorte que leurs savoirs correspondent rarement à des connaissances puisées à la source, à des connaissances de spécialiste (Séginger, 10). Ils sont plutôt le fruit d’un double filtrage : d’un côté, ils ont déjà circulé dans le discours social, ils ont été traduits, transformés, déformés, se sont « vulgarisés » ; de l’autre, ils ont été manipulés par l’écrivain qui est libre de n’en sélectionner que les traits pertinents pour son projet, de les appliquer à des objets inédits, de leur donner de nouveaux champs d’application, de délier ce que la pratique scientifique avait lié ou, au contraire, d’opérer des greffes inattendues entre des savoirs relevant d’épistémès différentes. C’est pourquoi il ne faut pas s’attendre à retrouver dans la littérature une « traduction sans perte » (Séginger, 14). La transformation des savoirs par la fiction dépend en grande partie des objectifs poursuivis par l’auteur qui peuvent être très variés : transmettre des connaissances ou une conception du monde, vulgariser, mettre en question l’autorité du savoir ou au contraire légitimer un certain point de vue, confirmer les savoirs du lecteur ou inversement ébranler ses certitudes. L’utilisation des savoirs peut obéir à une visée ludique ou critique, elle peut viser à donner une légitimité épistémologique à la représentation littéraire, à créer un effet de reconnaissance, voire une illusion réaliste ou au contraire une « déréalisation » du monde représenté, un effet d’« estrangement » ou de « dépaysement cognitif. Habituellement, ce sont moins les données fournies par le savoir positif que ses potentialités, son imaginaire, ses impensés, voire sa part de négativité qui intéressent les écrivains. Si bien que les savoirs de la fiction sont moins des savoirs copiés que des savoirs réinventés, des « fictions de savoir » – ou comme le dit Gisèle Séginger des « fictions de science » – dont il est inutile de chercher la fidélité par rapport à leurs modèles ou encore de juger sur leur cohérence théorique ou leur exactitude. Il faut plutôt les envisager comme des constructions fictionnelles qui nous disent quelque chose sur l’état de la connaissance à une époque donnée, sur ses conditionnements sociaux, culturels ou idéologiques.
Ainsi, lorsqu’on replace la quête de la vérité melvilienne dans le contexte du nationalisme politique et culturel du milieu du dix-neuvième siècle aux Etats-Unis, on se donne les moyens d’expliquer non seulement les choix esthétiques de Melville mais aussi sa conception de la vérité. Comme le montre Mark NIEMEYER, Mardi est un roman performatif qui, tout en mettant en œuvre une quête obsessionnelle de la vérité et de la connaissance, répond au désir de Melville d’écrire un grand roman américain, entreprise inséparable à ses yeux du « grand art de raconter la vérité ». D’où les choix esthétiques qu’il opère, à commencer par celui de la romance comme genre, dans lequel il voit un véhicule idéal pour représenter l’âme du nouveau pays en même temps que la forme la plus adéquate pour exprimer la vérité recherchée. D’autres indices de cette quête, spécifiquement américaine, de la vérité sont l’attitude « impérialiste » du narrateur, manifestée par l’autorité de sa relation aux savoirs qu’il s’approprie, de même que la fragmentation narrative et épistémologique qui renvoie une image en miroir de la fragmentation géopolitique du territoire américain.

Au bout du compte, le savoir de la fiction finit toujours par refléter davantage le sujet qui l’élabore que l’objet qu’il cherche à saisir. Dès lors, la « mise en texte » (Séginger) ne peut être réduite à une simple « transmission » mais elle doit être vue comme une « exposition », qui n’est pas seulement celle des savoirs mais aussi celle de l’auteur et du lecteur, dans leur rapport fondamental à la connaissance et à l’ignorance. Passant de la science à la littérature, le savoir est en effet déplacé du niveau de l’énoncé au niveau de l’énonciation, invitant à tenir compte « du lieu et de l’énergie du sujet qui parle », de la « coloration » qu’il donne au savoir exposé (Ebguy, 282). C’est à ce niveau que devient visible le désir épistémique dont relève la quête de connaissance, laquelle relève souvent du désir beaucoup plus que de l’intellect, comme cela apparaît clairement dans les trois romans où la quête est enclenchée par des « affinités électives » ou d’irrésistibles « sympathies » entre les personnages. On touche là à une différence essentielle entre l’exposition fictionnelle des savoirs et leur exposition savante : la fiction permet de rendre compte à la fois du réel et des regards portés sur lui, des phénomènes (naturels ou sociaux) et des subjectivités qui les saisissent, des discours de savoir et de leur interprétation (Ebguy, 281). Mesurant un événement par son interprétation et l’interprétation par l’occurrence, elle interroge autant les contenus du savoir que le sujet qui se les approprie.

Dès lors, il faut faire le partage entre ce que sait l’auteur et ce que sait le texte, en distinguant les savoirs représentés dans la fiction et les savoirs de la fiction : les premiers sont les savoirs qui jouent un rôle dans la composition et dans la signification du texte tandis que les seconds sont les savoirs qui ne sont pas simplement représentés mais produits par la fiction. Toute fiction du savoir est inévitablement une interrogation sur le savoir qu’elle expose, qu’elle objective et met à distance, ce qui la met en position d’exercer les vertus dynamiques de la critique à la fois sur elle-même et sur les savoirs qu’elle met en jeu. Par un jeu de reprise et d’écart, de reproduction et de différenciation, elle conquiert son autonomie par rapport aux savoirs qu’elle intègre, ce qui lui permet d’avancer ses propres hypothèses, qu’elle construit avec et contre les savoirs qu’elle représente (Pierssens). C’est dire que la fiction romanesque ne se contente pas de confirmer des savoirs déjà acquis mais elle produit des effets de connaissance qui lui sont propres et qui sont indissociables de sa structure esthétique. La question du savoir posée à la fiction n’est donc pas seulement celle de son insertion et de son élaboration, c’est aussi celle de sa production, c’est-à-dire celle d’un savoir propre à la fiction romanesque. Pas de fiction du savoir sans savoir de la fiction.

Ce qui caractérise ce savoir propre à la fiction, c’est d’abord sa visée critique, qui peut prendre la forme d’une réflexion sur l’ordre du savoir, sur les facultés de connaissance mobilisées, sur le partage des disciplines ou leur hiérarchie, mais aussi sur les méthodes d’acquisition et de transmission du savoir ainsi que sur les postures de croyance et d’adhésion qu’il suscite. La fiction peut aussi prendre prétexte de l’insertion de savoirs étrangers pour s’interroger sur les prétentions à la vérité de la science : la connaissance scientifique se caractérise-t-elle par la vérité qu’elle permet d’atteindre ? C’est ce qu’elle a longtemps prétendu mais ne pourrait-on postuler d’autres formes de « vérité » : la vérité éthique ou la vérité du sujet par exemple ? Les théories scientifiques peuvent-elles revendiquer le privilège d’être une vérité absolue et universelle ? Ou doit-on les considérer comme des constructions théoriques, qui sont historiquement situées ? Leur validité serait alors relative au lieu et au moment où elles ont été énoncées, de sorte qu’il faudrait les soumettre régulièrement à la critique et les invalider. Dès lors, qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’une pratique ou une théorie est scientifique ou ne l’est pas ? Qu’est-ce qui distingue la science de la magie, de la poésie, de l’art, de la religion, de la philosophie, de la métaphysique ? Existe-t-il différentes formes de scientificité, qui permettraient de distinguer les sciences de la nature et les sciences humaines, les sciences « dures » et les sciences « molles » ? Mais alors, qu’en est-il de l’unité de la science : faut-il parler des sciences ou de la science au singulier ?
En soulevant ces questions, de manière implicite ou explicite, la fiction exerce son pouvoir de réflexivité qui, loin d’exprimer une adhésion sans réserve à l’esprit scientifique ou une confiance aveugle dans sa capacité à tout élucider, manifeste sa fonction critique. Elle peut ainsi être amenée à révéler des contradictions, des tensions, des incohérences dans le discours d’une époque. Elle peut rendre compte de la crise de la vérité dans une société donnée ou encore de la perte d’autorité de certains savoirs, comme dans Bouvard et Pécuchet où la voix des personnages se fond dans le réénonciation indiscriminée de savoirs, dans le ressassement de vulgates contradictoires qui rend toute prise impossible pour le lecteur. Dans les scénarios du dénouement, le savoir perd toute son autorité pour céder la place à la copie, qui manifeste la perte de légitimité du savoir qui s’effondre dans une masse indifférenciée et insignifante. L’ambition de Flaubert n’est pas de transmettre des connaissances mais de faire vaciller toute posture de savoir, tout dogmatisme. Loin de vouloir confirmer les savoirs du lecteur, il ébranle ses certitudes en révélant une dangereuse proximité entre vérité et croyance, science et foi.
C’est ce que montre Francis LACOSTE à l’exemple de la médecine dans Bouvard et Pécuchet. Tout en faisant l’éloge du savoir médical, Flaubert ironise sur les compétences des thérapeutes dont il montre les échecs, dénonçant à travers eux l’émergence d’un biopouvoir qui donne aux médecins le contrôle sur le corps social. Mais surtout, il utilise le parallèle entre médecine et littérature pour révéler le noyau fabulateur des récits à prétention scientifique (comme la médecine mais aussi l’histoire) tout en dégageant le noyau cognitif des récits de fiction. La médecine est en effet dénoncée dans sa méthode : elle n’est pas une science mais un art qui repose sur l’intuition et l’induction. Le médecin n’est-il d’ailleurs pas appelé un « homme de l’art » ? Quant aux effets du savoir médical, ils sont beaucoup plus « littéraires » que cognitifs comme en témoigne l’expérience des deux autodidactes qui ne cessent de lire des ouvrages spécialisés mais n’en tirent aucun savoir. Loin de leur révéler une « vérité », les livres étudiés auront sur eux un effet proprement « littéraire », sollicitant leur imaginaire de telle sorte qu’ils deviennent hypocondriaques, ce qui finit par les conduire au relativisme.
Laurence TALAIRACH-VILMAS aboutit aux mêmes conclusions à partir de son analyse du « cadavre postiche » que les deux copistes manipulent au début du roman. À travers ce modèle du corps humain, réduit à une normalité artificielle, Flaubert opère un double démontage : d’une part, celui des mécanismes du savoir et de l’autre, celui d’un discours savant fondé sur des stéréotypes et qui ne peut donc plus être garant d’une quelconque vérité. Le discours scientifique se rapproche ainsi de la fiction romanesque, créant comme elle un univers de faux semblants et d’artifices qui n’a rien à voir avec le véritable savoir. Image d’une science médicale qui se professionnalise alors même qu’apparaissent des tensions entre savoir spécialisé et volonté de diffusion – voire de commercialisation – du savoir, le « cadavre postiche » soulève aussi la question du réalisme de la représentation dans un monde où l’artifice et le faux dominent les mises en scène de la science. Finalement, c’est le procès de la mimésis qui s’orchestre à travers le mannequin, lequel ne donne accès à aucun savoir, ne parvenant à organiser autour de lui que la reproduction du même à travers la prolifération des poncifs, des lieux communs et des idées reçues.

Comme on le voit, si la fiction intègre du savoir, ce n’est pas pour transmettre une érudition mais pour réfléchir aux limites de la connaissance et montrer le caractère construit de toute vérité. La fiction propose, essaie des représentations dans un espace expérimental qui est plus d’interrogation que d’affirmation. Même si elle semble parfois défendre une idéologie, avancer des idées, combattre des préjugés, sa fonction n’est pas démonstrative mais interrogative. Plutôt que de donner des réponses, elle pose des questions, son objet étant moins la vérité que la quête, le parcours qui est nécessairement dynamique, ouvert, inachevé. Ce faisant, elle ne se contente pas de porter un regard critique sur les savoirs qu’elle intègre mais elle se retourne sur ses propres fondements épistémologiques pour réfléchir sa place et sa fonction dans le concert des disciplines. L’expérimentation sur les savoirs devient alors une expérimentation sur la fiction, laquelle se met en scène à la fois comme un savoir parmi d’autres et comme le savoir de tous les savoirs, qu’elle réfléchit comme sa propre mise en abyme. À la fois dans la mêlée et au-dessus de la mêlée, la fiction joue le rôle d’un méta-savoir qui met à l’épreuve différents discours sur le réel, différentes approches épistémiques dans une expérimentation qui est inséparablement d’ordre cognitif et esthétique.
C’est la conclusion à laquelle parvient Thomas KLINKERT dans son étude basée sur la théorie des systèmes de Niklas Luhmann. Pour le penseur allemand, les éléments épistémiques présents dans un texte littéraire sont soumis à un « double codage », épistémique et esthétique, qui leur donne une fonction potentiellement auto-réflexive. Dès lors, la question de la référence et de la vérité, décisive dans le régime de la communication pragmatique, perd de sa pertinence pour faire place à un régime discursif qui se caractérise par sa liberté d’imiter et de simuler tous les discours possibles et de les transformer en éléments formels. En ce sens, la fiction littéraire peut être considérée comme un méta-savoir qui, tout en réfléchissant le discours de la science, mène une réflexion métapoétique sur le statut du texte littéraire lui-même.

Faire œuvre du savoir

 

 

La fiction romanesque, on le voit, n’est pas un simple réceptacle d’emprunts épistémologiques, mais l’espace d’un échange entre différents savoirs qui y sont manipulés, retournés, mis en concurrence selon des rapports d’interpellation et d’exclusion qui jettent le trouble dans l’ordre du savoir. Dans ce processus, l’écriture a un rôle exploratoire, expérimental qui lui permet de transmuter les savoirs en structures textuelles, en formes, leur faisant ainsi changer de nature et de fonction. Analyser les savoirs de la fiction consiste donc moins à identifier des sources qu’à déterminer l’impact du savoir à la fois sur le sujet et sur la forme esthétique : quels sont les dispositifs inventés par les auteurs, les figures de style, la poétique narrative qui assurent l’intégration et la transformation des savoirs (Séginger, 13) ? À quel travail de réagencement discursif et de textualisation les savoirs de la fiction sont-ils soumis ? Quelles sont les modalités textuelles du transfert des modèles, des discours et des représentations épistémiques ?
Les modalités de transfert entre science et fiction sont virtuellement infinies, comme le sont les virtualités du langage : dramatisation, diégétisation, utilisation d’un lexique spécialisé ou de forgeries néologiques, allusions, explications, définitions, intertextualité, dialogisme, construction narrative, échantillons de styles ou de discours, polysémie, montage polyphonique de citations, figuration épistémique, jeux d’érudition, références bibliographiques (vraies ou fausses), syntaxe narrative, causalité événementielle, etc. Ces procédés narratifs opèrent à différents niveaux du texte où ils produisent des effets qui sont indissolublement d’ordre esthétique et épistémologique.
Au niveau le plus élémentaire, le savoir se manifeste comme une référence culturelle qui affleure à la surface du texte comme une simple citation, sous la forme d’une allusion, d’un concept ou d’une théorie dont la fonction est avant tout « documentaire » (Macherey, 11). Chez les auteurs du XIXème siècle, l’enquête et la documentation jouent un rôle essentiel qui est réfléchi par la place prépondérante de la lecture et de l’écriture dans les trois romans : les personnages de Goethe et de Flaubert possèdent des bibliothèques auxquelles ils ne cessent de puiser, comme leurs auteurs eux-mêmes. Chez Melville, c’est le personnage de Babbalanja qui joue ce rôle : il est une sorte de bibliothèque vivante, de sage ou d’érudit qui peut citer par cœur de longs passages de textes lus. La documentation peut servir à fonder la représentation littéraire sur des savoirs partagés (ou partageables), mais elle peut aussi stimuler la fonction fabulatrice comme c’est le cas dans la pratique flaubertienne de l’érudition ou dans la pratique de l’intertextualité chez Melville (Séginger, 13).
Dans Bouvard et Pécuchet, la construction des personnages, qui sont caractérisés par des détails caricaturaux et des gestes typiques, participe à une spectacularisation de la parole scientifique, qui se trouve ainsi littéralement mise en scène. C’est que les savoirs de la fiction se présentent rarement sous la forme d’un excursus théorique ou de citations intégrées dans le corps du texte : ils sont dramatisés, intégrés à la diégèse (Ebguy, 281). Les trois romans montrent le savoir pris dans la trame d’une action et d’un mouvement narratif : ils sont mis au travail, produisant des effets concrets sur l’évolution des personnages ainsi que sur la forme textuelle et le style. Mais le savoir n’est pas seulement mis en scène, il est aussi mis en discours puisque nous avons essentiellement accès à eux par le biais des personnages qui parlent, échangent, dialoguent mais aussi lisent et écrivent. La mise en texte des savoirs est donc à la fois mise en texte de discours de savoirs et de savoirs comme discours (Ebguy, 281). Les scènes dialoguées mettent en scène des échantillons de discours de savoirs, assumant ainsi le geste même de la science qu’ils miment : « montrer et nommer », autrement dit « exposer ». Or comme le rappelle Gisèle SÉGINGER ici même, exposer, c’est « rendre manifeste, faire voir au lecteur, au lieu de dire et de conclure ». En ce sens, Bouvard et Pécuchet peut être considéré comme une exposition des savoirs qui fait paraître la part de fiction qu’ils recèlent au lieu de les présenter comme des vérités. Exposant les savoirs de son roman comme fictions, Flaubert invente une manière de philosopher qui est foncièrement relativiste, fondée sur la conscience de l’historicité des choses humaines et de la précarité de nos représentations, toutes relatives à un point de vue et à un moment donné. C’est une philosophie en acte qui ne peut se dire que dans l’immanence d’une poétique, de ce que Flaubert appelait la « poétique insciente » de l’oeuvre. Loin d’être un roman nihiliste, Bouvard et Pécuchet apparaît ainsi comme une « fiction de l’infini » qui, dans l’interstice entre les savoirs, fait transparaître le non-savoir dont le roman est peut-être finalement la fiction.

À côté de la narrativisation du discours savant, la figuration joue un rôle essentiel dans les trois romans. Comme on peut le deviner au seul titre du roman de Goethe, tiré d’une analogie chimique, la métaphore joue un rôle prééminent dans les transferts épistémiques entre savoirs et fiction. Basée sur le déplacement et caractérisée par une grande souplesse sémantique, elle est un outil privilégié dans la réélaboration des savoirs et dans le passage du champ de la connaissance à celui de la culture. Loin d’être un simple reliquat figural, elle est une procédure cognitive qui permet de formuler de nouveaux concepts (ou de préparer leur formulation) en donnant une représentabilité aux intuitions, aux hypothèses, aux nouvelles réalités qui émergent dans les savoirs en voie de théorisation. Elle peut contribuer à élargir le discours, répondre à une carence de dénomination ou préparer le travail du concept. Mais elle permet surtout d’assurer les transferts, les mouvements de concepts, les transports de conceptions entre différentes disciplines aux cadres épistémologiques distincts. Son flou conceptuel est en effet compensé par un pouvoir de transformation et de redistribution du représentable, qui s’exprime à travers un travail de traduction et de communication entre les différentes sphères du savoir, grâce auquel le lien brisé entre la science et la fiction peut être rétabli et un nouveau rapport au savoir envisagé.
Mais la métaphore permet aussi de donner « figure » à des concepts qui perdent ainsi leur caractère abstrait et désincarné. Comme l’a noté Yvan Leclerc, les auteurs s’emploient à rendre la science « figurable » au sens que Freud donnait à ce terme dans « Le travail du rêve » : « Une expression abstraite et décolorée des pensées du rêve fait place à une expression imagée et concrète » (Leclerc, 51). Freud a insisté sur le jeu des ruptures logiques qui caractérisent le « spectacle » du rêve, dont la présentation lacunaire a l’aspect de « lambeaux mis ensemble » . De même, les savoirs de la fiction ont un caractère lacunaire, partiel, qui révèle le travail d’interprétation et de reconfiguration opéré par l’écriture : juge et interprète des données qu’elle se réapproprie, la fiction est en effet libre de réactiver certains aspects seulement des savoirs qu’elle mobilise, libre de grossir des détails ou d’occulter des pans entiers, libre d’affabuler. Affranchie de toute contrainte de cohérence, elle peut, comme le rêve, franchir les frontières : elle décadre, décentre, déplace (au sens freudien), condense des représentations hétérogènes, défait l’espace et le temps. Mais la « figurabilité » de la science est aussi un moyen de faciliter son intégration à l’unité de l’œuvre, au projet esthétique global (Séginger, 14). On sait par exemple que Flaubert était très sensible à « la beauté du style » et qu’il a essayé de donner une expression imagée et concrète à tous les savoirs de son roman. Or il ne faut pas oublier que la textualisation peut commencer dans le discours savant lui-même, lorsqu’il recourt à des métaphores, à des procédés narratifs, à des amorces fictionnelles ou rhétoriques (Leclerc, 53). La science sera d’autant plus facile à intégrer qu’elle comportera déjà elle-même des virtualités de textualisation, c’est-à-dire de la figurabilité, une puissance d’évocation ou de suggestion concrète. Pour la même raison, les auteurs privilégient les mots polysémiques, qui ont circulé entre langage commun et langages spécialisés parce qu’ils permettent de connecter plusieurs domaines : sciences, poésie, vie pratique, imaginaire, conte, etc.

L’opération du savoir peut finalement devenir opération poétique lorsque les principes épistémologiques mobilisés – théorie scientifique, concepts, etc. – informent la composition de l’œuvre, contribuant à structurer la syntaxe narrative ou la causalité événementielle : c’est ainsi que la taxinomie scientifique devient, par contamination et par expansion, le principe structurant du Dictionnaire des idées reçues. C’est ainsi encore que la métaphore chimique permet à Goethe de structurer les rapports entre les personnages en les réglant sur une dynamique d’« attractions » et de « répulsions ». La métaphore chimique opère comme une sorte de « champ magnétique » (Ginzburg, 273) qui « attire » des questions nouvelles (peut-on naturaliser la Loi ?), rapproche des domaines hétérogènes (l’ordre naturel et l’ordre social), révèle des « affinités » inattendues entre épistémès distantes (le droit de la famille et la chimie), etc. Comme le montre Denise BLONDEAU, Les affinités électives peuvent être considérées comme une vaste expérience de pensée qui transforme le roman en une sorte de la laboratoire où est testée une nouvelle anthropologie à la frontière de l’idéalisme et du matérialisme. Le narrateur apparaît dès lors comme une sorte de chercheur en « sciences humaines » qui observe un phénomène de la réalité empirique et cherche à en rendre compte en empruntant à la chimie son langage, seul capable aux yeux de Goethe de rendre compte de la polarité fondatrice du processus vital. Fondée sur les sciences de la nature, l’anthropologie élaborée dans le roman jette ainsi un pont entre monde social et monde naturel, entre le matérialisme des sciences et l’approche « idéaliste » de l’humanisme classique.

En manipulant des figures du savoir, la fiction ne figure pas seulement du positif, elle exhibe aussi la déconstruction qui s’opère par et sur la connaissance. Elle peut révéler le travail du négatif derrière l’apparente positivité de la représentation, en recourant à la « disqualification satirique » (Ebguy 282), aux renversements ironiques (Goethe) ou encore au mode du grotesque (Flaubert). Chez Melville, les dialogues burlesques de l’historien, du philosophe et du ménestrel, qui forment contrepoint avec les monologues souvent délirants du narrateur, laissent entendre que le savoir absolu, privilège des dieux, est condamné à rester hors d’atteinte parce que les limites humaines de la connaissance ne laissent subsister que des bribes dérisoires de ce savoir idéal. Comme le montre Michel IMBERT, la recherche interminable de Yillah à travers l’archipel de Mardi devient la quête spirituelle d’une vérité cachée, qui pourrait n’être que la projection fantasmatique d’un désir de savoir utopique. Donnant sciemment dans la mystification, le roman propose un état des lieux de la bêtise régnant parmi « les prétendants à l’héritage divin du savoir absolu » qui s’effectue à travers une parodie des sommes encyclopédiques de la fin de la Renaissance. Tout en convoquant de nombreux savoirs positifs, Melville multiplie les points de vue les plus invraisemblables, les explications les plus fantaisistes et les plus absurdes, faisant ainsi glisser progressivement le savoir vers le merveilleux, puis vers le grotesque, avant de le conduire aux confins de la folie, d’emblée manifestée par le démonisme de Babbalanja et par le motif obsédant de l’aliénation mentale. Retraçant la dérive de la connaissance aux croyances qu’elle cristallise, le récit met en crise l’autorité du savoir en même temps que l’intégrité du sujet connaissant. La circumnavigation s’achève en effet par une plongée dans les tréfonds de la conscience aliénée, exhibant une proximité inquiétante entre la quête de connaissance et la passion érotique, dont elle est la version sublimée en même temps qu’une forme différée de la pulsion de mort. Ce que Melville révèle ainsi, c’est la sombre folie de la vérité, qui perce à travers l’outrance grotesque et la fantaisie débridée de la quête de savoir.
Les fictions du savoir sont habitées par une négativité qui révèle le travail de l’écriture, lequel défait le savoir, le détraque, le détériore ou le corrompt, l’entraînant dans ses déraillements ou son délire. C’est ce que montre Mathieu DUPLAY dans son analyse d’un court poème lyrique de Malcolm Lowry, « The Plagiarist », contemporain de son célèbre roman, Under the Volcano. Chez Lowry, la fiction ne se laisse pas réduire à une modalité particulière de la narration mais elle apparaît plutôt comme une modalité du rapport au langage écrit : la fiction par excellence réside la revendication qu’exprime la signature, imposant l’« auteur » comme origine du texte ; en ce sens, relève de la fiction tout écrit tenu pour ressortir à un régime particulier de la propriété intellectuelle, y compris la poésie lyrique qui pose, comme toute fiction, la question de la lettre et de son usage. Or le travail de la lettre exerce une action corrosive sur le savoir, renvoyant ce dernier au statut de construction fictive pour peu que son autorité dépende des modalités de sa transmission écrite. Ce que ces textes de Lowry suggèrent, c’est que le savoir n’est pas tout, ni même peut-être l’essentiel. En effet, l’écrit, qui se présente comme un tracé singulier, comme reste irrécupérable subsistant après toute interprétation, fournit la matière d’une expérience plutôt que d’un savoir. Ancrée dans le corps, cette expérience est seule à même de rendre pleinement compte de la relation à l’écriture, du rapport particulier qui existe entre le corps écrivant d’un individu voué à la mort et les traces écrites qu’il découvre sur son chemin.

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X

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Les objets du savoir romanesque : musées et cabinets de curiosités dans Die Wahlverwandtschaften de Johann Wolfgang Goethe, Mardi d’Herman Melville et Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert

Lorsque Bouvard et Pécuchet entreprennent de faire le tour des lieux parisiens d’exposition du savoir, ils ne manquent pas de parcourir « les galeries du Muséum » pour s’ébahir devant les « quadrupèdes empaillés », admirer les « papillons », rêver devant les fossiles et s’ennuyer devant les métaux et « la conchyologie »[1]. Le mot de « muséum », sans majuscule cette fois, est employé de nouveau pour désigner la pièce où Bouvard et Pécuchet entreposent notamment, dans leur maison de Chavignolles, des haches en silex[2]. Ce musée dégradé se distingue alors de son modèle parisien par le capharnaüm qui y règne et par la nature des objets exposés devenus très rapidement, sous la plume ironique du narrateur, les « curiosités les plus rares »[3]. Au cadre d’exposition d’objets dignes d’être connus du grand public que constitue le musée national se superpose subrepticement celui du cabinet de curiosités.

La même transformation du « musée » en cabinet se produit dans Mardi, au moment où les compagnons font halte sur l’île de Padulla pour satisfaire le désir de Média de jeter un œil au « very museum » de l’antiquaire Oh-Oh[4]. Très rapidement, ses composantes sont désignées par le nom de « raretés » et le « cabinet », comme dans la maison de Chavignolles, jouxte une bibliothèque[5]. Dans le musée de Bouvard et de Pécuchet et dans le cabinet d’Oh-Oh, se côtoient les « antiquités » et les « objets d’art » qui composent aussi les collections du jeune architecte dans Die Wahlverwandtschaften. Celui-ci distrait Charlotte et Odile en leur montrant « diverses reproductions et divers projets de tombeaux, de vases antiques », puis « sa collection d’armes et d’ustensiles divers » trouvés dans les tertres des peuples du Nord et, enfin, d’autres trésors d’origine allemande : « bractéates, monnaies épaisses, sceaux et tout ce qui s’y peut rapporter »[6]. Cet ensemble apparemment hétéroclite est complété plus loin dans le roman par les collections du voyageur anglais qui, à son tour, trompe l’ennui des dames, en leur permettant de contempler des dessins et des reproductions de paysages naturels, de monuments ou de lieux historiques. Il faudrait sans doute ajouter, au catalogue des musées et des cabinets de curiosités romanesques, des objets qui eux-mêmes semblent pouvoir constituer des cabinets en miniature : dans Die Wahlverwandschaften, le ravissant coffret offert par Édouard à Odile pour son anniversaire, tout débordant de mousseline et de dentelle, annonce la comparaison tissée par le narrateur entre la collection portative de l’architecte et des « boîtes de modiste »[7] et le coffret rappelle les étuis de métal soudés glissés dans les creux de la pierre commémorative au chapitre IX qui rassemblent des objets fort hétéroclites :

Diese Metallnen zugelöteten Köcher enthalten schriftliche Nachrichten ; auf diese Metallplatten ist allerlei Merkwürdiges eingegraben ; in dieser schönen gläsernen Flaschen versenken wir den besten Wein, mit Beizeichnung seines Geburtjahrs ; es fehlt nicht an Münzen verschiedenen Art, in diesem Jahre geprägt […] [8].

Il convient sans doute de ne pas exagérer l’opposition entre les deux modes d’appréhension et d’étude du monde naturel que peuvent incarner le cabinet de raretés et de curiosités et le musée. Au XVIIe siècle encore, à l’âge moderne, les manuels destinés aux voyageurs abondent en listes de prodiges et de merveilles qu’il faudrait observer et Lorraine Daston a montré déjà que la curiosité dirigée vers l’étrange et le bizarre pouvait être considérée comme la première forme de l’esprit empirique : il s’agissait de soumettre les merveilles et les monstres à l’examen, au même titre que le banal et le commun[9]. Et ce, même si certains naturalistes déplorent l’attention excessive portée au surnaturel et encouragent leurs pairs à embrasser l’ensemble du monde naturel en ne négligeant pas les espèces les plus banales et les plus communes[10]. Au XIXe siècle où, selon Michel Foucault, « la théorie de la représentation disparaît comme fondement général de tous les ordres possibles ; le langage comme tableau spontané et quadrillage des choses »[11], les objets et les choses du savoir accèdent, par rapport au langage, à une autonomie certaine et gagnent une cohérence propre, liée à l’introduction, dans leur appréhension, d’une certaine historicité. Mais les monstres et les merveilles (les surnaturalia) resurgissent alors sous la plume d’Étienne et d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, notamment, comme les preuves possibles d’une transformation progressive des espèces ; les classer en un tableau taxinomique, inventer une science des monstres est une manière de réintroduire le monstrueux dans le banal pour mieux comprendre les lois de la Nature et de l’évolution des espèces communes. Interroger la nature « monstrueuse » ou « merveilleuse » des objets recueillis par Oh-Oh, Bouvard et Pécuchet, l’architecte ou le voyageur est aussi une manière de réfléchir plus largement à la valeur herméneutique d’un objet jugé digne de figurer dans un musée.

L’idée de l’incongruité de la confusion, dans les romans, entre le musée et le cabinet pourrait aussi, d’un point de vue plus anecdotique cette fois, se heurter à la création en 1841 par Phineas Taylor Barnum de l’American Museum of New York. Le musée était alors conçu comme un mélange très éclectique d’attractions sensationnelles et voyantes telles que Tom Pouce ou que la sirène des Fidji, d’espèces naturelles, d’œuvres d’art et de figures de cire. Mais cela ne suffit pas à expliquer les raisons pour lesquelles Melville, dans Mardi, est si fidèle aux descriptions des cabinets de curiosités du XVIe et du XVIIe siècles en n’oubliant aucune de leurs composantes les plus fréquentes pour énumérer les merveilles d’Oh-Oh : on y retrouve en effet non seulement les « œuvres de Dieu », les produits de la nature et les fabrications humaines dignes d’une nature d’avant la révolution scientifique où des similitudes sont suggérées entre le visible et l’invisible, mais aussi les instruments scientifiques (télescope et microscope) qui incarnent le primat de l’observation ainsi que des livres. Et toutes ces composantes sont exactement celles que définit le catalogue de Pierre Borel étudié par Krzysztof Pomian au moment où celui-ci, étudiant la « culture de la curiosité », entreprend de donner l’exemple de ce qu’un cabinet pouvait être à l’âge moderne[12].

Car les cabinets de curiosités et les collections privées naissent au XVIe siècle et se sont développés au XVIIe siècle avant de progressivement disparaître au Siècle des Lumières[13]. Le premier musée national et public est créé en 1753 : le Parlement britannique fonde le British Museum. Le Muséum d’Histoire naturelle de Paris est créé officiellement, à partir du Jardin du Roi, en 1795. En d’autres termes, si la superposition romanesque du cabinet de curiosités au musée ne signifie peut-être pas de manière manifeste la résurgence d’une épistémé pré-moderne dans la littérature d’un siècle dit « positif », elle témoigne d’un certain anachronisme : bien que contemporains des musées, les auteurs des Wahlverwandtschaften, de Mardi et de Bouvard et Pécuchet privilégient, au moment d’exposer un lieu et des objets du savoir, le caractère étrange, désordonné et hétéroclite du cabinet de curiosités.

L’énigme de la référence constante à ce type de lieux désuets se double d’un certain nombre de différences de nature, de structure et de visée qui devraient empêcher qu’on confonde cabinets et musées. Les « raretés » et « curiosités » sont par définition étranges et uniques ; les espèces exposées dans les galeries des musées d’histoire naturelle sont banales et communes. Le musée est le lieu de l’ordre systématique : l’ordre spatial dans lequel sont rangés les objets montrés est dicté par les taxinomies élaborées par les savants naturalistes ; le cabinet est par nature hétéroclite et l’ordre qui préside à l’exposition de ses composantes ne se donne pas immédiatement. Le musée est la somme exhaustive des composantes du monde naturel ; le cabinet est un microcosme, reflétant le macrocosme. Le musée ouvre ses portes au grand public ; le cabinet est réservé le plus souvent aux érudits ou aux savants, il est une collection privée.

Que serait alors l’étrange monstre romanesque composé de la surimposition du cabinet au musée ? Un espace fictif où l’ensemble des oppositions mentionnées ci-dessus deviendraient autant d’interrogations sur la nature des savoirs et sur le rapport entre les savoirs et leurs « objets ». Plus fondamentalement, la présence des musées et des cabinets de curiosités dans trois romans du XIXe siècle pourrait être interprétée comme l’indice d’une interrogation fondamentale sur l’ordre du savoir contemporain, sur la spécialisation en cours et sur le but du savoir scientifique.

L’inscription de ces lieux d’exposition dans le tissu romanesque est aussi, d’un point de vue poétique, une gageure. Musées et cabinets ne racontent pas, ne décrivent pas, mais exposent. Tenter de se faire l’équivalent, en mots, de ce qui devrait s’en passer est une manière de mettre à l’épreuve la capacité du roman à décrire et exposer. Et le catalogue des composantes de ces lieux du savoir, par lequel le roman éprouve ses vertus descriptives, s’accompagne nécessairement du récit de leur visite. Les cabinets et les collections ne se donnent, dans les romans, que visités par certains des principaux personnages. Ces lieux romanesques sont, en littérature, les exacts équivalents de tableaux tels que le Cabinet d’amateur de tableaux de Frans Francken II ou le Cabinet d’Art de Cornelis Van der Geest de Wilhelm Van Haecht. De ces espaces on peut dire ce que Pomian déclare à propos des représentations picturales de cabinets ; ils désignent le roman comme une « allégorie de l’appréhension par l’homme des œuvres de la nature et de l’art »[14]. Faut-il ajouter que le roman est lui-même une œuvre de l’art et que, derrière une expérimentation romanesque des rapports entre les mots et les choses, se joue alors la tension, à l’intérieur du roman, entre plusieurs modalités possibles du rapport entre le récit et le monde, entre plusieurs chemins possibles d’une connaissance romanesque qui puisse définir ses objets propres ? Il s’agirait en quelque sorte de vider ces lieux empruntés aux savoirs en critiquant la valeur herméneutique de leurs composantes pour mieux les remplir à nouveau d’objets romanesques signifiants.

La critique romanesque des objets du savoir

Parmi les objets qui composent les diverses collections présentes dans Die WahlverwandschaftenMardi et Bouvard et Pécuchet, se retrouvent ceux qui traditionnellement composent les grandes collections contemporaines. Les trois romans sont encore tributaires des modèles contemporains des collections et des cabinets privés et semblent cependant se saisir du lieu « nouveau » du musée pour accentuer et caricaturer des tensions propres à la constitution des cabinets d’antiques et de curiosités.

Les collections présentées comme telles dans le roman de Goethe semblent obéir à des critères d’ordre et de sélection bien définis. Les objets qui les composent en effet se caractérisent par leur relative homogénéité. D’un côté, l’architecte perpétue la tradition des cabinets d’antiques en recueillant des armes et des monnaies dans des tertres funéraires ou en collectionnant les esquisses de portraits funéraires ; de l’autre, le voyageur anglais présente, dans « la plus agréable et la plus intéressante des collections » des esquisses de paysages et de lieux historiques[15]. Tous les objets recueillis ont valeur de témoignage historique et se distinguent de curiosités ou de raretés naturelles dont Odile, avant d’avoir contemplé les dessins du voyageur, condamne la bizarrerie. Cela ne signifie pas pour autant que la collection soit indemne de tout soupçon et que sa contemplation vaille acquisition d’un savoir.

La collection d’antiquités nordiques de l’architecte est en effet si bien présentée, si bien ordonnée, qu’elle modifie la nature même des objets exposés. Plus exactement, le regard porté sur ces objets ne retient plus guère leur signification historique : « Er hatte alles sehr reinlich und tragbar in Schubladen und Fächern auf eingeschnittenen, mit Tuch überzogenen Brettern, sodaβ diese alten, ernsten Dinge durch seine Behandlung etwas Putzhaftes annahmen und man mit Vergnügen darauf wie auf die Kätschen eines Modehändlers hinblickte »[16]. La manière même dont sont agencés les objets historiques leur confère une futilité propre qui empêche qu’ils instruisent réellement le spectateur ; l’esthétique l’emporte sur le savoir.

Devenue la vitrine d’une boutique de modiste, la collection de l’architecte est mise sur le même plan que le cadeau d’anniversaire d’Édouard et ressemble fort aussi aux étuis de métal soudés qui sont supposés constituer des témoignages de l’époque présente pour les temps à venir. Par un curieux hasard, ceux-ci renferment aussi bien des plaques de métal gravé de « toutes sortes de faits remarquables », que des pièces, qui deviendront antiques, et que des « peignes de chevelure, des flacons de parfum et d’autres parures » dignes à nouveau d’une boutique de modiste[17]. Dans ce cabinet de curiosités en miniature, l’analogie des antiquités avec les futilités des modistes prend un sens littéral et ce petit étui s’oppose moins aux collections « sérieuses » de l’architecte et du voyageur qu’il ne les redouble. L’ordre qui alors obéit à un critère de sélection suspect équivaut à un certain désordre, l’intérêt savant des objets exposés peut être remis en cause. Il se pourrait même que le seul fait de les exposer, de les mettre en scène, les vide de tout intérêt savant : dans les musées comme dans les romans, la mise en forme est susceptible de métamorphoser la nature et le sens de ce qui est dit.

Les descriptions comiques par Flaubert et Melville des musées de Bouvard et Pécuchet et d’Oh-Oh caricaturent encore le désordre qui y règne et l’aspect hétéroclite des objets qui les peuplent. Certes on peut retrouver la trace, dans chacun des deux musées, des grandes catégories traditionnelles des « raretés » admises dans les cabinets. Les naturalia pourraient être assez bien illustrées à la fois par les « deux noix de coco (appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse » qui ne sont plus guère cependant, en 1880, des espèces exotiques rares et inconnues, par le « chat tenant une souris dans sa gueule, – pétrification de Saint-Allyre »[18] ou encore par le « squelette complet d’un immense requin-tigre avec, à l’intérieur, les os de la jambe d’un pêcheur de perles »[19]. Les artificialia et les scientifica qui révèlent le talent des hommes sont également présentes dans les deux musées. Les antiquités de la maison de Chavignolles contiennent comme il se doit des armes, des pièces et une statue dont la description empêche qu’on y lise la trace d’un passé antique ou d’un artisanat remarquable : « Mais le plus beau, c’était dans l’embrasure de la fenêtre, une statue de saint Pierre ! Sa main droite couverte d’un gant serrait la clef du Paradis, de couleur vert pomme ; sa chasuble que des fleurs de lis agrémentaient était bleu ciel, et sa tiare très jaune pointue comme une pagode »[20]. Les artificialia dans Mardi sont désignées par la description que le narrateur en fait dans des commentaires entre parenthèses et en italiques, mais leur désignation principale, dans le texte, suggère qu’elles sont bien davantage, aux yeux du collectionneur des surnaturalia : il en va ainsi du « mystic fan »[21] qui pourrait constituer le résultat banal de l’artisanat des mers du Sud. L’ironie du narrateur vient donc, dans un cas comme dans l’autre, mettre en doute la capacité même d’inscrire a priori les objets exposés dans les grandes catégories de curiosités répertoriées.

Le choix, par le narrateur et par le collectionneur, de certaines de ces raretés suggère même que la définition de ces objets en termes de « raretés » et de curiosités tient davantage à leur présence dans un cabinet ou dans un musée qu’à leur propre nature. La première pièce du musée de Chavignolles est « une vieille poutre de bois » qui « se dressait dans le vestibule »[22]. Elle n’est pas sans rappeler le « inscrutable, shapeless block of a mottled-hued, smoke-dried wood. (Three unaccountable holes drilled through the middle) »[23] du cabinet d’Oh-Oh. Dans les deux cas, une pièce de construction tout à fait banale devient une « curiosité » à partir du moment où elle est extraite de son domaine d’usage pour être exposée, seule, dans un musée. L’insistance ironique et hyperbolique du narrateur, dans la description et dans son commentaire, sur le caractère « mystérieux » ou « inexplicable » de l’objet dit assez que cet objet n’est rare ou merveilleux que d’être exposé et décrit dans le lieu où il se trouve. Plus fondamentalement aussi, elle suggère que le caractère merveilleux ou remarquable d’un objet tient souvent davantage à l’ignorance de celui qui le possède qu’à l’objet lui-même.

Du même coup, Flaubert et Melville résolvent l’apparente contradiction entre le « banal » exposé dans les musées et l’extraordinaire propre aux cabinets : un objet « commun » ou « banal » peut passer pour une rareté à partir du moment où on l’extrait de son contexte et, inversement, un spécimen peut sembler extraordinaire à cause de l’ignorance où l’on est de l’existence d’autres spécimens semblables. Les raretés des cabinets ne le sont que parce que le collectionneur les estime telles et leur choix dépend donc de l’état des connaissances de ce collectionneur ; les espèces exposées dans les musées sont choisies par des naturalistes en fonction des progrès des découvertes accomplies et procèdent tout autant d’un critère de sélection susceptible de varier au fur et à mesure de l’acquisition de connaissances nouvelles ou de variations dans les définitions théoriques des espèces et des genres. Le même soupçon d’arbitraire pèse sur le cabinet et sur le musée.

Les musées fictifs décrits regroupent souvent des objets qui, n’étant pas par nature remarquables, le deviennent en pénétrant dans l’espace du musée et qui, de plus, ne sont « remarquables » que par la description qu’on en fait. Le narrateur de Mardi mime le caractère arbitraire de la sélection, par le collectionneur, des objets de son cabinet en s’amusant à son tour à présenter le catalogue de la collection comme le résultat de la sélection qu’il a faite lui-même des « most prominent of his rarities »[24]. Dans ce cas, la description dénonce moins le pouvoir du langage à fabriquer des merveilles qu’elle ne mime, dans le langage, l’application de critères de sélection savants au choix d’objets faisant sens et son caractère arbitraire.

Le caractère arbitraire du choix présidant à l’exposition des objets retenus par les collectionneurs apparaît d’autant mieux, dans Bouvard et Pécuchet, que le musée se transforme pour faire place à des « galeries » dont la valeur scientifique n’apparaît pas immédiatement. Il suffit en effet que Bouvard et Pécuchet se plongent dans l’archéologie celtique et que le narrateur affirme qu’« un culte obscène a persisté » là où il y a des menhirs pour que les deux protagonistes ajoutent à leurs salles d’exposition « un compartiment nouveau, celui des Phallus »[25]. L’hypothèse savante de la signification symbolique des menhirs a certes dicté le choix des objets exposés à la manière dont une théorie naturaliste reposant sur une taxinomie préside au choix des spécimens montrés et à l’ordre de leur exposition. Mais les objets si hétéroclites exposés alors ne viennent plus illustrer ou prouver la théorie initiale et la théorie ou le symbole, ici, président au plus grand chaos sans que ce chaos ne révèle rien des lois du monde ou de la Nature. De même que Buffon critiquait Linné sous le prétexte qu’en choisissant arbitrairement de classer les plantes suivant la configuration de leurs organes sexuels, il ne parvenait qu’à ranger dans des catégories identiques des plantes qui jamais, dans la nature, ne se côtoyaient ou ne se ressemblaient, Bouvard et Pécuchet, dans le compartiment nouveau du musée, représentent le monde, dans son ensemble, à travers la grille du « phallus » et ne révèlent plus rien alors des composantes de ce monde.

Le risque de la tautologie d’un discours qui, sous couvert de s’ouvrir à l’extériorité (en reposant sur des objets du monde extérieur), ne renvoie qu’à lui-même apparaît, ainsi que l’idée d’un certain arbitraire de théories savantes qui prétendent reposer sur des preuves fabriquées ; l’objectivité savante connaît là une crise. La tautologie est en cause lorsque des objets ne deviennent remarquables que par leur présence dans le musée (est alors remarquable, aux yeux du visiteur, ce qui figure dans un lieu qui ne réunit que des objets remarquables) et l’arbitraire des choix présidant à la constitution des collections s’illustre dans les romans par le désordre des descriptions.

Le lecteur n’a plus d’autre choix que de se fier à l’autorité du collectionneur dont seul dépend la sélection des collections de raretés et de curiosités. Or Mardi et Bouvard et Pécuchet ont en commun de faire du collectionneur lui-même un objet de sa collection. Cela vaut, littéralement, du roman de Flaubert où Bouvard participe au spectacle donné par les objets recueillis. Les urnes ne deviennent dignes d’intérêt que lorsque Bouvard en montre l’usage à Mme Bordin et M. Marescot : « il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer par quelle méthode les Romains y versaient des pleurs »[26]. Bouvard mime un combat pour animer l’exposition des vieilles armes, il joue enfin le rôle du moine pour augmenter encore l’effet du prie-Dieu et du vitrail : « Bouvard s’éloigna, et reparut, affublé d’une couverture de laine, puis s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie ; – et il avait conscience de cet effet, car il dit : -« Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen âge ? »[27]. Le collectionneur participe au spectacle merveilleux offert par les curiosités ; il devient par là-même une de ces curiosités. Mais on peut soupçonner alors que, de même que Bouvard « fait » le moine, les curiosités du musée ne sont que des curiosités illusoires, des apparences de curiosités.

Fait écho à cela l’insistance du narrateur de Mardi sur l’aspect spectaculaire et remarquable du nez d’Oh-Oh : « And all Mardi over, a remarkable nose is a prominent feature , an ever obvious passport to distinction »[28]. Le nez de l’antiquaire est, parce qu’il est visible et remarquable, une merveille digne des curiosités qu’il collectionne ; comme ces curiosités, il se doit d’être « distingué » des autres. Mais peut-on se fier à un collectionneur dont la nature, comme celle des objets qu’il collectionne, devient elle-même objet de doute et d’interrogation ? Le nez d’Oh-Oh permet de nouveau de répondre à cette question et sa « topographie » en fait une métonymie de l’antiquaire lui-même : « an exclamation point in the face of the wearer, forever wondering at the visible universe »[29]. Comme l’indiquait déjà son patronyme, l’antiquaire est celui qui admire tout et n’importe quoi et cette admiration perpétuelle, cette curiosité extrême devient elle-même l’objet de notre curiosité. Dès le XVIIe siècle, Descartes condamnait les dérives possibles de l’admiration vers la superstition[30] : l’admiration sans bornes d’Oh-Oh le conduit tout droit, parce qu’elle repose sur l’ignorance, à l’idolâtrie. Là encore, il semble moins que Melville, Flaubert ou Goethe n’aillent chercher dans la philosophie de l’âge moderne les critiques de la forme ancienne du cabinet de curiosités qu’ils n’en élargissent la portée en les appliquant également aux musées et à la science « moderne ».

La presque totalité des objets constituant le catalogue des merveilles « les plus remarquables » d’Oh-Oh est constitué de « preuves » historiques d’une religion mardienne ; ils sont aussi, comme l’écrit le narrateur, des « relics »[31]. Le lecteur ne peut s’empêcher de sourire toutefois en lisant les commentaires ironiques du narrateur qui désenchante la mythologie mardienne à laquelle croit l’antiquaire. Que penser du pot de fleur banal contenant la dernière empreinte du pied d’un Dieu parti pour des régions inconnues, si ce n’est que le pot a été vendu comme tel et pris pour tel par un collectionneur qui ne voit le monde qu’à travers ses croyances ? Que dire encore du peigne de sirène, qui pourrait n’être que la crête d’un oiseau si, comme le précise le narrateur entre parenthèses, Oh-Oh n’était pas par avance disposé à croire à l’existence des sirènes ? Oh-Oh est superstitieux, crédule et idolâtre et détourne l’espace du savoir que pourrait être le cabinet de curiosités en un ensemble d’objets banals que ses croyances transforment a priori en reliques et en preuves.

Il faut mettre à leur crédit que Bouvard et Pécuchet ne font preuve ni de la même superstition, ni de la même crédulité. Leur expérience mystique et religieuse les conduit à discuter du sens littéral et allégorique des Écritures, à interroger le curé sur les « preuves » des miracles et se heurte au refus de la superstition dont fait preuve madame de Noaris en conservant des reliques et de remèdes saints[32]. Mais le musée des deux bonshommes traduit peut-être une autre forme de superstition, une confusion possible entre la Religion et la Science soutenue alors par les prophètes du scientisme. Ainsi se comprendrait peut-être leur intérêt tout particulier pour les cultes idolâtres. Et Bouvard et Pécuchet qui, à chaque visite, se demandent « si le visiteur méritait qu’on fît « le moine du moyen âge » » cherchent manifestement à produire une forme d’effroi sacré devant ce que le visiteur ne peut comprendre (parce qu’il n’y a précisément rien à comprendre)[33].

Sur un mode parodique et dégradé, Flaubert réinvente à Chavignolles un musée dont les composantes ne peuvent être admirées que par des ignorants : n’est-ce pas là un des risques du musée que de transformer des objets du savoir en objets « sacrés » et de forcer l’admiration d’un public qu’on voudrait instruire ? Cette dénonciation du musée comme un temple sacré dont les composantes ne peuvent être appréhendées (et non nécessairement comprises) que par des sectateurs zélés et idolâtres résume assez bien la critique formulée par Odile, dans son journal, des collections naturalistes : « Ein Naturalienkabinett kann uns vorkommen wie eine ägyptische Grabstätte, wo die verschiedenen Tier – und Planzengötzen balsamiert umherstehen. Einer Priesterkaste geziemt es wohl, sich damit in geheimnisvollen Halbdunkel abzugeben ; aber in den allgemeinen Unterricht sollte dergleichen nicht einflieβen, um so weniger, als etwas Näheres und Würdigeres sich dadurch leicht verdrängt sieht »[34]. Le cabinet dont il est question est manifestement moins la galerie du musée que le cabinet de « curiosités » où le naturaliste concentre son attention sur les espèces exotiques et inconnues. La métaphore filée de la sépulture et de la caste assimile le savoir spécialisé à une forme d’idolâtrie et à un savoir mort au monde ; les objets et le discours des sciences spécialisées deviennent inaccessibles au large public qui ne peut à son tour, face aux découvertes savantes, que se fier à l’autorité des spécialistes et idolâtrer un savoir qu’il ne peut acquérir.

L’image du tombeau parcourt aussi la description des collections de l’architecte dans Die Wahlverwandtschaften. Celui-ci ne s’intéresse qu’aux objets trouvés dans les tombeaux anciens ; ces objets appartiennent au royaume de la mort et, d’un certain point de vue, sont déjà morts au monde. À moins que leur déplacement dans une collection ne soit précisément ce qui les éloigne le mieux du monde et ce qui les désigne comme un savoir vain et inutile. La manière dont l’architecte justifie de plus le fait de réserver sa collection à ceux qu’il en juge dignes témoigne d’un respect sacré pour ce qu’il expose, dont on ne sait au juste s’il faut le prêter à l’écrivain qui ainsi suggérerait les limites auxquelles se heurte l’entreprise de vulgarisation des savoirs par les musées publics : « Wenn Sie wüβten, sagte er, wie roh selbst gebildete Menschen sich gegen die schätzbarsten Kunstwerke verhalten, Sie Würden mir verzeihen, wenn ich die meinigen nicht unter hin und her gehen laβe »[35]. Odile ajoute alors qu’« il ne serait pas mal d’insérer, à l’avenir, dans les manuels de civilité, après les chapitres sur la façon de se comporter à table en société, un chapitre bien détaillé sur la manière de se conduire dans les collections et les musées »[36]. L’intérêt de l’exposition publique se heurte donc non seulement à l’ignorance du peuple (du monde ici) mais aussi à son manque de savoir-vivre.

Le narrateur de Mardi use exactement de la même métaphore de la sépulture sans toutefois lui accorder la signification d’une nécessaire sacralisation de l’œuvre d’art ; ne demeure là que la dénonciation du cabinet de curiosités comme d’un lieu d’exposition de savoirs morts au monde parce qu’ils ne méritaient sans doute pas d’y demeurer. Dès le chapitre CXXII est suggérée, par la description des lieux visités, qu’on s’enfonce dans les méandres d’un souterrain en pénétrant dans l’antre d’Oh-Oh : « But within, so intricate and grotesque its brown alleys and cells that the interior of no walnut was more labyrinthine.

And here strewn about, all dusty and disordered, were the precious antics […][37]. L’espace romanesque du cabinet n’incarne pas seulement d’emblée le désordre et l’étrangeté ; fouillis « poussiéreux », il devient un cabinet de vanités, rappelant aux hommes et aux savoirs qu’ils sont mortels : dans ce labyrinthe inextricable « dorment » des antiquités. L’analogie du cabinet et du tombeau se précise au chapitre suivant dont le titre désigne explicitement les galeries de curiosités comme des « Catacombs »[38]. La description de la bibliothèque qui clôt celle du cabinet de Mardi répond mot pour mot aux propos d’Odile : « Upon gaining the vault, frth flew a score or two of bats, extinguishing the flambeau and leaving us in darkness, like Belzoni deserted by his Arabs in the heart of a pyramid. The torch at last relumed, we entered a tomb-like excavation, at every step raising clouds of dust, and at last stood before long rows of musty, mummyish parcels, so dingy-red, and so rolled upon sticks that they looked like stiff sausages of Bologna but smelt like some fine old Stilton or Cheshire[39]. L’irrévérence de la dernière comparaison empêche de lire cette description comme un plaidoyer pour la sacralisation des arts et des savoirs. Certes l’image des « saucisses » contribue à réduire les manuscrits observés à leur simple matérialité et participe peut-être de cette pétrification du langage et des livres qui contribue à les sacraliser. Mais, introduisant dans un lieu de culte aux savoirs vains un prosaïsme certain, il est aussi ce qui désacralise : les livres sont ici devenus des choses insignifiantes que l’humour des narrateurs contribue à faire revivre, ne serait-ce qu’en en dénonçant l’inanité.

Le mot et la chose

L’humour qui, dans les trois romans, préside de manière plus ou moins manifeste à la description des collections est le moyen dont usent les trois écrivains pour marquer l’écart qui peut exister entre une exposition d’objets et sa description romanesque en mots. Les musées et cabinets de curiosités sont à chaque fois l’occasion de proposer des articulations nouvelles des mots et des choses, de réfléchir sur la préséance des premiers ou des seconds. La transposition, dans le roman, de telles expositions, se heurte immédiatement à l’aporie évidente de ne pouvoir donner à voir des objets sans les passer au crible des mots qui les disent. Se situant d’emblée dans la sphère du langage, le cabinet ou le musée romanesque doit tenter à la fois de faire voir et de faire comprendre : le lecteur doit pouvoir imaginer les objets décrits et comprendre ou interpréter les raisons de leur présence dans le récit. Chacun à leur manière, Flaubert, Goethe et Melville résolvent l’aporie d’un microcosme romanesque qui ne fait signe que dans le roman et interroge cependant le rapport entre le récit et le monde extérieur, objectal en réfléchissant à la manière dont le mot peut se faire l’équivalent de la chose, la remplacer et, parfois, la dénaturer. 

Pour que les collections de dessins du voyageur anglais intéressent Charlotte et Odile, il faut, manifestement, que la contemplation s’accompagne de récits et de discours : « Ein groβes Portefeuille das er mit sich führte, zeigte er den Damen vor und unterhielt sie, theils durch das Bild, theils durch die Auslegung »[40]. L’image ne se suffit pas à elle-même pour faire sens et cela vaut particulièrement de représentations de lieux historiques qui ne méritent d’orner la collection que parce qu’ils ont « un nom dans l’histoire »[41]. Le lieu ne vaut pas en soi mais a été investi d’un sens par le récit des événements qu’il a abrités ; le récit historique préside à la sélection des objets remarquables. De la même manière, l’ouvrier qui préside à la pose de la première pierre engage les invités d’Édouard et de Charlotte à déposer dans des étuis de métal des « objets, destinés à servir de témoignages à un lointain avenir »[42] ; autant d’objets, donc, qui ne méritent pas de figurer dans les boîtes soudées pour ce qu’ils signifient au moment du récit mais pour ce qu’ils signifieront dans les récits historiques à venir. Les choses et les mots se confondent ici et il semble même que les mots précèdent les choses ou, plus exactement, que les choses ne soient « remarquables » qu’à cause des mots qui les disent ou les diront ; encore faut-il que le lecteur ou le spectateur sache leur donner un sens.

Ces mots qui confèrent un sens nouveau et inédit aux choses, qui les excluent du sens commun et du langage ordinaire, peuvent relever soit du récit historique, soit du discours savant, soit encore de la légende. L’exemple sans doute le plus fameux, dans Bouvard et Pécuchet, de la manière dont le discours savant et le récit imaginaire peuvent envahir le monde romanesque au point d’investir les objets communs de caractéristiques extraordinaires, est celui du vieux bénitier enfoui dans le cimetière sur lequel le comte de Faverges attire l’attention des deux bonshommes[43]. Les deux collectionneurs identifient immédiatement, en le voyant, une « cuve druidique » mais décident cependant, sur les conseils de Larsonneur, de se renseigner sur les rites celtes. Ils entreprennent, après de multiples lectures, de voir les menhirs qui, « d’une égale insignifiance, les ennuyèrent promptement »[44] : l’objet en lui-même ne signifie rien et la pierre a perdu là toute signification. Leur guide, cependant, les mène vers de gigantesques blocs de granit et ce cadre minéral devient le lieu de scènes de sacrifices imaginaires : « Il était facile d’imaginer sous les feuillages, les prêtres en tiare d’or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines les bras attachés dans le dos – et sur le bord de la cuve la druidesse, observant le ruisseau rouge, pendant qu’autour d’elle, la foule hurlait, au tapage des cymbales et des buccins faits d’une corne d’auroch »[45]. Cette scène fantasmée à partir du paysage et des lectures savantes est alors ce qui justifie que le vieux bénitier du cimetière soit, aux yeux de Bouvard et Pécuchet, une cuve druidique et mérite donc de figurer parmi leurs curiosités archéologiques. C’est ici l’image, la « figure » qui préside au choix des objets : plus exactement les objets fictifs retenus deviennent le référent fictif d’un sens figuré ; c’est la fiction qui définit la nature des objets exposés.

Dans le cabinet d’Oh-Oh, le récit précède l’objet et, seul, le justifie : « The old man was exceedingly importunate in directing attention to his relics, concerning each of them he had an endless story to tell. Time would fail-nay, patience, to repeat his legends »[46]. C’est dire assez que quiconque verrait ces objets, sans connaître les légendes auxquelles le collectionneur veut croire, ne verrait sans doute pas le moindre intérêt dans ces reliques, ni ne leur accorderait la moindre signification. C’est dire aussi la distance qui peut exister entre la nature de ces objets et ce qu’ils sont supposés être dans l’espace du roman. Les objets romanesques ne sont donc exposés qu’à titre de preuves imaginaires de croyances légendaires : la fiction, là, envahit le monde des objets qu’elle investit de définitions et de descriptions propres, sans que ces objets puissent faire signe vers un extérieur de la fiction.

Encore faut-il nuancer : si les curiosités extravagantes d’Oh-Oh ne font que justifier a posteriori la crédulité de l’antiquaire, ces raretés ne sont pas immédiatement admises comme telles dans l’espace du roman où le narrateur introduit un écart entre la description que pourrait en faire l’antiquaire et celle qu’il en fait.

Le narrateur de Mardi refuse en effet de se faire l’écho des récits imaginaires de l’antiquaire et entreprend de dresser en son nom un catalogue de ces « merveilles » : « So in order here follow the most prominent of his rarities »[47]. Dans l’ordre romanesque, l’énumération pourrait être le strict équivalent du musée ou du cabinet de curiosités. L’objectivité affichée par le narrateur se traduit par la juxtaposition des mots ou des phrases dont la succession ne répond a priori à aucune logique. Devant une énumération, le lecteur, comme le visiteur du musée, est invité à considérer le mot pour lui-même et à rétablir un ordre qui ne se donne pas immédiatement. Dans doute Melville est-il celui des trois auteurs qui use jusqu’à l’extrême de l’énumération et de la rupture qu’elle introduit dans le récit. Mais la première description du musée de Bouvard et Pécuchet obéit au même impératif : le récit pose ou expose des groupes nominaux ou des phrases qu’aucune connexion logique ne relie entre eux : « Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens de géologie encombraient l’escalier ; – et une chaîne énorme s’étendait par terre tout le long du corridor »[48]. L’usage quasi systématique des verbes pronominaux réduit la description au seul objet et évite d’introduire la moindre perspective ; la ponctuation accentue encore l’autonomie de chacune des composantes du paragraphe. À peine la description semble-t-elle obéir à un ordre spatial ; sitôt qu’un plan est défini, il est envahi par une multitude qui vient elle-même nier la moindre tentative de subsumer la diversité des objets sous une catégorie nominale quelconque : « Une table au milieu exhibait les curiosités les plus rares : la carcasse d’un bonnet de Cauchoise, deux urnes d’argile, des médailles, une fiole de verre opalin »[49]. Comment la plus grande rareté pourrait-elle se dire au pluriel ? Sans doute le paradoxe de la rareté des médailles vient-il souligner l’ironie d’une description supposée objective où le narrateur, par la description, dénonce l’inanité des critères de sélection choisis par les collectionneurs et désigne les rouages par lesquels un mode d’exposition, même littéraire, peut modifier la nature d’un objet banal et inintéressant.

Au sein même de l’énumération qui exhibe chaque nom ou chaque description pour elle-même en lui refusant tout lien avec le récit, la description de l’objet absent peut se dédoubler et offrir deux désignations entre lesquelles le lecteur, plus ou moins sensible à l’ironie du narrateur, est sommé de choisir. Dans les chapitres CXXII et CXXIII, Melville a à deux reprises recours à l’énumération. La typographie utilisée dans le texte original comme dans la traduction de Philippe Jaworski contribue, sur l’espace de la page, à créer alors un espace propre. Dans le cadre du catalogue des raretés se succèdent à chaque « objet » une phrase descriptive suivie, entre parenthèses, de ce qui pourrait être un commentaire ou un complément descriptif, sans qu’on sache exactement si l’une ou l’autre phrase relève du narrateur ou du collectionneur (dont le narrateur reprendrait en les résumant les propos avant d’ajouter un commentaire de son cru entre parenthèses). L’usage dans la traduction en français de commentaires en italiques accentue la polyphonie de ce catalogue.

Flaubert joue également du dédoublement de la description et de la désignation pour jeter le doute sur la nature des objets décrits : à une première description, qui use systématiquement des structures de l’énumération, répond la description du musée visité par Mme Bordin et M. Marescot où Bouvard se livre à une « démonstration »[50] et il est maintes fois suggéré, en réponse à l’étonnement des visiteurs, que les objets recueillis ne le sont qu’au nom de ce qui a été dit d’eux ou de ce qu’on a imaginé de leur usage. Même la justification de leur présence par le récit ne suffit pas à convaincre les visiteurs de leur intérêt réel ; en témoigne le mépris de Marescot : « Il ne comprenait pas cette galoche qui avait été l’enseigne d’un marchand de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faïence, un vulgaire pichet de cidre »[51]. Le récit des aventures rares dont ces objets sont les « témoins » ne suffit donc pas à faire oublier leur banalité et la seconde, sans doute, contribue à rendre suspect le récit de leur rareté. Mais l’opposition qui surgit ici n’est pas seulement celle qui séparerait la description (à même de cerner les caractéristiques physiques de l’objet) du récit (qui investirait l’objet de qualités extraordinaires). C’est au sein même des moments les plus descriptifs que l’écart entre la désignation et l’objet désigné se fait le plus grand.

Dès l’énumération liminaire, par le narrateur, des trésors de ses protagonistes, apparaissent en effet les indices d’une double définition (et désignation) possible des objets décrits. On se heurte ainsi à une « auge de pierre » que des parenthèses transforment en « (un sarcophage gallo-romain) »[52] ; sans la précision entre tirets que le « chat tenant une souris dans sa gueule » est une « – pétrification de Saint-Allyre – »[53], le lecteur pourrait se demander ce qui rend un tel spécimen si remarquable. Et il ne pouvait guère se douter de la nature exacte de la « vieille poutre de bois »[54]si Bouvard manifestement n’avait éprouvé le besoin de préciser à ses hôtes que « la poutre n’était rien moins que l’ancien gibet de Falaise, d’après le menuisier qui l’avait vendue – lequel tenait ce renseignement de son grand-père » (p. 169). Sans doute cette voix qui chuchote entre parenthèses ou entre guillemets vient-elle souligner l’écart qui peut exister entre la chose et le mot ; elle ressemble fort à du discours indirect libre qui, dès la description liminaire, ne dit pas son nom mais qui par l’ironie se moque de ce que les collectionneurs croient détenir. Il n’en demeure pas moins que le texte descriptif, revenant ainsi sur lui-même au moment où il est supposé refléter au moins formellement l’objectivité de l’exposition muséale, semble à la fois pousser à l’extrême sa capacité à décrire des objets du monde extérieur et exposer son pouvoir de transformer les objets par des mots qui eux-mêmes deviennent des objets dont le sens est propre à l’espace romanesque : les collections de Bouvard et Pécuchet excluent du monde de l’expérience des objets banals et connus de tous et leurs confèrent, en les désignant ou en les définissant de manière extravagante, de nouvelles significations. Le mot qui dit la chose semble avoir lui-même été pétrifié (sorti de son usage et érigé en tout autonome par l’énumération) pour devenir un objet signifiant, à l’intérieur de la fiction. Et que cela se dise au moment où le roman fait place, par l’énumération, à un cas-limite de description, donc au moment où le roman est supposé mettre à l’épreuve sa capacité à décrire le monde de l’expérience n’est pas innocent.

Bien souvent au chapitre CXXII de Mardi, la description ou la désignation seconde des antiquités, entre parenthèses, remet en cause la validité de la première description tout en feignant de la justifier. Ainsi est-il précisé entre parenthèses que « The identical canoe in which, ages back, the god Unja came from the bottom of the sea » est « (Very ponderous ; of lignum-vitae wood) »[55]. Dans un premier temps semblent se succéder la désignation imaginaire (d’après la légende) et la description prosaïque de l’objet. La description de l’objet peut venir prouver le caractère remarquable de sa nature : venir du fond des mers avec un canoë « très pesant » confine nécessairement au miracle. Mais elle peut aussi avoir l’effet inverse et désigner le fossé qui sépare l’objet commun (le bois pesant d’un vulgaire canoë) de sa définition merveilleuse par un antiquaire crédule.

Le narrateur inverse parfois l’ordre du prosaïsme et de la merveille en décrivant dans un premier temps un objet banal et en suggérant entre parenthèses les raisons pour lesquelles il a été jugé digne de figurer dans le cabinet : le « bizarre petit hameçon » est supposé avoir été « (Fait avec les os digitaux de Kravi le Rusé) »[56]. La description peut aussi décréter « inexplicable » ou « rare » ce qui a priori ne semblait guère l’être : le bloc de bois mystérieux, informe, veiné, séché à la fumée est un bloc de bois de construction qui peut fort bien être percé de trous sans que ceux-ci ne soient inexplicables. À moins qu’il ne faille entendre par là la manière dont on peut rendre remarquable et énigmatique un objet utile ou artisanal en l’excluant de sa sphère d’utilité et, corrélativement, la manière dont un narrateur peut rendre un mot inexplicable en n’en faisant pas un usage commun. D’autres raretés sont plus inquiétantes en ce qu’elles font apparaître, sous couvert de description objective et exhaustive, l’idée d’une fabrication et d’une manipulation : il y a peu de chance pour qu’un squelette de requin n’ait pas laissé échapper les os de la jambe d’un pêcheur de perles et pour que ces os soient immédiatement identifiés comme étant ceux d’un pêcheur de perles. Il est probable cependant qu’Oh-Oh croie ce que le vendeur de cette « merveille » naturelle lui a dit d’elle.

Restent encore des cas où, dans le catalogue des curiosités d’Oh-Oh, des descriptions mêlent l’énumération des caractéristiques physiques de l’objet et sa désignation au point où l’on ne sait plus distinguer ce qu’est l’objet et ce à quoi il ressemble. Cela vaut particulièrement des reliques de sirènes. « A long tangled lock of mermaid’s hair, much resembling the curly silky fibres of the finer sea-weed. (Preserved between fins of the dolphin »[57]pourrait fort bien être des fibres d’une espèce d’algue très fine, prises dans les écailles d’un dauphin et pouvant figurer, pour qui croit en l’existence des sirènes, des « cheveux de sirènes ». Le discours ainsi, fabrique une merveille, en inversant comparant et comparé et la fiction donne corps alors au sens figuré. La même chose pourrait être dite du peigne de sirène fait de la crête d’un pétrel : ne s’agit-il pas avant tout à la crête d’un oiseau qui, pour celui qui croit aux sirènes, peut figurer un « peigne de sirène » ? Le commentaire entre parenthèses vient à la fois démontrer la puissance de la fiction à créer un monde métaphorique et dénoncer les dérives de la fabrication, par la fiction, de fausses merveilles.

Les descriptions qui composent le catalogue des objets d’Oh-Oh illustrent à chaque fois des écarts possibles entre les mots et les choses et, corrélativement, la manière dont les mots de la fiction peuvent fabriquer des choses. On peut donner à lire des « merveilles » en jouant de l’invraisemblance (du poids d’un canoë, par exemple), en fabriquant des monstres à la manière des tératologues, en rendant le langage commun énigmatique en lui ôtant tout référent, en usant enfin de comparaisons et de métaphores où le comparant fait oublier le comparé. L’énumération suggère qu’en se faisant l’équivalent du musée qui expose des objets ou du cabinet qui juxtapose des raretés, le récit romanesque met à l’épreuve la manière dont il peut user de mots pour fabriquer des merveilles et rompre paradoxalement avec toute tentation de référentialité, au moment même où il prétend décrire le mieux et avec le plus d’objectivité.

La récurrence, dans MardiBouvard et Pécuchet et Die Wahlverwandschaften, des motifs des musées et des cabinets de curiosités, est l’indice de la manière dont les trois écrivains entendent mettre à l’épreuve les capacités descriptives et représentatives de la fiction romanesque. Hésitant entre le cabinet (ses objets remarquables, ses monstres et ses merveilles imaginaires) et le musée (sa tentation d’exhaustivité et la banalité de ses composantes), les trois écrivains se saisissent du traitement romanesque de ces lieux d’exposition pour dessiner différentes voies poétiques possibles : d’un côté, la tentation d’une fiction qui évolue dans un univers propre et n’entend pas représenter le monde de l’expérience et, de l’autre, l’idéal réaliste reposant encore sur l’impératif mimétique.

L’énumération romanesque des composantes de collections fictives est le lieu où se joue le passage entre une littérature tributaire encore de l’impératif aristotélicien de relater les actions des hommes et d’en cerner la signification à une littérature du détail et de l’objet, donnant autant d’importance aux objets qu’aux hommes, refusant la hiérarchie des sujets et des mots et pétrifiant finalement le langage littéraire pour le refermer sur sa propre matérialité. Les trois romans étudiés reflètent assez bien, d’un point de vue chronologique, l’écroulement du système des Belles-Lettres et le développement de la notion de « littérature ». Et Jean-Paul Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, prenait précisément exemple de Flaubert pour illustrer l’émergence des champions de la littérature pure : « Flaubert écrit pour se débarrasser des hommes et des choses. Sa phrase cerne l’objet, l’attrape, l’immobilise et lui casse les reins, se referme sur lui, se change en pierre et le pétrifie avec elle »[58]. L’objet exposé dans le musée imaginaire s’efface au profit du mot qui le dit et n’existe que d’être dit et ce mot lui-même se referme sur sa propre signification, « purement » romanesque. Mais il faudrait ajouter aussitôt que, dans les trois romans, les descriptions dédoublées des musées pétrifient les mots en s’interrogeant sur la possibilité, pour le mot, de dire la chose et en exposant les différentes articulations possibles de la chose et du mot. Si la « pétrification » des mots à l’œuvre dans les romans est bien la marque du renoncement à une certaine poétique héritée, elle est aussi, comme le souligne Jacques Rancière, l’occasion de proposer une nouvelle manière de lier les mots et les choses et de définir de nouveaux régimes de la représentation romanesque[59].

Passées au crible du choix opéré par le narrateur qui revendique la composition du « catalogue », les collections d’Oh-Oh, dans la description qui en est faite, retrouvent une signification ainsi que la capacité de faire signe vers un au-delà du récit légendaire qui n’est autre que l’espace romanesque de Mardi dans lequel évoluent le narrateur et ses compagnons. Or le musée et le cabinet de curiosités non seulement dessinent l’écart entre la légende et le roman mais se désignent aussi comme des microcosmes romanesques, comme des matrices du récit dans son ensemble.

Le livre et le monde

Pénétrant dans la collection « d’anciens et curieux manuscrits » conservés par Oh-Oh, le philosophe Babbalanja plaisante : « My lord, this is like going down to posterity »[60]. La déclaration peut être entendue au sens littéral : au chapitre CXXIII, les héros romanesques de Mardi prennent place dans la bibliothèque de l’antiquaire Oh-Oh et le roman qui contient la bibliothèque imaginaire devient aussi l’une de ses composantes. Sur les rayons de cette bibliothèque figurent d’ailleurs des chroniques dont les héros sont déjà des personnages de Mardiet l’on pourrait aisément tracer de nombreux parallèles entre les grandes catégories « génériques » retenues pour classer ou décrire les ouvrages de l’antiquaire et les genres que le roman accueille en son sein comme autant de modèles ou de repoussoirs. Certaines étagères pourraient accueillir Mardi qui ne déparerait pas l’ensemble des « long and tedious romances with short and easy titles»[61].

On ne peut traiter, dans des romans à vocation encyclopédique[62], de musées ou de cabinets de curiosités sans que le roman lui-même ne tende à devenir un lieu d’exposition des savoirs. L’effet de mise en abyme du roman par la description du cabinet se déploie en effet aussi bien dans Mardique dans Die Wahlverwandtschaften et dans Bouvard et Pécuchet. Ce sont dans les fondations imaginaires du texte que sont ensevelis les étuis de métal soudé, au chapitre IX des Affinités électives, et il revient au roman de conserver leur contenu pour la postérité qui saura leur donner un sens. Et le coffret des parures d’Odile, véritable cabinet de curiosités en miniature, est déposé dans le cercueil de la jeune femme qui, elle-même, devient grâce au couvercle en verre, objet de contemplation et d’admiration : le roman alors se fait sépulture.

Ni Goethe, ni Melville, ni Flaubert ne sont d’ailleurs les premiers à tenter de créer l’équivalent fictif du cabinet de curiosités. Dans l’avant-propos de l’Instauratio Magna Scientiarum (1626), Francis Bacon décrit le contenu de son ouvrage inachevé et consacré à l’histoire naturelle comme s’il s’agissait d’une collection comprenant à la fois les objets de la nature libre ou naturalia, les objets de la nature transformés par l’homme ou artificialia et les objets servant à transformer la nature ou scientifica. Il considérait donc qu’il était possible de faire le tour des connaissances et de proposer des disciplines savantes une nouvelle organisation en transposant, dans le domaine de la fiction utopique, le modèle du cabinet de curiosités. Déjà dans les Essays qui comprenaient un traité sur le voyage, Bacon recommandait aux voyageurs de visiter absolument les cabinets de curiosités ou de raretés, comme si leur observation pouvait tenir lieu de celle de l’ensemble du territoire[63] ; les compagnons de Mardi s’en souviennent sans doute. Le cabinet de curiosités de Padullah à la fois s’inscrit dans la lignée des îlots parcourus et constitue la matrice de l’ensemble de l’archipel ; sa description pourrait remplacer le récit romanesque de l’ensemble de la pérégrination et le récit, dans son entier, se désigner ainsi comme descriptif.

On ne peut nier que les romans de Goethe, de Flaubert ou de Melville contiennent, dans leur ensemble, un certain nombre de merveilles et de monstres. Si l’on accepte de plus que l’équivalent du monstre dans l’ordre romanesque peut être l’invraisemblable (ce qui a priori défie les lois du récit romanesque), il faut reconnaître aussi que les différents narrateurs manifestent un certain plaisir à désigner leur récit comme impossible et incompréhensible. Le lecteur de Mardi est ainsi averti du caractère invraisemblable du texte et de la nécessité de cette invraisemblance. Au chapitre XCVII, le narrateur se livre à une digression intitulée « Faith and Knowledge » et affirme : « A thing incredible is about to be related ; but a thing may be incredible and still be true; sometimes it is incredible because it is true[64]. L’argument qui porte ici d’abord sur les relations entre le savoir et la foi est dans le chapitre suivant appliqué au genre du récit de voyage : « It was Samoa who told the incredible tale, and he told it as a traveler »[65]. Le passage de relai d’un narrateur à l’autre, par la reprise des mêmes termes, indique assez bien la mise en abyme : ce que le narrateur dit du récit du voyageur Samoa ne pourrait-il être dit également du récit du voyageur qu’est le narrateur, c’est-à-dire de Mardi lui-même ? Et, si le lecteur n’en était pas convaincu, il lui suffirait de lire la fin du roman pour s’en persuader : la plus grande invraisemblance, dans le domaine du récit de voyage réel ou imaginaire, consiste à raconter le récit d’un voyageur qui n’est pas revenu.

Goethe met également en scène de grossières invraisemblances comme si toute convention en la matière, pour ce qui est du roman des Affinités électives, importait peu. Elles s’incarnent dans le personnage du monstrueux petit Othon, si vite évacué du roman. Étrange mélange de ceux auxquels ses parents pensaient en le concevant, le petit Othon est un monstre qui provoque l’effroi d’Odile, pendant la cérémonie du baptême[66]. L’enfant imaginaire n’est pas, du point de vue des connaissances contemporaines en matière de génération, un cas possible et n’est pas destiné à faire jouer une quelconque vraisemblance scientifique contre une quelconque vraisemblance romanesque. Certes en 1847 paraît le Traité physiologique et philosophique du docteur Lucas qui formule ce qu’il appelle l’« hérédité d’influence » : la matrice de la mère étant supposée avoir gardé le modèle ou la forme du premier amant, les enfants d’un second mariage peuvent ressembler au premier mari. Zola s’en inspire pour illustrer la théorie de l’imprégnation et Michelet défendra également une telle idée. La théorie génétique de Mendel, publiée en 1866, n’aura pas vraiment d’influence à sa sortie et ce qu’on appelle la « télégonie » au début du XXe siècle (autre nom de l’hérédité d’influence), bien que lointainement inspirée des constats dressés par des éleveurs anglais dès les années 1815, n’a réellement d’influence en Europe qu’à partir des années 1860 et jusqu’aux années 1920. Bien après, donc, que Goethe a inventé Othon.

Avant que le docteur Lucas ne s’en mêle, les hypothèses formulées au XIXe siècle sur la génération et le rôle de la matrice femelle n’ont pas réellement progressé depuis le XVIIe et le XVIIIe siècles : les débats tournent autour de la prééminence accordée à la femelle ou au mâle. Certaines sources antiques sont parfois citées qui évoquent davantage l’effet de l’imagination de la femme sur le fœtus durant la gestation que l’idée d’une matrice imprégnée de la forme d’un autre. Ainsi Hippocrate ou Aldrovandi sont parfois évoqués par les médecins pour expliquer le cas de naissances monstrueuses par l’imagination de la mère. Ambroise Paré, dans Des monstres & prodiges (1579), énumère ainsi les causes de naissances monstrueuses, et évoque comme il se doit Aristote, Hippocrate et Empédocle pour traiter de l’« Exemple des monstres qui se font par imagination » : « Les anciens qui ont recherché les secrets de Nature, ont enseigné d’autres causes des enfans monstrueux, et les ont referés à une ardente et obstinée imagination que peut avoir la femme ce pendant qu’elle conçoit, par quelque objet, ou songe fantastique, de quelques visions nocturnes, que l’homme ou la femme ont su l’heure de la conception »[67]. Pour illustrer la théorie des anciens, Paré tire deux exemples de la Bible et d’un roman d’Héliodore (Les Éthiopiques), comme si le roman était là la preuve de l’invraisemblance scientifique : « Qu’il soit vray, Heliodore escrit que Persina, royne d’Ethiopie, conceut du roy Hydustes, tous deux Ethiopiens, une fille qui estoit blanche, et ce par l’imagination qu’elle attira de la semblance de la belle Andromeda, dont elle avoit la peinture devant ses yeux pendant les embrassemens desquels elle devint grosse » (p. 116). Othon est non seulement le fruit de deux imaginations, mais sa seule vraisemblance est d’ordre romanesque : il s’inscrit dans la lignée de Clariclée.

La mise en abyme du roman par la description du cabinet ou du musée peut avoir également un sens structural. Elle introduit, à l’intérieur du texte, une tension entre un ordre descriptif, reposant sur l’inventaire et un ordre narratif reposant sur l’aventure ou sur la mise en intrigue. Et si le musée répond, par sa création, à un désir d’exhaustivité, sa métamorphose romanesque en cabinet de curiosités dénonce comme un leurre la possibilité de tout dire sans toutefois établir un ordre dans le désordre et la liste. L’intrigue, dans le second mouvement du roman de Melville, est à la fois celle, minimale, de la quête et celle du tour du monde (de l’insulaire) ; elle repose sur l’idée d’une exhaustivité (redoublée par le désir du roi Média de faire le tour de l’archipel) nécessaire à l’aboutissement de la quête. Or cette déclaration liminaire d’exhaustivité qui fait ressembler le récit à la forme encyclopédique (on fait le tour des îles comme on fait le tour des connaissances du temps) est sans cesse perturbée par des déclarations des compagnons selon lesquelles certaines îles ne seront pas visitées parce que Yillah ne saurait y demeurer ou parce que Yillah n’y est plus.

Au chapitre CXXXVII, effrayés par la multiplicité des îles qui les entourent, le roi et le philosophe reconnaissent d’ailleurs l’impossibilité de deviser tout l’archipel : « much must be left unseen. Nor everywhere can Yillah be sought, noble Taji »[68]. Si l’on se place du point de vue de la quête amoureuse, les étapes du voyage en archipel sont le plus souvent déclarées arbitraires et inutiles. Sans doute faut-il comprendre par là que Yillah n’est pas ce qu’elle semble être et que la quête de Yillah acquiert une autre signification tout au long de la circumnavigation. La quête elle-même demeurera inachevée (ou plusieurs fois achevée) comme si la circumnavigation promise ne pouvait elle-même constituer le modèle structural du roman.

La mise en évidence d’une succession de grands domaines de connaissance n’explique pas non plus, dans Bouvard et Pécuchet, l’évidente lâcheté des liens tissés entre les différents chapitres et, au sein de chaque chapitre, entre les diverses expérimentations et études entreprises par les deux bonshommes. Si Bouvard et Pécuchet semblent parfois poussés par leurs échecs à explorer les fondements scientifiques des expériences malheureuses tentées par eux, ils ne font jamais retour ensuite sur les expériences premières dont ils devraient cependant avoir ultérieurement compris le fonctionnement. Il arrive également que les nouveaux sujets d’étude de Bouvard et Pécuchet ne soient dus qu’au simple hasard. Ayant abandonné la gymnastique et se rendant à l’auberge pour acheter quelques bouteilles de vin d’Espagne, Bouvard rencontre par hasard « le clerc de Marescot et trois hommes » qui « apportaient une grande table de noyer »[69]. C’est ainsi que Bouvard « connut la mode nouvelle des tables tournantes »[70], – ce qui détermine une initiation des deux héros, d’abord sceptiques, aux pratiques du magnétisme.

Non seulement, donc, la mise en intrigue affichée à l’orée des récits se révèle un leurre, mais les narrateurs des trois romans ont en commun de se jouer de la motivation du récit. Ainsi la première partie des Affinités électives s’achève-t-elle sur le trouble d’Odile que le narrateur nous promet d’éclairer par « quelques passages » de son « journal ». Mais il faut attendre la fin du second chapitre de la deuxième partie pour avoir effectivement accès à ce journal. Et l’extrait est alors annoncé par le narrateur en des termes curieux :

Übrigens waren diese Tage zwar nicht reich an Begebenheiten, doch voller Anlässe zu ernst hafter Unterhaltung.Wir nehmen daher Gelegenheit, vor demjenigen, was Ottilie sich daraus in irhen Heften angemerkt, einiges mitzuteilen, wozu wir keinen schicklichern Übergang finden als durch ein Gleichnis, das sich uns beim Betrachten ihrer liebenswürdigen Blätter aufdringt.

Wir hören von einer besondern Einrichtung bei der englischen Marine. Sämtliche Tauwerke der königlichen Flotte, vom stärksten bis zum schwächsten, sind dergestalt geht, den man nicht herauswinden kann, ohne alles aufzulösen, und woran auch die kleinsten Stücke kenntlich sind, daβ sie die Krone gehören.Ebenso zieht sich durch Ottilien Tagebuch ein Faden der Neigung und Anhänglichkeit […]. Selbst jede einzelne von uns ausgewählte und mitgeteilte Stelle gibt davon das entschiedenste Zeugnis[71].

Du point de vue de la logique de l’énonciation, comme de la motivation de la narration, on ne peut pas dire que le narrateur fasse beaucoup d’efforts. Le commentaire qu’il fait ici de son propre texte fait apparaître le recours au journal comme un pis-aller ; comme il n’y a rien à raconter, autant citer le journal d’Odile. Vient alors, toujours sous la forme du méta-texte, la comparaison aux cordages anglais, donnée comme subitement venue à l’esprit du narrateur mais également comme clef de lecture des fragments qui suivent. Il y aurait donc un « fil rouge » dans les fragments, une continuité qui se donne à celui qui veut bien les lire ; et cette continuité donnerait la clef du caractère d’Odile. Mais le narrateur signale in fine qu’il a lui-même choisi ces fragments et que la clef de la sélection des éléments de la liste est bien plutôt de son fait que de celui d’Odile. La manière même dont les narrateurs des Wahlverwandtschaften, de Mardi et de Bouvard et Pécuchetcommentent avec ostentation les rouages de leurs récits marque une distance évidente par rapport aux impératifs formels de mise en intrigue et de vraisemblance hérités de la poétique aristotélicienne. Et l’adoption de grilles d’écriture figées fait même l’objet, dans les trois romans, de critiques très vives : le roman, comme les curiosités, doit se faire monstrueux.

Et il le fait en dénonçant l’inanité des catégories génériques. Cela, dans Mardi, se joue dans la manière dont les compagnons descendent un temps dans la bibliothèque d’Oh-Oh pour mieux en ressortir. Là, la classification des ouvrages en catégories génériques peut être mise au compte du narrateur autant que de l’antiquaire et le jeu consiste à illustrer de manière parodique, en inventant les titres fantaisistes d’ouvrages fictifs, les attentes génériques des lecteurs ou les constantes pratiquées par les auteurs. L’application de ces règles aboutit à chaque fois à l’effondrement de la catégorie générique composée de titres qui nient sa spécificité. Ainsi les « traités de métaphysiques » englobent quatre ouvrages qui, deux à deux, s’opposent par des titres exactement contraires et la métaphysique s’informe en sophistique[72]. Les « livres de voyage » qui devraient obéir aux contraintes de l’exactitude, de l’objectivité et de la scientificité (on attend du voyageur qu’il puisse tenir un discours général sur les mœurs des tribus fréquentées) sont composés d’un récit qui n’a pu que difficilement être écrit par un homme sans main (« Un séjour chez les anthropophages, par un voyageur dont la main fut mangée au déjeuner par les sauvages »), par une satire et par un texte dont la prétention à la généralité s’accorde mal avec la durée du voyage accompli (« Trois heures à Vivenza, contenant un compte rendu complet et impartial sur ce pays, par un sujet du roi Bello »)[73]. Au cœur du cabinet de curiosités se joue donc la critique, par le romancier, de l’application de critères génériques préétablis et l’on sait que Melville avait lutté contre les remaniements que l’éditeur voulait imposer à ses premiers récits de voyage au nom du respect des attentes des lecteurs, en montrant que l’application de ces critères formels portait atteinte à l’exigence de vérité du texte référentiel.

L’application de règles génériques préétablies fait l’objet de critiques de la part des narrateurs des Wahlverwandschaften et de Bouvard et Pécuchet. Le narrateur des Affinités électives livre ainsi une étrange introduction à la deuxième partie de l’ouvrage :

In gemeinen Leben begegnet uns oft, was wir in der Epopoë als Kunstgriff des Dichters zu rühmerspflegen, daβ nämlich, wenn die Hauptfiguren sich entfernen, verbergen, sich der Untätigkeit hingeben, gleich sodann schon ein Zweiter, Dritter, bisher kaum Bemerkter den Platz füllt und, indem er seine ganze Tätigkeit aüβert, uns gleichfalls der Aufmerksamkeit, der Teilnahme, ja des Lobes und Preises würdig erscheint [74].

La justification d’un ordre préétabli, de principes poétiques (même artificiels), a ceci de paradoxal (et d’arbitraire) qu’elle devient d’ailleurs la justification du désordre ou, du moins, de l’énumération et de la liste : le seuil de la seconde partie préside au défilé des « experts » dont aucun ne l’emporte vraiment sur l’autre. Le comique de la transition réside dans le fait de se saisir de ce qu’un genre a de plus artificiel pour en faire une loi du récit. La seule loi du roman, par cette référence au grand genre épique, n’est autre que l’arbitraire ; et le genre ne vaut en quelque sorte que par l’inanité de ses préceptes qui dissimulent mal les « trucs » du poète. Les lois génériques sont donc susceptibles de n’avoir pas de sens ou, du moins, de ne pas découler d’une logique esthétique ou morale. La pratique de la littérature ne saurait se réduire à l’application de préceptes poétiques et esthétiques. En témoigne la lecture que font Bouvard et Pécuchet de la Pratique du théâtre de d’Aubignac, – lecture qui les conduit à abandonner l’écriture de leur pièce. Cependant la première phrase de Goethe suggère aussi que ce qui, en art, semble arbitraire et artificiel est en réalité le plus conforme à la Nature.

Renonçant à l’application de ces règles génériques, les romanciers font en sorte que leurs romans ne puissent s’inscrire dans des catégories préétablies. Il n’y a pas seulement là la trace de la critique romantique des genres. Bâtir des romans monstrueux et les revendiquer comme tels est aussi une manière de penser un nouveau rapport du roman au monde et de tenter de rompre peut-être avec l’impératif mimétique. Or le cabinet de curiosités est par nature le lieu où peut être interrogé le rapport de la nature à l’art et Horst Bredekamp a montré, en étudiant ses composantes, qu’il avait contribué, en réunissant des monstruosités ou des merveilles naturelles, des raretés artificielles et les instruments de la transformation par l’homme de la nature, à introduire dans la nature la notion d’histoire, « qui aboutira à la théorie darwinienne de l’évolution »[75]. Dans le cabinet de curiosités romanesques, le visiteur est invité à résoudre l’énigme de l’ordre du cabinet et à observer les rapports qui se jouent entre des objets toujours déjà romanesques et le langage qui les dit (qui est, en mots, l’équivalent des artificialia). À l’intérieur des musées romanesques sont donc mis à l’épreuve le rapport entre des « objets » et le discours et le récit qui les disent et, plus fondamentalement encore, le rapport entre l’univers romanesque et le monde. Si les mots y sont pétrifiés comme les objets exposés, en étant exclus de leur domaine de signification, ce n’est pas seulement pour creuser l’écart entre l’univers de la fiction et le monde de l’expérience, c’est davantage pour exhiber le caractère non-référentiel du monde de la fiction, pour rompre même avec l’illusion réaliste et suggérer dans le même temps que ces objets propres au monde romanesque signifient d’autant plus qu’ils ne ressemblent à rien de ce que le lecteur connaît.

À l’endroit des cabinets de curiosités, la fiction romanesque se pose en description imaginaire de merveilles imaginaires pour échapper aux critères de vraisemblance ou, tout du moins, pour dégager leurs caractéristiques formelles de toute valeur de vérité. Cela ne signifie pas que la littérature n’y parle que de littérature ou que le mot n’y renvoie qu’au mot ; cela signifie que le mot, ne renvoyant qu’au mot, peut y être réinvesti de significations qui ne se donnent qu’à celui qui sait interpréter les symboles ou les métaphores. Le roman ne représente pas le monde, il est un microcosme métaphorique du monde de l’expérience.

Ainsi peut se comprendre le fait que le philosophe Babbalanja puisse, dans un premier temps, attribuer à un écrivain fictif le désir de créer un monde autre pour se divertir et, dans un second temps, ériger le monde romanesque extravagant d’un second écrivain fictif nommé Lombardo en univers analogue à celui du monde de l’expérience. La définition de l’épopée de Vavona vaut pour Mardi : « I will build another world. Therein let there be kings and slaves, philosophers and wits, whose checkered actions – strange, grotesque, and merry-sad, will entertain my idle moods »[76]. La défense par le philosophe du manque de cohésion condamné dans le Kostanza de Lombardo convient également au roman de Melville : lorsque le roi Abrazza déplore que le livre soit « désordonné, sans liens, tout en épisodes », Babbalanja rétorque pour faire de ces apparentes transgressions des règles aristotéliciennes les marques de la plus grande vraisemblance du roman, de la plus grande coïncidence de sa forme avec l’objet qu’il décrit : « Comme Mardi lui-même, Majesté. Rien que des épisodes : vallées et montagnes, rivières divaguant, lianes qui se promènent partout, galets et diamants, épines et fleurs, forêts et fourrés, çà et là marais et marécages. Le monde du Kostanza est pareil »[77].

Ainsi le rejet des règles génériques et la défense de l’invraisemblance n’aboutissent-ils pas seulement à l’illustration d’un savoir proprement littéraire destiné à élaborer de nouveaux préceptes d’écriture romanesque ; ils n’extraient chacun de ces romans d’une certaine tradition romanesque que pour mieux illustrer la possibilité, pour le roman, de faire signe vers un monde extérieur en ne niant pas son appartenance au domaine de la fiction. Mais cela va plus loin encore : dans les musées où le mot décrit une réalité qui n’existe qu’en mots, le roman décrit d’autant mieux le monde qu’il nie son caractère référentiel. Plus la fiction est descriptive, moins elle est, en quelque sorte, référentielle.

La survivance, dans des romans du XIXe siècle, du cadre ancien du cabinet de curiosités pourrait être l’indice de la volonté des romanciers de restaurer, dans le domaine de la fiction, l’unité d’une Nature où les choses et les mots sont autant de signes, de chiffres à déchiffrer. Mais elle est aussi l’occasion d’appliquer aux musées les critiques qui valaient déjà pour leurs lointains ancêtres : les savoirs spécialisés qui président à l’organisation des musées sont susceptibles aussi de conduire à une fascination et à une admiration qui transformeront les objets exposés en idoles plutôt qu’en sujets de connaissance. Les musées, les collections et les cabinets de curiosités, dans les romans de Goethe, de Flaubert ou de Melville se rejoignent en ce qu’ils sont à chaque fois le lieu d’une interrogation sur les dérives de l’exposition des objets supposés fonder le savoir en vérité. Et leur description, qui met à l’épreuve la capacité du roman à décrire et à figurer, est l’occasion par là-même de mesurer aussi les limites de la fiction à dire le monde. Ces lieux d’exposition explorent les pouvoirs des mots et illustrent la possibilité d’inventer, par le langage de la fiction, des mots qui ne renvoient à rien et ne signifient rien. Il faut sortir de ces musées qui sont autant des modèles que des repoussoirs ; les narrateurs des Affinités électives, de Mardi et de Bouvard et Pécuchetsemblent y exposer les mauvaises manières de décrire, de nommer et d’inventer tout en suggérant que sont possibles de nouvelles articulations possibles du récit et du monde. La visite du cabinet de curiosités est l’exposition d’un nouveau chemin de connaissance romanesque qui oscille désormais entre l’exhaustivité et l’exemplarité : le roman se fait allégorique davantage que mimétique. Les objets qui composent les collections romanesques sont avant tout des mots et n’existent que dans l’univers de la fiction ; devenus des choses par les pouvoirs de l’énumération, ils ressemblent aux composantes des cabinets d’antiques et de raretés. Ils supposent alors d’être déchiffrés et interprétés pour faire sens dans un monde extérieur au roman.

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X

 

[1] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Claudine Gothot-Mersch (éd.), Paris, Gallimard, 1979, p. 61. Les éditions des romans en langue originale et en traduction française utilisées dans cet article sont les suivantes : Johann Wolfgang Goethe, Die Wahlverwandtschaften, Tübingen, J. G. Gottaischen Buchhandlung, 1809, t. I et t. II et Les Affinités électives, trad. fr. Pierre du Colombier, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1980 ; Herman Melville, Mardi. And A Voyage Thither, Tyrus Hillway (éd.), New Haven, College & University Press, 1973 etMardi, trad. fr. Philippe Jaworski, Paris, Gallimard, “Folio classique”, 2011.

[2] Ibid., p. 169.

[3] Ibid.

[4] Herman Melville, Mardi. And A Voyage Thitherop. cit., p. 316 : “Now it was to obtain a glimpse of this very museum that Media was anxious to touch at Padulla”.

[5] Ibid., resp. p. 317 : « So in order here follow the most prominent of his rarities” et p. 319 : “Then returning to his cabinet, he pointed to a bamboo microscope”.

[6] Johann Wolfgang Goethe, Les Affinités électives, trad. fr. Pierre du Colombier, p. 179-180 : Die Wahlverwandtschaften, t. II, resp. p. 22 : « die verschiedenen Nachbildungen und Entwürfe von alten Grabmonumenten, Gefäβen », p. 22 : « seine Sammlung von mancherlei Waffen und Gerätschaften » et p. 22-23 : « Brakteaten, Dickmünzen, Siegel, und was sonst sich noch anschlieβen mag ».

[7] Johann Wolfgang Goethe, Les Affinités électives, p. 179 ; Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 22 : « die Kätschen eines Modehändlers ».

[8] Johann Wolfgang Goethe, Die Wahlverwandschaften, t. I, p. 156-157 : Les Affinités électives, p. 97 : « Ces étuis de métal soudés renferment des documents, sur ces plaques de métal sont gravés toutes sortes de faits remarquables, dans ces belles bouteilles de verre, nous ensevelissons le meilleur vin vieux, avec l’indication de son âge ; il ne manque pas de monnaies de diverses sortes, frappées cette année […] ».

[9] Lorraine Daston, « Marvelous facts and miraculous evidence in early morder Europe », Critical inquiry, 1991, n°18, p. 93-123.

[10] Cf. à ce propos Marie-Noëlle Bourguet, « La collecte du monde : voyage et histoire naturelle (fin XVIIesiècle-début XIXe siècle », Le Muséum au premier siècle de son histoire, Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi et Jean-Louis Fisher (éd.), Paris, Éditions du Muséum national d’Histoire naturelle, 1997, p. 163-196.

[11] Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 14.

[12] Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987, p. 61-63.

[13] Cf. à ce propos Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987, p. 47-59.

[14] Krzysztof Pomian, op. cit., p. 66.

[15] Johann Wolgang Goethe, Les Affinités électives, p. 259 ; Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 186 : « die angenehmste und interessanteste Sammlung ».

[16] Johann Wolgang Goethe, Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 22; Les Affinités électives, p. 179 : “Il avait tout disposé d’une manière très propre et portative, dans des tiroirs et des compartiments, sur des planches entaillées, revêtues de drap, en sorte que ces vieilleries rébarbatives prenaient par ses soins un air de coquetterie, et qu’on les regardait avec plaisir, comme on regarde les boîtes d’une modiste ».

[17] Johann Wolfgang Goethe, Les Affinités électives, p. 97 ; Die Wahlverwandschaften, t. I, p. 157-158 : “Haarkämmern”, “Riechenfläschchen und andre Zierden”.

[18] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 164.

[19] Herman Melville, Mardi, p. 336.

[20] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 164.

[21] Herman Melville, Mardi, p. 318 ; Mardi,trad. fr. Philippe Jaworski, p. 336 : « L’éventail sacré ».

[22] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 162.

[23] Herman Melville, Mardi, p. 318 : Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 336 : « bloc de bois mystérieux, informe, veiné, séché à la fumée (Percé, au milieu, de trois trous inexplicables) ».

[24] Herman Melville, Mardi, p. 317.

[25] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, resp. p. 179 et p. 180.

[26] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 169.

[27] Ibid., p. 172.

[28] Herman Melville, Mardi, p. 316 : Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 334 : « Et dans Mardi, un nez remarquable est une très éminente caractéristique, donc une garantie toujours bien visible de distinction ».

[29] Herman Melville, Mardi, p. 317 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 335 : « un point d’exclamation, d’étonnement perpétuel devant le spectacle de l’univers ».

[30] Réné Descartes, Les Passions de l’âme [1649], Œuvres de Descartes, Charles Adam et Paul Tannery (éd.), Paris, Vrin, 1996, t. XI, art. LXXV-LXXVIII, p. 384-386. Notamment p. 386 : « Et bien que cette passion semble se diminuer par l’usage, à cause que, plus on rencontre de choses rares qu’on admire, plus on s’accoutume à cesser de les admirer, et à penser que toutes celles qui se peuvent présenter par après sont vulgaires : toutefois lorsqu’elle est excessive et qu’elle fait qu’on arrête seulement son attention sur la première image des objets qui se sont présentés, sans en acquérir d’autre connaissance, elle laisse après soi une habitude qui dispose l’âme à s’arrêter en même façon sur tous les objets qui se présentent, pourvu qu’ils lui paraissent tant soi peu nouveaux ».

[31] Herman Melville, Mardi, p. 335.

[32] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 354-355.

[33] Ibid., p. 173.

[34] Johann Wolfgang Goethe, Die Wahlverwandtchaften, t. II, p. 150-151 ; Les Affinités électives, p. 242 : « Un cabinet d’histoire naturelle peut nous apparaître comme une sépulture égyptienne, où se tiennent embaumées les diverses idoles animales et végétales. Il convient certes à une caste sacerdotale d’en traiter en un clair-obscur mystérieux, mais cela devrait d’autant moins s’introduire dans l’enseignement général, que des objets plus proches et plus dignes d’intérêt s’en trouvent aisément chassés ».

[35]Johann Wolgang Goethe, Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 112; Les Affinités électives, p. 338 : « Si vous saviez, dit-il, avec quelle grossièreté les gens cultivés eux-mêmes se comportent à l’égard des œuvres d’art les plus précieuses, vous me pardonneriez de ne pas produire les miennes parmi la foule ».

[36]Johann Wolfgang Goethe, Les Affinités électives, p. 339 ; Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 113 : « wäre es nicht übel, wenn man künftig in das Büchlein von guten Sitten nach den Kapiteln, wie man sich in Gesellschaft beim Essen und Trinken benehmen soll, ein recht umständliches einschöbe, wie man sich in Kunstsammlungen und Museen zu betragen habe ».

[37] Herman Melville, Mardi, p. 317 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 335 : « À l’intérieur, un dédale de couloirs et de recoins sombres et tortueux, plus inextricable que le dedans d’une noix. Là, dans un fouillis poussiéreux, dormaient les antiquités précieuses […] ».

[38] Ibid, p. 320.

[39] Ibid., p. 320 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 339 : «Arrivés au fond, nous vîmes s’envoler quelques douzaines de chauves-souris qui éteignirent la torche, nous laissant dans les ténèbres, comme Belzoni abandonné par ses Arabes au cœur de la pyramide. La torche rallumée, nous pénétrâmes dans une excavation assez semblable à un sépulcre, en soulevant des nuages de poussière à chaque pas ; et nous nous trouvâmes enfin devant de longues rangées de paquets moisis, emmaillotés comme desmomies, si rouillées de vieillesse, si étroitement roulés sur des bâtons qu’ils ressemblaient à de raides saucisses de Bologne ».

[40] Johann Wolgang Goethe, Die Wahlverwandtschaften, t. II, p. 186-187; Les Affinités électives, p. 259 : “Il présenta aux dames un grand portefeuille qu’il emportait avec lui, et il les intéressa à la fois par l’image et le commentaire”.

[41] Ibid.

[42] Johann Wolfgang Goethe, Les Affinités électives, p. 97 ; Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 156 : « Hier in diese unter schiedlichen gehauenen Vertiefungen soll verschiedenes eingesenkt warden zum Zeugnis für eine entfernte Nachwelt”.

[43] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 174.

[44] Ibid., p. 176.

[45] Ibid., p. 177.

[46] Herman Melville, Mardi, Tyrus Hillway (éd.), op. cit., p. 317 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 335 : « Avec une insistance des plus opportunes, le vieil homme attirait notre attention sur ses reliques, et à propos de chacune d’elles il avait une histoire interminable à raconter. Le temps et surtout la patience me manqueraient pour vous les répéter ».

[47] Herman Melville, Mardi, p. 317 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 335 : « Mais voici un catalogue succinct de ses objets les plus remarquables ».

[48] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 162.

[49] Ibid., p. 163.

[50] Ibid., p. 169.

[51] Ibid., p. 170.

[52] Ibid., p. 162.

[53] Ibid., p. 164.

[54] Ibid., p. 162.

[55] Herman Melville, Mardi, p. 317 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 335 : “Le canoe authentique dans lequel, jadis, le dieu Unja arriva du fond de la mer.

(Très pesant ; en bois de gaïac) ».

[56] Herman Melville, Mardi, trad. Philippe Jaworski, p. 336 ; Mardi, p. 317 : « A quaint little fish-hook.

(Made from the finger-bones of Kravi the Cunning)”.

[57] Herman Melville, Mardi, p. 318 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 337 : « Une longue boucle emmêlée de cheveux de sirène, ressemblant beaucoup aux fibres enroulées et soyeuses d’une espèce d’algue très fine. (Conservée entre des écailles de dauphin) ».

[58] Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, dans Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 172.

[59] Cf. Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, notamment p. 11-82.

[60] Herman Melville, Mardi, p. 320.

[61] Ibid., p. 322.

[62] Cf. à ce propos la thèse de Hildegard Haberl, Ecriture encyclopédique – écriture romanesque : représentation et critique du savoir dans le roman allemand et français de Goethe à Flaubert, thèse en ligne, http://arch.revues.org/index3982.html.

[63] Cf. à ce propos Horst Bredekamp, Machines et cabinets de curiosités, trad. fr. Nicole Casanova, Paris, Diderot Éditeur, 1996, p. 89-118.

[64] Herman Melville, Mardi, p. 255.

[65] Ibid., p. 256.

[66] Johann Wolfgang Goethe, Les Affinités électives, p. 247 : « La prière était achevée ; on avait posé l’enfant sur les bras d’Odile, et, lorsqu’elle se pencha sur lui avec affection, elle ne fut pas peu effrayée devant ses yeux ouverts » ; Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 162 : « Das Gebet war verrichtet, Ottilien das Kind auf die Arme gelegt, und als sie mit Neigung auf dasselbe untersah, erschrack sie nicht wenig an seinen offenen Augen ».

[67][67] Ambroise Paré, Des Monstres & prodiges [1579], Paris, Éditions L’Œil d’Or, 2003, p. 116.

[68] Herman Melville, Mardi, p. 362 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 387 : « nous devons renoncer à visiter une grande partie de l’archipel, car nous ne pouvons pas rechercher Yillah partout, noble Taji ».

[69] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, p. 277.

[70] Ibid.

[71] Johann Wolgang Goethe, Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 25-26; Les Affinités électives, p. 181 : “D’ailleurs ces jours, pauvres en événements, furent pleins d’occasions à entretiens sérieux. Nous en profitons pour faire connaître quelques passages de ce qu’Odile en nota dans son journal, et nous ne trouvons pas, à cet effet, de transition plus convenable qu’une comparaison, qui se présente à nous en jetant les yeux sur ces pages aimables.

On nous parle d’une pratique particulière à la marine anglaise. Tous les cordages de la marine royale, du plus gros au plus mince, sont tressés de telle sorte qu’un fil rouge va d’un bout à l’autre et qu’on ne peut le détacher sans tout défaire ; ce qui permet de reconnaître, même au moindre fragment, qu’ils appartiennent à la couronne.

De même, il passe à travers le journal d’Odile un fil d’amour et de tendresse qui relie tout et caractérise l’ensemble […]. Même chacun des passages que nous avons choisis, et que nous communiquons, pris à part, en donne le témoignage le plus net ».

[72] Herman Melville, Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 340 ; Mardi, p. 321 : « metaphysical treatises”.

[73] Herman Melville, Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 340 et p. 341 : Mardi, p. 322 : « “ A Sojourn among the Anthropophagi, by One Whose Hand Was Eaten off at Tiffin among the Savages.”» et « “Three Hours in Vivenza, Containing a Full and Impartial Account of that Whole Country, by a Subject of King Bello”».

[74] Johann Wolgang Goethe, Die Wahlverwandschaften, t. II, p. 5; Les Affinités électives, p. 171 : “Dans la vie de tous les jours, il arrive souvent ce que, dans l’épopée, nous avons coutume de célébrer comme un artifice du poète : lorsque les personnages principaux s’éloignent, se cachent, s’adonnent à l’inaction, tout aussitôt un personnage de second ou de troisième plan, un personnage à peine remarqué jusque-là, emplit la scène, et, en exprimant toute son activité, nous paraît à son tour digne d’attention, de sympathie, voire de louange et d’estime ».

[75] Horst Bredekamp, Machines et cabinets de curiositésop. cit., p. 110.

[76] Herman Melville, Mardi, p. 487 ; Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 534 : « Je veux bâtir un autre monde. Qu’il y ait là des rois et des esclaves, des philosophes et des beaux esprits, dont les actions bigarrées, étranges, grotesques, mêlées de rires et de larmes, me feront passer le temps ».

[77] Herman Melville, Mardi, trad. fr. Philippe Jaworski, p. 541-542; Mardi, p. 493 : « wild, unconnected, all episods » et « And so is Mardi itself – nothing but episodes, valleys and hills, rivers disgressing from plains, vines roving all over, boulders and diamonds, flowers and thistles, forests and thickets, and here and there fens and moors. And so the world in the Kostanza ».

 




Fiction et savoir. La dimension épistémologique du texte littéraire au XXe siècle (Marcel Proust)

 

 

Lorsqu’on cherche à établir une relation entre fiction et savoir, en disant que la fiction contient ou qu’elle produit un savoir spécifique, on se voit confronté à un problème fondamental. Car la fiction, littéralement, est quelque chose d’inventé, d’imaginé, de produit. Par conséquent, l’objet d’une fiction stricto sensu est quelque chose dont l’existence dépend de l’existence de la fiction même. En revanche, l’objet du savoir est quelque chose qui existe indépendamment de ce savoir. Dans le Théétète, Platon définit le savoir comme une « opinion droite pourvue de raison » (201 d), ce que l’on appelle communément une « croyance vraie et justifiée ». Or, si l’objet d’une fiction est quelque chose dont l’existence est créée par la fiction même, il semble difficile d’admettre que l’acte fictionnel puisse produire un savoir sur le monde. Tout au plus pourrait-on dire qu’une fiction produit un objet fictif, devenant en même temps une source de savoir sur cet objet fictif. Si par exemple nous avons l’intention de nous instruire sur le compositeur Vinteuil ou sur le peintre Elstir, nous sommes obligés de lire certaines pages d’À la recherche du temps perdu. Car Vinteuil et Elstir sont des inventions de Marcel Proust qui n’existent que dans son roman – bien que Proust se soit servi de modèles réels au moment de composer son roman.

Cela dit, on constate que dans beaucoup de textes de fiction le savoir joue un rôle tellement prééminent que depuis quelques décennies nous assistons à une véritable prolifération d’études critiques portant sur le rapport entre fiction et savoir[1]. Il faut donc poser le problème d’une manière différente, en partant du principe que du savoir peut se sédimenter dans des textes de fiction. Cela demande une définition plus souple du concept de fiction ; on va y revenir dans quelques instants. Dans cette perspective, il faut se demander comment la fiction se sert du savoir extralittéraire, dans quelle mesure elle le choisit et comment elle le transforme. Ensuite, on pourra même aller plus loin en cherchant à voir comment la fiction littéraire produit elle-même du savoir. Ce qui présuppose une conception du texte de fiction apte à rendre compte de ce qu’il a en commun avec le discours épistémique.

Normalement, la fiction littéraire utilise le savoir extralittéraire de manière sélective en le soumettant à une finalité esthétique. Que l’on pense par exemple au Doktor Faustus de Thomas Mann. Dans ce texte l’auteur, assisté par le musicologue Theodor W. Adorno, a amplement utilisé un savoir musicologique. Ce savoir sert à caractériser le protagoniste, le compositeur fictif Adrian Leverkühn et, en même temps, il introduit dans le texte un élément d’autoréflexion esthétique. Par conséquent, malgré l’exactitude des renseignements techniques que contient le roman de Thomas Mann, il serait étrange de vouloir s’en servir comme source primaire si l’on avait l’intention d’en apprendre plus sur la dodécaphonie inventée par Arnold Schönberg. Inversement, la qualité strictement littéraire du roman ne dépend pas de la validité du savoir musicologique qu’il utilise, mais elle dépend du rapport que le texte crée entre ce savoir et le monde fictif produit par le texte, ainsi que des effets esthétiques qui résultent de cette mise en rapport. Autrement dit : la littérarité du texte de fiction ne dépend pas du savoir que le texte peut contenir, mais elle dépend principalement de la mise en forme. Cela n’exclut pas que le savoir contenu dans un texte littéraire puisse avoir une fonction épistémique ; on aura l’occasion d’en reparler.

La fiction littéraire peut donc s’approprier un savoir qui existe en dehors d’elle-même, en employant une forme spécifique de codage. Le terme de codage est utilisé ici dans le sens que lui donne le sociologue Niklas Luhmann[2]. Selon Luhmann, la société occidentale moderne se compose de différents systèmes fonctionnels, comme par exemple la politique, le droit, l’économie, la religion, la science et l’art. Ces systèmes sont autonomes, autoréférentiels et clos au plan opérationnel. Chacun d’entre eux remplit une fonction majeure : la politique, celle de régler les rapports de pouvoir ; le droit, celle d’imposer des décisions contraignantes ; l’économie, celle d’assurer la distribution de biens rares ; la religion, celle d’éliminer la contingence ; la science, celle de produire du savoir nouveau et inattendu ; et l’art, celle de rendre visible ce qui n’est pas observable. Chaque système est codé à partir d’une « différence directrice » (Leitdifferenz) : puissant vs. impuissant (politique), beau vs. laid (art), vrai vs. faux (science), etc.
Selon la théorie luhmannienne des systèmes, la fonction de l’art dans la société occidentale moderne n’est donc pas de produire du savoir, car le savoir relève du domaine de la science (Wissenschaft)[3]. Si néanmoins on peut observer des éléments de savoir dans le système de l’art, ces éléments, qui appartiennent de droit au système de la science, sont soumis à un recodage qui obéit à la « différence directrice » du système artistique, à savoir beau vs. laid ou bien intéressant vs.ennuyeux, etc.[4]. Cela signifie que ces éléments changent de statut ; tout en restant des éléments épistémiques, ils se transforment en éléments esthétiques. Autrement dit, il s’agit d’éléments à double fonction, qui remplissent une fonction esthétique dans l’œuvre littéraire et qui en même temps ont un rapport au savoir.

Avant de passer à l’analyse d’un exemple concret, il est nécessaire d’ajouter quelques réflexions sur la nature de la fiction. Celle-ci est une forme de discours dans laquelle les lois de la communication sont partiellement suspendues. En effet, l’auteur d’un texte de fiction n’est pas obligé de respecter les maximes de la vérité et de la sincérité, ainsi que l’a montré John Searle[5]. Si l’auteur d’un texte de fiction déclare qu’il existe (ou qu’il a existé) un aristocrate italien nommé Fabrice Del Dongo qui a été témoin de la bataille de Waterloo, cet auteur n’est pas obligé d’avoir des preuves de ce qu’il dit, il n’est même pas tenu de croire à la vérité de ce qu’il raconte ; au contraire, il a le droit d’inventer de toutes pièces l’histoire faisant l’objet de son récit. Cependant, même s’il a inventé cette histoire, il a le droit de la raconter comme si elle était vraie. Quant au lecteur, s’il n’est pas en droit d’exiger des preuves attestant la véridicité de ce qu’il lit, il peut considérer l’histoire comme « vraie », non pas dans un sens factuel mais dans un sens qu’il conviendra de mieux définir. Cela dit, il n’est pas du tout exclu que les personnages et les faits auxquels se réfère un texte de fiction aient des modèles dans la réalité. Ainsi, il est bien connu qu’en inventant le personnage de Julien Sorel, protagoniste du roman Le Rouge et le Noir, Stendhal s’est appuyé sur un fait divers ; de même que Flaubert en inventant le personnage d’Emma Bovary. En somme, il n’y a pas d’obligation à ce que les personnages et les événements faisant l’objet d’un texte de fiction soient des inventions ; simplement, il est possible qu’ils le soient. En d’autres mots : la question de savoir si l’objet d’un discours est vrai ou inventé, question décisive dans le régime de la communication pragmatique (par exemple la communication journalistique ou juridique), perd sa pertinence dans le discours de fiction.

Si l’opposition vrai vs. inventé est donc invalidée dans le discours fictionnel, on peut se demander quelles conséquences cela entraîne pour le contenu épistémique de la fiction. Pour répondre à cette question on peut se tourner vers Aristote qui, dans la Poétique, dit que le poète se distingue de l’historien par le fait qu’il ne raconte pas ce qui s’est passé réellement mais ce qui aurait pu se passer, ce qui paraît possible en vertu des lois de la probabilité et de la nécessité. Par conséquent, la poésie pour Aristote est plus philosophique que l’historiographie car elle communique ce qui est général et non ce qui est particulier. Mais si Aristote accorde une valeur philosophique à la poésie, il serait erroné d’identifier la poésie avec la philosophie. Il serait plus juste de dire que la poésie a le statut d’un entre-deux. Ce statut hybride lui permet d’observer et d’analyser les mécanismes de production du savoir en vigueur dans l’historiographie et dans la philosophie ; or ce qui vaut pour la philosophie vaut aussi pour la science dans les temps modernes. La liberté de la fiction, qui se traduit par la mise hors-jeu des conditions régissant la communication pragmatique, lui permet d’imiter et de simuler tous les discours possibles qu’elle transforme en éléments formels – c’est le codage spécifique de l’œuvre d’art. Il en résulte des interférences discursives qui produisent un savoir que l’on pourrait qualifier de méta-savoir. Le savoir que contient la fiction est moins un savoir au premier degré (même si on ne peut pas nier que ce savoir existe, sous une forme cependant plutôt réduite) qu’un savoir réflexif, un savoir résultant d’un processus d’observation au second degré (second order observation). J’essaierai dans la partie centrale de mon article d’appuyer cette thèse à l’exemple de Proust.

Comment le roman proustien définit-il le rapport entre la fiction littéraire et le savoir scientifique[6] ? Je n’aurai pas la place ici de montrer en détail comment Proust utilise un savoir scientifique provenant de nombreux domaines, mais surtout du domaine de la psychologie expérimentale qu’il connaissait grâce à son père, le docteur Adrien Proust. Je me contenterai de renvoyer à l’ouvrage d’Edward Bizub, Proust et le moi divisé. Selon Bizub, la « mémoire involontaire » est la « résultante de l’élaboration complexe qui, moyennant l’assimilation de certaines des investigations accomplies dans le champ de la psychologie expérimentale, a conduit la fiction proustienne à configurer à sa façon les efforts déployés pour traquer et sonder les manifestations intermittentes d’un autre moi »[7]. L’introspection proustienne, l’analyse des profondeurs et de l’hétérogénéité, voire de l’hétéronomie du moi que contient son roman se déploie donc à l’horizon d’un savoir scientifique. Mais s’il utilise ce savoir comme matériau de construction esthétique, le texte proustien ne se laisse pas réduire au statut d’un simple « contenant » de savoirs. Bizub le dit lui-même lorsqu’il parle du caractère sélectif des savoirs mobilisés par le texte proustien (« l’assimilation de certaines des investigations ») et de « l’élaboration complexe » qui est à la base de la « mémoire involontaire ». La fonction du roman proustien n’est pas de rapporter un savoir scientifique, sur lequel le lecteur pourrait se renseigner en lisant les ouvrages des spécialistes (Azam, Charcot, Binet, Janet, etc.). Le véritable savoir de la fiction, qui est produit dans le processus de la lecture, est un savoir au second degré. Et le texte proustien en est bien conscient, car le savoir qu’il utilise est transformé en matériau de réflexion et d’auto-description, comme j’essaierai de le montrer plus en détail.

Dans la poétique qu’il esquisse dans Le temps retrouvé, le narrateur proustien compare l’artiste, notamment l’écrivain, avec le scientifique. Cette comparaison se situe dans le contexte d’une réflexion portant sur l’autonomie esthétique de l’art. Le narrateur fait mention de Maurice Barrès pour qui la tâche de l’artiste est de servir la gloire de la patrie. Or cette tâche, dit le narrateur, l’artiste ne peut la remplir qu’à condition d’être artiste, « c’est-à-dire qu’à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose – fût-ce à la patrie – qu’à la vérité qui est devant lui » (IV, p. 467)[8]. Le narrateur met donc sur le même plan la sphère de l’art et la sphère de la science : l’artiste, tout comme le scientifique, doit se soumettre à la loi de la vérité, en faisant abstraction de tout autre intérêt. Il est remarquable que Proust emploie toute une panoplie métaphorique empruntée au domaine de la science pour caractériser le travail de l’artiste ; celui-ci « étudie » des « lois », il « institue » des « expériences » et il « fait » des « découvertes ».

Dans un autre passage, le narrateur parle de la manière dont doit procéder l’écrivain s’il veut transformer la réalité en une œuvre d’art digne de ce nom : « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. » (IV, p. 468). Ce passage est, pour employer un terme proustien, « capitalissime », car le narrateur y définit sa conception de la réalité qui repose sur une logique de rapports. Ces rapports impliquent à la fois le monde des objets et un sujet remplissant la fonction d’observateur. La traduction du monde des objets, tel qu’il se réfléchit dans la conscience d’un observateur qui en fera une œuvre d’art, passe par un emploi spécifique de la métaphore. Cette conception proustienne est dirigée de manière polémique contre l’esthétique réaliste du XIXe siècle, contre ce que Proust appelle une « littérature de notations » (IV, p. 473). Dans ce contexte chargé de valeur poétologique, il est extrêmement important que le narrateur pose un rapport d’équivalence entre la sphère de l’art et celle de la science : le rapport à élucider entre les termes d’une réalité qui comprend le monde des objets et un observateur est « analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science ». Il en découle que l’activité de l’écrivain, qui doit trouver ce rapport pour ensuite le transformer en un discours nourri de métaphores, est analogue à l’activité du scientifique. Or, analogie ne veut pas dire identité.

Convaincu que l’écrivain ressemble au scientifique, le narrateur se propose de découvrir et de formuler des lois et des principes. Il y a deux domaines en particulier dans lesquels il exerce cette activité « scientifique » : le domaine social et le domaine des rapports intimes. On a montré que Proust, de ce point de vue, est l’héritier de la tradition des moralistes français dont la vision du monde se fonde sur une anthropologie négative[9]. Pour La Rochefoucauld ou Mme de La Fayette, l’homme est un être hétéronome ; c’est l’amour-propre qui régit son comportement en lui faisant chercher la reconnaissance sociale à tout prix tout en lui dissimulant cette motivation secrète. Les moralistes accusent l’amour-propre de se déguiser et soulignent le fait que même les comportements altruistes s’avèrent motivés par l’égoïsme caché de l’amour-propre. À en croire les moralistes, le moi social qui vit sous le joug de l’amour-propre se trouve donc dans un état permanent de simulation et de dissimulation. Si Proust, quant à lui, distingue entre le « moi social » et le « moi profond », cette conception s’inscrit dans la tradition moraliste. Selon Proust, le moi en société ne peut jamais se montrer tel qu’il est, il vit dans un état de dissimulation et d’inauthenticité. Ce n’est que dans la solitude que le moi est authentique, et il n’y a qu’un moyen de donner la parole à ce moi authentique, à savoir l’art. Ce qui vaut pour le domaine des interactions sociales vaut a fortiori pour les rapports amoureux[10]. Plus on désire quelqu’un, plus on a peur de le perdre. Celui qui aime cherchera avant tout à éviter que la personne aimée devine cette peur, car il craint que ce savoir n’entraîne la perte de l’objet aimé. Dans ces conditions, la personne qui aime est obligée de dissimuler ses sentiments réels, ce qui produit une situation paradoxale se distinguant par deux caractéristiques : (1) Aimer vraiment quelqu’un, cela signifie avoir peur de le perdre. (2) Qui aime cherchera à dissimuler son amour envers la personne aimée en feignant l’indifférence, l’ennui, voire la cruauté.

Une des lois de la société et de l’amour veut donc que les désirs que l’on peut avoir ne soient pas exaucés ; ou qu’ils ne soient pas exaucés au moment propice. Ainsi, lorsque Swann fait la connaissance d’Odette et qu’elle se montre disponible, sa présence lui est indifférente. Mais lorsque plus tard il risque de la perdre, cela le rend extrêmement jaloux ; par la suite il cherchera à la retenir, ce à quoi elle réagit en fuyant. Au bout d’un processus long et douloureux, Swann finit par se détacher d’Odette. Alors il ne comprend plus comment il a pu l’aimer : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » (I, p. 375). Il est d’ailleurs parfaitement conforme à la logique de la psychologie proustienne que Swann, après avoir atteint un état d’indifférence envers Odette, finisse par l’épouser. Car maintenant qu’il ne la désire plus, elle n’a plus besoin de le fuir, ce qui fait qu’elle est à nouveau disponible. Dans le domaine des rapports sociaux, on peut constater des principes analogues. Swann est régulièrement invité dans les salons les plus cotés de l’aristocratie parisienne. Il est membre du Jockey Club, dont fait aussi partie le prince de Galles. Or après son mariage, la duchesse de Guermantes, dont Swann est l’ami, refuse d’inviter sa femme sous prétexte qu’elle a été une femme entretenue. Une personne aux mœurs douteuses comme Odette n’est pas jugée admissible par la duchesse de Guermantes, ce qui cause un grand chagrin à Swann et provoque son isolement social. Or après la mort de Swann, la duchesse de Guermantes change radicalement d’avis et elle commence à inviter Odette ; l’exclue se transforme ainsi en habituée. Cela n’est possible que parce que Swann n’est plus là pour désirer que son épouse soit invitée par Mme de Guermantes. Maintenant que Swann n’existe plus, son désir, qui n’en est plus un, peut être exaucé.

Ces exemples auront suffi à montrer à quel degré, dans le monde proustien, le désir et sa réalisation sont séparés par un gouffre. En mettant à découvert ces lois et ces principes, le narrateur proustien ressemble au scientifique. Il est vrai que cette ressemblance se situe plutôt à un niveau métaphorique. De plus, la découverte de ces lois n’a pas besoin de la science moderne : elle s’explique également par une « affinité élective » entre Proust et les moralistes. Il y a donc une double détermination de ces « lois » psychologiques.
Par ailleurs, on peut constater un abîme séparant l’art et la science. En effet, l’art chez Proust se définit comme un domaine qui est censé restituer l’unité perdue entre le moi et le monde. L’art doit surmonter la contingence et la finitude de la vie. Il doit trouver et conserver l’essence de la vie. En même temps, l’œuvre d’art que le protagoniste proustien se propose de réaliser à la fin du Temps retrouvé aura comme objet la vie même du protagoniste, c’est-à-dire que ce qui est censé être transcendé par l’œuvre d’art fera partie intégrante de celle-ci. En d’autres termes : l’œuvre proustienne est une œuvre profondément hybride. Ce caractère hybride a été interprété comme la marque historique d’un texte qui se situe entre le XIXe et le XXesiècle[11], dans la mesure par exemple où la Recherche combine le genre du roman réaliste qui peint les mœurs d’une société avec le roman de la conscience qui sonde les profondeurs du moi. Par conséquent, la structure du roman proustien se caractérise par de nombreuses ruptures et contradictions. Il y a par exemple la rupture entre un narrateur à la première personne dont la perspective est restreinte et un narrateur omniscient à la troisième personne[12]. Il y a aussi la contradiction entre un narrateur qui dit qu’une « œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix » (IV, p. 461) et un roman qui contient de longues réflexions poétologiques, philosophiques, psychologiques, etc. Dans cette œuvre, il y a un narrateur qui prétend produire son texte en s’appuyant sur sa mémoire, mais qui raconte l’histoire d’un personnage dont la mémoire est menacée par l’oubli[13]. Enfin, il y a le caractère contradictoire d’une œuvre qui est à la fois achevée et inachevée. À toutes ces contradictions – dont la liste n’est pas complète – s’ajoute celle qui existe entre l’analogie établie entre le texte littéraire et l’entreprise scientifique d’une part et d’autre part, le fait que la science soit remise en cause du point de vue de l’art.

Pour ce qui est du rapprochement de l’art et de la science, à part les passages déjà cités, on peut se reporter à celui-ci qui est tiré du Côté de Guermantes : « Et j’arrivais à me demander s’il y avait quelque vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l’art, qui n’est pas plus avancé qu’au temps d’Homère, et la science aux progrès continus. Peut-être l’art ressemblait-il au contraire en cela à la science ; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur celui qui l’avait précédé […] » (II, p. 624). Ici, l’art est identifié à la science sous le rapport du progrès dont il est dit que, contrairement à une idée reçue, il peut exister dans les deux domaines. Dans un passage proche de celui que je viens de citer, l’artiste est comparé à un oculiste : « […] le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : ‘Maintenant regardez.’ Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. » (II, p. 623). Ce passage n’est pas sans évoquer la théorie de l’évolution littéraire, formulée par les formalistes russes contemporains de Proust. Selon Victor Chlovski, l’art oblige le destinataire à porter un regard nouveau sur le monde ; c’est ce qu’il appelle la désautomatisation[14]. Celle-ci, en alternant dialectiquement avec l’automatisation, produit l’évolution littéraire, c’est-à-dire qu’elle permet ce que l’on pourrait appeler le progrès en matière d’art. C’est ce que l’historien des sciences Thomas S. Kuhn appellera plus tard un « changement de paradigme »[15].

Cependant, il serait erroné de conclure du rapprochement métaphorique de l’art et de la science que Proust ne voit aucune différence entre les deux sphères. Il y a au contraire des passages qui montrent clairement que l’art pour Proust est une sphère autonome qui s’oppose à toutes les autres sphères, y compris la science qu’elle remet en question. Considérons le septuor de Vinteuil. Cette œuvre posthume dont la première représentation a lieu dans La Prisonnière, alors que le protagoniste assiste à une soirée dans le salon Verdurin, provoque des réflexions qui opposent radicalement l’art à la vie quotidienne. Ainsi le narrateur se demande « si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. » (III, pp. 762 s.). En outre, l’œuvre de Vinteuil dans sa singularité est perçue comme une preuve de l’existence de l’individuel – « en dépit des conclusions qui semblent se dégager de la science » (III, p. 760). L’art en tant que sphère autonome, en tant qu’épiphanie mystique, en tant que preuve de l’existence de l’individuel, en tant qu’exemple de la communication des âmes – de telles caractérisations s’opposent clairement au rationalisme de la science moderne qui, ainsi qu’on a pu le voir, sert de modèle métaphorique à l’écrivain dans d’autres passages du texte. Il serait inutile d’exiger que Proust renonce à ces contradictions et qu’il trouve des solutions pour les harmoniser. Au contraire, on peut constater que ces contradictions augmentent la qualité esthétique du roman proustien. Celui-ci s’inscrit d’une part dans la tradition de la religion de l’art romantique et postromantique[16] et, d’autre part, il emprunte des éléments à la sphère de la science contemporaine qu’il recode selon des critères esthétiques. En somme, le texte proustien est un texte foncièrement hybride à la fois au niveau de la forme, qui combine le roman réaliste et le roman de l’introspection autobiographique, et au niveau du rapport entre littérature et science, où il met en évidence l’autonomie esthétique de l’œuvre d’art tout en insistant sur la fonction épistémologique de celle-ci. En employant des éléments empruntés au domaine de la science à des fins esthétiques, le texte proustien entame une réflexion sur son propre statut. Ce faisant, il recode le savoir scientifique : autrement dit, il le transforme en un méta-savoir qui lui sert à réfléchir sur le texte en tant qu’œuvre d’art.
En guise de conclusion, on retiendra que la fiction littéraire peut emprunter des éléments de savoir au domaine scientifique. Toutefois, l’emploi d’éléments épistémiques ne transforme pas le texte de fiction en un texte scientifique, car la fiction opère de manière sélective, soumettant les éléments empruntés à un processus de recodage esthétique. Le savoir que peut contenir un texte de fiction possède un statut double : il se situe à la fois au niveau du contenu et au niveau d’une observation au second degré. L’analyse de quelques passages proustiens a essayé d’illustrer cette thèse. On a pu voir que Proust rapproche fréquemment la sphère de l’art de celle de la science. Malgré ce rapprochement métaphorique, le texte proustien insiste sur la différence qui existe entre les deux sphères. Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser le champ sémantique de la science pour mener une réflexion métapoétique, à savoir une réflexion qui porte sur le statut du texte littéraire lui-même. Ce qui est ainsi produit par le texte peut être désigné du terme de méta-savoir.

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X

 

Références bibliographiques

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[1] Voir p. ex. Elke Kaiser, Wissen und Erzählen bei Zola. Wirklichkeitsmodellierung in den « Rougon-Macquart », Tübingen, Narr, 1990 ; Joseph Vogl (dir.), Poetologien des Wissens um 1800, München, Fink, 1999 ; Allen Thiher, Fiction Rivals Science. The French Novel from Balzac to Proust, Columbia/London, University of Missouri Press, 2001 ; François Vannucci, Marcel Proust à la recherche des sciences, Monaco, du Rocher, 2005 ; Allen Thiher, Fiction Refracts Science. Modernist Writers from Proust to Borges, Columbia/London, University of Missouri Press, 2005 ; Kazuhiro Matsuzawa/Gisèle Séginger (dir.), La mise en texte des savoirs, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010 ; Thomas Klinkert, Epistemologische Fiktionen. Zur Interferenz von Literatur und Wissenschaft seit der Aufklärung, Berlin/New York, de Gruyter, 2010 ; Tilmann Köppe (dir.), Literatur und Wissen. Theoretisch-methodische Zugänge, Berlin/New York, de Gruyter, 2011.

[2] Voir Niklas Luhmann, Die Kunst der Gesellschaft, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1995.

[3] Le terme allemand Wissenschaft est plus vaste que le terme français science. Il comprend toutes les disciplines universitaires : sciences exactes et sciences herméneutiques.

[4] Voir Gerhard Plumpe/Niels Werber qui proposent de remplacer la différence « beau vs. laid » par le binôme « intéressant vs. ennuyeux » : « Literatur ist codierbar. Aspekte einer systemtheoretischen Literaturwissenschaft », in : Siegfried J. Schmidt (dir.), Literaturwissenschaft und Systemtheorie. Positionen, Kontroversen, Perspektiven, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1993, p. 9–43.

[5] John R. Searle, « The Logical Status of Fictional Discourse », in : New Literary History 6 (1974/75), p. 319–332.

[6] Pour une version plus détaillée de cette analyse, on se reportera à mon ouvrage cité ci-dessus (note 1), Epistemologische Fiktionen, p. 240–258.

[7] Edward Bizub, Proust et le moi divisé. La « Recherche » : creuset de la psychologie expérimentale (1874–1914), Genève, Droz, 2006, p. 274.

[8] Les indications de pages entre parenthèses renvoient à l’édition suivante : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Jean-Yves Tadié (éd.), 4 vol., Paris, Gallimard (Pléiade), 1987–89.

[9] Voir Rainer Warning, « Proust und die Moralistik », in : id., Proust-Studien, München, Fink, 2000, p. 35–50 ; Nicola Luckhurst, Science and Structure in Proust’s « À la recherche du temps perdu », Oxford, Clarendon Press, 2000, p. 13–30.

[10] Pour la fonction de l’amour (et de la jalousie) chez Proust voir p. ex. Claudine Quémar, « Les égoïsmes de l’amour chez Proust », in : Revue d’histoire littéraire de la France 71 (1971), p. 887–908 ; Ingrid Veltkamp, Marcel Proust. Eifersucht und Schreiben, München, Fink, 1987 ; Philippe Chardin, L’amour dans la haine ou La jalousie dans la littérature moderne. Dostoïevski, James, Svevo, Proust, Musil, Genève, Droz, 1990 ; Friedrich Balke/Volker Roloff (dir.), Erotische Recherchen. Zur Decodierung von Intimität bei Marcel Proust, München, Fink, 2003.

[11] Voir Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989.

[12] Voir Ursula Link-Heer, Prousts « À la recherche du temps perdu » und die Form der Autobiographie. Zum Verhältnis fiktionaler und pragmatischer Erzähltexte, Amsterdam, Grüner, 1988.

[13] Voir Rainer Warning, « Supplementäre Individualität. Prousts ‘Albertine endormie’ », in : Manfred Frank/Anselm Haverkamp (dir.), Individualität, München, Fink, 1988, p. 440–468.

[14] Victor Chklovski, « L’art comme procédé », in : Tzvetan Todorov (dir.), Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1965, p. 76–97, p. 83.

[15] Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962.

[16] Voir Anne Henry, Proust romancier. Le tombeau égyptien, Paris, Flammarion, 1983.

 

 




L’utopie mystifiante du savoir dans Mardi d’Herman Melville

Le narrateur évoque au début du récit une morne campagne de pêche dans les parages de l’Equateur (que l’on nomme en anglais « The Line ») au cours de laquelle les repères géographiques que sont les parallèles et les méridiens deviennent si abstraits qu’ils lui semblent n’être plus que des tracés purement fictifs, « des lignes imaginaires tracées tout autour de la terre », (p. 14). La trajectoire sinueuse du navire dans les parages de l’Equateur ouvre symboliquement la voie à la ligne erratique du récit : « nous passâmes plusieurs semaines à traverser et retraverser la Ligne » (p. 8). Le narrateur raconte ensuite sa décision de déserter l’Arcturion et de se laisser dériver « sans carte ni quadrant » (p. 22) en mettant le cap vers l’Ouest, malgré les objections de Jarl « qu’eut pu soulever un pédant disciple de Mercator » (p. 23). Dès le début, le récit de voyage esquisse un parcours d’un autre type, que l’on ne saurait cartographier suivant les règles classiques. En quittant le baleinier, « navire maternel » (p. 28) qui le rattache encore à l’univers familier de la mère-patriele narrateur largue définitivement les amarres, renaît symboliquement ou, plus exactement, s’expose, tel un survivant spectral, à faire l’expérience dantesque de la désorientation au royaume des ombres : « Quel pitoyable jouet nous étions pour les lames moqueuses qui nous poussaient de l’épaule, de crête en crête, comme les âmes perdues sont bousculées de main en main dans la longue chaîne des ombres postées sur la route du Tartare [as from hand to hand lost souls may be tossed along by the chain of shades which enfiladed the route to Tartarus30] » (p. 32-33)[1]. Le paysage marin auquel il est confronté lui apparaît bientôt comme un milieu indistinct où mer et ciel, confondus dans le miroir des eaux « en une vague ellipse » [« collapsed in a single ellipsis », p. 48], sont plongés dans la même grisaille, comme au premier matin du monde : « Et ce mélange inerte de toutes choses, cette incubation suggéraient le chaos d’avant la création [« This inert blending and brooding of all things seemed a gray chaos in conception] » (p. 48). Comme dans l’ouverture de « Benito Cereno », la prédominance du gris qui estompe le contraste entre ombre et lumière, est le signe révélateur d’une dissolution des repères plus générale. De fait, les hypothèses savantes que le narrateur échafaude au fur et à mesure qu’il dérive font place de plus en plus au sens du merveilleux et au goût du mystère. Un pas de plus est franchi lorsqu’il soustrait Yillah au sacrifice auquel elle était destinée, en se faisant passer pour un demi-dieu ; alors, en présence du roi Média à Odo, il s’attribue un savoir prétendument supérieur, tel un prophète ou un esprit visionnaire, au risque de déraisonner. En contrepoint de ses monologues délirants, l’historien, le philosophe et le ménestrel qui l’accompagnent dans sa quête éperdue de la disparue, laissent entendre au gré de leur dialogue burlesque que les esprits sont condamnés à affabuler en vain. Mardi entremêle ces voix discordantes, confronte la tentation du savoir absolu revendiqué comme le privilège des dieux et les limites prosaïques, voire cocasses, de la connaissance. Ces dialogues pseudo-philosophiques qui sombrent dans la bêtise prouvent qu’il ne subsiste que des bribes dérisoires d’un savoir idéalement encyclopédique. Cependant, à sa manière, cette romance fantasque, qui relate une histoire d’amour fou et de poursuite insensée, met en lumière le phénomène de la possession. Faisant concurrence à la psychiatrie naissante, elle explore l’aliénation mentale et donne à sa manière un aperçu de la connaissance des gouffres. John Locke au début de son Essai sur l’entendement humain (Livre I, chap.1, §6) citait l’art de la navigation en exemple : « Il est très utile au marin de connaître la longueur de sa sonde [‘Tis of great use to the Sailor to know the length of his Line], bien qu’il ne puisse avec elle tester la profondeur de tous les océans ; il suffit qu’il sache que sa sonde est assez longue pour atteindre le fond dans les endroits où elle lui est nécessaire pour choisir son trajet et l’empêcher de se précipiter sur les hauts fonds, où il risque de s’échouer. Notre tâche ici n’est pas de tout connaître, mais seulement ce qui intéresse notre conduite » (p. 62-63). Aux antipodes de cette ligne de conduite dictée par le sens de la mesure, Taji, tel les narrateurs suicidaires des contes de Poe, ose plonger au fond du maelstrom où il croit discerner la forme tournoyante de Yillah, cédant à l’appel de ce qu’Ismaël nomme « les tourbillons cartésiens » [« cartesian vortices »] au chapitre 35 de Moby-Dick.[2] Ayant pris la mesure du pouvoir de mystification de l’esprit humain à l’issue de cette traversée de l’archipel, il entend néanmoins sonder des profondeurs abyssales inexplorées. Ces fabuleuses aventures qui témoignent de la fascination qu’exercent les grands fonds et les blancs des cartes sont après tout contemporaines des premiers relevés bathymétriques du Lieutenant Maury pour le compte de l’US Navy et de la première expédition américaine du capitaine Charles Wilkes en Antarctique, alors terra incognita[3].

Dérives de l’esprit positiviste
Au fil de l’eau, cependant qu’il dérive, le narrateur s’interroge sur des phénomènes naturels qui demeurent mystérieux et presque aussi fabuleux que les magnalia et les mirabilia qui émerveillaient Cotton Mather et Jonathan Edwards : les courants marins (p. 104) et, de façon plus générale, le brassage des eaux qui explique que l’eau de mer ne pourrisse pas (p. 104). Il s’interdit de théoriser, même s’il échafaude une hypothèse : « Mais je ne bâtis pas de théories [But I build no theories112] » (p. 104). Telle était la devise de Newton (« hypotheses non fingo »)[4]. Au chapitre 38, il décrit le spectacle qu’offre l’aspect phosphorescent de la mer (« exhibitions of marine phosphorescence », 122) d’une blancheur spectrale (p. 113), s’inspirant des descriptions qu’en font Charles Darwin au chapitre VIII de son Voyage d’un naturaliste et Frederick Debell Bennett[5]. Il relate les superstitions des marins qui, par goût du merveilleux, l’attribuent aux boucles d’or des sirènes. Puis il mentionne l’explication scientifique de Faraday qui l’impute seulement à un état électrique de l’atmosphère avant de la récuser en invoquant le point de vue des navigateurs chevronnés qui savent par expérience qu’il pourrait être provoqué par une grande quantité de matière animale en putréfaction. Le chapitre se poursuit par des travaux pratiques (« Puisez un baquet d’eau… Maintenant répandez cette eau sur le pont… », p. 114) qui viennent corroborer l’intuition des marins. Mais cette hypothèse dictée par le bon sens et l’expérience des marins est aussitôt en partie infirmée par une autre explication : l’existence de nombreuses espèces de poissons phosphorescents qui « pourraient presque suffire à allumer un brasier dans la mer » (p. 114). Le narrateur énumère ces hypothèses « probables mais non prouvées » (p. 114) sans se prononcer sur leur validité. Pour conclure, il rappelle la théorie d’un naturaliste français au sujet des lucioles qui font de leur corps un « flambeau d’amour » pour attirer les mâles et qui s’exposent ainsi involontairement à leurs prédateurs. Insensiblement, l’histoire naturelle prend une coloration sentimentale et se mue en fable : « Après la science, vient le sentiment [After science comes sentiment, 123] » (p. 114). Tout au long du chapitre, l’observation empirique des faits est infléchie peu à peu dans le sens du merveilleux. Les éclaircissements scientifiques apportent, somme toute, peu de lumière et le lecteur, à l’instar d’un personnage du roman, en est réduit à déchiffrer un vieux grimoire « dans le noir » (p. 345), à la lueur des vers luisants (p. 448-449).

Certes, le narrateur part de considérations scientifiques mais il laisse vaguer son imagination. Par exemple, feignant de s’adresser à « l’étudiant en ichthyologie » (p. 39) au chapitre 13, il ébauche une pseudo-classification des requins en s’appuyant théoriquement sur quelques travaux savants de Müller et de Henle sur les espèces de Chondroptérygiles (p. 40)[6], même s’il emprunte le terme d’ « ichthyologie » à Thomas Browne[7]. L’inventaire des variétés de requins (brun, bleu, blanc …, p. 40-41), calqué en fait sur celui de Frederick Bennett, fait penser par avance au chapitre « Cétologie » de Moby-Dick où Ismaël fait mine de classer des espèces de baleine en fonction de leur format. Mais il recommande avant tout de s’aventurer dans « les Nouveaux Mondes de l’abîme » [The Cathays of the deep] car les fonds marins, selon lui, recèlent monstres et merveilles : « Nulle part ailleurs vous ne trouverez leurs pareils, et surtout pas dans les livres d’histoire naturelle. […] Il y a là plus de merveilles que dans la légende et plus de spectacles irrévélés que vous et moi n’en avons jamais rêvés. Seules les taupes et les chauve-souris devraient rester sceptiques » (p. 39-40) [« There are more wonders than the wonders rejected, and more sights unrevealed than you or I ever dreamt of », 39]. Cette formule qui reprend un passage célèbre de Hamlet au sujet des limites de la philosophie (« There are more things in heaven and earth, Horatio / Than are dreamt of in your philosophy », I, 5, 174-175), en l’agrémentant d’un commentaire farfelu, invite le lecteur à outrepasser le point de vue des naturalistes pour envisager un horizon plus vaste, fantastiquement transfiguré : « Le docteur Faust avait vu le diable : vous avez vu le poisson diable » (p. 40)[8] ; « Croyez-moi, des créatures de Dieu luttant nageoire contre nageoire à des milliers de milles de la terre avec le cercle de l’horizon pour arène, ne constituent pas un sujet indigne d’un chef d’œuvre» (p. 43). De même, au chapitre 19, le narrateur ironise incidemment sur les classifications des chimistes qui assimilent les diamants à une espèce de charbon ; c’est faire fi de l’aura des pierres précieuses ou, plus prosaïquement, de leur valeur marchande : « Ah ! Ces chimistes mentent et Sir Humphrey Davy n’est qu’un filou » (p. 58). Dans Moby-Dick, au chapitre 79, la physiognomonie est dénoncée comme le modèle même de ces pseudo-sciences dont l’autorité est trompeuse : « Physiognomy, like every other human science is but a passing fable ». Autrement dit, la science ou ce qui « passe » pour tel n’est qu’un mythe « passager » ; « passing » a ce double sens.

Lorsque le narrateur relate l’amputation de Samoa, il s’adresse nommément aux médecins et aux chirurgiens, comme l’atteste le titre du chapitre 24, dédié à cette confrérie (p. 73). Mais, simultanément, il se détourne de cette perspective strictement scientifique, car l’opération ainsi décrite est avant tout prétexte à une interrogation quasi-métaphysique sur ce qui constitue l’identité d’une personne. Le narrateur en vient à se demander « lequel des deux était Samoa » (p. 74) : l’homme amputé d’un bras ou le membre retranché, de même que « des dix morceaux d’un ver coupé qui se tortille, lequel est le véritable ver ? » (p. 74) [But which of the writhing sections of a ten-times severed worm, is the worm proper? 78]. L’amputation soulève crûment le problème de l’unité de l’individu, indissociablement âme et corps jusque dans ses moindres parcelles. La mutilation d’Achab dans Moby-Dick suscitera des questions similaires au sujet du membre fantôme et de la moitié absente (« l’imagination se perdait en conjectures sur les lieux où pouvaient bien vagabonder les moitiés absentes [where roamed the absent ones] », p. 92)[9]. La mutilation subie par Samoa préfigure symboliquement la disparition de sa moitié (Anatoo, emportée par la tempête), qui, en un sens, annonce le ravissement de Yillah. Qui plus est, l’amputation a sa contrepartie dans une opération exactement inverse, celle d’une greffe, relatée au chapitre 98. À sa manière, le romancier se livre à des expérimentations, tel un chirurgien qui sectionne ou suture : tantôt il s’interroge sur ce qu’il reste de l’être humain après cette opération de soustraction, tantôt sur ce que pourrait donner la greffe d’un cerveau de porc sur un sujet humain, ses effets pervers éventuels : « Je pense depuis longtemps que les hommes, les cochons, les plantes ne sont que de curieuses expériences physiologiques et que la science finira par permettre aux philosophes de produire de nouvelles espèces en amalgamant et combinant les ingrédients essentiels de créatures diverses » (p. 267). S’il multiplie les expérimentations prétendument réelles (comme l’amputation) ou purement hypothétiques (comme la greffe)[10], l’enjeu heuristique du récit expérimental est de cerner le caractère composite des individus. Il laisse pressentir que chacun abrite potentiellement une multitude « fourmillante » de petites perceptions (p. 403) et que la liaison de l’âme et du corps pose problème (p. 386) : « Qu’est-ce qui maintient cette perpétuelle communication télégraphique entre ces avant-postes, mes orteils et mes doigts, et ce majestueux quartier général installé là-haut sous son dôme : mon cerveau ? » (p. 482) se demande Babbalanja avant que William James, un demi-siècle plus tard, ne se pose la question dans des termes similaires[11]. Babbalanja se dira habité par une foule de démons (p. 282, 283, 405, 407). La menace d’un éclatement du sujet humain se fait jour. Les réflexions qu’inspire le regard de Samoa, seule partie de son corps défiguré restée miraculeusement indemne, laissent également percer cette sourde appréhension : « Mon insulaire, lui, avait une âme dans son œil, une âme qui vous regardait comme une personne logée dans la tête de Samoa. Quel œil ! » (p. 92). L’âme qui le regarde innocemment, face à face, n’exerce pas encore son emprise tyrannique mais l’observateur ne tardera pas à être soumis au regard inquisitorial d’une inconnue invisible parce que son visage est drapé d’une espèce de voile (connu sous le terme de saya y manto, 169)[12] :

« Le troisième jour on remarqua une figure mystérieuse [a mysterious figure] qui faisait songer à l’une de ces silhouettes qui passent parfois, impénétrables et dans le plus parfait incognito, sur la place des Assignations à Lima, dans l’ombre de la tour. Elle était enveloppée d’une sombre cape de tapa, bien serrée autour du corps, et d’une main plaquait un voile sur son visage, si bien qu’on en voyait plus qu’un œil [a solitary eye]. Mais cet œil était tout un monde. Il se fixait tantôt sur Yillah avec un regard sinistre, tantôt sur moi mais avec une expression différente. Quelque pressée et tumultueuse que fût la foule, cet œil insondable nous regardait toujours ; à la fin, il semblait être un esprit qui fouillait mon âme [till at last it seemed no eye but a spirit forever prying into my soul]» (p. 168)

L’identité constitutive de l’œil et du moi (eye/ I), comme par transparence et à la faveur d’une homonymie en anglais[13], s’opacifie à mesure que dans le récit du narrateur, le regard de Samoa cède la place au regard pénétrant de Yillah (p. 140), puis au regard voilé de l’incognito et par la suite, au regard vide, éperdument haineux, des fils vengeurs (p. 274) avant de s’abîmer dans le regard insondable de Hautia (p. 590). Cependant que l’objet de la connaissance se nimbe de mystère, la subjectivité, tel un spectre, se diffracte en une série de figures ou d’esprits fantomatiques.

« I and my divinity » (175), « the capital letter I » (396) : les avatars du moi absolu
Le narrateur s’éloigne du monde balisé et dérive insensiblement loin des certitudes positives, aux confins d’univers inconnu mais que le regard ethnographique a rendu relativement moins étrange et dépaysant : « Accueillons même les fantômes quand ils apparaîtront. Foin de nos étonnements et de nos grimaces ! Le tatouage du naturel de Nouvelle Zélande n’est pas un prodige, ni les façons des Chinois une énigme. Nulle coutume n’est étrange, nul credo absurde [no creed is absurd], nul ennemi qui à la fin ne se révélera pas un ami » (p. 17)[14]. A partir du chapitre 39, il s’aventure dans l’univers déroutant des croyances religieuses ou des coutumes insolites qu’il rapporte avec l’outrance d’un ethnologue excentrique :

« Dans tous les pays, les hommes transportés de douleur se frappent la poitrine, s’arrachent les cheveux ; en certaines contrées, sous le coup d’émotions semblables, on s’arrache des dents […] Ah ! si les éléphants royaux du Siam eussent été là, ils auraient sûrement sacrifié les longues défenses recourbées sur lesquelles ils empalent leurs ennemis les léopards, et le rhinocéros se fût dépouillé de la baïonnette fixée à son front ; et le cachalot impérial de la longue rangée de la longue rangée de blanches tours qui orne sa mâchoire. » (p. 186-187)[15]

Lorsqu’il rencontre une pirogue sacrée à bord de laquelle un vieux prêtre polynésien mène au sacrifice une vierge blonde, il l’enlève pour la soustraire au sort funeste qui lui est réservé. Tel un ethnographe amateur, le narrateur décrit les croyances superstitieuses (« the wildest conceits ») que le prêtre entretenait dans l’esprit de sa victime pour la maintenir abusivement sous son emprise (p. 128) et il tient Yillah pour l’une de ces créatures albinos vouées au sacrifice. Le passage au sujet des Tullas (p. 148) semble directement calqué sur le récit de voyage de Bennett (I, p. 157-158). Le narrateur ne cessera tout au long du roman de dénoncer l’empire des croyances sur les esprits crédules : « À cette époque, les plus folles superstitions concernant l’intervention des dieux dans les affaires humaines avaient plus de force qu’aujourd’hui » (p. 199). La satire de Maramma sous l’emprise tyrannique de Hivohitee, le grand pontife (ch. 103)[16], relève de cette critique en règle de l’aliénation religieuse que Marx théorise à la même époque, notamment dans ses thèses sur Feuerbach. Il faut noter toutefois que lorsque le narrateur se demande comment détromper sa victime (« How to subdue those dangerous imaginings ? How gently dispel them ? », 142), il n’entreprend pas de « dissiper » ces chimères afin de la « désensorceler » sur le champ (p. 131) ; il préfère se donner pour une divinité supraterrestre pour se couvrir à ses yeux d’un certain prestige (p. 129). D’autant que les habitants d’Odo le prennent par erreur pour Taji (p. 150), un demi-dieu venu du soleil (« a sort of half and half deity », 164), de même que Cook le navigateur fut salué comme un dieu vivant de retour sur terre avant d’être sacrifié (p. 150-158)[17]. Le narrateur donne sciemment dans la mystification, tout en faisant sien l’esprit critique des premiers récits proto-ethnographiques[18].

L’avènement du faux Taji dans l’univers déjà foisonnant de divinités de Mardi n’est cependant pas le signe d’un réenchantement du monde. S’il tire parti par sa supercherie de l’esprit superstitieux des mardiens, le narrateur déchante lorsqu’il se rend compte que le monde de Mardi est saturé de divinités inférieures dans son genre. En marge des demi-dieux de droit divin comme le roi Média, il y a la masse grouillante des obscurs, des divinités « plébéiennes » aspirant à la reconnaissance et qui croupissent plus ou moins à l’abandon :

« A côté de ces puissants magnats, moi et ma divinité [I and my divinity] nous trouvions réduits à néant […] En somme, les dieux vivants étaient si nombreux dans Mardi que ma propre divinité ne valait pas cher. Devant cette multitude d’immortels – sans compter les autres, plus purement spirituels, qui hantaient les ruisseaux et les bois – mes vues sur la théologie se faisaient étrangement confuses, et je pensais à ce Juif qui rejeta le Talmud et à son principe de l’universelle pénétration divine, auquel Goethe et d’autres ont souscrit » (p. 160)[19].

Le panthéisme qui perçoit en toute créature une émanation en puissance d’une grande âme unique (« Pour moi, il y a une âme en chaque vague », p. 49) ne fait qu’amplifier et intensifier ce polythéisme foisonnant : « Mais dites-moi, Mohi, combien de vos divinités des rochers et des collines pensez-vous qu’il existe ? Avez-vous des statistiques ? » (p. 300). L’anarchie dans l’échelle des êtres est telle que l’on ne saurait comptabiliser les divinités subalternes qui prolifèrent et qui sont en lutte pour la représentation. Le monde des mardiens (presque aussi fantastique que celui des martiens qui hanteront l’imaginaire américain un siècle plus tard) est placé sous le signe de Mars ; c’est « un univers en guerre » (p. 393), déchiré par des luttes darwiniennes pour l’existence parce qu’il est en mal d’autorité absolue comme dans l’état de guerre décrit dans le Léviathan de Hobbes. « La mythologie mardienne » (p. 157, 159) surpeuplée de demi-dieux rivalisant pour l’hégémonie laisse, somme toute, un immense sentiment de confusion[20].

Dans cet univers désenchanté, endeuillé par la disparition de Yillah, le narrateur nostalgique de l’absolu se prend à rêver à la manière d’un visionnaire. Au chapitre 75, « Time and Temples », le narrateur qui cite en exergue les récits des grands voyageurs (Hackluyt, De Bry, Marco Polo) envisage l’histoire universelle en perspective cavalière et dévoile le passage du temps dans le paysage des temples, non seulement parce qu’il a fallu du temps pour édifier ces chefs d’œuvre mais parce que les matériaux qui ont servi à les construire sont le résultat d’une lente sédimentation. « Qui comptera les cycles écoulés [the cycles that revolved229] avant que les couches de sédiments fussent devenues roches et cristaux dans le sein de la terre ? » (p. 207). Le temps géologique immémorial, celui de la formation des roches, s’est déposé, cristallisé, dans le matériau des monuments et ces ères incommensurables se mettent à tournoyer « comme des cycles dans l’espace » (p. 9) alors que l’univers, perdu dans l’immense galaxie de l’espace-temps est « pareil à une île de la mer » (p. 208)[21]. Mais alors qu’il esquisse un temps infini comme un tunnel interminable (« S’enfonçant de plus en plus dans le tunnel sans fin du temps, l’âme ailée, tel un rapace nocturne se fraie son aventureux chemin», p. 208), le narrateur-devin finit par revenir à lui-même comme si l’histoire de l’univers depuis l’origine pouvait être récapitulée par un sujet surhumain, pour ainsi dire « contemporain de la création » (p. 16) et qui se donne pour la source absolue de toute autorité : « Ainsi mon âme revient à moi [so comes back my spirit to me229] et replie ses ailes » (p. 208). Même ressaisissement suprême, même mouvement de réappropriation de l’histoire par un moi impérial ou divinisé qui, dans les deux cas, postule la puissance démiurgique de ses convictions personnelles : « Poets are thus liberating gods », selon la formule d’Emerson[22]. Le chapitre 97 intitulé « Foi et connaissance », fait l’apologie d’une foi absolue qui se défierait de l’incrédulité dominante pour proclamer ses convictions et faire advenir dans les faits ses vérités, fussent-elles des fictions créées de toutes pièces : « une chose peut être incroyable et pourtant vraie ; quelquefois, elle est incroyable parce qu’elle est vraie. Beaucoup de mécréants nient les choses les moins incroyables, et beaucoup de bigots rejettent les plus évidentes. Mais tenons-nous ferme à tout ce que nous possédons, aveuglons toutes les fuites qui peuvent se produire dans notre foi [stop all leaks in our faith296] » (p. 264). Sous prétexte qu’il faut avoir foi en une vérité dérangeante qui risque d’ébranler les croyances ou les idées préconçues (« les dissidents sont simplement ceux qui adhèrent à plus de vérités que nous », p. 265), le narrateur qui renvoie dos à dos les esprits sceptiques et dogmatiques, s’exprime comme un mage ou un (faux) prophète et va jusqu’à revendiquer en fin de chapitre sa participation à des faits légendaires sous d’innombrables avatars. Il revendique l’intégralité du passé qui, parce que l’esprit s’y projette, paradoxalement se confond avec le champ du possible. Ce qui est réaffirmé à la faveur d’un leitmotiv, c’est la puissance fondatrice du moi qui considère le monde comme l’œuvre de sa création : « Croyez-vous que vous avez vécu il y a trois mille ans ? Que vous avez assisté à la prise de Tyr ? Que vous avez péri à Gomorrhe ? Non. Mais moi j’ai assisté au reflux du Déluge » (p. 265). Et la suite du texte est ponctuée par la reprise anaphorique de la formule « c’est moi qui… » [It was I who ; I, who.., 296]. « C’est moi le Prophète persan voilé, moi l’homme au Masque de Fer, moi Junius. » (p. 266). Moi, Je – fêlés certes[23], mais englobant la totalité de l’histoire depuis les origines. La toute-puissance démiurgique du moi est une fois encore réaffirmée au chapitre 119 (« Rêves »), alors même que le narrateur qui s’abandonne aux rêves vient d’apprendre la disparition de Jarl, tué en représailles par sa faute. L’écrivain, habité par la foule de ses prédécesseurs illustres, se décrit comme une figure prométhéenne possédée et déchirée par sa propre création onirique comparée à l’aigle qui torture Prométhée : « Tandis que j’écris, je pâlis, je tressaille au grincement de ma plume, ma couvée d’aigles fous me dévore et je voudrais renier mon audace, mais un gantelet de fer serre ma main dans un étau et trace chaque lettre en moi. Je voudrais jeter bas ce Dionysos qui chevauche mes reins [this Dionysos that rides me368] ; mes pensées m’écrasent et je gémis » (p. 324)[24]. Le rêve, qui est l’envers de Mardi[25], est bien la voie royale du Moi tout à la fois souverain et défaillant, absolu et aliéné, et qui prétend subsumer en lui la totalité des âmes : « Oui, mille et mille âmes sont en moi. Dans mes grands calmes tropicaux, quand mon navire repose immobile, ensorcelé, sur l’océan de l’éternité, elles parlent. Une voix solitaire. Puis une autre. Puis toutes en chœur » (p. 322). « Ah ! nous vagabondons joliment en rêve, nous autres princes ! » (p. 509). Taji, comme Aléma, le vieux prêtre qu’il a supplanté, veut croire au caractère prophétique des songes (« un songe révéla ces événements à Aléma le prêtre », p. 127). Mais ce moi tourmenté est emporté dans les révolutions du mouvement perpétuel comme le souligne Babbalanja : « Ah ! dieux ! dans ce mouvement universel comment croire que je serais l’unique chose stable ? [Ah, gods ! in all this universal stir, Am I to prove one stable thing ? 238] » (p. 214). Le narrateur reconnaît ce déport et, comme dans la cosmographie de Thomas Wright où chaque planète est représentée comme un œil gravitant dans l’orbite d’autres yeux, le moi (I/eye) n’est que l’épicycle d’un cycle plus vaste : « ainsi avec tout le passé et tout le présent qui affluent en moi, je roule mes flots de la montagne à la mer lointaine. Moi ? Non pas, mais un autre. Dieu est mon seigneur. Et bien qu’une foule de satellites tournent autour de moi, je tourne avec les miens autour de la grande Vérité centrale, solaire, immuable et lumineuse à jamais dans un firmament que rien ne soutient » (p. 323)[26].

Bouffonneries en contrepoint
Tandis que le faux Taji réaffirme sa puissance démiurgique dans des chapitres où il est le seul à s’exprimer, ses compagnons de voyage, qui prétendent chacun détenir la vérité, laissent entendre une polyphonie discordante en contrepoint :

« vos chroniques sont plus extravagantes que mes chansons […] Il ne faut point chercher la vérité en toi historien […] Combien de fois n’avez-vous pas demandé à mes ballades quelque information que ne pouvaient vous fournir vos vieilles chroniques poussiéreuses ? Pour les reliques précieuses, c’est souvent nous, poètes qui sommes les vrais historiens » (p. 249-250) ; « Alors, Mohi et Yoomy, en chœur : « Qui vous demande votre avis, philosophe ? Pilleur du vieux Bardianna ! Marchand de maximes ! » (p. 250) » ; « Et moi, Babbalanja, j’affirme que ce qu’on nomme vulgairement des fictions contient tout autant de réalité qu’en découvre la pioche grossière de Dididi, le creuseur de tranchées » (p. 250).

Alors que la parole solitaire de Taji ( chapitres 75, 97 et 119) esquisse un recentrement sur un illusoire point de vue totalisant, envers et contre tout, le dialogue de ses quatre compagnons (Média, Babbalanja, Mohi et Youmi) confronte seulement des points de vue relatifs et dissonants qui ne s’accordent que par leur excentricité commune (« wild songs », « wild chronicles », « still wilder speculations », 503) : « Media assis [se remit] à se divertir des folles chansons de Youmi, des folles chroniques de Mohi et des spéculations plus folles encore de Babbalanja » (p. 447). À la suite de Taji, et comme pour faire écho à ses méditations sur l’histoire dans la longue durée (ch. 75), Youmi se met à vaticiner sur le temps avant que Média ne le fasse taire (ch. 89, p. 242-243). Alors que le narrateur voit dans la puissance du rêve l’apothéose du moi prométhéen (ch. 119), Babbalanja lui objecte au chapitre 172 : « Ce n’est pas nous qui rêvons, mais un quelque chose en nous [We dream not ourselves, said Babbalanja. But the thing within us566] » (p. 538). Tandis que Taji proclame le droit souverain d’en finir avec l’incrédulité (ch. 97), sa profession de foi a pour pendant l’incroyable récit de Samoa qu’elle enchâsse : une histoire inénarrable de greffe entraînant la métamorphose d’un homme en pourceau. Le chapitre s’ouvre par la formule suivante : « Nous allons relater une chose incroyable » [A thing incredible is about to be related, 296] p. 264, tandis que le chapitre suivant réhabilite les récits de voyage qui passent, proverbialement, pour mensongers (p. 266). Leur juxtaposition dans le récit pose la question de savoir s’il faut croire ce qui n’est vraisemblablement qu’une fiction. Le parti-pris de croire malgré tout («une chose peut-être incroyable et pourtant vraie [a thing may be incredible and still be true]», p. 264), en mettant en suspens délibérément tout esprit critique grâce à ce que Coleridge nommait « that willing suspension of disbelief », est mis à rude épreuve. La volonté de croire, suivant la formule de William James (The Will to Believe), ne peut être que confirmée ou démentie par cette invraisemblable histoire de greffe d’un cerveau de porc sur un sujet humain qui eut pour conséquence de le rendre bestial, puis délirant. Que vaut l’injonction : « aveuglons toutes les fuites qui peuvent se produire dans notre foi » (p. 264) [let us hold fast to all we have and stop all the leaks in our faith296], face à des histoires à dormir debout comme celle de l’évangélisation des requins par un disciple de saint Antoine (p. 258), développée dans Moby Dick, au chapitre 64, lorsque Fleece, le cuisinier noir, entreprend de sermonner les squales dont on peut raisonnablement supposer que, comme tout être humain, ils rêvent aussi du Paradis (« Ce n’est pas là une simple hypothèse », p. 258), ou encore dans le cas d’une fable douteuse comme celle du roi enterré avec son chimpanzé au point que leurs dépouilles ne pouvaient plus être distinguées par les meilleurs experts d’anatomie comparée (p. 514-515) ? « Soutenue fortement par le narrateur, l’authenticité de cette histoire trouva quelques partisans parmi les auditeurs ; mais Babbalanja ne voulut pas se rendre » (p. 266-267).

Enfin, Babbalanja (l’ange qui à trop babiller ou à parler en langues se rend bête, p. 372, p. 522) rappelle tout au long de cette polyphonie dissonante qu’il n’est pas maître de lui-même, qu’il est habité par un démon et que ses pensées lui sont soufflées (au double sens d’inspirées et de subtilisées) par son maître, Bardianna, si bien que pour s’exprimer il doit ressusciter d’entre les morts enfouis en lui (p. 524) : « Nous sommes pleins d’ombres et de fantômes ; nous sommes des cimetières pleins de morts qui se relèvent soudain devant nous. Tous nos pères morts sont en nous, réellement ; c’est cela leur immortalité » (p. 537). Non seulement le récit met en scène la dispute philosophique de Mohi, de Yoomy et de Babbalanja mais leur polyphonie discordante est accentuée par le fait que chacun est plusieurs. Le rêve d’un moi absolument souverain est invalidé par ce démonisme maintes fois souligné, notamment au mitan du récit, publié d’abord aux Etats-Unis en deux volumes chez Harper & Brothers[27], ch.104, p. 281 (voir aussi ch. 133, p. 373-374 et ch. 143, p. 405)[28]. La question de l’autorité ne cesse de se poser dans cet univers obscurantiste sujet à l’aliénation religieuse et où prolifèrent une multitude de demi-dieux habités par des démons. « Qui parle maintenant ? dit Média ; Bardianna, Azageddi ou Babbalanja ? » (p. 524).

Les personnages principaux qui se répondent représentent cette double tendance du moi : l’aspiration au recentrement et l’assujettissement à l’excentricité la plus extravagante. Le personnage de Peepi, aussi instable que le moi emersonien sujet à une infinité d’humeurs changeantes[29] (« ses âmes diverses agissaient et dominaient en lui les unes après les autres », p. 184) et les rites qu’il impose à ses courtisans (comme le fait de regarder le monde à l’envers « la tête entre les cuisses », p. 184) semble une allusion parodique aux injonctions du chef de file du transcendentalisme[30] : « Peepi, entraîné dans cette rotation des âmes, était le moins sûr des hommes[ the most unreliable of beings, 203] » (p. 184)[31]. Quant au monarque absolu de Juam, « l’indivisible Donjalolo », surnommé Fonoo la Fille (p. 196) qui semble incarner la concentration sur soi maximale (« une sphère encapsulée au centre des sphères », p.216), il représente aussi les clivages du moi fêlé en qui coexiste la différence des sexes, condamné qu’il est à passer d’un pôle à l’autre et à se faire passer pour ce qu’il n’est pas (passing a ce double sens en anglais) : « son esprit, comme son corps entre les deux versants du vallon, allait et venait sans cesse entre des extrêmes opposés [passing and repassing between opposite extremes227] » (p. 215-216). Ces monarques déments ont la « tête fêlée » (à l’instar de ce « crack-pated god » [395] qu’est le poète Vavona, p. 350), tout comme le roi Uhia qui lorsqu’il maudit la couronne qui lui écorche les tempes (p. 247) laisse entendre le double sens de crown (couronne / crâne) : « my temples chafed sore by this cursed crown » (276). L’un des opuscules de Bardianna s’intitule Couronnes fêlées [cracked crowns] (p. 393) et Babbalanja de rajouter : « Nous avons déjà de nature le crâne fêlé » (p. 394). Le titre du roman, Mardi, ne porte t’il pas inscrit en lui, en puissance, « Marred I »[32], tant le rêve d’absolu se heurte au démonisme intérieur reconnu par Babbalanja et qui est le fait de tous les personnages ?

« [l’homme impassible] s’enferme à double tour et la clef, c’est le Moi. Une telle réserve n’est que vanité. Cependant, nous sommes tous des égotistes. L’univers tourne autour d’un Je [the world revolves upon an I, 559] et chacun de nous tourne sur lui-même, car nous sommes à nos propres yeux un univers » (p. 501). Et Babbalanja, qui raille « ceux dont l’existence entière est une perpétuelle conscience de leur moi, dont la personne même se tient droite et pleine de suffisance, comme un I majuscule » (p. 352) [erect, self-sufficient as their infallible index, the capital lettre I396], est coupable du même travers lorsqu’il affirme : « Ecoutons nos propres pensées. L’âme n’a pas besoin de mentor mais d’Oro, et d’Oro directement, sans intermédiaire » (p. 519). Il reproche du reste à ses contemporains qui méconnaissent « le prophète vivant dont les lèvres ont été touchées par la pierre ardente » (p. 543) de s’en référer toujours à autrui : « Ils ne sentent rien et leurs opinions elles-mêmes, ils les empruntent. Ils ne peuvent dire ni oui ni non sans avoir auparavant consulté tout Mardi comme une Encyclopédie. Tout le savoir qu’ils possèdent est comme un cadavre dans un cercueil » (p. 543)[33].

Divagations doctrinales
Mardi est un récit polyphonique qui pousse le dialogisme jusqu’à l’absurde : un dialogue de sourds où aucune instance supérieure ne permet d’arbitrer les points de vue divergents. Et ces disputes philosophiques entre interlocuteurs en désaccord parfait qui font songer à des dialogues platoniciens déplacés aux antipodes, sur un atoll polynésien, sont déréglées un peu plus par le fait que chacun est habité par des voix intérieures qui lui soufflent les mots, tel des ventriloques. Babbalanja qui passe pour un sage est comme possédé par son mauvais génie, Azzageddi, qui lui inspire de folles idées. Il voudrait ratiociner doctement mais son divin verbiage vire désastreusement au babil. Mardi est un état des lieux de la Bêtise parmi les prétendants à l’héritage divin du savoir absolu, une parodie des sommes encyclopédiques de la fin de la Renaissance, un pastiche américanisé de Rabelais ou de Montaigne à l’humeur vagabonde. On y retrouve des emprunts à l’anatomie de la mélancolie de Burton (mentionné dès l’ouverture, p. 9) et aux farcissures de Thomas Browne (également cité p. 40) ; dans leur sillage, Melville retrace la dérive du savoir aux croyances, jusqu’aux confins de la folie. Le récit n’est plus dicté par la règle méthodique d’un apprentissage ou d’un dispositif expérimental. Il se présente comme une compilation hétéroclite de gloses non vérifiées, une marqueterie baroque d’élucubrations dans le style macaronique. Le narrateur, comme le bibliothécaire obscur du prologue de Moby-Dick,semble avoir écumé les collections du monde entier ; il livre en vrac une sorte de bric-à-brac des idées reçues, ou des inventaires incongrus qui évoquent une sorte de cabinet de curiosités portatif (p. 335-337) à la manière du Musée Américain de Barnum. Ces divagations drolatiques, qui doivent beaucoup à Swift et à Sterne, portent la marque de l’humour yankee, irrévérencieux à l’égard de toute prétendue autorité instituée au point de comparer le trône à une chaise percée (« Un roi sur son trône ! En somme, rien qu’un monsieur assis », p. 166). À défaut d’un point de vue totalisant, encyclopédique, les discussions pseudo-savantes donnent lieu à des dérives fantaisistes et s’achèvent souvent par un énorme éclat de rire, comme le montre l’examen de quelques chapitres représentatifs de cette veine.

Commençons par le chapitre 121, consacré à l’ambre et à l’ambregris. La conversation, par définition fumeuse, a trait d’abord à la pipe de Mohi en écume de mer puis, de fil en aiguille, à l’ambre, son origine et sa nature : « Pas un mot de plus sur l’écume de mer avant de nous avoir dit quelque chose pour éclaircir le mystère de l’ambre. Qu’est-ce que l’ambre, vieil homme ? » (p. 328). Mohi cite pêle-mêle Pline l’Ancien et d’autres auteurs plus obscurs. Les explications sont de plus en plus funambulesques : selon un certain Vondendo, l’ambre serait « une espèce d’or bitumineux qui a suinté des cavernes de contrebandiers antédiluviens, près de la mer » (p. 329). Youmi surenchérit dans le fabuleux et son explication est immédiatement traitée d’absurde : « j’ai entendu dire que l’ambre n’est pas autre chose que les larmes congelées de sirènes malheureuses » (p. 329). Mohi, l’historien qui a sauvé de l’oubli « un fatras » de gloses pseudo-savantes qui ne font qu’encombrer la mémoire selon Babbalanja (« Mohi has somehow picked up all my worthless forgettings which are more than my valuable rememberings », 373), finit par avancer sa propre hypothèse, qu’il défend malgré ses détracteurs sous prétexte que l’ambre porte l’empreinte de fragments organiques ou de traces animales : « N’en déplaise à tous ces messieurs les savants, l’ambre n’est que la cervelle du cyprin doré rendue cireuse, puis ferme sous l’action de la mer » (p. 329). Babbalanja lui objecte que cette espèce de cire porte avant tout l’empreinte d’idées reçues et, par extrapolation, en déduit que ces caractères primitifs pourraient recéler l’équivalent des Tables de la Loi. Les remarques extravagantes (« Another of your crazy conceits », 374)s’enchaînent ou plus exactement s’enchâssent par incrustation (« imbedded in amber », 374)[34]. Puis sans transition, au hasard d’une simple remarque de Mohi, la conversation en vient à porter sur l’ambregris : « Sachez donc, Monseigneur, que le Farnou se rapproche plus de l’ambre gris que de l’ambre » (p. 330) et la question posée naguère au sujet de l’ambre se pose à nouveau à propos de l’ambregris (« Mais, qu’est-ce donc que cet ambre gris, Barbe Tressée ? demanda Babbalanja », p. 330). La réponse donne lieu à un florilège d’explications plus loufoques les unes que les autres. Le roi Média, fort de son autorité de demi-dieu, se permet de trancher : « Il est drôle pour un demi-dieu d’écouter les hypothèses que forgent les mortels sur des choses dont ils ne savent rien … théologie, ambre, ambregris…» (p. 330-331). Il soutient que « l’ambregris provient d’une sécrétion morbide du cachalot » et que cette matière fécale causée par la dyspepsie est aussi prisée que le spermaceti, ce qui semble effectivement avéré. Le chapitre 92 de Moby-Dick reviendra sur les propriétés réelles ou mythiques de cette substance. Au fil du chapitre, de digression en digression, les personnages échangent des bribes de connaissances dans la plus grande confusion, amalgamant l’ambre et l’ambregris qui n’ont aucun rapport hormis une vague homonymie, avant de faire l’éloge d’un objet ordinaire, la pipe avec une grandiloquence presque obscène : « Bien dit, vieil homme, s’exclama Babbalanja ; comme une bonne femme, la pipe est une amie et une compagne de vie. Celui qui épouse une pipe n’est plus célibataire » (p. 332). Ce fatras cocasse d’informations mal digérées, de légendes et de dictons saugrenus, est mis en dialogue dans le plus pur style fumiste. Pour ce qui est des sources pseudo-savantes, il doit beaucoup à l’encyclopédie populaire Chambers qu’il parodie[35]. Dans la même veine facétieuse, pseudo-encyclopédique, les personnages affabulent au sujet d’un polype d’eau douce qui se serait retourné comme un gant, soi-disant pour ne plus être tributaire de son appareil digestif[36]. La conversation, à partir d’un substrat scientifique, dévie vers des hypothèses farfelues :

« la science souvent nous leurre. Ce qui est indéniable pour le polype, certains biologistes prétendent que cela vaut également pour nous, Mardiens ; étant donné, disent-ils, que le revêtement intérieur de nos organes [the lining of our interiors] n’est que la continuation de l’épiderme, nous aussi, à une époque très reculée, nous avons dû nous retourner [we too must have turned wrong side out507] ­– hypothèse qui peut indirectement expliquer nos perversions morales, et aussi certains termes qui autrement n’auraient pas de sens : la « tunique » de l’estomac, par exemple [« the coat of the stomach »] originellement, ce devait être un pardessus et non un sous-vêtement » (p. 452).

Extrapolant à partir de l’observation incontestable que le homard et la tortue portent leur squelette à l’extérieur, Babbalanja érige en paradigme le modèle de la peau retournée et, de proche en proche, en arrive à énoncer cette aberration que les hommes descendent nécessairement des kangourous et non des singes, « comme le pensait le vieux Boddo » (p. 452)[37], sous prétexte que la poche des marsupiaux serait une espèce de scrotum invaginé. La leçon d’anatomie comparée tourne à la farce. Babbalanja multiplie les énormités comme lorsqu’il ergote au sujet de l’atrophie progressive de l’appendice caudal qui serait dans l’espèce humaine le dernier vestige de nos cousins simiesques. Comble d’absurdité, son discours insensé est entremêlé d’informations attestées sur les ruses de la reproduction sexuelle des plantes, peut-être inspirées de La métamorphose des plantes de Goethe.

Le chapitre 132 fournit un autre exemple de traitement burlesque de théories scientifiques en vogue. S’intitulant géologue (« nous géologues », p. 370), Babbalanja déchiffre le paysage de l’île semblable à une page couverte de hiéroglyphes et entreprend de décrire l’atoll : « le mur de corail qui entoure les îles n’est que le bord émergé du cratère du chaos primordial profondément enseveli sous les eaux » (p. 370). On reconnaîtra à travers ce passage syncrétique l’engouement contemporain pour les hiéroglyphes et les pictogrammes (Champollion est cité p. 120), les hypothèses de Darwin sur la formation des récifs de corail (au chapitre 20 du Journal of Researches) et le débat entre Plutonisme et Neptunisme[38]. Le soulèvement des fonds marins suite à une éruption volcanique n’a rien d’absurde quoique Média puisse penser de la morale de l’histoire telle que Babbalanja la formule : « Ainsi œuvre la Nature qui mène ses guerres au hasard.Le chaos, un cratère ; et ce monde, une bombe » (p. 370) [Thus works Nature, at random warring. Chaos a crater, and this world, a shell417]. Babbalanja a recours à la métaphore prosaïque des sandwichs pour vulgariser les théories de Lyell au sujet de la formation des strates géologiques : « Monseigneur, prenons alors une autre théorie, celle qui vous plaira. Par exemple le célèbre système de sandwich » (p. 370). À l’image d’un sandwich, la nomenclature savante alterne avec le lexique de la gastronomie : « nous avons le sandwich du grès rouge ancien, plaqué sur la couche précédente et qui nous offre, incrustés parmi d’autres mets exquis, la première entrée de poisson, comme c’est la règle » (p. 370). La stratification au cours des âges est comparée au menu d’un banquet : « puis vient la craie, ou sandwich Corallien, mais qui n’en est pas moins tendre. Trois services succulents : éocène, miocène et pliocène » (p. 371)[39]. La géologie qui remettait en cause le credo chrétien sur la Genèse et qui, de ce fait, était en passe de supplanter la théologie naturelle de William Paley, au point de devenir un dogme de substitution, y est traitée sur le mode bouffon d’un festin. Le chapitre comporte en outre une allusion à l’Unitarisme et au débat sur la Trinité lorsqu’il s’agit de départager deux serviteurs de Média qui décèlent respectivement l’empreinte d’une seule patte ou de trois doigts d’un oiseau aquatique géant (p. 369). Babbalanja les met d’accord, arguant que « un c’est autant de tiers ou, si vous préférez, mille millièmes. On n’est pas spécialement obligé de s’arrêter aux tiers » (p. 369).

Au chapitre 143, la science est assimilée à un dogme parce qu’il y a une part de croyance dans tout pseudo-savoir. On ne croit pas parce que l’on sait assurément mais en raison même de son ignorance : « La masse des Mardiens croient, non pas parce qu’ils savent, mais parce qu’ils ne savent pas » [the mass of Mardians do not believe because they know, but because they know not, 455] » (p. 403). La foi ne se fonde pas sur un savoir certain ; tout au contraire, c’est le savoir qui repose sur une forme de croyance. Prenant l’exemple de la révolution copernicienne qui a renversé l’ancien système de Ptlolémée, Babbalanja souligne que seule l’autorité de la science fait que chacun tient pour vrai ce qu’il ne peut vérifier empiriquement par lui-même. La science donne des « raisons de croire » sur fond d’obscurantisme :

« les astronomes soutiennent que Mardi se meut autour du soleil. Moi, qui n’ai jamais étudié spécialement ces questions, je me refuse absolument à le croire. A moins que, voyant clairement une chose, je ne croie aveuglément le contraire. Pourtant tout Mardi accepte ainsi en aveugle [blindly subscribe] un système astronomique que pas un homme sur cinquante mille ne peut scientifiquement prouver » (p. 402); “Il me semble quelquefois que nos théoriciens se divertissent pareillement de la gloutonne crédulité des Mardiens. » [Thus our theorists divert themselves with the greediness of Mardians to believe456] (p. 403)

La science s’apparente à une croyance sans ancrage qui n’est érigée en dogme qu’en raison d’une crédulité insatiable. Le texte anglais joue sur la quasi paronomase (« greediness », greed / creed / readiness) qui réduit l’appétit de connaissances à un cas pathologique de voracité : il faut imaginer les esprits naïfs gobant avec gourmandise les idées reçues. Par la force des choses, la conscience avide de savoir navigue entre science et foi[40].

Au terme de cette quête dont l’objet même échappe, il ne subsiste rien du projet fondateur et totalisant de la philosophie. Au chapitre 171, Babbalanja (sous l’influence de son malin génie, Azzageddi) se gausse de Doxodox qui prétend avoir pénétré « des Principes situés dans les Principes non situés » (p. 506) et qui a recours à une nomenclature absconse : « Les Dicibles parfaits sont de genres divers : interrogatifs, percontatifs, adjuratifs, optatifs, imprécatifs, exécratifs, substitutifs, compulsatifs, hypothétiques et pour finir, douteux » (p. 506)[41]. Cette phraséologie creuse repose sur des distinguos byzantins : « Quand je dis : S’il fait chaud, il ne fait pas froid, c’est une simple Somption. Si j’ajoute : Mais il fait assez chaud, cela est une Assomption » (p. 506). Mohi, jouant sur les connotations du préfixe Ass– en anglais, ne se prive pas d’ironiser sur son idiotie : « Ainsi nommée d’après l’as-sommant syllogiste lui-même, sans doute » (p. 506)[42]. Le fait d’avoir été traités de monstres par des infirmes difformes confirme Babbalanja dans l’idée de la relativité du jugement : « nos axiomes et nos postulats sont loin d’être infaillibles. Par rapport à l’univers, l’humanité n’est qu’une secte, disait Diloro, et les principes primordiaux ne sont que des dogmes » (p. 516). Il cite Bardianna au sujet de l’empire des croyances et sur l’impossibilité de faire l’économie de la foi pour l’exercice de la pensée : « Aucun homme qui pense ne peut se détourner du grand acte de foi. Les pensées du premier homme furent pareilles aux nôtres. La révélation suprême nous domine tous ; et quand nous croyons à quelque chose qui la heurte, ce n’est pas tant à ce quelque chose que nous croyons qu’à l’impossibilité pour nous de ne pas croire » [we do not so much believe as believe that we cannot disbelieve578] p. 521-522. La création littéraire, erratique et qui n’en finit pas de s’engendrer d’elle-même, est en définitive assimilée à « une sorte de somnambulisme de l’esprit » (p. 540) : « Quand Lombardo se mit à son oeuvre, il ne savait pas où il allait. Il n’avait pas de plan préconçu ; il écrivait, il écrivait et, en écrivant, il descendait de plus en plus profondément en lui-même » (p. 539). La puissance d’invention prime sur la prétendue autorité du savoir car, en fin de compte, les connaissances cristallisent des croyances. Ce qui est cru a été créé de toutes pièces, ex nihilo et, faisant table rase du passé, peut-être recréé à nouveau, indéfiniment. Plus encore que la création en acte, c’est la puissance créatrice à l’œuvre dans l’innovation scientifique ou l’inventivité littéraire qui est ici exaltée : « Enfin ! J’ai créé la force qui crée [Here we are at last! I have created the Creative595] » (p. 539)[43].

Le mardi-gras des idéologies et la fantasmagorie du savoir
La « somme des folies de Mardi » (p. 300) est virtuellement infinie et la quête de la vérité est interminable : « Point de Yillah dans un tel pays » (p. 247) ; « inutile de chercher ici la douce Yillah » (p. 497). « Et toujours pas de trace de Yillah » (p. 592). Le faux Taji s’entête cependant à poursuivre Yillah, l’âme-sœur, fût-elle une chimère, au risque de s’égarer irréversiblement : « O lecteur, écoute ! J’ai voyagé sans carte [I’ve chartless voyaged556]. Ce n’est pas avec la boussole et la sonde que nous avons découvert ces îles mardiennes. Ceux qui s’élancent hardiment à l’aventure rompent toutes les amarres et, se détournant des brises banales, propices à tous, gonflent leurs voiles de leur propre souffle » (p. 499). La recherche interminable de la disparue à travers l’archipel devient, chemin faisant, la quête spirituelle d’une vérité cachée et qui pourrait n’être que la projection fantasmatique du désir de savoir, un fantôme que l’on poursuit en vain, une utopie :

« Mais ce nouveau monde dont je parle est bien plus étrange que celui de l’homme qui partit de Palos avec sa caravelle. C’est le monde de l’esprit [It is the world of mind, 557] qui offre plus de merveilles que les jardins d’or des Aztèques n’en offrirent à l’aventureuse bande de Balboa.

Le désir ardent crée le fantôme de son avenir et le croit présent [But fiery yearnings their own phantom future make and deem it present557]. Si donc, après tant d’angoisses cruelles, le verdict devait proclamer que nous n’avons pas atteint le havre d’or, qu’importe ! Pour le voyageur hardi mieux vaut sombrer dans l’abîme insondable que flotter sur les bas-fonds vulgaires. O dieux ! si je dois naufrager, que mon naufrage soit total ! » (p. 500).

Mardi retrace le parcours de la conscience malheureuse en mal de « l’objet perdu » (p. 177), « en quête de je ne sais quel objet auquel il [Babbalanja] faisait de mystérieuses allusions » [some object mysteriously hinted197] (p. 179). La recherche interminable d’une vérité à découvrir fait croire illusoirement en un au-delà que l’esprit présuppose fallacieusement : « Pouquoi l’homme y croit-il ? Pour une unique raison, d’une force évidente : c’est qu’il la désire ? » (p. 258) ; [Why does man believe in it ? One reason, reckoned cogent, is that he desires it, 289]. Yillah incarne l’aspiration à atteindre cette vérité nue qui se dérobe dans l’outre-monde des esprits : « tout ce qui se cachait de secret en elle m’était de plus en plus cher et étrange. Avais-je commerce avec un esprit ?» (p. 176). Le motif du voile d’Isis sous-tend le texte : « Monseigneur, la Nature est une vierge immaculée qui se tient toujours nue [unrobed] devant nous » (p. 390). Tandis que le faux Taji pousse jusqu’à la folie le désir utopique de savoir, au contraire, Babbalanja s’arrête à Serenia et consent à ne pas outrepasser les limites de la connaissance cependant que, corollairement, Média renonce définitivement à son statut de demi-dieu : « J’ai été fou. Il y a des choses auxquelles nous ne devons pas penser. Au-delà d’une certaine borne, bien visible à tous, toute connaissance humaine est vaine … La raison ne me domine plus [Reason no longer domineers630] » (p. 576-577). Ailleurs, Babbalanja, avec des accents presque nietzschéens, dénonce cette aspiration à l’au-delà parce qu’elle détourne de l’ici-bas : « Sans cesse nous dédaignons les merveilles dont notre espérance peuple l’au-delà. Nous attendons ce qui, déjà est notre présent » (p. 519). Après avoir sillonné un océan de verbiage, le narrateur finit par s’abandonner à ce désir éperdu de savoir et plonge aveuglément dans l’inconnu. Traité d’insensé par Mohi, il prend la barre et se lance dans ce projet dément : « Me voici empereur de mon âme ! Et mon premier acte est l’abdication. Salut à toi, royaume des ombres ! » (p. 599). En définitive, il ne gouverne que pour sombrer dans la folie. La poursuite folle de Yillah, la « belle insensée » (p. 127), « perdue dans ses rêves » (p. 128 et 172) [rapt in a dream » 139lost in reveries189] et qui donne de sa vie antérieure des récits délirants (p.127-128 et p. 141-145) l’attire irrésistiblement dans les profondeurs ténébreuses du gouffre, au fond d’un vortex comme dans Alastor de Shelley (v. 378-379) ou dans certains contes de Poe (« Une descente dans le Maelstrom », « Manuscrit trouvé dans une bouteille », la fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym)[44] : « Une forme blanche, vaguement lumineuse, tournoyait lentement dans les profondeurs » (p. 597) ; « Je vis la blanche forme tournoyer encore puis disparaître sous la voûte profonde et noire. Seules maintenant les eaux continuaient à tourbillonner » (p. 597). Hautia, entourée de danseuses qui tournoient autour d’elle, tels des derviches tourneurs[45], laissait entendre la fin du moi, emporté dans l’œil du maelstrom : « Moi, l’irrésistible tourbillon qui engloutit tout [I, the vortex that draws all in] », p. 595.

À l’issue d’un fantastique tour du monde qui est aussi un vaste panorama des platitudes, la circumnavigation s’achève par une plongée dans les tréfonds de la conscience aliénée ou, plus exactement, d’une conscience qui s’abîme dans la poursuite d’une illusoire profondeur qu’elle présuppose « là-bas » (« Thither »)[46]. Rien de plus superficiel que cet arrière-fond en trompe l’œil qui leurre la conscience malheureuse. Au fil de cette traversée fantasmagorique, on aperçoit au passage « une bande d’émeutiers en bonnet rouge, armés de marteaux et de faucilles » (p. 425) et la révolution est perçue comme un séisme apocalyptique : « Tout en éruption, les volcans, le peuple [His people rise against him with the red volcanoes499] » (p. 445). Le panorama politique du monde entier au lendemain des révolutions inabouties de 1848 conduit à constater le règne universel de la servitude ou, plus exactement, son retour en force (« cet instinct inné qui soumet l’homme à l’homme [The inbred servility of mortal to mortal527] », p. 471). Ce sombre bilan est parachevé par cet aperçu inquiétant sur ce que l’on nommera au tournant du siècle, « la psychologie des profondeurs ». La fable politique de Vivenza aux prises avec Dominora décrit schématiquement l’Amérique de la Destinée Manifeste divisée par la question de l’esclavage[47] ; cette allégorie transparente prélude pourtant à une plongée dans l’abîme de l’aliénation mentale car le motif obsédant de la folie perce sous le propos politique : « Doit-on laisser les fous livrés à eux-mêmes ? Non, qu’un autre gouverne celui qui ne peut pas se gouverner ! » (p. 440). Alanno (qui est la représentation caricaturale de l’abolitionniste William Allen) est comparé à un « malheureux fou tout près peut-être de se détruire dans sa frénésie » (p. 461). Le périple commencé à Maramma et qui s’achève à Serenia esquisse une phénoménologie de l’esprit du Christianisme sur la scène contemporaine, alors que les Etats-Unis s’attribuent un destin messianique. Les théories de Burke (p. 75) et de Malthus (p. 391-392) comparaissent dans ce défilé. Mais la fin de l’histoire (au double sens du terme, story et history) ne s’arrête ni à Vivenza ni même à Serenia « où des Mardiens prétendent unir paradoxalement la Révélation et la raison » (p. 568) et qui serait le siège ultime d’Alma. La recherche se poursuit au-delà comme l’a bien montré Philippe Jaworski, ou plutôt en deçà, dans les prétendues profondeurs de la conscience. Le roman n’est peut-être pas tant une invitation à laisser l’esprit vagabonder, l’exaltation de l’aventure du gai savoir une fois l’imagination libérée du carcan des religions et de la science, que la découverte d’un assujettissement inéluctable et funeste, comme si la conscience malheureuse n’était somme toute, qu’un « esclave en fuite » inévitablement rattrapé par ses poursuivants et condamnée à se perdre au fond d’un gouffre. Le roman prend acte de la question brûlante des droits des esclaves fugitifs (p. 459) [« missing men », 515] et, par l’intermédiaire de personnages reconnaissables – Nulli (Calhoun), Alanno (Allen) – se fait l’écho du débat politique houleux autour du Fugitive Slave Act, auquel le beau-père de Melville, Lemuel Shaw, était directement lié en tant que président de la Cour suprême de l’état du Massachussetts[48]. L’esclave en fuite devient l’archétype d’une aliénation plus fondamentale : l’homme reste un « esclaves-né, jusqu’à son dernier souffle [thrall to the last528], jappant après sa liberté » (p. 471). Le roman n’en finit pas de rappeler que l’on ne cesse de « se soumettre à une forme déguisée d’esclavage » (p. 522). Comme dans un conte de Poe, la fugue forcenée reconduit inévitablement au centre du tourbillon : « Et maintenant Babbalanja, dit Média, à quoi tend toute cette rhapsodie ? Vous tournez éternellement en rond » (p. 408). L’injonction si émersonienne de prolonger indéfiniment le cycle, comme il le préconisait dans son essai intitulé « Cercles », reviendrait, somme toute, à éviter de sombrer[49].

La recherche éperdue de Yillah, jusqu’au fond du maelstrom, histoire de savoir, dissimule une sombre histoire de désir dévorant, de destruction qui inéluctablement s’accomplit, indéfiniment retardée par la découverte de l’amour, relayée par l’amour du savoir qui est la version sublimée de la passion érotique. La passion du savoir (passionnel et non rationnel, passif et non actif, réactif et non pas volontaire) y apparaît comme un avatar de la passion tout court qui, elle-même, n’est que la forme différée, différenciée, d’une pulsion de mort où s’entremêlent jusqu’à se confondre, auto-destruction et anéantissement de l’autre. Le sacrifice de Yillah qui devait être accompli par Aleema avait été différé par sa volonté : « un jour un tumulte s’éleva dans l’île contre Aleema : il devait sans plus tarder consommer le sacrifice de Yillah » (p. 275). Le crime originel, un crime passionnel, commis par amour, est sanctionné par la disparition de la femme aimée et par la poursuite infernale des fils vengeurs, comme si l’amour sublimé était la continuation du meurtre et comme si le meurtre du père était sa condition nécessaire qui, en contrepartie, scelle l’arrêt de mort de l’idylle et entraîne la contamination inévitable de l’amour et de l’assassinat. La poursuite éperdue de Yillah, qui semble incarner toutes les aspirations idéalistes du narrateur, se double immanquablement de la traque des fils, immanquablement suivis des messagères d’Hautia, comme si le poursuivant, lui-même pourchassé, ressemblait à s’y méprendre aux spectres qui le harcèlent (voir le chapitre 118). D’étranges « affinités » électives (« nameless affinities », p. 145 et 262) relient ces figures sporadiques et passagères du moi. Le spectre du Père mort hante le parricide habité à jamais par le fantôme d’autres fils qui lui ressemblent comme des frères : « Les étrangers, sur le champ, m’avaient reconnu ; armés de leurs javelines, ils se ruèrent vers moi en hurlant, comme j’avais fait moi-même. La foule nous croyant tous fous, nous sépara » (p. 273). La foule sépare temporairement ces doubles réversibles qui se chassent aux deux sens du terme, au sens où chacun pourchasse l’autre en cherchant à le chasser de soi. L’intrigue principale du récit qui encadre d’interminables digressions enclenche la série indéfinie des dédoublements (les fils vengeurs et les messagères, Yillah et Hautia, etc…), à l’instar du cœur qui n’est « pas un organe simple mais double » (p. 560).

Croire au savoir, à la raison émancipatrice, prétendre supplanter le Créateur tout-puissant, tel est le fantasme des savants fous de Poe qui, loin d’être un phénomène marginal, est le signe révélateur du « grand homme moyen » des démocraties égalitaires selon Emerson (« an average great man » suivant son étrange formule, utilisée au sujet de Platon dans Representative Men) : l’homme entend forger son destin et s’inventer soi-même souverainement, ayant décrété une fois pour toutes la mort de Dieu et l’émancipation de l’humanité de toute tutelle religieuse. Le narrateur de Mardi, contrairement à celui du « cœur révélateur » (« The Tell-Tale Heart »), ne se targue pas de ses facultés intellectuelles ni de son savoir-faire ; il ne va pas jusqu’à faire de l’assassinat un des beaux-arts, mais il commet bel et bien un crime. Le ravissement de Yillah, arrachée au Prêtre sacrificateur avant de disparaître à nouveau définitivement, implique la mise à mort d’une figure paternelle, l’exécution du Père de la horde primitive investi des fonctions de Grand Prêtre, à mi-chemin entre Dieu le père et le patriarche. L’intrigue échevelée de ce « pur roman d’aventures polynésiennes » [a romance of polynesian adventures] (p. 5) effare le lecteur moderne autant par son caractère irrationnel que parce qu’elle semble, par une obscure préscience, l’ébauche de Totem et Tabou et des écrits tardifs de Freud sur la pulsion de mort, au-delà du principe de plaisir. La rêverie romantique sur l’engrenage complexe « des Cycles et des Epicycles » (p. 408), sur l’imbrication d’Eros et de Thanatos qui se relaient comme dans la drôle d’histoire de bottes du facteur de Hirovitee (p. 309-310), contiendrait-elle en germe une forme de connaissance préscientifique ou parascientifique ?

La sombre vérité de la folie cherche à se dire, par le biais de l’outrance grotesque ou de la fantaisie débridée, à la limite du nonsense : « sortez- nous quelque paradoxe. Que nous puissions rire. Dîtes qu’une femme est un homme, ou vous-même une cigogne » (p. 375) ; « Un point d’exclamation, voilà toute l’autobiographie de Mardi » (p. 524). Par moments, Babbalanja semble « fou à lier » [stark mad] (p. 395) et parle en langues (« Gogle-goggle, fugle-fi, fugle-fogle-orum », p. 372, 525, 541) à moins qu’il ne cite les paroles soufflées par un autre (p. 450). La fatrasie conduit à délier le délire. Dans l’état de somnambulisme où finit par errer le narrateur, entre veille et cauchemar, parmi les lotophages de Tennyson, peu importe en définitive la norme rationnelle du vrai ou du faux : « Vrai ou faux, en voilà assez sur Nora-Bamma » (p. 239).

Pour en finir avec la question sérieuse de la corrélation du savoir et de la fiction, disons, en guise de conclusion, que Melville s’ingénie à affoler le lecteur victorien. « Savez-vous surfer ? » feint-il de demander aux cousins d’Amérique de Bouvard et Pécuchet. S’il décrit ce sport nautique encore inconnu du grand public en 1850, en s’inspirant des observations d’Ellis dans Polynesian Researches[50], c’est moins pour introniser une planche à surf dans le panthéon des Belles Lettres que parce que l’art d’écrire consiste au fond à composer avec les turbulences :

« Suspendu sur ce long et énorme rouleau [Hanging over this scroll] liquide, lisse et vertigineux comme la courbe du Niagara, le baigneur mesure de là-haut l’abîme et pousse des cris de triomphe ; tous ses muscles sont en mouvement pour se maintenir à la crête de la vague.

Un nageur adroit change de position sur sa planche ; tantôt il la chevauche à moitié ; tantôt, comme un cavalier sur la piste [like the rider in the ring], il se dresse debout, tout debout dans l’embrun, et semble voler [like a man in the air]. A la fin, dans un dans un chaos d’écume et de vapeur, la vague surgonflée éclate comme une bombe [the overgrown billow bursts like a bomb]. Les baigneurs s’en dégagent habilement et, comme des phoques aux Orkneys [like seals], se tiennent ruisselants sur le rivage » (p. 244-245).

Suspendu entre envol et plongeon, à la surface du rouleau qui, en anglais comme en français, est un terme qui s’applique à la fois aux vagues et au support parcheminé de l’écriture, le surfeur devient fugitivement une figure de l’écrivain, autrement dit, un témoin survivant de l’espèce humaine, prédestinée à rechuter. Tel est peut-être le message scellé (sealed) dans ces ondes de papier tourbillonnantes, transmises par les rescapés surnageant comme des phoques (« seals »). Melville ne raconte pas autre chose depuis son tout premier écrit de jeunesse, The Death Craft, le vaisseau fantôme, qui laisse aussi entendre the craft of death, autrement dit, l’art stylé du naufrage.

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X

 

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[1][1] L’édition française utilisée est l’édition Gallimard, « Folio Classique », 2011. Traduction de Rose Celli, revue par Philippe Jaworski. Nous citons par ailleurs entre crochets le texte original dans l’édition de référence, Northwestern University Press and The Newberry Library, 1970. La pagination est indiquée en italiques pour éviter toute confusion avec celle de l’édition Gallimard.

[2] Ces tourbillons sont décrits par Descartes dans ses Principes, III, art. 46 ainsi qu’à l’article 59 des Principia.

[3] Bruce A Harvey, « Science and the Earth » in A Companion to Herman Melville, ed.Wyn Kelley, Oxford, Blackwell, 2006, p.81. Cette théorie a été critiquée par Newton.

[4] Newton : « I frame no hypotheses », Lettre à Robert Hooke du 5 février 1676.

[5] On trouvera un chapitre entier intitulé « Marine Phosphorescence » dans Narrative of a Whaling Voyage de Frederick Bennett (II, 319-326) que l’on peut aisément consulter grâce à google.books. Melville avait lu la description plus savante qu’en fait Darwin dans son Journal of Researches, mieux connu sous le titre de Voyage of the Beagle( Voyage d’un naturaliste en français), dont il avait fait l’acquisition le 10 avril 1847 en même temps que de L’anatomie de la mélancolie de Robert Burton. Voir Hershel Parker, Herman Melville : A Biography, Vol I, 1819-1851, p. 499.

[6] Voir Georges Gusdorf, Le Romantisme II, Payot-Rivages, 1984, p. 648-649.

[7] “… some there are in the Land which were never maintained to be in the Sea, as Panthers, Hyena’s, Camels, Sheep, Molls, and others, which carry no name in Ichthyologie, nor are to be found in the exact descriptions of Rondeletius, Gesner, or Aldonvandus”, Pseudo-Doxa Epidemica, ed. Robin Robins, Oxford UP,1981, vol. 1, p. 262.

[8] Ce passage fait allusion autant au Faust de Marlowe qu’à celui de Goethe. Les auteurs de la notice (Dominique Marçais, Mark Niemeyer et Joseph Urbas ) font observer que les dernières paroles de Taji ont une tonalité faustienne. Voir la notice de Mardi, p. 649.

[9][9] Dans Moby-Dick, l’amputation donne lieu à une réflexion sur l’intégrité du corps politique au sein du Léviathan social qui est déjà en germe dans Mardi comme le soulignent Joseph Urbas, Mark Niemeyer et Dominique Marçais p. 650 et 651 : sa majesté le moi est divisée et la figure unificatrice du roi ne permet plus de parer aux divisions intestines. Au chapitre 78, Melville invente même un néologisme pour tourner en dérision la personne du souverain, réduite à néant : « Your nullities » (p. 236 dans l’édition anglaise). La souveraineté idéale est sapée par ce déchirement intérieur. Melville se souvient en particulier de ce passage de « The American Scholar » (le savant américain) d’Emerson (1837) où il décrit des hommes tronqués devenus monstrueux : « The state of society is one in which the members have suffered amputation from the trunk, and strut about so many walking monsters, – a good finger, a neck, a stomach, an elbow, but never a man » (Emerson’s Prose and Poetry,Norton, 2001, p. 57). Nietzsche reprend pratiquement textuellement ce passage dans Ainsi parlait Zarathoustra,II, chapitre « De la rédemption ». L’île des estropiés décrite au chapitre 174 y fait penser également.

[10] David Jaffé mentionne les passages extraits de Polynesian Researches de William Ellis (New York, 1833) dans lequel il décrit une trépanation et une prétendue greffe de ce type (III, 39). « Some Sources of Melville’s Mardi », American Literature, vol. 9, n°1 (1937), p. 67 et 68.

[11] On trouve les mêmes métaphores du réseau postal et du réseau télégraphique dans Pragmatism [1907], ed. A.J. Ayers, Harvard UP, 1975, ch. IV, p. 67-68.

[12] Selon Merrell R. Davis (Melville’s Mardi : A Chartless Voyage, Yale UP, 1952, p. 136), Melville emprunterait à Charles Wilkes la description de cette mantille qui masque la quasi-totalité du visage des femmes de Lima (Narrative of the United States Exploring Expedition, I, 238). Mary Louise Pratt reproduit dans Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation, p. 169) une illustration de saya y manto tirée du récit de voyage de W. B.Stevenson, Narrative of Twenty Years Residence in South America (1825).

[13] Ralph Waldo Emerson en joue dans un passage célèbre au début de Nature (1836) où il évoque une expérience de contemplation extatique qui débouche sur un sentiment de communion panthéiste : « I become a transparent eye-ball ; I am nothing ; I see all ». [Je deviens une pupille transparente ; je ne suis rien, je vois tout »]. Cette homophonie se double d’autres harmoniques (I / Isle / I-sland). Dans Moby-Dick, Melville fait implicitement allusion à un passage des Méditations de John Donne (Méditation XVII) au sujet du « continent commun des hommes : « No man is an island entire of itself… but part of the main, the common continent of men». [« Nul homme n’est une île, complète en elle-même : chaque homme est un morceau du continent, une part de l’ensemble ». Traduction de Franck Lemonde, Méditations en temps de crise, Rivages, 2002, p. 72. Sachant que main a le double sens en anglais de « continent » et d’« océan », la question posée dans le roman est de savoir si le genre humain est comparable à un continent homogène ou, au contraire, à un archipel d’insulaires isolés (« each Isolato living on a separate continent of his own », ch. 27).

[14] L’apparition de Queequeg, tatoué de pied en cap, avec qui Ismaël va se lier d’amitié malgré ses appréhensions et ses préjugés, est ébauchée dans ce passage. Voir Geoffrey Sanborn, The Sign of the Cannibal, Duke UP, 1998 et Samuel Otter, Melville’s Anatomies, California UP, 1999 au sujet des représentations des Maoris et des polynésiens.

[15] On mesurera l’écart entre la fantaisie débridée de Melville et sa source, Polynesian Researches (1835) de William Ellis, IV, p.176, citée par Merrell Davis, op. cit., p. 146.

[16] Le nom de Maramma est calqué sur Maremma qui apparaît dans le Purgatoire de Dante. V, 132.

[17] Il faut lire à ce sujet l’étude de Marshall Sahlins, Des îles dans l’histoire, Gallimard/Le Seuil, 1989, ch. 4, « Le capitaine Cook ou le dieu qui meurt », p. 114-141.

[18] Voir, à propos du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Maspéro, 1971, p. 452-459.

[19] Melville se moque du panthéisme de Goethe dans une lettre à Hawthorne de juin 1851 dans laquelle il met au défi ceux qui se targuent de communier avec le grand Tout (« live in the All ») avec une rage de dents : «Voici un gaillard qui souffre d’une rage de dents. « Mon brave, lui dit Goethe, cette dent vous tourmente cruellement ; mais vivez donc dans le Tout et vous serez heureux ! » [but you must live in the All, and then, you will be happy]. Comme avec tous les grands génies , il y a une immense part de boniment chez Goethe [There is an immense deal of flummery in Goethe] et, à proportion de mon contact avec lui, il y en a une immense part aussi chez moi » (D’où viens-tu Hawthorne ? Lettres à Nathaniel Hawthorne et autres correspondants, trad. Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1986, p. 124. Melville inscrit le nom de Spinoza en marge des livres 14 à 16 du deuxième tome de l’Autobiographie de Goethe et emprunte dans Pierre, or the Ambiguities la formule latine de Goethe : « Nemo contra Deum, nisi Deus ipse » (Livre XX du vol.2 de l’Autobiographie). Voir, au sujet de ces annotations et citations, James McIntosh, « Melville’s Copy of Goethe’s Autobiography and Travels », Studies in the American Renaissance, (1984), p. 390 et p. 395-396. Melville a par ailleurs eu connaissance du cycle de conférences consacrées par Emerson aux hommes illustres à partir de 1845 et qui s’achevait sur la figure de Goethe (« Goethe, or The Writer ») : ces conférences ont donné lieu à Representative Men, publié en 1850. Il connaît sans doute les thèses de Spinoza à travers le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, prêté par Evert Duyckinck et acquis en 1849.

[20] Bruce Franklin a montré l’influence de Sir William Jones et de ses travaux de mythologie comparée dans The Wake of the Gods : Melville’s Mythology, Stanford, 1963, p. 23-25.

[21] L’image est reprise au chapitre 175 : “Si nos îles sombraient dans l’espace comme des cailloux [like pebbles, were the isles to sink in space], Sirius, l’étoile du Chien, flamboieraient encore dans le ciel. Mardi en comparaison n’est qu’un atome » (p.521). La formule fait penser aux « trous noirs » théorisés par John Mitchell en 1783.

[22] Emerson, « The Poet », Emerson’s Prose and Poetry, op. cit., p. 193.

[23] Deleuze fait remonter à Kant le constat de cette schize constitutive, l’écartèlement du « Je » transcendantal, du « je pense » cartésien et du Moi empirique théorisé par Locke et Hume. Voir Anne Sauvagnargues, Deleuze, l’empirisme transcendental, P.U.F, 2009, p. 22-26.

[24] Philippe Jaworski soulève la question complexe du contexte de ce chapitre qui met en scène « une reconstitution, depuis la plus petite cellule campagnarde où travaille, dans une dérisoire majesté, la plume de l’écrivain » (Melville, le désert & l’empire, Presses de l’ENS, 1986, p. 86). Dominique Marçais, Mark Niemeyer et Joseph Urbas citent dans la notice le commentaire qu’en fait Edgar A. Dryden (p. 638) : « Mardi devient non seulement le récit de rêves passés mais aussi le récit de rêves contemporains de la narration ». Est-ce à dire que le narrateur a survécu au naufrage du faux Taji, qu’il est désormais prisonnier comme le suggère John Wenke et que ce chapitre au présent tranche sur le récit passé qu’il en fait rétrospectivement (Melville’s Muse,Kent State UP, 1995, p. 23) ou que l’imposteur qui se donne pour un demi-dieu est déjà en puissance un écrivain mystificateur et que le passage du passé au présent s’opère sans solution de continuité. Ce cas de métalepse narrative pose plus profondément la question de savoir qui dit « je » en moi. L’énonciation équivoque, qui s’auto-dénonce à la façon d’une anti-prophétie autoréalisatrice, met en jeu la topique et la temporalité du sujet divisé, dissocié en une constellation d’avatars. Philippe Jaworski fait observer que ce qui « structure la Voix du narrateur, c’est un principe de non-identité » (op. cit, p.37), la conjonction des contraires qui ne sont pourtant pas sans affinité .

[25] Harold Beaver fait observer que le titre Mardi peut se lire quasiment comme un palindrome : I dr(e)am. « Mardi : A Sum of Inconsistencies », Herman Melville. Reassessments, ed. A. Robert Lee, Londres, Vision and Barnes & Noble, 1984, p. 28. L’observation a de quoi laisser le lecteur songeur et elle ferait sourire si la voyelle manquante E n’était précisément la lettre rajoutée au patronyme d’Herman Melvill(e) après la mort de son père, mort ruiné et dément en 1832, pour effacer symboliquement l’opprobre qui entachait le renom de la famille (voir la chronologie incluse dans l’édition folio, p. 604-605). Cette lettre supplémentaire qui est le chiffre même du nom de plume que se donne le jeune écrivain réapparaît comme par enchantement dans le paysage désolé des îles Galapagos où les îles d’Albemarle et de Narborough dessinent sur la carte un E inversé qui crève les yeux à cause de son échelle démesurée. L’archipel qui inspira la réflexion de Darwin sur les variations génétiques renvoie en miroir, grandeur nature, un caractère acquis et donne à lire, non pas la genèse de l’évolution des espèces, mais la généalogie secrète de l’écriture. I/E. On notera que dans le chapitre des voyelles (ch. 129), trois personnages féminins, affublés de surnoms ridicules (A, I et O) et pour ainsi dire réduits à trois fois rien, finissent par s’affaler lamentablement : la chute concomitante des trois grâces du petit monde des Tapariens (régi par les modes vestimentaires à l’instar du Sartor Resartus de Carlyle) esquisse en pointillé l’équivalence potentielle du A, du I et du O : A , comme la première lettre de l’alphabet mais aussi l’article indéfini en anglais ; I, lettre cardinale puisqu’elle est la signature du moi en anglais ; O, cercle parfait qui contient crypté en lui le chiffre du néant, zéro. I (Moi/ je) est ce je ne sais quoi (A indéfini) qui se réduit à rien (O, zéro). Les grandes absentes du chapitre qui tourne en rond autour du moi sont E (he ?) et U (you ?). Curieusement, il est question, à propos du nom du Souverain Pontiffe de Maramma, de l’élision de sons significatifs : « Pendant toute la vie d’un pontife, la syllabe principale de ce nom était bannie de l’usage courant [the leading sound in their name]» (p. 293). Les voyelles, dénuées de sens ou au contraire, hautement symboliques et, dans tous les cas, symptômes de la déraison, sont le contraire de la langue quasiment algébrique de la chimie où les particules élémentaires sont désignées symboliquement par des lettres.

[26] Pierre-Etienne Royer met en évidence un dilemme dans le texte : « la vérité est-elle une croyance ou existe-t-elle en soi ? ». « La croyance dans Mardi », Cycnos, Herman Melville : espaces d’écriture, vol. 17, n°2 (2000), p. 97.

[27] Le premier tome s’achevait au chapitre 104 comme le fait observer Elisabeth Foster dans sa notice de l’édition Northwestern Newberry. L’édition anglaise Bentley, en revanche , comportait trois volumes.

[28] Philippe Jaworski a bien mis en lumière les intermittences du moi dans sa préface, p. XVII.

[29] Ralph W.Emerson, « Self-Reliance » : « I shun father and mother and wife and brother, when my genius calls me. I would write on the lintels of the door-post, Whim.” (Emerson’s Prose and Poetry, op.cit, p. 123).”Life is a train of moods like a string of beads, and as we pass through them, they prove to be many-coloured lenses which paint the world their own hue, and each one of them shows only what lies in its focus”(“Experience”, p. 200).

[30] Emerson écrit au chapitre VI de Nature : « Turn the eyes upside down, by looking at the landscape through your legs » (op. cit, p.45).

[31] Emerson declare dans le premier chapitre de Representative Men : « Rotation is the law of nature » (“Uses of Great Men”). C’est précisément parce que le moi est en mouvement qu’il ne peut être identifié à un type déterminé car il évolue constamment en se différenciant, que le cycle de ses métamorphoses déjoue le culte de la personnalité et tout tentation absolutiste pour le moi muré en sa monarchie solitaire. Emerson qui dans l’essai, « Self-reliance » ( « la confiance en soi ») refonde le corps politique sur l’individu tout en faisant le constat de sa division intérieure, présente le kaléidoscope des états d’âme comme la meilleure garantie de l’alternance en régime démocratique (rotation in office).

[32] Marred I suggère que le moi est d’entrée de jeu vicié, gâché (marred) ; mardy est aussi un verbe en anglais. « To mardy a child » signifie gâter un enfant. On notera une occurrence du verbe mar au chapitre 69 : « nothing must occur to mar the freedom of the party » (« rien ne devait troubler la liberté de la compagnie », p. 188) et une autre de « marred » « much marred in symmetry by battle ax blows» ; « mais dont la symétrie se trouvait irrémédiablement gâtée par la hache de combat » (p. 74). Hershel Parker a suggéré que cet archipel imaginaire pouvait avoir été inspiré par la désignation des noms de mers sur les portulans et les cartes marines anciennes : Mar di Sur (voir notice p. 676, note 3 de la page 150). Mardi entraînerait ainsi le lecteur « Thither », à l’autre bout de la terre, dans une mer innommée, vers une destination inconnue.

[33] Ce passage rappelle le début de Nature d’Emerson, publié en 1836 : « Our age is retrospective. It builds the sepulchres of the fathers » (op. cit, p. 27). “Notre époque est tournée vers le passé. Elle construit les tombeaux de nos pères” (traduction de Monique Bégot, La confiance en soi et autres essais, Rivages, 2000, p. 17.

[34] Embedded signifie à la fois « incrusté » et « enchâssé » en anglais. C’est le maître mot d’un récit gigogne, tout en digressions à la manière de certains chapitres de l’Anatomie de la mélancolie ou de Tristram Shandy.

[35] On peut mettre en regard le texte de Melville et l’article « Amber-grease » (sic) de l’encyclopédie ainsi que l’article « Succinum » dans le supplément à la Cyclopedia d’Ephraïm Chambers. Ces textes peuvent être aisément consultés grâce au ARTLF project. Melville puise également ses informations dans Bennett (op. cit, II, 225-228). Tout le chapitre VII est consacré aux produits dérivés de la baleine.

[36] Melville parodie les recherches d’Abraham Trembley (rebaptisé Ridendiabola, p. 451) au sujet des polypes (Hydra and the Birth of Experimental Biology. Memoires Concerning Polyps, 1744, p. 158 et p. 162) : « after it has been inverted, its lips fold back over the body, and the everted anterior part of the body as well folds back after the rest of the inverted body“ (p. 162). Cet ouvrage est consultable grâce à google.books.

[37] Allusion à James Burnett (1714-1799), Lord Mondobbo, qui rattachait l’espèce humaine aux orang-outangs.

[38] La théorie du soulèvement des grands fonds volcaniques est conforme aux thèses d’un James Hutton tandis que la théorie de « la soupe » originelle « où les solides, en s’agglomérant, formèrent des grumeaux granitiques » (p. 370) est la vulgarisation de celles d’Abraham Gottlob Werner (et, par extension, celles de Goethe).

[39] Voir à ce sujet, l’article approfondi d’Elisabeth S. Foster, « Melville and Geology », American Literature, vol. 17, n°1 (Mar, 1945), p.50-65. Elisabeth Foster confronte méthodiquement Mardi et les Principles of Geology de Lyell (1830-1833), en citant également les Principles of Zoology (1848) de Louis Agassiz et Augustus A. Gould. Merell Davis mentionne également au sujet de ce chapitre des allusions au traité de Robert Chambers, Vestiges of the Natural History of Creation ainsi qu’aux ouvrages de Hugh Miller : The Old Red Sandstone (1841) et Footprints of the Creator (1849).

[40] Voir à ce sujet l’article de Pierre-Etienne Royer, « la croyance dans Mardi », Cycnos, Herman Melville : espaces d’écriture, vol. 17, n°2 (2000), p. 75-100. Il cite plusieurs fois l’ouvrage de William James, The Will to Believe et il met l’accent sur la puissance créatrice des croyances, leur importance décisive dans le passage à l’acte. William James (et, avant lui, Emerson) distingue la foi créatrice, infiniment plastique, des croyances religieuses, figées, qui n’expriment que la stérilité de l’esprit de système.

[41] Melville emprunte une partie de ce vocabulaire abscons (« tétrade », « hypostase », etc…) à Plotin qu’il a lu dans la traduction de Taylor (Select Works of Plotinus ainsi que The Six Books of Proclus… on the Theology of Plato), comme l’a montré Merton M.Sealts Jr, dans « Melville and The Platonic Tradition », Pursuing Melville 1940-1980, University of Wisconsin Press, 1982, p.294-295.

[42] Cette distinction entre « sumption » et « assumption » est calquée sur l’article « Syllogism » de la Cyclopedia d’Ephraïm Chambers (op. cit.). Quant au « Syllogisme du Requin » ( p.507), il est emprunté à l’article « Crocodile » du même dictionnaire.

[43] On trouverait plusieurs exemples d’éloge de la créativité, de ce qu’il nomme « the creative power » (« Experience », p. 202) ou « the creative impulse » (« Art ») dans les essais d’Emerson : « the genius and creative principle of each and all eras in my own mind » (« History », p. 108). D’autres maximes semblent étonnamment faire écho à ces déclarations : « Power ceases in the instant of repose ; it resides in the moment of transition from a past to a new state, in the shooting of the gulf, in the darting to an aim »(« Self-Reliance », op. cit., p.129).[« Le pouvoir cesse à l’instant même du repos; il réside dans l’instant du passage d’un instant ancien à un état nouveau, lorsque le golfe est franchi, lorsqu’on s’élance vers le but », traduction de Monique Bégot, op. cit., p. 108]. ”Poets are thus liberating Gods”; “the religions of the world are thus the ejaculations of a few imaginative men” (“The Poet”, p. 194).

[44] Henri Justin a mis en évidence l’importance de la chute dans l’abîme dans l’imaginaire d’Edgar Allan Poe. Poe dans le champ du vertige, Paris, Klincksieck, 1991, p. 222-233.

[45] Comme le fait très justement observer Véronique Simmonin-Garevorian dans sa thèse exclusivement consacrée à Mardi, p. 298-300. Le langage des fleurs. Voyage dans l’inconnu, au-delà des frontières culturelles et linguistiques dans Mardi : And a Voyage Thither. Thèse de doctorat non publiée, sous la direction de Viola Sachs, Université Paris VIII Vincennes St Denis, 1997.

[46] Anne Wicke a consacré un bel article au motif du plongeon dans l’œuvre d’Herman Melville. « Le plongeur », Profils Américains, 5, 1993, p. 25-42. La lettre de Melville à Evert A.Duyckinck, datée du 3 mars 1849 est particulièrement éloquente : « J’aime tous les hommes qui plongent … Je ne parle pas de M. Emerson pour le moment – mais de tout le corps de plongeurs de la pensée qui ont plongé et qui sont revenus à la surface les yeux injectés de sang depuis le commencement du monde » (D’où viens-tu, Hawthorne ?op. cit., p. 82.

[47] James Duban exhume le substrat historique de cette allégorie dans Melville’s Major Fiction : Politics, Theology and Imagination. Dekalb, Northwestern Illinois UP, 1983, p. 11-30.

[48] Voir Brook Thomas, Cross-Examinations of Law and Literature, Cambridge UP, 1987, p. 94-95.

[49] Emerson décrit l’évolution de la conscience en expansion comme un mouvement giratoire centrifuge , le contraire des d’un vortex, dans « Circles » : « the life of man is a self-evolving circle, which , from a ring imperceptibly small, rushes on all sides outwards to new and larger circles, and that without end. The extent to which this generation of circles, wheel without wheel will go, depends on the force or truth of the individual soul” (op. cit.,p.175). [« La vie d’un homme est un cercle qui se nourrit de lui-même, qui part d’un minuscule anneau pour se déborder et éclater perpétuellement en cercles nouveaux et toujours plus grands. Jusqu’où cette formation de cercles, cette roue sans roue, peut-elle aller, cela dépend de la force ou de la vérité de l’âme individuelle », traduction d’Anne Wicke , Michel Houdiard éditeur, p. 56-57] “Without” dans « Wheels without wheels » signifie à la fois “sans” et “extérieur à” (par opposition à « within ». La traversée des Cyclades dans Mardi conduit schématiquement du cercle émersonien du moi en majesté au maelstrom d’Edgar Poe après s’être longtemps pris à « jouer aux rois et aux couronnes » (p. 534).

[50] Polynesian Researches, IV, p. 269-270. Le passage plagié est cité in extenso par David Jaffé, op. cit., p. 60-62.

 




L’accès aux lointains: Fiction et savoir au XVIIe siècle

 

De Kepler à Huygens, nombreux sont les astronomes du XVIIe siècle à avoir utilisé la fiction comme outil[1]. Ces textes ne sont pas les plus connus de ces savants, ils ont même été parfois considérés comme mineurs ou secondaires parce qu’ils ne correspondaient pas à l’idée que l’on se fait de la science. Mais ils répondent à la nécessité de trouver de nouveaux arguments en faveur du géocentrisme, et d’autres outils pour explorer les lointains. Loin du matériau aride qu’une certaine vision de la science pourrait laisser présager, les textes astronomiques du XVIIe siècle recèlent des descriptions ciselées comme des miniatures et détaillées comme des tableaux hollandais, ayant pour objets l’anneau de Saturne, des machines volantes de factures diverses, des voyageurs cosmiques au long cours, des instruments optiques aux propriétés surprenantes. A la suite des voyageurs de la Renaissance, les philosophes naturels ont eu recours à des instruments pour découvrir des pistes inédites, mesurer des phénomènes insolites et cartographier de nouveaux mondes : astrolabes, globes, cartes du ciel, gravures, diagrammes, télescopes, microscopes, sphères armillaires et machines volantes. Les astronomes ont ensuite rapporté d’étonnants récits et de surprenantes images. C’est l’association de ces outils, techniques et littéraires, qui nous intéressera ici.
 
Dans la nouvelle science expérimentale, l’adéquation entre la visibilité des phénomènes naturels et la visibilité du protocole expérimental est le garant de la nouvelle épistémologie de la preuve qui se met en place. Lorsque l’immédiate visibilité des phénomènes ou du protocole expérimental est mise en doute, c’est l’assise même de la nouvelle science qui est compromise. Or dans le cas de l’infiniment petit et de l’infiniment lointain, l’observation est forcément une expérience individuelle.
Comment faire, dès lors, pour que l’invisible devienne visible, au double sens de représentable et de communicable ? Si, selon Aristote, l’on ne pense pas sans image, quelles images de l’invisible faut-il fournir à l’esprit pour qu’il puisse le concevoir ? Comment, enfin, atteindre l’inobservable derrière l’observable afin de construire un savoir certain ? Ce problème, qui se pose de manière particulièrement aiguë au XVIIe siècle, a été nommé par le philosophe Maurice Mandelbaum le « problème de transdiction »[2]. La transdiction est le fait d’inférer une propriété de l’inobservable à partir de ce qui est observable. La formule saisit bien à la fois le problème de crédibilité que pose le passage d’un domaine à l’autre (du visible à l’invisible, et retour), et la question de l’énonciation permettant d’assurer un tel cheminement.
 
De fait, l’astronomie pose alors des problèmes spécifiques de visibilité et de crédibilité qui relèvent de questions littéraires : l’accès aux lointains du cosmos suppose des techniques d’écriture pour décrire l’invisible, imaginer l’inimaginable, dire l’inconnu des nouveaux mondes cosmologiques. La théorie héliocentrique est encore considérée comme une simple « hypothèse ». Certes, le télescope apporte des images en faveur de l’héliocentrisme, mais les observations astronomiques rencontrent bien souvent le scepticisme des contemporains. Car dans le domaine de l’astronomie, le recours à l’expérience immédiate des sens est trompeuse – tout le monde peut « voir » que le Soleil tourne autour de la Terre – et le recours à l’expérimentation est impossible[3]. Le problème spécifique posé au discours scientifique du XVIIe siècle – l’accès aux lointains – explique en partie le recours à des outils littéraires, fictions et récits.
 
I. Récits de voyage
Des traités astronomiques et microscopiques aux fictions lunaires, le discours cosmologique met en scène un témoin qui se rend dans une contrée inconnue, et en revient avec un rapport surprenant. La découverte prend la forme d’un voyage, volontiers comparé aux voyages au Nouveau Monde. C’est la récurrence d’une telle analogie dans nombre de textes scientifiques du XVIIe siècle que je voudrais interroger. Car si l’on a souvent noté la permanence de la métaphore[4] du voyage au Nouveau Monde dans le discours cosmologique, il faut en souligner le caractère très tangible.
 
L’une des façons de comprendre le rôle du récit de voyage dans le discours scientifique du XVIIe siècle est de le mettre en rapport avec la cosmographie. Alors que l’univers ptoléméen était conçu comme une succession d’orbes emboîtés, le système copernicien tel qu’il est reformulé par Kepler permet le libre mouvement des planètes le long d’orbites intangibles. Il devient dès lors possible de concevoir l’espace cosmique sur le modèle de l’espace maritime. En ce sens, les voyages au Nouveau Monde étaient, davantage qu’une métaphore, un modèle ; et la forme du récit de voyage, davantage qu’un cadre formel commode, l’une des stratégies de conviction essentielles. C’est en effectuant des voyages optiques, mécaniques et géométriques que les philosophes naturels et les écrivains du XVIIe siècle construisent l’espace de la nouvelle astronomie. La forme narrative a donc joué un rôle non seulement dans l’établissement de l’espace théorique nécessaire à l’acceptation du système copernicien, mais aussi dans l’appréhension de l’espace concret de ce système.
 
L’analogie avec le Nouveau Monde installe un précédent non seulement historique mais discursif – le récit de voyage. De ce genre[5], qu’il s’agisse du Journal de bord de Christophe Colomb ou du Briefe and True Report de Thomas Harriot[6], les astronomes retiennent et exploitent certaines caractéristiques précises : un mode d’accréditation essentiellement fondé sur l’« expérience » et sur l’autopsie ; les stratégies textuelles de formulation de l’inouï et de l’inédit[7]; la centralité de l’observateur ; la notation précise des circonstances ; une structure narrative circulaire. On retrouve en effet la structure tripartite des récits de voyage au nouveau monde : trajet d’aller, description (géographique, ethnographique, c’est selon) du nouveau lieu, puis trajet de retour. Cependant, la cosmographie que les astronomes ont en tête est une cosmographie rénovée. Non pas celle, globale et ptoléméenne, de l’Antiquité, mais la cosmographie « de plein vent » décrite par Frank Lestringant. C’est là sans doute, au niveau des méthodes et comme exemple d’une rénovation disciplinaire, que le modèle cosmographique joue le plus. Il semble en effet que la nouvelle cosmologie connaisse un bouleversement comparable à celui qui s’opère dans le domaine de la cosmographie : on conserve l’ancien cadre géométrique tout en accordant une nouvelle attention à la matérialité de l’espace. Sans doute l’espace du cosmos ne peut-il être parcouru comme l’espace des mers. Mais la cosmologie – au sens de la « nouvelle astronomie » de Kepler – se sert de l’espace maritime comme modèle d’un parcours concret dans un espace très tangible. Ce n’est pas tant comme modèle de l’expansion de l’horizon que comme modèle d’un parcours physique vers de nouvelles terres qu’intervient le précédent des voyages de découverte. En ce sens, l’effectivité du modèle cosmographique ne se limite pas à son usage métaphorique mais se joue sur sa capacité à rendre concret l’espace parcouru, et à réunir, de fait, l’espace sublunaire et l’espace supralunaire, la physique terrestre et la physique céleste. Loin d’être seulement une métaphore, une caution, ou un simple faire-valoir, la cosmographie donnait l’exemple d’une rénovation, par l’expérience, d’une discipline.
 
Cependant, le statut de ces comptes rendus et de ces objets rapportés des mondes invisibles fait problème. Rien n’assure que les descriptions soient véridiques, car les techniques d’accréditation des voyageurs ne sont pas immédiatement transposables. Difficile pour l’astronome, malgré sa lunette, de reprendre à son compte le « j’ai vu » du voyageur. Même pour le microscopiste, le principe d’autopsie est brouillé par la médiation des instruments. L’effort des philosophes naturels du XVIIe siècle devra donc porter sur la construction d’une véridicité pour ces objets invisibles, ou dont la nouvelle visibilité fait problème.
 
En fournissant un cadre textuel différent de l’ordre conventionnel des traités astronomiques, le récit permet de sortir de la structure close et circulaire du traité aristotélicien qui reflétait la structure close du cosmos aristotélo-ptoléméen. Davantage qu’une simple métaphore de l’expansion de la connaissance, le récit de voyage permet de tracer le nouvel espace de la cosmologie copernicienne et fournit le modèle générique – cosmographique – d’un acheminement des nouvelles venues de loin. On a beaucoup souligné le rôle d’organisation temporelle du récit. Or dans le cadre de la recomposition de l’espace cosmologique qui nous intéresse ici, la capacité d’organisation spatiale du récit est tout aussi essentielle. Tout se passe comme si dans un espace soudainement ouvert, le récit avait contribué de façon décisive à baliser l’espace nouveau, fournissant le moyen d’en parcourir l’étendue, d’en prendre la mesure, d’y tracer des itinéraires, d’y marquer des étapes. Permettant, en somme, d’embrasser mentalement l’espace géométrique du monde.
 
Plus surprenant, même lorsque l’analogie avec les nouveaux mondes disparaît (si elle est évidente en astronomie, elle l’est moins dans les investigations physiques), la forme narrative, et la référence sous-jacente aux récits de voyage, semble caractériser l’ensemble du discours de la philosophie naturelle du siècle. Depuis une trentaine d’année, l’histoire des sciences s’est intéressée à cette permanence de la forme narrative dans le discours scientifique. Dès les années 80, les travaux de Peter Dear, Steven Shapin et Simon Schaffer ont mis en évidence l’importance du récit expérimental, circonstancié, dans la constitution des matters of fact, les résultats expérimentaux présentés comme indiscutables. Ces matters of fact sont eux-mêmes le plus souvent le résultat d’une reconstitution narrative qui accumule les « circonstances » et retranscrit la chronologie détaillée des événements. Du récit de voyage au récit expérimental, s’esquisse sans doute une filiation qui est le signe d’un lien profond entre le discours de la philosophie expérimentale et le discours de la découverte.
 
II. Fictions savantes
L’astronomie, même lorsqu’elle devient grâce au télescope une science de l’observation, relève donc encore, au XVIIe siècle, du domaine de l’hypothèse. Dans ce contexte, la fiction joue un rôle central, car elle permet de substituer une nouvelle image mentale du cosmos à l’ancienne. Kepler est l’un des premiers savants de son temps, avec Galilée, à défendre ouvertement cette nouvelle cosmologie. Il ne s’agit pas seulement pour l’astronome de construire l’espace théorique de la cosmologie copernicienne, mais bien un espace tangible. Non pas un espace abstrait d’hypothèses mais un espace très concret à travers lequel les planètes évoluent[8]. C’est par une fiction que Kepler va tenter d’accomplir ce bouleversement des représentations. Cette fiction est un récit de voyage dans la Lune, intitulé le Songe. Kepler propose à l’imagination des lecteurs la vision d’un monde lunaire infiniment changeant et mobile, caractérisé par la fluctuation et l’impermanence de ses phénomènes. Devant nos yeux se dressent les murailles des cratères, dont les ombres abritent des villes grouillantes. Une végétation monstrueuse croît et se flétrit en l’espace d’une journée lunaire, image frappante d’une corruptibilité hyperbolique. En décrivant un monde lunaire hyperboliquement changeant[9], Kepler détruit le fondement même de la physique aristotélicienne : l’idée selon laquelle il y aurait deux physiques irréconciliables entre le monde sublunaire et corruptible de la Terre, et le monde supralunaire et incorruptible de la Lune. Ainsi s’explique le recours à la fiction: elle offre le moyen de composer une image frappante du cosmos copernicien, elle construit l’hypotypose de l’hypothèse copernicienne. Surtout, la fiction permet d’adopter un point de vue distancé afin de décrire, à nouveaux frais, le cosmos. Telle est la force de la fiction en science : en reprenant à son compte la tradition classique du songe philosophique et de la fable lunaire, Kepler modifie profondément la relation de la fiction et du savoir et participe de la constitution d’un nouvel usage philosophique, et scientifique, de la fiction. La fiction du Songe sert à mettre en scène, à visualiser une expérience non réalisable sur Terre, en imaginant le spectacle du monde à partir de la perspective lunaire. Le voyage lunaire est l’occasion d’essayer fictionnellement les diverses théories lunaires. Si jusqu’alors le motif du vol aérien désignait immédiatement les textes qui l’utilisaient comme fiction, Kepler instaure un déplacement essentiel en explorant la matérialité du vol. De l’envol philosophique et du voyage lunaire fabuleux on est ainsi passé à une expérience de pensée physique, conférant à la fiction un poids démonstratif et un pouvoir de conviction nouveaux.
 
Procédant par transpositions et par analogies, les savants du XVIIe siècle font sans cesse appel à l’imagination qui permet de visualiser ce qui n’est pas immédiatement accessible à la vue. A l’impossible observation se substitue la figuration, qui prend la forme, selon les cas, de l’analogie, de la comparaison ou de la métaphore. Evoquant la lune, le philosophe des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle s’efface devant le conteur lorsqu’il s’agit de donner une description précise. Le passage au « détail », c’est-à-dire, pour reprendre les termes de l’époque, le passage de la géographie (ou dans notre cas sélénographie) à la chorographie, ne peut se faire que par l’imaginaire de la fiction. L’imagination crée des images là où l’œil est incapable d’en discerner, au moyen de descriptions imaginaires qui puisent dans les fictions littéraires. La permanence du registre fictionnel et du recours à la figuration dans les textes astronomiques du XVIIe siècle invite à remettre en question la pertinence des dichotomies par lesquelles on tente parfois de distinguer littérature et savoir : imagination/raison, fiction/non-fiction, figural/littéral. À l’analyse, il apparaît nettement que de telles dichotomies occultent les mécanismes communs aux deux discours, sans pour autant permettre de saisir la spécificité de chacun. Car, une fois ces dichotomies écartées, il ne faudrait pas confondre les textes relevant de la fiction littéraire et ceux relevant du discours scientifique. La différence entre ces textes réside dans la manière dont ces différentes figures sont mises en œuvre et déployées. Du discours littéraire au discours scientifique en effet, on passe non pas du figural au littéral, mais de figures libres à des figures disciplinées, c’est-à-dire contrôlées par le dispositif sémiotique des textes théoriques. Ainsi dans le Songe de Kepler, ce sont les notes et les débrayages successifs qui permettent de situer la fiction du voyage lunaire, et de faire du démon de Levania le porte-parole de la nouvelle astronomie. Le discours hyperboliquement étrange et étranger du démon-savant est néanmoins solidement arrimé au discours auctorial : c’est cet arrimage qui construit le discours sélénographique képlérien comme discours référentiel plutôt que fictionnel. Les voyages fictionnels de la même période (L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac, The Man in the Moone de Francis Godwin), en revanche, ne prévoient pas un tel « retour » de la référence, parce qu’ils n’encadrent pas le discours fictionnel d’un tel dispositif de contrôle[10].
 
Pour le dire autrement, la circulation de l’information et du savoir, et son contrôle à chaque niveau textuel, est ce qui caractérise les textes théoriques par rapport aux textes fictionnels. Ce sont dès lors les modalités d’enchaînement des débrayages qui diffèrent et signalent certains textes comme essentiellement fictionnels, d’autres comme essentiellement théoriques. S’il y a dans un texte de fiction, comme dans un texte théorique, des débrayages successifs – c’est-à-dire qu’on passe d’un plan de référence à un autre – c’est la nature de ces débrayages qui varie. Enchaînements lâches dans les textes fictionnels, où l’on saute d’un niveau énonciatif à un autre sans exigence d’un retour au plan de l’énonciation première ; enchaînements tenus et disciplinés dans les textes théoriques, garantissant ainsi la préservation de l’information d’un niveau énonciatif à un autre. Chez Kepler, la continuité d’un plan de référence à l’autre est assurée, d’une part, par les notes qui arriment le discours fictionnel au discours savant, d’autre part, par le dispositif d’encadrement permettant de circonscrire nettement la fiction. C’est donc, en définitive, à la fois les lieux de la fiction et son énonciation (les types de débrayages qui l’encadrent ou au contraire lui laissent le champ libre) qui permettent de situer les textes selon des tendances fictionnelles ou factuelles.
 
Une telle analyse permet de dépasser la bifurcation entre discours littéraire (censé avoir le monopole de la fiction et de l’imagination) et discours scientifique (considéré comme simple enregistrement littéral du réel). Si l’on accepte une telle bifurcation de la figuration et du littéral, de l’imagination et de la raison, la fiction perd sa légitimité à dire quelque chose du monde ; elle perd, autrement dit, toute capacité cognitive et épistémique. Quant au discours scientifique, il se voit privé, dans cette perspective, des ressources de l’imagination et des techniques littéraires, sans lesquelles il ne peut pourtant pas se déployer[11]. L’intérêt des textes astronomiques analysés est de faire éclater cette fausse répartition des tâches entre le littéraire et le scientifique, et de montrer combien les deux restent des modes de véridiction parallèles, même s’ils ne se confondent pas.
 
Dès lors, la différence entre les textes scientifiques et les textes littéraires ne se situe pas entre non-fiction et fiction, mais bien plutôt dans le rôle et la place accordés à la fiction : dans le discours scientifique, la fiction est localisée, située, signalée par des marqueurs qui l’encadrent et la contrôlent. Ainsi la fiction est-elle élucidée par les notes du Songe. Kepler met en place un dispositif qui assure l’étanchéité des deux discours : la fiction est nettement localisée et contrôlée dans l’expérience de pensée du Songe. Elle se voit assigner une place et un rôle précis, car elle fait le lien entre les deux discours du savoir : le savoir de la voix auctoriale et le savoir sélénographique de l’astronomie, allégorisé par la voix du démon. Il ne s’agit pas ici de construire un monde fictionnel cohérent, mais bien plutôt d’offrir, par le détour de la fiction, une nouvelle astronomie.
 
Par suite, la fiction peut devenir, en science, le support de l’activité heuristique : mouvement d’abduction[12] de la création des hypothèses, expériences de pensées et « personnages conceptuels » relèvent en effet intégralement de l’invention scientifique. En littérature, la fiction ne renonce à aucune de ses prérogatives cognitives tout en faisant de son statut épistémique particulier un moyen d’impunité et de liberté revendiquée.
Il est frappant de constater à quel point la fiction est présente en science à divers niveaux de la construction du fait scientifique, de la découverte à la diffusion, de l’abduction (moment de la constitution des hypothèses) à l’expérience de pensée. Contradiction ? Seulement si l’on suppose que la fiction est contagieuse, et que la présence d’éléments fictionnels dans les textes scientifiques induit une fictionnalité généralisée. Plutôt que de vouloir enfermer la fiction en quarantaine lorsqu’elle s’approche du discours de vérité que serait la science, il faut donc l’observer, voir où et comment elle agit.
 
Dans la science contemporaine, le terme de fiction est utilisé par les chercheurs pour désigner des entités non observables (les particules élémentaires telles que les électrons), et des conventions utiles dans les calculs (le gaz idéal, le fluide parfait). Pour les philosophes des sciences, le terme de fiction recouvre encore d’autres types de constructions imaginaires[13] : selon leur obédience, ils considèrent comme fictions les expériences de pensée, les modèles, les personnages conceptuels, voire les théories elles-mêmes[14]. Accès paradoxal à la vérité dans le cas des expériences de pensée, suspension volontaire de l’incrédulité dans le cas des hypothèses, instrument d’abstraction dans le cas des modèles – on retrouve là les principales définitions proposées par les théories contemporaines de la fiction. La fiction comme feinte ou feintise, jeu de faire-semblant (make believe) dont personne n’est dupe, apparaît dès lors plutôt comme un mécanisme de pensée, une opération mentale par laquelle on s’abstrait provisoirement, et volontairement, de ce qui nous entoure pour en explorer d’autres potentialités. Les démons de Laplace et de Maxwell, dépourvus des limites humaines de la mémoire et du temps, le chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant, démontrant qu’un objet quantique a des propriétés contredisant notre expérience quotidienne, sont autant de personnages fictionnels agissant à l’intérieur d’une expérience de pensée. Métamorphoses, don de double-vue ou d’ubiquité – les personnages conceptuels sont soumis à rude épreuve. Ce n’est pas le costume qui fait leur singularité par rapport aux personnages de la littérature, mais leur fonction, leur parcours, et leurs transformations au cours des obstacles et des épisodes qu’ils traversent. Personnages conceptuels et expériences de pensées interviennent à différentes étapes de la construction des théories, de leur émergence (ce sont les expériences de pensée heuristiques de Galilée démontrant le principe d’inertie des corps par le vol « relatif » de papillons sur un bateau, ou par la chute d’une pierre dans un cylindre traversant imaginairement la Terre) à leur diffusion : c’est Paul Langevin illustrant la théorie de la relativité restreinte d’Einstein par « le paradoxe des jumeaux », selon lequel un homme envoyé dans l’espace à la vitesse de la lumière revient sur terre plus jeune que son frère resté sur Terre.
 
C’est bien un « pacte de lecture » singulier qu’induit la fiction en science. Elle implique un encadrement sémantique fort, un marquage précis du début et de la fin du « jeu ». Son fonctionnement permet de comprendre le discours scientifique non comme un miroir du réel, mais bien comme un effort de re-présentation et d’interprétation du monde, avec des outils fragiles, changeants, dont on peut retracer l’histoire. C’est dire que la fiction souffre de rester une catégorie négative, anhistorique et vaguement opaque. Elle n’est l’autre de la science que lorsqu’elle est réduite à la catégorie du faux et sert de faire-valoir à une science en cours de légitimation.
 
Si la fiction fait partie de la démarche scientifique et y participe comme instrument de la constitution des théories scientifiques, cela ne fait pas pour autant de la science une forme étrange de littérature. Car la fiction n’est en rien définitoire de la littérature. Mais la fiction est bien un élément commun à la science et à la littérature, l’un des terrains sur lesquels elles se rapprochent, échangent des techniques, parfois se recoupent. Où se situent les zones d’échange, les terrains partagés, les carrefours ? Depuis Holton et ses grands ouvrages sur l’imagination scientifique, depuis Hallyn et sa mise en évidence de processus cognitifs communs à la création littéraire et à la création scientifique, les frontières se sont ouvertes. Il y a au moins deux raisons de vouloir aujourd’hui poursuivre cette démarche, et rapprocher science et fiction. Pour les théoriciens de la littérature, l’enjeu est d’affirmer les capacités cognitives de la fiction, et par-delà, de la littérature. D’où une série d’études sur la littérature comme ressource, sur la fiction comme outil scientifique. Se dessine ainsi une histoire des usages de la fiction qui prend acte de l’historicité même de la notion, de ses effets sur le réel et de ses rapports avec la preuve[15]. Pour les philosophes et historiens des sciences[16], le rapprochement permet de redéfinir la science non plus comme processus inexorable de révélation de la vérité, mais comme fabrication exigeante et risquée des faits.
 
Université d’Oxford
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X
 
 
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[1] Cet article reprend des éléments parus dans l’ouvrage Contes de la Lune, Essai sur la fiction et la science moderne, Gallimard, 2011, et dans les articles « Penser le ciel à l’âge classique : fiction, hypothèse et astronomie de Kepler à Huygens », Annales HSS, 2, 2010, p. 325-344 et « Ceci n’est pas une fiction », Vacarme, 54, 2011.
[2] Maurice Mandelbaum, Philosophy, Science and Sense Perception. Historical and Critical Studies. Baltimore, 1964, p. 88-112.
[3] C’est du moins ce qu’affirme Galilée dans le deuxième dialogue. Galilée, Dialogue des deux grands systèmes du monde, trad. P.-H. Michel, Hermann, Paris, 1966.
[4] Voir notamment Ladina Bezzola Lambert, Imagining the Unimaginable. The Poetics of Early Modern Astronomy, Rodopi, Amsterdam-New York, 2002.
[5] Sur cette question, voir les travaux de Frank Lestringant : L’atelier du cosmographe, Albin-Michel, Paris, 1991 ; Écrire le monde à la Renaissance. Quinze études sur Rabelais, Postel, Bodin et la littérature géographique, Paradigme, Caen, 1993 ; « Le Récit de voyage et la question des genres: l’exemple des Singularitez de la France Antarctique d’André Thevet (1557) », Revue française d’histoire du livre, 96-97, 1997, 249-64.
[6]Thomas Harriot, A Brief and True Report of the New Found Land of Virginia, New York, Dover Publications, 1972 [1580], Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique, trad. [de l’espagnol] par Soledad Estorach et Michel Lequenne, Paris, La Découverte, 2002, Vol. I, Journal de bord et autres écrits, 1492-1493.
[7] Sur cette question voir Mary B. Campbell, Wonder & science: imagining worlds in early modern Europe, Cornell University Press, Ithaca; London, 1999 et Ladina Bezzola Lambert, Imagining the Unimaginable. The Poetics of Early Modern Astronomy, Rodopi, Amsterdam-New York, 2002.
[8]Pour Kepler, outre les références citées ensuite, nous nous appuyons sur Gerald Holton, « L’univers de Johannes Kepler : physique et métaphysique », in L’imagination scientifique, Gallimard, Paris, 1981,48-73 ; Bruce Stephenson, Kepler’s Physical Astronomy, Princeton University Press, 1987 ; Fernand Hallyn, La structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Seuil, Paris, 1987 ; Judith V. Field, Kepler’s Geometrical Cosmology, Chicago University Press, Chicago, 1988 ; et James R. Voelkel, The Composition of Kepler’s Astronomia Nova, Princeton University Press, 2001.
[9] Voir Robert Lenoble, « L’évolution de l’idée de nature du XVIe au XVIIe siècle », Revue de métaphysique et de morale, 1953, pp. 108-29, p. 113.
[10] Nous nous limitons dans cet article à l’exemple de Kepler. Pour une étude de l’ensemble du corpus (notamment du corpus explicitement littéraire), voir notre ouvrage Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Gallimard, 2011.
[11] C’est Bruno Latour notamment qui a souligné le rôle crucial de la figuration dans le discours scientifique : « Sans les figurations, pas de science possible – qui donc irait habiter les lointains si l’on ne pouvait y déléguer des figurines, ces observateurs partiels ? » Bruno Latour, Résumé d’une enquête sur les modes d’existence, ou Bref éloge de la civilisation qui vient, texte préparé pour le colloque de Cerisy, « Exercices de métaphysique empirique », 23-30 juin 2007, chapitre 12 : « Avoir assez de sollicitude pour les êtres de fiction », p. 176.
[12] C’est ainsi que Fernand Hallyn nomme, après Peirce, le processus spécifique d’invention des hypothèses. Fernand Hallyn, La structure poétique du monde, op. cit., p. 9.
[13] Hans Vaihinger, Die Philosophie des “Als Ob”, Felix Meiner Verlag, Leipzig, 1923.
[14] Nancy Cartwright, How the Laws of Physics Lie, Clarendon Press, Oxford, 1983.
[15] Voir par exemple les travaux de Jean-Marie Schaeffer, Thomas Pavel, et Françoise Lavocat.
[16] Bruno Latour et Isabelle Stengers ont forgé le néologisme de “scientifiction”.



An American Quest for Truth in the Mid-Nineteenth Century: Herman Melville’s Mardi: and A Voyage Thither

From the spring of 1847 to the fall of 1848, while thinking about and working on his third book, Mardi: and a Voyage Thither, published in 1849[i], Herman Melville was a young man in a hurry. He seemed, at least, to be rushing to establish himself in life. The author of two relatively successful books, he had been courting Elizabeth Shaw—daughter of Lemuel Shaw, Chief Justice of the Massachusetts Supreme Court—and the two were married on August 4, 1847, just three days after Melville’s twenty-eighth birthday; the couple moved into a house in New York City, which they shared with one of Melville’s younger brothers, Allan, and his wife as well as with the two brothers’ mother and four unmarried sisters; and by the summer of 1848 Melville knew he would soon be a father (his son Malcolm was born on February 16, 1849). From an intellectual point of view, Herman Melville also seemed to be in somewhat of a rush, reading widely in great books and learning all he could in an almost frenetic pursuit of knowledge. That pursuit—in part an attempt to make up for an incomplete formal education that had been interrupted in 1832 by the death of his father and definitively ended in 1837, when Melville was seventeen, due to the financial difficulties of his older brother Gansevoort—had, in fact, begun just before the period of the composition of Mardi. As Melville wrote to his friend and fellow author Nathaniel Hawthorne in May 1851, “Until I was twenty-five, I had no development at all. From my twenty-fifth year I date my life. Three weeks have scarcely passed, at any time between then and now, that I have not unfolded within myself” (Correspondence 193)[ii]. But it was starting in the spring of 1847, after Melville had finished going over the proof sheets of his second book, Omoo: A Narrative of Adventures in the South Seas, that his search for knowledge and truth really got under way.
 
Living in New York City considerably facilitated Melville’s development. It allowed him to see original works of art and attend the opera, but, more importantly, his frequenting of the social and intellectual gatherings at the homes of Dr. John Wakefield Francis and, no doubt even more importantly, Evert A. Duyckinck, who “knew everyone worth knowing,” gave Melville the opportunity to meet a variety of important men of the day. These were “the two houses in all of New York where one could hear the best conversation” (Parker 571). Melville became friends with Duyckinck, who gave him access to his extensive collection of books, and the young author also made frequent use of the New York Society Library. In the first months of 1848, for example, he borrowed from these two sources works by authors as varied as Sir Thomas Browne, François Rabelais, Esaias Tegnér, Charles H. Barnard, David Hartley and Louis Antoine de Bougainville and purchased volumes of works by Shakespeare and Montaigne, Daniel Defoe’s The Fortunate Mistress, Robert Burton’s Anatomy of Melancholy, Samuel Taylor Coleridge’s Biographia Literaria, James MacPherson’s Fingal and an edition of Seneca’s Morals by Way of Abstract while continuing to delve into books on Pacific travel and exploration he had already made use of in writing his first two works (Foster 661). Duyckinck remarked in a letter of 18 March 1848 letter to his brother George, “By the way Melville reads old Books. He has borrowed Sir Thomas Browne of me and says finely of the speculations of the Religio Medici that Browne is kind of ‘crack’d Archangel.’ Was ever any thing of this sort said before by a sailor?” (Leyda 273). If Duyckinck’s comments reveal his own inability to see the author of Typee and Omoo as an intellectual peer, it is clear that with his pursuit of knowledge and truth becoming almost obsessive, Melville was already on his way to surpassing his literary friend and mentor.
 
Mardi: and a Voyage Thither is, to a large extent, the literary reflection of that pursuit. Indeed, as Elizabeth Foster points out, many critics “have seen Melville’s quest for truth as the main impulsion in Mardi” (677). And, at least as early as 1944, William E. Sedgwick observed that “Mardi has for its theme the human mind’s quest for truth” (38). It should, however, be stated right away that Melville’s third book is, of course, not simply a reflection; it is more of a parallel process, an intellectual exploration of what constitutes truth, an aesthetic grappling with the search for it. As the narrator states in the chapter entitled “Sailing On,” “this new world here sought, is stranger far than his, who stretched his vans from Palos. It is the world of the mind” (ch. 169, 556)[iii]. Mardi enacts, in fact, the process it describes, making it clearly a performative as well as a constative articulation of a quest for truth. As Richard H. Brodhead points out, “the real object” of the pursuit in Mardi is nothing Melville’s characters seek “but the mental world he himself discloses through the act of creating his book” (39). Indeed, Mardi is more about the journey than the goal, and it’s a journey that leads, among other things, to the conclusion that there is no ultimate truth, but which does mirror and embody the intellectual activity of what the discovery and testing of various truths—some no doubt truer than others—involves.
 
What I would like to suggest in this study is that if Mardi deals with the pursuit of truth, it can also been seen, more specifically, as displaying, to a certain extent, a distinctively American quest for this goal, one anchored in the particular, and very nationalistic, historical moment in which Melville was writing. It was, to begin with, a time when many authors and other concerned citizens were actively engaged in trying to create and promote a distinctly national literature for the still relatively young country. Indeed, Duyckinck, who, as already mentioned, became both a friend and mentor of Melville, was a leading member of this movement. As Hershel Parker points out,
 
in late 1847 Melville at twenty-eight found himself in a literary society where many American editors and writers, some hardly older then he was, hoped and plotted to rival the British in every aspect of literary production. Some of the more nationalistic like Duyckinck or even chauvinistic like Cornelius Mathews were obsessed with creating a rival to Punch. Melville had participated in Yankee Doodle to that end, and even talked about yet another paper partly inspired by Punch (573).
 
Furthermore, Melville’s own essay, “Hawthorne and His Mosses,” which appeared the year after Mardi was published, participated directly and overtly in the chorus of calls for the support of a distinctively American literature (even if it also made fun of some of the excesses of nationalistic rhetoric). On a more directly political level, it should not be forgotten that as Melville was writing his third book, the United States was caught up in the fervor of Manifest Destiny and was engaged in what is probably its most bald-faced act of imperialism ever, the Mexican War, which resulted, in 1848, in the cession by Mexico of an immense expanse of land corresponding to present-day California, Nevada, Utah, most of Arizona and parts of Wyoming, Nevada and New Mexico (without counting the recently annexed Texas and that state’s own extensive and, at the time, ill-defined claims). My argument, in brief, is that a characteristically American way of seeing the world helped, in fundamental ways, to shape the quest for truth in Mardi.
 
That there is a link between the search for truth, on the one hand, and nationalism (as well as a more generally American way of seeing the world), on the other, is suggested, at least, in a letter Melville wrote to Duyckinck on 3 March 1849. Here, Melville discusses Shakespeare, expressing his regret that the bard had not lived in nineteenth-century America:
 
I would to God Shakespeare had lived later, & promenaded in Broadway. Not that I might have had the pleasure of leaving my card for him at the Astor, or made merry with him over a bowl of the fine Duyckinck punch; but that the muzzle which all men wore on their souls in the Elizabethan day, might not have intercepted Shakespeare’s full articulations. For I hold it a verity, that even Shakespeare, was not a frank man to the uttermost. And, indeed, who in this intolerant Universe is, or can be? But the Declaration of Independence makes a difference (Correspondence 122).
 
 
For Melville, an independent and democratic America opened up a greater possibility for writers to be frank, to be more truthful than Shakespeare was able to be. A little more than a year later, in his essay “Hawthorne and His Mosses,” just mentioned[iv], Melville comes back to Shakespeare, comparing the writer generally acknowledged as being at the pinnacle of English literature, to Hawthorne. At one point, Melville crows,
 
You must believe in Shakespeare’s unapproachability, or quit the country. But what sort of a belief is this for an American, a man who is bound to carry republican progressiveness into Literature, as well as into Life? Believe me, my friends, that Shakespeares are this day being born on the banks of the Ohio. And the day will come, when you shall say who reads a book by an Englishman that is modern? (245-246).
 
At another point, he proclaims the need for a sort of affirmative action for American writers: “Let America then prize and cherish her writers; yea, let her glorify them. They are not so many in number, as to exhaust her good-will. And while she has good kith and kin of her own, to take to her bosom, let her not lavish her embraces upon the household of an alien” (247). In this same nationalistic essay, however, Melville also praises Hawthorne for, like Shakespeare, telling the truth. In a well-known passage, Melville declares,
 
if I magnify Shakespeare, it is not so much for what he did do, as for what he did not do, or refrained from doing. For in this world of lies, Truth is forced to fly like a sacred white doe in the woodlands; and only by cunning glimpses will she reveal herself, as in Shakespeare and other masters of the great Art of Telling the Truth,—even though it be covertly, and by snatches (244)[v].
 
For Melville, writing real American literature, writing like an American, is somehow wrapped up with “the great Art of Telling the Truth,” clearly one of his goals in Mardi. And in that work, as already stated, he adopts certain strategies or stances, which are fundamentally American and, at the same time, serve his quest for truth. These aspects include (1) his use of the genre of the romance, (2) the imperialistic nature of the narrative voice and (3) a tendency towards fragmentation in both the work’s structure and themes.
 
 
I. Mardi as Romance
 
While Melville was engaged in writing Mardi, he become tired and frustrated with the constraints of writing a realistic travel narrative, the basic genre of his first two works, Typee and Omoo, whose format he had originally planned to follow in the composition of his third book. Indeed, limitations on the exercise of his art, both real and perceived, would plague Melville throughout his career. As he wrote to Hawthorne in the May 1851 letter already quoted from,
 
Dollars damn me; and the malicious Devil is forever grinning in upon me, holding the door ajar. My dear Sir, a presentiment is on me,—I shall at last be worn out and perish, like an old nutmeg-grater, grated to pieces by the constant attrition of the wood, that is, the nutmeg. What I feel most moved to write, that is banned,—it will not pay. Yet, altogether, write the other way I cannot. So the product is a final hash, and all my books are botches (Correspondence 191).
 
And Melville’s continual attempts to resist the constraints on his writing, which he clearly saw as limitations on his attempts to tell the truth, led him to emphasize the importance of the author’s liberty. As Wai-chee Dimock points out, “Authorship, for him, is almost exclusively an exercise in freedom, an attempt to proclaim the self’s sovereignty over and against the world’s” (7). On 25 March 1848, Melville wrote what could be interpreted as a rather arrogant letter to his then English publisher, John Murray—whom Melville knew had an aversion to anything but nonfiction—informing him that Mardi would not, in fact, be a realistic work, but a romance:
 
I have long thought that Polynisia [sic] furnished a great deal of rich poetical material that has never been employed hitherto in works of fancy; and which to bring out suitably, required only that play of freedom & invention accorded only to the Romancer & poet.—However, I thought, that I would postpone trying my hand at any thing fanciful of this sort, till some future day: tho’ at times when in the mood I threw off occasional sketches applicable to such a work.—Well: proceeding in my narrative of facts I began to feel an invincible distaste for the same; & a longing to plume my pinions for a flight, & felt irked, cramped & fettered by plodding along with dull common places,—So suddenly abandoning the thing alltogether [sic], I went to work heart & soul at a romance which is now in fair progress, since I had worked at it with an earnest ardor.—Start not, nor exclaim “Pshaw! Puh!”—My romance I assure you is no dish water nor its model borrowed from the Circulating Library. It is something new I assure you, & original if nothing more” (Correspondence 106).
 
 
Murray, not too surprisingly, ended up rejecting the manuscript[vi], but another English publisher, Richard Bentley, did accept it. In the preface to Mardi Melville explains to the reader his decision to write a romance. He states that since the veracity of his two earlier travel narratives had been questioned, he decided to write a romance “to see whether, the fiction might not, possibly, be received for a verity: in some degree the reverse of my previous experience” (Preface, xvii). To anyone who has read Mardi, that statement sounds humorous, if not absurd or even delusional, but from one point of view Melville clearly meant it. He was writing a book about the search for truth, and, thus, on one level or another, the question of veracity was fundamental. And Melville obviously felt that the romance would be a well-suited vehicle for such a theme. Indeed, as Hyland Packard states, “We are wrong to consider as anxious defense or halfjest Melville’s prefatory statement that in Mardi he hoped to have ‘fiction . . . received for a verity.’ This is a very clear and deliberate statement of his goal, to express greater reality than he had revealed in Typee and Omoo but through less realism” (242-243).
 
Within the context of the literary history of the United States, and especially American Romanticism, truth and more poetic types of expression, like the romance, had long been linked. In fact, almost a half a century earlier, in 1800, Charles Brockden Brown—a writer of gothic romances who is often credited with being the first professional author in America—had already asserted that romance could offer more veracity than history, for example. He writes:
 
Historians can only differ in degrees of diligence and accuracy, but romancers have more or less probability in their narrations. The same man is frequently both historian and romancer in the compass of the same work. Buffon, Linneus, and Herschel, are examples of this union. Their observations are as diligent as their theories are adventurous. Among the historians of nature, Haller was, perhaps, the most diligent: among romancers, he that came nearest to the truth was Newton (252).
 
 
It seems clear that the kind of romancer that Melville hoped to be was one who could come as close to the truth as Newton. Indeed, in Mardi, Melville has Yoomy, the poet, voice similar ideas. He declares to Mohi, the historian, “we poets are the true historians; we embalm; you corrode” (ch. 93, 281). Soon after, Babbalanja, the philosopher, essentially concurs with Yoomy, telling Mohi that “what are vulgarly called fictions are as much realities as the gross mattock of Dididi, the digger of trenches” (ch. 93, 283). And the narrator emphasizes the close relationship between what may seem unbelievable (like a romance) and truth, in his introduction to Samoa’s amazing story of the at least partially successful surgical operation involving the replacement of part of an injured man’s brains with part of those of pig: “A thing incredible is about to be related; but a thing may be incredible and still be true; sometimes it is incredible because it is true” (ch. 97, 296). In fact, Melville’s project of writing a romance was inspired to a large extent by the more profound truthfulness he believed could be expressed in that genre.
 
The romance, still a respected form of expression fifty years after the comments made by Brown, was seen by many of the cultural nationalists of the antebellum period as an ideal vehicle for the literary works of the new American republic, a genre which was particularly well adapted to allow for a grand, imaginative representation of the soul of the large and vibrant new country. As John P. McWilliams, Jr. states, “To create some kind of heroic song for the New World remained a pressing cultural need from the time the Republic was formed until the time it was severed” (1), and while this song was often, especially in the early years of the United States, envisioned as an epic poem[vii], the romance, with its poetic nature and sometimes sprawling structure was also seen as a form well-suited to the country’s needs. Indeed, as Hyland Packard notes, Duyckinck, along with his friend Cornelius Mathews, “taught Melville that American literary greatness would come from ‘originality’ rather than realism in the Dickens manner” (246). And the nationalistic Young America movement
 
emphasized the epic, the overstated, and a symbolism that was part of a national attitude. This attitude, which might be called the Niagara Effect, made the magnitude of American natural phenomena into a rationale for the achievements of an independent and even superior American culture. . . . In the Duyckinck-Mathews circle scale and hyperbole were literary value and method in the 1840’s. Hyperbole would create the symbol which would express the large truth in the big, new fiction (Packard 247).
 
Mardi was Melville’s first major attempt to follow that national model.
 
This intimate link between romance and Americanness, it should be noted, has been highlighted by modern critics, perhaps most notably by Richard Chase. For Chase, the romance is a defining feature of fiction of the United States. As he states, “since the earliest days the American novel, in its most original and characteristic form, has worked out its destiny and defined itself by incorporating an element of romance” (viii). Chase sees what he calls the “American romance-novel” as embodying “freer, more daring, more brilliant fiction that contrasts with the solid moral inclusiveness and massive equability of the English novel” (viii). If Chase may have been overstating his case in an effort to highlight the differences between American and British literature[viii], his essential point, it seems to me, remains valid. And Melville’s choice to write a romance, thus, is a fairly clear attempt to use what he saw as a distinctively American genre in the service of both his attempt to write a great narrative for his country and his quest for truth.
 
 
II. The Imperial Narrator
 
The narrator of Mardi, who is at first unnamed and then later assumes the identity of the demi-god Taji, has an imperialistic aspect to his nature, which, I would argue, is closely linked to the contemporary spirit of Manifest Destiny and the historical realities of American territorial expansionism of the mid-nineteenth century. I do not see Melville as offering an apology for such a stance, far from it, but that the narrator can be seen as an avatar of aggressive imperialism, exemplified most dramatically at the time by the Mexican War, seems to me quite clear. In fact, the narrator of Mardi represents an expression of the exuberant spirit of Manifest Destiny and, at the same time, an implicit criticism of that nationalistic sentiment. The ambiguous attitude on Melville’s part, in relation to the Mexican War, specifically, and the spirit of Manifest Destiny, more generally, is suggested in a letter he wrote to his brother Gansevoort on 29 May 1846, shortly after America’s declaration of war against Mexico. While the letter is clearly playful, and was intended, as Lynn Horth points out, “to distract Melville’s ailing brother” (39)[ix], it seems to both criticize the exaggerated rhetoric and mindless enthusiasm generated by the war and, at the same time, get caught up in those very emotions. Melville begins his banter about the conflict thus:
 
People here are all in a state of delirium about the Mexican War. A military arder [sic] pervades all ranks—Militia Colonels wax red in their coat facings—and ’prentice boys are running off to the wars by scores.—Nothing is talked of but the “Halls of the Montezumas” And to hear folks prate about those purely fictive apartments one would suppose that they were another Versailles where our democratic rabble meant to “make a night of it” ere long (Correspondence 40).
 
 
The mocking tone here, including the mention of “our democratic rabble,” seems clear enough. Melville presents the war spirit as an example of a sort of mass frenzy that in no way reflects well on the United States. But immediately after this passage, he seems to contradict that view:
 
But seriously something great is impending. The Mexican War (tho’ our troops have behaved right well) is nothing of itself—but “a little spark kindleth a great fire” as the well known author of the Proverbs very justly remarks—and who knows what all this may lead to—Will it breed a rupture with England? Or any other great powers?—Prithee, are there any notable battles in store—any Yankee Waterloos?—Or think once of a mighty Yankee fleet coming to the war shock in the middle of the Atlantic with an English one.—Lord, the day is at hand, when we will be able to talk of our killed & wounded like some of the old Eastern conquerors reckoning them up by thousands;—when the Battle of Monmouth will be thought child’s play—& canes made out of the Constitution’s timbers be thought no more of than bamboos (Correspondence 41).
 
Indeed, even if there is still a sardonic tone in this part of the letter, it also betrays a certain attraction to the excitement of the events of the day. And the same sort of ambivalence can be seen, for example, in the words of the mysterious scroll in Chapter 161 of Mardi, which offers a lengthy description and critique of the United States under the thinly veiled allegorical representation of Vivenza. The scroll declares to the inhabitants of the island:
 
though unlike King Bello of Dominora [the allegorical name for England], your great chieftain, sovereign-kings! may not declare war of himself; nevertheless, he has done a still more imperial thing:—gone to war without declaring intentions. You yourselves were precipitated upon a neighboring nation, ere you knew your spears were in your hands (528).
 
 
This clear indictment of the Mexican War is immediately followed by what seems to be sincere praise for America: “But, as in stars you have written it on the welkin, sovereign-kings! You are a great and glorious people. And verily, yours is the best and happiest land under the sun” (528). As Hershel Parker notes, both “Herman and Gansevoort took American expansion as inevitable, however ironical Herman would treat the subject” (391). And Manifest Destiny, Parker adds, was a political vision that that proved “alluring” to Gansevoort and “was not without a strong appeal for Herman” (535).
 
The narrator of Mardi, as already stated, seems imbued with the aggressive spirit of Manifest Destiny. There are numerous examples of this attitude. The narrator, to start with, is consistently focused on looking and moving westward, just as were American proponents of expansionism. Near the beginning of the book, when he dreams of abandoning the Arcturion, the narrator invests the west with an alluring poetic splendor:
 
Where we then were was perhaps the most unfrequented and least known portion of these seas. Westward, however, lay numerous groups of islands, loosely laid down upon the charts, and invested with all the charms of dream-land. . . . In the distance what visions were spread! The entire western horizon high piled with gold and crimson clouds; airy arches, domes, and minarets; as if the yellow, Moorish sun were setting behind some vast Alhambra” (ch. 1, 7-8).
 
 
From that point on, the whole movement of the narrative is towards the west. For example, the narrator muses just a short time later that “due west, though distant a thousand miles, stretched north and south an almost endless Archipelago, here and there inhabited, but little known” (ch. 3, 11)—and that is the world he hopes to discover. That this movement west seems almost to be an end in and of itself is suggested, in fact, by the narrator’s somewhat strange formulation that he and Jarl needed to leave the Arcturion as soon as possible since its course was carrying them away from the most desirable parallel, not for their route westward, but for their “route to the westward” (ch. 4, 17). Later, having encountered the Parki, itself already “steering a nearly westerly course” (ch. 19, 57), the narrator continues to push on in his “westward progress” (ch. 34, 108). The meeting with Yillah changes nothing: “our destination was still the islands to the westward” (ch. 46, 144). And having met up with King Media and his three companions, Mohi, Babbalanja and Yoomy, they set off to visit Mardi, with no compass direction being indicated, but the next time one is made explicit, when they are off the shores of Porpheero, the reader finds Media crying out, “westward be our course” (ch. 153, 499). The whole obsession with westward movement is finally summed up in a paean declaimed by the narrator, which begins,
 
West, West! West, West! Whitherward point Hope and prophet-fingers; whitherward, at sun-set, kneel all worshipers of fire; whitherward in mid-ocean, the great whales turn to die; whitherward face all the Moslem dead in Persia; whitherward lie Heaven and Hell!—West, West: Whitherward mankind and empires—flocks, caravans, armies, navies; worlds, suns, and stars all wend!—West, West! (ch. 168, 551).
 
 
Again, like the enthusiasts of Manifest Destiny, the narrator seems to see the “West” as the embodiment of all his dreams.
 
A clear aggressiveness and an assumed position of superiority on the part of the narrator, however, also seem to express the spirit of expansionism. When he and Jarl board the Parki, for example, the narrator decides to withhold information concerning their past from Samoa, “fancying that if disclosed, it would lessen his deference for us, as men superior to himself” (ch. 28, 90). This thought leads directly to the narrator’s decision to take on the “air of a master,” which, he notes, “was not lost upon the rude Islander [Samoa]” (ch. 28, 90). Not long after, the narrator notes his “being anxious, at once to assume the unquestioned supremacy” (ch. 29, 96), which he executes forthwith, blithely summarizing, “Our course determined, and the command of the vessel tacitly yielded up to myself, the next thing done was to put every thing in order” (ch. 29, 97). And this taking over of control leaves him with a feeling of “no little importance” (ch. 29, 97). Once the narrator assumes the role of the demi-god Taji, as Patricia Chaffe points out, he “rarely speaks except to declare a decision already made” (81).
 
The whole scene involving the saving—or kidnapping, one might say—of Yillah is also aggressive. Before the narrator has any information at all about her or the islanders escorting her, he directs “the muskets to be loaded” (ch. 39, 127) and mentions in passing that he “looked like an Emir” (ch. 39, 127). The narrator quickly resolves to “accomplish the deliverance of the maiden” (ch. 41, 131), and in the process he ends up killing Aleema, the priest under whose protection Yillah was being transported, noting that, in addition, “some of the natives were wounded in the fray” (ch. 41, 133).[x] The point of all of this aggression, it becomes clear, is to take possession of Yillah, and the narrator is soon able to declare, “Sweet Yillah was mine!” (ch. 45, 143).
 
Arriving in Mardi, the narrator also assumes a threatening pose, explaining, “I crossed my cutlass on my chest,” “reposing my hand on the hilt” (ch. 54, 165). He then announces himself as Taji and asserts that he has come “because it pleases him to come” and that “Taji will depart when it suits him” (ch. 54, 166). The intruder, in true imperial fashion, will do exactly what he wants to do. This general attitude on the part of the narrator, in fact, continues unabated. In Chapter 84, he casually mentions that “If ever Taji joins a club, be it a Beef-Steak Club of Kings!” (259), monarchs being the only ones fit, apparently, to sit as his peers. And in the very last chapter of the book, just a few lines from the end, the narrator, ignoring the pleas of his companions to give up his search for Yillah, cries out, “Now, I am my own soul’s emperor; and my first act is abdication!” (ch. 195, 654). Just what exactly is meant by these words is unclear[xi], but the narrator, in any case, seems, at this point, to have given himself a promotion from demi-god to God tout court, and the declaration as a whole suggests the assumption of an ultimate imperialistic power that knows no limits and recognizes no master.
 
In the context of this study, however, I would also like to highlight the close link between the narrator’s imperialistic stance and the search for truth. Indeed, the narrator’s attitude towards truth parallels his attitude towards the world; he wants to possess it and, if possible, it seems, to possess all of it. As Wai-chee Dimock points out, “the spatial appetites of Truth make the author an ‘imperial’ self almost by necessity—imperial, not only because he writes freely, in sovereign autonomy, but also because he writes appropriatively, like an empire” (8). And this propensity in Mardi manifests itself in various ways. One recurring trait of the narrator’s is to take over the stories of others, putting them into his own words rather than letting them tell their own tales. Through such actions, he appropriates their experiences and the knowledge and insights gained through those experiences. The first clear instance of this behavior is when he tells Samoa’s story of the Parki. The narrator introduces it thus: “Now: this story of his was related in the mixed phraseology of a Polynesian sailor. With a few random reflections, in substance, it will be found in the six following chapters” (ch. 21, 67). Indeed, the alterations the narrator admits having made, his addition of “a few random reflections” and his confession that the story is Samoa’s, “in substance,” indicate not only that his changes may be significant, but also that he has clearly sought to appropriate Samoa’s experiences in order to draw his own conclusions from them, in order to use them in his own quest for truth. The narrator employs a similar strategy with Yillah. Having rescued her from Aleema, he is “all eagerness to hear her history” (ch. 43, 137). But it’s not exactly Yillah’s story that the reader is given. The narrator states that her “disclosures” “are here presented in the form in which they were afterward more fully narrated” (ch. 43, 137). It appears that what is to follow will be a faithful version of Yillah’s story, but soon after the narrator uses phraseology indicating that he has, here too, appropriated her account and made undefined changes in it: “Though clothed in language of my own, the maiden’s story is in substance the same as she related” (ch. 44, 139). And, in this case, the narrator’s attempt to make the story his own goes much further than it does with Samoa since, having heard her account of her past, he then invents his own version, which he tries to convince her is her “real” story—and it is immediately after having thus fashioned his own view of the “truth” that he announces, as already noted, “Sweet Yillah was mine!” (ch. 45, 143). Total possession comes only once the narrator gains Yillah not only physically, but intellectually, taking over her very essence.
 
Other examples of the imperialistic narrator appropriating the stories, and thus the experiences and knowledge, of other characters include the history of the “curious Peepi.” In the telling of this story, the narrator claims to be offering the words of Mohi: “the chronicler gave us the following account; for all of which he alone is responsible” (ch. 67, 202). Mohi may be alone “responsible” for the account, but it is nonetheless told in the narrator’s words. And when Samoa relates the story of the miraculous brain operation, the narrator, as Taji, declares, “But let not the truth be postponed. To the stand, Samoa, and through your interpreter, speak” (ch. 98, 298). The narrator thus appropriates a “truth” through interpreting for, and thus speaking for, Samoa. And the narrator later, several times, takes over accounts offered by Mohi (“And straightway Braid-Beard proceeded with a narration, in substance as follows” [ch. 110, 341]; “Called upon to reveal what his chronicles said on this theme, Braid-Beard complied; at great length narrating, what now follows condensed” [ch 113, 348]; “‘Now, to what purpose that anecdote?’ demanded Babbalanja of Mohi, who in substance related it” [ch. 114, 352]).
 
These appropriations of various stories and accounts along with their links to truth are, from one point of view, just the tip of the iceberg, one of the less dramatic ways, in fact, that acts of imperialistic possession are employed in the narrator’s quest for truth. The narrator also uses more frontal attacks and more sweeping seizures in his appropriation of knowledge, all of which occur, not surprisingly, after he assumes the role of the demi-god Taji. In chapter 75, for instance, which highlights the fact that great undertakings take time, the narrator offers a list of examples that seems like it’s never going to end. With the narrator having already provided quite a few illustrations of his point, the chapter’s fifth paragraph begins thus:
 
But let us back from fire to stone. No fine firm fabric ever yet grew like a gourd. Nero’s House of Gold was not raised in a day; nor the Mexican House of the Sun; nor the Alhambra; nor the Escurial; nor Titus’s Amphitheater; nor the Illinois Mounds; nor Diana’s great columns at Ephesus; nor Pompey’s proud Pillar; nor the Parthenon; nor the Altar of Belus; nor Stonehenge; nor Solomon’s Temple; nor Tadmor’s towers; nor Susa’s bastions; nor Persopolis’s pediments (229).
 
 
And the narrator is still just warming up. After these fifteen examples, the paragraph goes on to list twenty more cases supporting the contention that great creations do not come into being overnight, and it ends with the two extended examples of man and the universe itself. Indeed, in an attempt to define this truth, the narrator seems to want to list, and at the same time possess, every case. And the fact that he ends with the cosmos, in which “day by day new planets are being added to elder-born Saturns” (229-230), only emphasizes the imperialistic dimension of his search for truth, which includes, it seems, a desire to possess not just the truths of the whole world, but those of the entire universe.
 
A similar attitude can be seen in Chapter 97, entitled “Faith and Knowledge,” which serves as an introduction to the anecdote, already referred to, of Samoa’s apparently miraculous brain operation. This brief chapter highlights the fact that knowledge requires faith and that without faith knowledge falls apart. While from one point of view this potential weakness of knowledge seems obvious and unavoidable, the narrator implicitly claims, personally, to have avoided that pitfall. He asserts that his knowledge does not, in fact, rely on faith since, with a sort of imperialistic omnipresence, he has gained it all firsthand and thus possesses it in a way that others cannot. He asserts:
 
I was at the subsiding of the Deluge, and helped swab the ground, and build the first house. With the Israelites, I fainted in the wilderness; was in court, when Solomon outdid all the judges before him. I, it was, who suppressed the lost work of Manetho, on the Egyptian theology, as containing mysteries not to be revealed to posterity, and things at war with the canonical scriptures; I, who originated the conspiracy against that purple murderer, Domitian; I, who in the senate moved, that great and good Aurelian be emperor. I instigated the abdication of Diolectian, and Charles the Fifth; I touched Isabella’s heart, that she hearkened to Columbus (297).
 
Here again, the narrator’s desire for knowledge is expressed through a imperialistic thirst to possess, in this case, the whole history of mankind, thus driving him not only to annex the world, so to speak, both spatially and temporally. In fact, his quest here goes beyond possession to identification. He seems to want not just to have all knowledge but to become all knowledge. And the same sort of melding process is also suggested in Chapter 119, “Dreams.” Here, once again, there is close identification between the narrator and the world: “beneath me, at the Equator, the earth pulses and beats like a warrior’s heart; till I know not, whether it be not myself” (367). The imperialistic possession seems complete: “I walk a world that is mine; and enter many nations, as Mungo Park rested in African cots; I am served like Bajazet: Bacchus my butler, Virgil my minstrel, Philip Sidney my page” (368). And if the narrator’s embodiment of the universe itself does not, in fact, allow him to possess truth itself, it gets him as close as he can be: “with all the past and present pouring in me, I roll down my billow from afar. Yet not I, but another: God is my Lord; and though many satellites revolve around me, I and all mine revolve round the great central Truth, sun-like, fixed and luminous forever in the foundationless firmament” (368). Finally, in Chapter 169, “Sailing On,” the narrator, in a passage already referred to, in part, makes a direct parallel between the imperialistic voyages of discovery of Columbus and Balboa and his own search for truth: “But this new world here sought, is stranger far than his, who stretched his vans form Palos. It is the world of the mind; wherein the wanderer may gaze round, with more of wonder than Balboa’s band roving through the golden Aztec glades” (557).
 
 
III. Truth and Fragmentation
 
A third and final dimension of Mardi that can be seen as being rooted in its mid-nineteenth-century American context as well as intimately linked to the quest for truth is its fragmentation, which not only characterizes the structure of the book, but develops into a pervasive theme. First of all, the 195 chapters, many of which are little more than a page or two in length, slice up the ostensible “story” into a multitude of discrete messages whose connection to each other is often tenuous. Mardi, like many of Melville’s works, though to a greater extent than some of them, is a collection of pieces, often seeming more like a string of separate sketches and essays whose main link is sometimes simply the fact that they follow each other in successive chapters. Clearly the travel narrative aspect of the work, which Melville never completely abandoned, lends itself to this structure, as does the “geography” of Mardi, which comprises an extensive series of islands. As Philippe Jaworski points out, Mardi presents a voyage of discovery of a world laid out in an archipelago, and it does so through a discourse also in the form of an archipelago. That representation, he notes, is, appropriately enough, discontinuous, non-dialectical, globalizing and fragmented, forming a chain of complementary and contradictory propositions (65)[xii]. Indeed, once the narrator meets King Media and sets off with him and their three companions, the narrative essentially becomes a tale of island hopping, with each new destination offering the occasion to discourse on a different topic. This structural and thematic fragmentation can be seen as having a parallel in the multiple voices incorporated into that of the narrator, already discussed, but also, at the same time, in the three characters Mohi, Babbalanja and Yoomy. As Jaworski also points out, this group offers a triple perspective on human knowledge as chronicle, speculation and song; or as history, morals (or ethics) and imagination; or, from the point of view of modes of truth seeking, as facts, backed up by memory, as argument, based on the exercise of reason and as poetry, which bears witness to the power of dreams (64)[xiii]. And even these three voices, I would add, are themselves fragmented since the characters often, in various ways, express the words or opinions of others. Mohi, described as “the Teller of Legends” (ch. 66, 200) and “the keeper of chronicles” (ch. 67, 202), for example, often quotes, or at least paraphrases, his historical sources; Babbalanja, for his part, frequently cites various authorities, notably the writer Bardianna, and is, from time to time, possessed by his devil, Azzageddi, who speaks through the philosopher; finally, Yoomy sings songs and recites poems written by others.
 
This multidimensional fragmentation becomes a recurring theme in Mardi, manifesting itself in various ways throughout the book. The very first island that the narrator and his companions visit after sailing off from King Media’s home of Odo, for example, is Valapee, ruled over by the boy monarch, Peepi. His reign is anything but serene as Peepi “was supposed to have inherited the valiant spirits of some twenty heroes, sages, simpletons, and demi-gods, previously lodged in his sire” (ch. 67, 202). His very psyche, thus, is an image of fragmentation and unpredictability. Much later, when Babbalanja is discoursing on the great work of Lombardo, the “Koztanza,” clearly meant as a self-reflexive reference to Mardi itself, King Abrazza protests that “the Koztanza lacks cohesion; it is wild, unconnected, all episode.” To this charge, Babbalanja replies: “And so is Mardi itself:—nothing but episodes” (ch. 180, 597). Finally, the intimate link between the fragmented world that is Mardi and the fragmented structure and themes of Mardi, Melville’s book, are highlighted near the end of the work when the narrator reflects that, “As if Mardi were a poem, and every island a canto, the shore now in sight was called Flozella-a-Nina, or The-Last-Verse-of-the-Song” (ch. 191, 642).
 
This fragmentation, however, is also linked to mid-nineteenth century America. It is reflected, for example, in the federal structure of the American government, which allows each state to retain a good portion of its sovereignty (the independence of the individual states was stronger, it should be recalled, during the antebellum period than it was later; southern demands for the respect of states’ rights, as is well known, almost led to the dissolution of the Union)[xiv]. Indeed, when the narrator and his companions visit Vivenza, the allegorical representation of the United States, Media, highlighting what he sees as the fragmentation of the society they are visiting, asks, “How comes it, that with so many things to divide them, the valley-tribes still keep their mystic league intact.” Babbalanja responds with the somewhat, but only somewhat, strained comparison between the unity of the inhabitants of Vivenza and “the mysterious federation subsisting among the mollusca of the Tunicata order” (ch. 163, 536). The mollusca, in fact, are a perfect image of antebellum American federalism:
 
They live in a compound structure; but though connected by membranous canals, freely communicating throughout the league—each member has a heart and stomach of its own; provides and digests its own dinners; and grins and bears its own gripes, without imparting the same to its neighbors. But if a prowling shark touches one member, it ruffles all. Precisely thus now with Vivenza. In that confederacy, there are as many consciences as tribes; hence, if one member on its own behalf, assumes aught afterwards repudiated, the sin rests on itself alone; is not participated (ch. 163, 537).
 
 
The link between the fragmentation frequent in the writings of Melville and the American essence as characterized by a similar sort of modular spirit has been highlighted by Gilles Deleuze. He observes, first of all, that the literature of the United States is one that tells the story of a “universal” people composed of emigrants from many different countries, an observation which is linked to his concept of “minor literature,” one written by a “minority” group in the language of a generally larger, dominant population (14)[xv]. But Deleuze goes further and asserts that American’s fragmented origins and the diversity of its composition make its writings a “minor literature” “par excellence.” Because the United States (the concept of multiplicity, I would point out, being inscribed in its very name) is, as Whitman declared, “a teeming nation of nations” (5), the fragmented nature of America’s literature is profoundly linked to its essence (76)[xvi]. Finally, for Deleuze, the specificity of the fragmentation of American literature all comes together, to a large extent, in Melville, and it all comes together specifically in relation to the search for truth. A sort of American patchwork design, Deleuze states, becomes the “law” of the works of Melville (99), and with that “law” Melville sketches the outlines that lead to American pragmatism (a philosophy, I would note, that eschews a totalizing vision or logical consistency), itself continuing in the path laid out by nineteenth-century Transcendentalism. And that outline, of course, is necessarily fragmentary, not, as Deleuze states, like the pieces of a puzzle that together form a seamless whole, but more like undressed stones making up a wall with no mortar in which each part is independent and yet necessary to the overall structure (110)[xvii].
 
As James Jubak notes, “Truth is attainable only through a collation of diverse viewpoints, and the later parts of Mardi illustrate that belief” (131). For Jubak, “Each individual perspective is inadequate and no one individual guide can present the whole truth. Like the geography of Mardi, in which each island is at once a complete entity and a part of a larger whole, the visions of individuals present complete impressions that are yet only parts of whole truth” (131-132). Indeed, examples of the link between what I am suggesting is a very American fragmentation and the quest for truth are frequent in Mardi. When, for instance, the two emissaries of Donjalolo, the ruler of the island of Juam who is forbidden by a sacred declaration to leave his own realm, return with their findings about the island of Rafona, they disagree about almost everything. Having hoped for reliable information about the outside world, Donjalolo becomes enraged:
 
“What!” he exclaimed, “will ye contradict each other before our very face? Oh, Oro! how hard is truth to be come at by proxy! Fifty accounts have I had of Rafona; none of which wholly agreed; and here, these two varlets, sent expressly to behold and report, these two lying knaves, speak crookedly both” (ch. 82, 249).
 
As far as the quest for truth goes, however, that the two emissaries offer contradictory accounts and thus a fragmented picture of Rafona is precisely the point. No single report can contain all of the truth, and, as Babbalanja soon makes clear, as far as Donjalolo’s envoys are concerned, “both are wrong, and both are right” (ch. 82, 250). Other examples include Babbalanja admitting that his most trusted and beloved author, Bardianna, at times contradicts himself (ch. 104, 318) or an exchange between Babbalanja and Mohi concerning Alma, the allegorical representation of Christ, in which it becomes apparent that he seems, at certain times, to have dissuaded his followers from making pilgrimages to the summit of the “Tall Peak of Ofo” and, at other times, to have encouraged them to do so (ch. 105, 323-324). An extended version of this lesson is offered in Chapter 115 in the story of the nine blind men who attempt to find the original trunk of a centuries-old banyan (or banian) tree (355-357). A variation on the classic Indian parable of the blind men and the elephant, here the men are unable to agree on which is the original trunk of the many-trunked banyan, and the fact that they continually contradict each other is again the point. The truth is contained in the very fragmentation of their contradictory answers. These repeated instances of disconnected and often conflicting information that through its very lack of consistency thus approaches genuine truth is raised to an article of faith when Babbalanja, while philosophizing, is criticized by Media for being inconsistent. Babbalanja defends himself thus:
 
“And for that very reason, my lord, not inconsistent; for the sum of my inconsistencies makes up my consistency. And to be consistent to one’s self, is often to be inconsistent to Mardi. Common consistency implies unchangeableness; but much of the wisdom here below lives in a state of transition” (ch. 143, 459).
 
Truth, like the world, like the fragmented nation of immigrants or nation of nations that makes up America, like the mosaic federalism of the United States, is necessarily inconsistent.
 
* * * * *
 
To conclude, Melville’s decisions to adopt the genre of the romance, his development of a narrative voice with a strongly pronounced imperialistic strain and his use of a fundamentally fragmented structure and a patchwork of inconsistent points of view in his third work, Mardi: and A Voyage Thither, were all significant aesthetic choices that were no doubt the product of a variety of motivations, both conscious and intuitive. What I have tried to demonstrate here is that all of these aspects, whatever their other various sources and functions, are also fundamentally products of the specific context of the United States of the 1840s as well as being intimately linked to the book’s central concern with verity, announced in the preface. In Mardi, Melville not only made a dramatic, if flawed, debut in the world of literary creation, but he also created and acted out a very American quest for truth.
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X
 
 
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Notes
 
[i] The English edition of Melville’s book came out in March; the American edition was published in April.
[ii] Though long conjectured to have been written on 1 June 1851, Hershel Parker has redated this letter to early May of that year (Parker 841).
[iii] In order to facilitate the location of quotations from Mardi that appear in this article for readers using other editions, chapter numbers (when they do not appear in the body of the text), followed by page numbers from the standard Northwestern-Newberry edition, will be indicated parenthetically.
[iv] The essay, published in the 17 August and 24 August 1850 issues of the New York Literary World, a weekly journal edited at the time by Evert A. Duyckinck and his brother George, is ostensibly a review of Nathaniel Hawthorne’s Mosses from an Old Manse, a collection of tales and sketches first published in 1846. While Melville does offer some insightful comments on Hawthorne’s work, much of the essay is devoted to a nationalistic consideration of the present state of American literature.
[v] The image here of the doe echoes a similar one of a hind in Chapter 119 of Mardi, which deals self-reflexively with, among other themes, the book’s focus on truth. The narrator, having noted that, “though many satellites revolve around me, I and all mine revolve round the great central Truth, sun-like, fixed and luminous forever in the foundationless firmament” ( 368), ends the chapter with the remark that, “The fever runs through me like lava; my hot brain burns like a coal; and like many a monarch, I am less to be envied, than the veriest hind in the land” (368).
[vi] John F. Guido notes that while other reasons may have been involved, in its decision to reject Mardi,“perhaps the deciding factor was the House of Murray’s aversion to poetry and to fiction” (363).
[vii] Among the earliest, and relatively unsuccessful, attempts were Joel Barlow’s Vision of Columbus (1787) and his more ambitious The Columbiad (1807). Just two years before the publication of Mardi, however, in his review of Henry Wadsworth Longfellow’s long narrative poem, Evangeline: A Tale of Acadie, John Greenleaf Whittier declared: “Eureka! Here, then, we have it at last,—an American poem, with the lack of which British reviewers have so long reproached us. . . . the author has succeeded in presenting a series of exquisite pictures of the striking and peculiar features of life and nature in the New World” (365).
[viii] Agnieszka Soltysik Monnet, for example, suggests that the characterization of American fiction by modern critics like Chase as having a strong element of romance was in part an attempt “to insist that American literature was very different from the British” and in part an aversion to labeling American literature “gothic,” “because, first of all, this term was too closely linked to British literature, and second, it sounded too much like the airport novels for women which happened to also be called ‘gothic romances’ in the 50s and 60s” (6). While this comment does bring an important corrective to Chase’s use of the term romance, in the case of Mardi that label, used by Melville himself, does seem appropriate. Furthermore, a gothic element, though important in many other American writings described as romances (including, as Soltysik Monnet points out, Melville’s Pierre; or, The Ambiguities) is virtually absent from Mardi.
[ix] Gansevoort had been serving in London as secretary of the American legation, a political plum he had received for his tireless support of successful presidential candidate James K. Polk. Though Melville knew Gansevoort was ill when his wrote this letter, he was unaware that his brother had, in fact, already died.
[x] The narrator’s intervention can, of course, be seen as justified, since he learns that Yillah “was being borne an offering from the island of Amma to the gods of Tedaidee” (ch. 41, 131). However, without embracing an unquestioning doctrine of cultural relativism, this interference can be seen as smacking of western moralistic disapproval of and interference in native customs.
[xi] Tyrus Hillway suggests that “here ‘abdication’ is difficult to account for if it refers to something other than suicide” (207), and James Miller states that “In asserting rule over his own soul, he [the narrator] usurps the function of God” (413). Harold Beaver interprets the declaration thus: “With final bravado, he [the narrator] cries: ‘Now, I am my own soul’s emperor; and my first act is abdication!’ That must imply a symbolic suicide on launching into the endless sea, which is the precise point where Moby-Dick begins” (32).
[xii] “Dans Mardi, le voyage de découverte du Monde en archipel se déploie comme un discours en archipel : c’est une représentation critique de caractère discontinu, non dialectique, globalisant et parcellaire, un enchaînement de propositions à la fois complémentaires et contradictoires” (Jaworski 65).
[xiii] “On voit que ce trio de pèlerins (nous en excluons le roi Media, dont le rôle se réduit à susciter commentaires et éclaircissements) maîtrise une triple perspective du savoir humain : la chronique, la spéculation, le chant (CLV, 464), ou encore l’Histoire, la Morale et l’Imagination, ou encore trois formes ou trois modes de la vérité : celle du fait, garantie par la mémoire ; celle de l’argument, qui s’assure de l’exercice de la raison ; celle du poème, qui témoigne des pouvoirs du rêve” (Jaworski 64). One could note, however, that, as Wai-chee Dimock points out, the differentiation among these voices is actually not as distinct as all that. Indeed, the narrator’s imperialistic nature, which I discussed in the second section, does tend to take over the other characters’ voices. As Dimock states, “speech in Mardi is primarily something the author owns, and—ownership being exclusive—speech here also tends to be monotonous. Instead of a rich array of tones and accents, styles and vocabularies (as we might expect for a novel the bulk of which is conversation), Mardi presents us with an uncanny uniformity of speech. . . . Mardi’s monotony is the logical consequence, I think, of its commitment to proprietorship” (69). While I would agree with Dimock’s suggestion, I do not think that the narrator’s tendency to appropriate other voices totally negates the fragmentary vision suggested by the multiple points of view offered, most significantly, by Mohi, Babbalanja and Yoomy.
[xiv] One of the major threats of disunion in the period preceding the Civil War itself is alluded to in Mardi in the reference to Nulli (see ch. 162), an allegorical representation of John Calhoun, the ardent states’ rights advocate who helped precipitate the nullification crisis of 1832-1833, in which South Carolina refused to recognize federal authority.
[xv] “La littérature américaine a ce pouvoir exceptionnel de produire des écrivains qui peuvent raconter leurs propres souvenirs, mais comme ceux d’un peuple universel composé par les émigrés de tous les pays” (Deleuze 14). In the case of the United States in the mid-nineteenth century, the dominant group whose language American authors had no choice but to use was represented, obviously enough, by the English.
[xvi] Deleuze writes, “La littérature américaine n’est-elle pas mineure pas excellence, en tant que l’Amérique prétend fédérer les minorités les plus diverses, ‘Nation fourmillante de nations’ ? L’Amérique recueille des extraits, présente des échantillons de tous les âges, toutes les terres et toutes les nations” (76).
[xvii] “Contemporain du transcendentalisme américain (Emerson, Thoreau), Melville dessine déjà les traits du pragmatisme qui va le prolonger. C’est d’abord l’affirmation d’un mode en processus, en archipel. Non pas même un puzzle, dont les pièces en s’adaptant reconstitueraient un tout, mais plutôt comme un mur de pierres libres, non cimentées, où chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres” (Deleuze 110).



Bouvard et Pécuchet : le monde comme représentation ?

Dans sa période romantique, le jeune Flaubert s’enthousiasmait pour le pouvoir de l’écriture : « Écrire, oh écrire, c’est s’emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus et le résumer dans un livre ; c’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser débout sur son piédestal, et y rester toujours »[1]. Dans les années 1837-1839, inspiré par Goethe et Byron, il écrit une série de textes qui constituent une sorte de cycle philosophique : Rêve d’enfer (1837), Agonies (1838), La danse des morts (1838), Ivre et mort (1838), Smar (1839). Il y aborde des questions métaphysiques, le sens de la vie et la place du mal, l’inexistence de Dieu, le néant. Cependant, Mémoires d’un fou (1838), Smar et Novembre (1842) évoquent la difficulté de penser avec originalité : tout semble déjà dit ou la représentation ne parvient pas à saisir l’infini du monde[2]. Mais, dans la même période, Flaubert lit aussi Rabelais et Montaigne ainsi que Sade, pour lesquels il gardera toujours une grande admiration. De Rabelais il écrit que son œuvre épique a une puissance de démolition égale à celle de Luther et qu’il a fait du grotesque une statue « éternelle comme le monde » : « Ce qui existait lui faisait pitié, et, pour employer une expression triviale, le monde était farce. Et il l’a tourné en farce. »[3] Et, il écrit à son ami Ernest Chevalier, le 13 septembre 1838 : « […] je n’estime profondément que deux hommes, Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un homme ainsi placé devant le monde ! » Montaigne – l’écrivain sceptique – l’enchante tout autant : « je me récrée à lire le sieur de Montaigne dont je suis plein ; c’est là mon homme. »[4] Et c’est Montaigne qu’il lit en 1846 tandis qu’il veille le cadavre de sa sœur[5]. Mais pour le jeune homme qui veut penser la lecture de Rabelais et de Montaigne, ce n’est pas sans risque : « Le Peut-être de Rabelais et le Que say-je de Montaigne, tous deux sont si vastes qu’on s’y perd […]. »[6]
 
Il faut attendre les années 1845-1846 pour que la lecture de Rabelais, de Montaigne et de Sade – qui fournit de « brillants aperçus sur la philosophie de l’histoire »[7] – l’emporte sur l’attrait du romantisme et le goût des vérités philosophiques. Alors se multiplient les déclarations hostiles à l’immobilisme des certitudes, au fanatisme des « causes finales » : « La métaphysique vous met beaucoup d’âcreté dans le sang »[8]. Dans les années où il rédige Madame Bovary, premier roman qui confronte et met à égalité la foi et le désir de savoir, Flaubert s’insurge contre la confiance de l’homme en lui-même : il « saute par-delà les soleils, dévore l’espace et bêle après l’infini, comme dirait Montaigne », il cherche de nouveaux dogmes (comme l’infaillibilité du suffrage universel)[9]. Qu’elle suscite l’aspiration du jeune Flaubert, ou la méfiance de l’auteur de Madame Bovary, la pensée est au centre des interrogations et des œuvres flaubertiennes des années de jeunesse jusqu’à Bouvard et Pécuchet. Le doute est d’abord une tentation vertigineuse qui dérange le jeune écrivain en mal d’affirmation avant de devenir une véritable dynamique à l’œuvre dans la construction des récits. Madame Bovary, Salammbô, L’Éducation sentimentale sont structurés par le deux à deux des confrontations sans solution : sentiment contre matérialisme bourgeois, platitudes maritales contre médiocrités romanesques, savoir contre croyance, barbares contre civilisés, républicains contre conservateurs. Ce qui était une poétique dans les romans précédents est mis en abyme dans le dernier roman puisque le sujet principal est un dialogue de confrontation théorique. Les rares événements viennent alimenter le débat. Les doutes et divergences sont les péripéties majeures d’un récit qui subvertit ou évacue le romanesque et réduit la part des événements : les faits politiques (1848 et 1851) et les amours avortés ne viennent qu’alimenter un peu plus le débat sur l’impossibilité de savoir et l’inutilité des livres pour comprendre un monde qui résiste et se rebelle contre l’effort des hommes. Le pyrrhonisme de Montaigne serait-il alors le dernier mot, la conclusion de Flaubert ? Pécuchet qui est atteint encore plus que Bouvard du fanatisme de la certitude préfèrerait le néant au doute. Et Flaubert note dans le Dictionnaire des idées reçues : « Doute. Pire que la négation ». Le doute qui fait si peur à Pécuchet serait-il une manière supérieure de philosopher ? Ne tombe-t-il pas plutôt dans la catégorie des idées reçues lorsque Bouvard déclare qu’il est le propre des grands esprits ? Si Flaubert n’en est pas à sa première utilisation de savoirs scientifiques dans ses œuvres, avec Bouvard et Pécuchet il met au point une poétique qui fait tourner les oppositions, le pour et le contre, dans un vertige des repères. Comment comprendre la poétique de ce roman sans point de vue supérieur ? Ne révèle-t-il pas malgré tout une manière de voir le monde ? On s’interrogera sur le passage du cognitif au poétique, de l’épistémologique au narratif, du philosophique au formel et à l’implicite.
 
 
Philosophies et Philosophie
 
 
Après sa période romantique (qui s’achève en 1842 avec Novembre), Flaubert se montre méfiant à l’égard des philosophies. Parfois, il valorise pourtant la philosophie et la science (au singulier) en tant que méthode et non en tant que théorie, alors que la métaphysique est compromise dans la recherche de ces « causes finales » auxquelles aspireront Bouvard et Pécuchet : « La recherche de la cause est antiphilosophique et antiscientifique, et les Religions en cela me déplaisent encore plus que les philosophies, puisqu’elles affirment la connaître… »[10]. Les philosophies cherchent la cause, les religions disent la connaître, Flaubert reprend là une opposition qui avait produit un épisode dans La Tentation de saint Antoine de 1849 : l’affrontement entre les allégories de la Science et de la Foi. Préparant son roman-testament, Flaubert constitue un dossier sur le livre de P. Janet, Les causes finales[11]. De nombreux folios de notes sur d’autres ouvrages comportent aussi des remarques sur l’idée de cause finale, souvent regroupées en rubrique. On voit sur ces fiches que la sélection de la matière documentaire est orientée par les besoins de la fiction. La recherche des causes – qu’elles soient finales et concernent le sens du monde, ou qu’elles soient locales et concernent l’interprétation de faits particuliers – est toujours l’objectif de Bouvard et Pécuchet : ils cherchent les « causes de la Révolution », la cause d’un incendie, la cause de l’explosion d’un alambic, « le moyen dans tous les cas morbides de distinguer la cause de ses effets » (130). Pour eux, la condition du savoir est la régularité des lois et l’existence d’une finalité : « Pas d’arrangement sans but ! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc, il y a des causes finales. » (302) Ils rabattent sur le fonctionnement du monde une téléologie religieuse et croient à un déterminisme matérialiste, à une relation de cause à effet infaillible : il y a de la finalité dans le monde comme pour d’autres de la Providence. Leur recherche de la cause ou des causes finales se caractérise par un rationalisme simplificateur qui n’admet pas le paradoxe et la complexité, qui n’admet pas non plus ce qui échappe à l’observation directe. D’où cette réaction devant les livres qui tiennent compte d’hypothèses paradoxales : « Peut-être ! – mais que penser d’un livre, où l’on prétend que la lumière a été créée avant le soleil, comme si le soleil n’était pas la seule cause de la lumière ! » (157). D’où aussi leur perplexité lorsque leur besoin d’une logique linéaire se heurte au fonctionnement du corps humain, à l’interdépendance des organes, à une forme de causalité qui opère en double sens : « La cause et l’effet s’embrouillent », répondait Vaucorbeil. » (130).
 
 
En plein XIXe siècle – l’histoire se déroule dans les années 1840 et 1850 – le positivisme de Bouvard et Pécuchet est entaché de mécanisme : épistémologiquement, il se rattache donc à une rationalité typique de la période classique qui avait affirmé contre le mystère religieux la possible réduction des phénomènes physiques à des lois régulières grâce au déterminisme de la relation de cause à effet. Cette conception de la causalité est déjà tout à fait dépassée dans bien des travaux scientifiques du XIXe siècle car la science fait alors entrer dans son champ d’étude l’invisible, l’infiniment petit, l’organisation du vivant, les interactions. Bien des scientifiques admettent la complexité du monde et parfois même un degré d’imprévisibilité (dans les lois sur l’hérédité par exemple) en reconnaissant qu’il est impossible de réduire la rationalité aux relations de la causalité déterministe. Mystère du monde, merveille de la vie sont les nouveaux lieux communs qui hantent le discours des scientifiques[12]. Bouvard et Pécuchet ne tiennent pas compte de ce changement parce que leur approche de la science est métaphysique. Ils trouvent dans le déterminisme mécaniste de l’époque de Descartes la garantie d’une remontée possible à l’origine (comme Descartes plaçait l’origine du mouvement en Dieu, le mécanisme s’accommodant très bien d’une foi religieuse), dont le caractère archaïquement religieux leur échappe.
 
Flaubert avait pointé le caractère métaphysique de la recherche des causes, et il attribue à ce travers les angoisses de sa correspondante, Mlle Leroyer de Chantepie : « Je crois que toutes vos douleurs morales viennent surtout de l’habitude où vous êtes de chercher la cause. Il faut tout accepter et se résigner à ne pas conclure. Remarquez que les sciences n’ont fait de progrès que du moment où elles ont mis de côté cette idée de cause. »[13] Il opposait au finalisme, la complexité d’un monde sans finalité évidente : « […] il n’y a que des faits et des ensembles dans l’Univers. »[14] Dans La Tentation de 1849, la Science et la Logique font partie des tentateurs diaboliques qui apparaissent dans les hallucinations du saint, et la première finit par se rapprocher curieusement de la seconde, brouillant la distinction entre le mal et le bien, la vérité et l’erreur. Dans Salammbô, Schahabarim réfléchit sur la « constitution du monde », « la nature des dieux » et il remonte toujours des effets aux causes avec le désir de saisir définitivement le principe créateur, et de conclure : « De la position du soleil au-dessus de la lune, il concluait à la prédominance du Baal »[15]. Mais cette appétence métaphysique qui mêle la physique et la religion égare Schahabarim : à la fin du roman, il rend un culte inhumain au soleil auquel il offre le cœur de Mâtho. Flaubert suggère l’intolérance et l’inhumanité que recèlent la quête de causalité et le désir de conclure. Il montre la violence des hommes religieux qui ont déterminé une fois pour toute le sens de l’existence et l’origine du monde, et en déduisent des prescriptions strictes, comme l’abbé Jeufroy, le curé maistrien de Bouvard et Pécuchet, lorsqu’il déclare : « L’homme étant corrompu naturellement il fallait le châtier pour l’améliorer. » (361).
 
La croyance en des causes finales révèle aussi un ridicule anthropomorphisme : « […] on croit un peu trop généralement que le soleil n’a d’autre but ici-bas que de faire pousser les choux »[16]. Il dénote une étroitesse de vue dont Flaubert relève des exemples divers dans ses notes pour Bouvard et Pécuchet, comme celui-ci que l’on trouve sur un folio consacré au livre du matérialiste d’Holbach, intitulé Le bon sens du curé J. Meslier suivi de son Testament : « à propos des Causes finales « un dévot admirait la Providence divine p. avoir sagement fait passer / des rivières par tous les endroits, où les hommes ont placé des gdes villes » [17]. « Il n’y a point de cause finale », telle est selon Victor Cousin[18] la position de Spinoza – qu’il critique – parce qu’il définit une substance éternelle qui a pour corollaire l’éternité du monde : il n’a pas pu être créé par Dieu ni par aucune cause extérieure, la question de l’origine et de la cause finale ne peut donc se poser. Lecteur admiratif de Spinoza, Flaubert adopte l’idée d’un monde éternel, infini, et incréé. Dans Bouvard et Pécuchet, il prête l’objection contre les causes finales à ses deux personnages :
 
 
– « Quel est le but de tout cela ? »
– « Peut-être qu’il n’y a pas de but ? »
 
 
Mais significativement, ils sont incapables de s’y tenir :
 
 
– « Cependant ! » et Pécuchet répéta deux ou trois fois « cependant » sans trouver rien de plus à dire.
– « N’importe ! je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait ! » (139).
 
 
À l’inverse, Flaubert pense l’infini du monde : « Le but, la cause ! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause, et à mesure que nous irions, elle se reculera indéfiniment, parce que notre horizon s’élargira. Plus les télescopes seront parfaits et plus les étoiles seront nombreuses »[19]. Pour sa part, il éprouve une sorte de volupté dans le vertige de l’infini : « […] je regarde une des petites étoiles de la Voie Lactée, je me dis que la Terre n’est pas plus grande que l’une de ces étincelles. Et moi qui gravite une minute sur cette étincelle, qui suis-je donc, que sommes-nous ? Ce sentiment de mon infirmité, de mon néant, me rassure. Il me semble être devenu un grain de poussière perdu dans l’espace, et pourtant je fais partie de cette grandeur illimitée qui m’enveloppe. Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant […] »[20]. Qu’il n’y ait pas de Dieu, et que la mort seule soit notre avenir ne change rien à ce sentiment de l’infini : « […] il se pourrait bien qu’il n’y eût rien du tout derrière le rideau noir. L’infini, d’ailleurs, submerge toutes nos conceptions et, du moment qu’il est, pourquoi y aurait-il un but à une chose aussi relative que nous ? »[21] Flaubert pense d’une part la relativité de l’homme et d’autre part l’historicité des choses humaines ainsi que la précarité de nos représentations, toutes relatives à un point de vue et à un moment donné. Le chapitre de Bouvard et Pécuchet sur l’histoire illustre bien ce relativisme historique : les historiens produisent des récits divergents et ne s’entendent ni sur l’interprétation des faits ni même parfois sur la véracité des événements relatés, la subjectivité et l’idéologie étant parfois à l’origine de déformations ou d’inventions légendaires, comme « la Loire rouge de sang depuis Saumur jusqu’à Nantes » à cause des massacres révolutionnaires (187).
 
 
Une fiction relativiste
 
 
Contrairement à ses personnages, Flaubert s’interroge moins sur la vérité que sur la production des savoirs et des représentations – perspective qui retiendra l’attention de Michel Foucault[22]. Bouvard et Pécuchet est un livre fait de livres dont la structure critique prend le contrepied du projet des personnages. C’est que Flaubert a l’idée que le temps ne produit aucun progrès mais des transformations qui affectent les représentations. Si cela donne de l’importance à l’histoire, celle-ci n’échappe pas à la représentation et à l’historicité, et Flaubert en vient à déclarer à propos de l’historiographie romaine, dont il est question dans Bouvard et Pécuchet : « L’histoire romaine est à refaire tous les vingt-cinq ans. »[23] Son relativisme est donc lié à un « sens historique » et un goût de la « critique ». En 1859, il se déclare favorable à une transformation dont il voit les prémisses chez certains penseurs de son temps, et il prêche à la dévote Mlle Leroyer de Chantepie une conversion à l’esprit scientifique tel qu’il l’entend et qui ne sera pas celui de Bouvard et Pécuchet : « Le sens historique est tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étudier les idées comme des faits, et à disséquer les croyances comme des organismes. Il y a toute une école qui travaille dans l’ombre et qui fera quelque chose, j’en suis sûr. Lisez-vous les beaux travaux de Renan ? Connaissez-vous les livres de Lanfrey, de Maury ? » [24].
 
Avec Bouvard et Pécuchet, le roman tel que l’avait conçu Balzac – étude du réel, de la société et de ses mœurs – change radicalement d’orientation. De roman en roman, Flaubert met au point une forme nouvelle dont son œuvre-testament est l’aboutissement. Cette forme rend compte d’une transformation épistémologique que Flaubert souligne lorsqu’il évoque le sens historique de son époque et imagine la possibilité d’une positivité pour les sciences de l’homme qui en manque encore trop : « Le matérialisme et le spiritualisme pèsent encore trop sur la science de l’homme pour que l’on étudie impartialement tous ces phénomènes. L’anatomie du coeur humain n’est pas encore faite. Comment voulez-vous qu’on le guérisse ? »[25]. Bien sûr on admet aujourd’hui la spécificité des sciences humaines par rapport aux sciences physiques, et les métaphores et comparaisons de Flaubert peuvent nous surprendre. Mais en fait elles ne relèvent pas d’un intégrisme positiviste qui ignorerait la nature et la complexité des sciences humaines. Elles dénotent seulement une méfiance à l’égard de la religion et de la morale qui continuent à peser sur l’étude des faits humains. D’ailleurs l’insistance de Flaubert, dans sa Correspondance comme dans ses œuvres, sur le rôle des points de vue, du temps, de l’idéologie, voire de la subjectivité nous révèle au contraire un écrivain plus attentif au réel perçu et compris par les hommes, à la diversité des manières de voir qu’à ce qui serait une vérité objective du réel.
 
Tandis que Balzac cherchait à comprendre et à dévoiler dans ses romans les « causes cachées », le « ressort » qui fait agir la société[26], Flaubert recentre le roman sur ce que pensent et disent les hommes, sur leurs idées, leurs croyances, leurs peurs, leurs espoirs. C’était déjà le cas dans Madame Bovary et dans L’Éducation sentimentale. Plus que les faits eux-mêmes, ce sont les regards et les discours qui prennent de plus en plus d’importance d’un roman à l’autre. Le roman flaubertien est un roman sur les savoirs du monde et les représentations sociales, sur leur confrontation dialogique. Avec les discussions de Bournisien et Homais, les Comices qui juxtaposent des voix divergentes, Flaubert crée une nouvelle forme de roman : le roman des manières de voir. La fiction n’apporte pas un savoir – contrairement à ce qu’espérait Balzac qui préférait le mot « étude » au mot « roman » – mais elle se constitue comme un espace de représentation intégratif pour une pluralité de savoirs souvent concurrentiels. Ce sont moins les faits que l’impact des savoirs et des croyances – qu’elles soient politiques, religieuses ou scientifiques – qui intéresse Flaubert. Dans L’Éducation sentimentale, l’histoire de 1848 donnait davantage lieu à des échanges de paroles, des lieux communs, des fantasmes idéologiques qu’à un récit des événements dont les plus importants étaient d’ailleurs souvent escamotés. Dans les années 1850, tandis qu’il rédigeait Madame Bovary, il réfléchissait dans sa Correspondance sur l’impersonnalité du roman (qui ne doit pas laisser deviner les opinions d’aucune sorte de l’auteur), il mettait au point un type de narrateur moins présent que celui de Balzac et dont le point de vue ne semblait pas stable (le « Je » du narrateur témoin cédait brusquement la place au « il » d’un narrateur impersonnel). Dans Salammbô comme dans L’Éducation sentimentale, la parole du narrateur adhérait parfois à la croyance des personnages, que l’ironie dénonçait pourtant dans d’autres passages. Contrairement au narrateur balzacien qui permettait l’établissement d’un point de vue supérieur, stable et capable de donner au lecteur un repère stable, le narrateur flaubertien semblait peu fiable, déjà avant Bouvard et Pécuchet. Autant dire que le roman flaubertien favorisait peu l’illusion d’une vérité possible, supérieure aux points de vue des personnages. Le 13 septembre 1852, Flaubert écrivait à Louise Colet : « L’Art est une représentation, nous ne devons penser qu’à représenter. » Ainsi prenait-il position contre le romantisme qui influençait trop sa maîtresse : on n’écrit ni pour confier ses sentiments au lecteur, ni pour lui parler de ses opinions et lui enseigner des vérités. Flaubert ne partage pas avec Balzac sa conception de l’écrivain « instituteur du genre humain. »[27]
 
Avec Bouvard et Pécuchet, il donne un tour de plus : le roman représente des représentations. Aucune ne parvient à rendre compte de l’infini « qui déborde toutes nos conceptions », et les révoltes cocasses du réel infligent un démenti à l’idée que le savoir humain pourrait être une vérité du monde. Bouvard et Pécuchet est une fiction relativiste des savoirs, qui les met en scène pour exposer la part de fiction qu’ils recèlent. Le roman est une « exposition »[28]. Exposer : rendre manifeste, faire voir au lecteur, au lieu de dire et de conclure. Bouvard et Pécuchet réalise une exposition des savoirs qui les font paraître en tant que tels et non comme des vérités. Bouvard et Pécuchet met à l’œuvre une « pensivité » qui ressaisit les pensées.
 
Dans une lettre de 1852, Flaubert imaginait une nouvelle forme d’art et un style idéal, qui serait comme « une manière absolue de voir les choses »[29]. La fiction d’une recherche encyclopédique fait tenir ensemble une diversité de savoirs juxtaposés, accueillis et rejetés tout à la fois[30]. Le seul liant de la quête – très faible en taux de détermination – est un désir de savoir qui s’applique souvent au hasard des objets trouvés : il suffit par exemple de la découverte fortuite d’un bahut renaissance pour que les deux personnages abandonnent les sciences naturelles pour l’archéologie. L’enchaînement des recherches n’est pas toujours motivé épistémologiquement, et Flaubert ne construit pas un tableau cohérent des connaissances humaines. Structure d’accueil très souple et synthétique – en ce qu’elle ne rejette pas les contradictions – la forme romanesque mise au point dans Bouvard et Pécuchet représente les savoirs de manière relativiste. La même quête de certitude se décline de discipline en discipline et l’ironie suggère l’inadéquation de la méthode de Bouvard et Pécuchet qui demandent des dogmes et des croyances aux sciences[31].
 
Que Flaubert ait beaucoup parlé de l’impersonnalité du roman ne signifie pas qu’il ait eu l’idée de créer une architecture du vide ou l’illusion de produire une œuvre épistémologiquement neutre. La dynamique critique de ce roman qui n’apporte aucun savoir sur le réel n’est pas sans fondement, même si le roman philosophique tel que le pratique Flaubert n’est pas réductible à une philosophie. Du moins celle-ci n’est-elle pas théorique mais plutôt en acte, dans ce que Flaubert appelait dans une lettre à George Sand la « poétique insciente » de l’œuvre[32] : en effet la fiction donne forme, incarne une manière de voir… Si bien que Flaubert évoque alors « le point de vue de l’auteur » dont devrait tenir compte une « critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi ».
 
La poétique, c’est en quelque sorte de la philosophie devenu art. Dans la Correspondance, d’une lettre à l’autre on peut deviner en pointillé une réflexion à bâton rompu, ondoyante, qui revient sur elle-même, se nuance, s’étoile dans de multiples directions. Il ne s’agit donc pas d’une théorie dont on pourrait fournir un résumé en la désignant comme « pensée de l’auteur », mais d’un ensemble de réactions souvent à propos des positions et des théories des autres. Toutefois, ces réflexions discontinues de la Correspondance révèlent un ethos, une manière d’être, une manière de voir et de penser dont la poétique des œuvres est une autre manifestation. L’agacement de Flaubert à l’égard du finalisme, de l’anthropocentrisme, son goût de l’infini et des ensembles complexes, tout cela se traduit en termes de structuration dans l’œuvre. Dans Bouvard et Pécuchet, la succession des savoirs ne semble pas logique : pourquoi, du point de vue épistémologique, partir du jardinage pour arriver à l’éducation des enfants ? L’obsession de la certitude provoque un effet de répétition. À la logique traditionnelle du récit fondé sur le rapport de cause à effet qui enchaîne les événements entre eux et les explique, Flaubert préfère un rythme, comme pour réduire au minimum l’inévitable force explicative qui hante tout récit. Les scénarios montrent que Flaubert avait médité sur une nouvelle cohésion romanesque. Commencé à deux – par le coup de foudre entre les copistes – le roman devait progressivement convoquer de plus en plus de personnages, confronter de plus en plus de volontés de savoir divergentes, jusqu’au tohu-bohu final d’une conférence de Bouvard et Pécuchet qui devait tourner au désordre général (410-414)[33]. Flaubert fait démarrer l’accélération après les expériences de jardinage et d’agriculture, du moment où les personnages abordent les sciences, et où les théories contradictoires commencent à proliférer entraînant l’intervention de plus nombreux personnages, la multiplication des regards et des écrans derrière lesquels l’infini du monde s’éloigne toujours plus : « À partir du chapitre III, Sciences, rattacher au personnage secondaire qui paraît dans chaque chapitre les personnages tertiaires, […] et le nombre des personnages tertiaires doit aller en augmentant à mesure qu’on approche de la fin »[34]. Mise en forme purement textuelle, la structure rythmique échappe à la collusion du récit et de la logique, de la narration et de l’explication.
 
Étymologiquement, fictio désigne l’action de façonner, de former, de créer. Ce sens permet comprendre différemment l’expression « fiction du savoir » et d’envisager la littérature comme une pratique philosophique. En effet, la philosophie – telle que Flaubert l’entend – ne se définit pas comme une théorie : par sa dynamique critique, la poétique narrative de Bouvard et Pécuchet est une philosophie en acte. Représentation de représentations, l’œuvre donne forme à une profusion de conceptions en déjouant cette volonté de savoir qui hante les personnages et qui est le sujet du livre. Bouvard et Pécuchet n’est pas pour autant un roman pessimiste et nihiliste même si l’écriture semble fonctionner comme une « machine à désenchanter »[35]. Certes, elle déconstruit les discours – comme La Tentation l’avait fait avec les croyances – mais elle restitue aussi au monde son infinité : toujours hors de portée, échappant de mille façons aux théories qui veulent avoir le dernier mot, il ne cesse de susciter des images et des discours, une profusion étonnante d’interprétations. Et un coup de vent suffit à détruire les espoirs suscités par les livres. Bouvard et Pécuchet est une fiction de l’infini du monde, toujours au-delà des représentations et de l’ordre binaire du savoir. Le 2 août 1855, Flaubert écrivait à Louis Bouilhet :
 
 
Que je sois pendu si je porte jamais un jugement sur qui que ce soit !
La bêtise n’est pas d’un côté et l’esprit de l’autre. C’est comme le vice et la vertu ; malin qui les distingue.
Axiome : Le synthétisme est la grande loi de l’ontologie.
 
 
La critique des représentations touche à une forme nouvelle d’ontologie, une sorte d’ontologie négative (comme on parle de théologie négative). C’est en quelque sorte en creux et silencieusement, dans l’immanence d’une poétique, que se joue quelque chose qui est de l’ordre d’une pensivité, et qui fait signe vers un ailleurs du livre, un infini qui déborde tous les discours, et auquel Flaubert est sensible dans les moindres choses : « Chaque chose est un infini ! Le plus petit caillou arrête la pensée tout comme l’idée de Dieu. »[36] C’est au profit d’un « synthétisme » qu’agit la critique dans Bouvard et Pécuchet : elle déconstruit en effet les dualismes (vrai/faux, intelligent/bête, matérialisme/spiritualisme) et la succession des représentations devient un devenir inachevable. La fictio incarne la grande loi de l’ontologie flaubertienne dans une odyssée du savoir. Quelle est l’Ithaque possible lorsqu’il n’existe plus de vérité mais seulement des représentations ?
 
Avec Bouvard et Pécuchet, Flaubert invente cette manière absolue de voir les choses dont il rêvait dans les années 1850 : il met au point un dispositif qui rend visible les représentations en tant que telles, et qui laisse transparaître en même temps l’infini du monde dans l’interstice des discours et des théories qui ne parviennent pas à le saisir. Ce qui fait défaut est comme ce vide théorisé par Lucrèce qui est indispensable au mouvement des atomes, à la composition et recomposition perpétuelle des agrégats que sont les choses. Le roman flaubertien des savoirs n’est ni véritablement encyclopédique faute d’un classement alphabétique, ni structuré comme une histoire téléologique de la connaissance (évoluant sous l’impulsion d’une causalité sous-jacente aux découvertes) : c’est l’univers aléatoire des représentations, auquel la quête de savoir des deux personnages ne parvient pas à redonner un ordre épistémologique acceptable. Le roman rend compte d’une profusion, d’une dynamique et surtout des multiples rébellions du réel : pas d’évolution concevable mais le devenir infini des savoirs et le choc des représentations dans un monde instable pour l’esprit humain.
 
Flaubert a lu Lucrèce en même temps que Théocrite[37], en 1847, dans ces mois déterminants pour sa formation où il prend des notes sur les philosophes et sur l’histoire des religions pour mettre au point les objections philosophiques du Diable contre les certitudes métaphysiques dans La Tentation de saint Antoine de 1849. De la pensée de Lucrèce, il semble retenir la force de définalisation, l’absence d’origine et de but, le décentrement de l’homme qui n’est qu’un agrégat d’atomes parmi d’autres et surtout le mouvement infini et sans orientation : « Toujours et partout c’est un perpétuel mouvement pour l’accomplissement des choses ; sans cesse se succèdent, précipités en foule de l’espace infini, les éléments d’une matière éternelle »[38] Le Diable de La Tentation de saint Antoine évoque le monde comme un « flux perpétuel »[39] et il critique comme Lucrèce et Spinoza l’anthropomorphisme et l’imagerie religieuse : « il y a l’Infini ; – et c’est tout ! » Bouvard comme un nouveau Diable souffle à Pécuchet l’objection du Diable, mais pour la rejeter : « […] tout passe, tout coule. La création est faite d’une matière ondoyante et fugace. Mieux vaudrait nous occuper d’autre chose ! » (150). Adeptes d’un rationalisme déterministe, Bouvard et Pécuchet écartent précisément cette pensée de l’infini qui est le fondement et la poétique de l’œuvre. Repoussée par les personnages, elle est à l’œuvre dans le texte qui accumule des savoirs sur un monde qui échappe toujours et qui semble narguer toute volonté de maîtrise.
 
Toutefois, on peut se demander si le second volume ne devait pas mettre en scène une véritable conversion des personnages. Copier n’est-ce pas renoncer à penser, à juger, à conclure ? N’est-ce pas renoncer à savoir ? Le second volume devait donner – semblerait-il – la copie des deux héros résignés à s’absorber dans la matière des livres comme saint Antoine avait rêvé de s’absorber dans la vie du monde. D’après les notes scénariques laissées par Flaubert sur son roman inachevé, la copie semble restaurer dans le rapport aux livres une disponibilité, une sorte de renoncement à l’activité de jugement, à la recherche des causes, du sens, de la vérité. Flaubert imagine cette fin :
 
 
« Allons pas de réflexions ! Copions tout de même ! Il faut que la page s’emplisse. » Égalité de tout, du bien et du mal, du farce et du sublime, du beau et du laid, de l’insignifiant et du caractéristique. Il n’y a que des faits, des phénomènes.
Joie finale. Ils ont trouvé le bonheur et restent courbés sur leurs pupitres.[40]
 
 
Dans l’un des scénarios pour le second volume, la copie apparaît comme une pratique qui délie les articulations de l’œuvre : « Mettre des morceaux […] », « Des extraits […] »[41]. Les personnages auraient donc collecté des fragments, des citations libérées de leurs attaches argumentatives. La copie met en pièces les livres, les déconstruit, en extrait des éléments dispersés. Le classement s’avérant encore une forme de pensée, Bouvard et Pécuchet décident même d’y renoncer. La seule intervention qu’ils s’autorisent est significative d’une ouverture à la diversité : en effet, loin d’éviter les contradictions, ils les surexposent en recopiant « l’un au bout de l’autre » les fragments dont ils ont remarqué qu’ils « se contrarient »[42] De cette déliaison – qui devait produire une forme textuelle paradoxale, une forme sérielle sans séries – peut-être est-il possible de chercher le modèle épistémologique du côté de l’atomisme de Lucrèce ou de Sade, du côté des pensées de l’infini du temps et de la matière, de l’instabilité du réel. Les deux personnages renoncent enfin à la question du « but de tout cela », se dépouillent de leur personnalité (ils ne lisent plus pour trouver la réponse à des questions qui engagent le sens de leur existence). La copie est une ouverture au flux des paroles, elles-mêmes désoriginées par la fragmentation. Bouvard et Pécuchet se seraient absorbés dans le bruissement infini des discours, en inventant une nouvelle forme de livre, sans sujet, et fait de citations disposées en archipels sur la page. Collectionner les énoncés des autres pour n’avoir plus rien à énoncer soi-même, telle est la solution paradoxale que devaient chercher les deux personnages. Mais les notes laissées par Flaubert semblent aussi indiquer qu’ils se seraient heurtés à la difficulté d’évacuer tout jugement, toute pensée, de résister à tout classement, et d’éliminer toute forme d’intervention. D’ailleurs le monde n’aurait-il pas été définitivement perdu derrière cette collection de représentations, d’idées, de discours ?
 
 
Par-delà les représentations
 
 
« Le monde est ma représentation » : André Lefèvre résume ainsi la pensée de Schopenhauer dans son livre de 1879[43] et Flaubert relève sur un folio de notes cette remarque de Lefèvre : « Schopenhauer. « bouddhiste, athée mystique, égaré dans le siècle de l’action » »[44]. En 1846, il s’était enthousiasmé pour le Bouddhisme et le livre d’Eugène Burnouf[45] qui étudiait la théorie de l’illusion universelle (maya)[46]. Il n’a donc pas attendu de lire Schopenhauer (dans les années 1870)[47] pour réfléchir sur la relativité de « nos conceptions » du monde[48]. Dans La Tentation de saint Antoine de 1849, un Diable mi-kantien, mi-bouddhiste objectait à Antoine que tout n’existait peut-être qu’en fonction de « l’illusion de [son] intelligence » et il portait le coup fatal au saint en émettant l’hypothèse de l’inexistence du monde et de son esprit même. Mais l’attribution de cette réflexion à un personnage diabolique suffisait à la tenir à distance.
 
Toutefois dans la Correspondance des années 1874-1880 se multiplient les déclarations contre l’illusion de vérité et l’existence du monde en dehors de notre représentation. Influence de Schopenhauer ? C’est difficile à dire, puisqu’on a déjà vu des réflexions similaires auparavant. En tout cas, on ne peut ignorer la convergence que Flaubert remarque entre ses idées et celles du philosophe, dont il recommande la lecture : « Connaissez-vous Schopenhauer ? – J’en lis deux livres – Idéaliste et pessimiste, plutôt bouddhiste. Ça me va. »[49] Il a lu l’Essai sur le libre arbitre (traduit en 1877) et a pris de notes conservées dans le dossier de Bouvard et Pécuchet[50]. Mais le philosophe n’est pas cité dans le roman pour éviter l’anachronisme. Dans ses notes, Flaubert a toutefois relevé une attaque de Schopenhauer à l’endroit de Spinoza. Cette critique va dans le sens d’une critique de la finalité qui sous-tend le roman : « axiome de spinosa « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de sa cause / & la renferme » mais combien d’effets que nous connaissons & dont nous / ignorons les vraies Causes. » (153). Le statut des notes sur Schopenhauer est particulier : elles interviennent trop tard dans la préparation du roman pour qu’on puisse parler d’une conversion à Schopenhauer. Mais sa philosophie confirme Flaubert dans son entreprise de définalisation et de critique. À partir de là, on peut comprendre la récurrence de réflexions sur l’illusion dans la Correspondance, qui sont plus radicales que ce qu’avaient suscité la lecture de Kant et la découverte du Bouddhisme à la fin des années 1840. Le 5 juillet 1878, Flaubert demande brusquement à Maupassant : « Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les « rapports », c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. » De même, au naturaliste Léon Hennique, il adresse cette réflexion qui dut le surprendre : « Il n’y a pas de Vrai ! Il n’y a que des manières de voir. »[51] Flaubert verserait-il alors dans une espèce d’extrémisme idéaliste susceptible de se retourner en nihilisme ?
 
C’est douteux, car c’est une tentation qui est mise à distance à la fois par La Tentation de saint Antoine comme nous l’avons vu et par Bouvard et Pécuchet : dans le roman l’hypothèse idéaliste part de Hegel et aboutit à la « certitude que rien n’existe » (316). De cela les personnages tirent une satisfaction douteuse, un sentiment de supériorité qui va les entraîner à ne plus tolérer la bêtise. Vient alors le dédain du monde, puis le sentiment du néant et le désir de mourir. Quant à la fiction elle montre que l’univers déborde toutes nos conceptions, comme le disait Flaubert dans sa Correspondance. Bouvard et Pécuchet ouvre même une fenêtre sur le monde. C’est après l’expérience des incertitudes de la géologie et ce soupçon qui les décourage : « […] tout passe, tout coule. La création est faite d’une matière ondoyante et fugace. Mieux vaudrait nous occuper d’autre chose ! ». Bouvard s’endort tandis que Pécuchet, libéré de son diable, peut se reposer sans plus se poser de questions. Il jouit alors du spectacle de la Nature « sans chercher à découvrir ses mystères » (159). Le miracle s’opère et il fait une sorte d’expérience panthéiste du sacré. Il se laisse fasciner par la nature par les petites choses de la nature et se met à rêver :
 
 
Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes dont les cimes légères tremblaient. Des angéliques, des menthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes, épicées ; l’atmosphère était lourde ; et Pécuchet, dans une sorte d’abrutissement, rêvait aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la Nature, sans chercher à découvrir ses mystères, séduit par sa force, perdu dans sa grandeur. (147)
 
 
L’épisode est bref et exceptionnel dans le roman, mais il suffit pour faire signe vers une autre modalité de l’existence et un autre monde, accessible par une autre voie.
 
Loin d’être un roman nihiliste, Bouvard et Pécuchet est une fiction de l’infini, qui le laisse entrevoir dans l’interstice entre les savoirs, ou dans le silence de l’expérience panthéiste de Pécuchet. Dans ce bref moment, Flaubert a donné au monde toute sa consistance et sa beauté, avant le faire disparaître à nouveau derrière les discours. Bouvard et Pécuchet ont le défaut majeur de ne jamais voir vraiment le monde, étant trop occupés à le comprendre et à le transformer pour qu’il ressemble à ce qu’en disent les livres. Leur échec souvent glosé – à partir de commentaires de Flaubert – comme la conséquence d’un « défaut de méthode »[52] dans la pratique des sciences, est surtout la conséquence d’un mauvais rapport au monde. À la recherche des causes, d’une intelligibilité qui hanterait le monde, ils passent à côté du sensible. Or, il y a l’inverse chez Flaubert un amour du sensible[53], qui perdure même dans les années difficiles de la décade 1870. Contrairement à ses personnages, il était capable d’une disponibilité au monde, dont on voit cet exemple dans une lettre du 21 janvier 1877 : « Je me suis promené deux heures à Canteleu avant-hier. Il faisait tellement beau qu’à un moment j’ai défait ma douillette d’ecclésiastique, je suis resté en gilet, adossé contre les barreaux de défunt « Lhuintre fils aîné ». Tout à l’heure j’ai marché une grande heure dans le jardin et dans les cours, en contemplant la diversité des feuillages et en humant le brouillard avec délices. »[54] Contempler au lieu de penser et de savoir : il y a chez Flaubert un amour du sensible, une expérience du monde bien différente de celle que peut donner la quête de vérité. Il n’est plus alors question d’illusion, d’inexistence des choses : Flaubert fait l’expérience d’une adhésion presque sensuelle à la réalité contemplée. Le roman laisse entrevoir une fois cette solution. Mais au lieu de retrouver le monde, le second volume – autant qu’on puisse en juger d’après les notes fragmentaires – devait chercher une autre voie, une sorte de panthéisme scriptural, d’adhésion à la pluralité des représentations dans leurs contradictions. Le roman se serait-il ainsi converti en fiction du non-savoir ?
 
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X


[1] Un parfum à sentir (1836), Œuvres de jeunesse, édition de Guy Sagnes et Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, « coll. Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 112.
[2] Le narrateur des Mémoires d’un fou déplore son impuissance à exprimer sa compréhension intuitive du monde : « la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée » (Ibid., p. 470).
[3] Rabelais (1838), Œuvres de jeunesse, p. 535.
[4] Lettre à Ernest Chevalier, 11 octobre 1839 ; Correspondance [Corr.], édition en 5 volumes établie par Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973-2007, I, p. 52.
[5] Lettre à Louise Colet du 21 janvier 1847 ; Corr., I, p. 431.
[6] Lettre à Ernest Chevalier du 18 décembre 1839 ; Corr., I, p. 58.
[7] Lettre à Ernest Chevalier du 20 janvier 1840 ; Corr., I, p. 61.
[8] Lettre à L. Colet du 22 septembre 1846 ; Corr., I, p. 359.
[9] Lettre à L. Colet du 15-16 mai 1852 ; Corr., II, p. 90.
[10] Lettre à Mme Roger des Genettes, été 1864 ; Corr., III, p. 401.
[11] Manuscrit g 226, vol. 6, f° 24 et suivants. Les manuscrits sont conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen. Les transcriptions citées dans cet article proviennent de l’édition en ligne réalisée sous la direction de Stéphanie Dord-Croulé : http://dossiers-flaubert.ish-lyon.cnrs.fr/
[12] Dans la seconde moitié du siècle, Quinet, Michelet, Haeckaël publient des ouvrages sur les mystères de la vie et l’infiniment petit.
[13] Lettre du 18 décembre 1859. Jouant sur le titre du livre de piété bien connu d’Ignace de Loyola, il lui écrivait le 18 mai 1857 : « Il y a un sentiment ou plutôt une habitude dont vous me semblez manquer, à savoir l’amour de la contemplation. Prenez la vie, les passions et vous-même comme un sujet à exercices intellectuels » (Corr., II, p. 718).
[14] Lettre du 18 décembre 1859 ; Corr., III, p. 66.
[15] Salammbô, édition établie par G. Séginger, Flammarion, coll. « GF », 2001, p. 247.
[16] Lettre à Louise Colet du 12 juillet 1853 ; Corr., II, p. 381.
[17] Manuscrit de la Bibliothèque municipal de Rouen, g 226, vol. 6, f° 58 recto. Flaubert a consulté l’édition de 1830, et a pris trois pages de notes (f° 58 recto à 59).
[18] Histoire générale de la philosophie (Paris, Didier, 1861, 4ème édition), p. 454.
[19] Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 6 juin 1857 ; Corr., II, p. 731.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Il publiera en 1868 un article célèbre sur La Tentation de saint Antoine, « La bibliothèque fantastique » (Le travail de Flaubert, Points/Seuil).
[23] Lettre du 2-3 février 1880 à Léon Hennique ; Corr., V, p. 814.
[24] Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 18 février 1859 ; Corr., III, p. 17. Renan attaquait l’idée de révélation en étudiant la généalogie des idées religieuses pour rattacher le christianisme à l’environnement culturel de l’époque ; Alfred Maury désacralisait les croyances en analysant les mythes comme des métaphores de phénomènes naturels, dont le sens figuré avait été oublié, et les visions des saints comme des troubles psychiques liés à des frustrations et des désirs.
[25] Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 18 février 1859.
[26] Avant-propos de La Comédie humaine (1842), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », I, p. 11.
[27] Ibid.
[28] Flaubert emploie plusieurs fois les termes « exposer » ou « exposition », en particulier dans sa Correspondance de 1853 dont je n’indique que deux exemple dans les lettres à Louise Colet du 25-26 juin ou 7-8 juillet.
[29] Lettre à Louise Colet 16 janvier 1852 ; Corr., II, p. 31.
[30] Voir Yvan Leclerc, « L’encyclopédie, la critique et la farce », La spirale et le monument, SEDES, 1988, p. 65-105.
[31] Sur cette confusion voir mon article, « Croyances et savoirs. De La Tentation de saint Antoine à Bouvard et Pécuchet », dans Bouvard et Pécuchet et les savoirs, revue en ligne Arts et savoirs, n° 1, février 2012 : http://lisaa.univ-mlv.fr/arts-et-savoirs/Voir aussi Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Une encyclopédie critique en farce, chap. V, Belin Supérieur, 2000.
[32] Lettre à George Sand du 2 février 1869 ; Corr., IV, p. 15.
[33] Il s’agit d’un chapitre resté inachevé à cause de la mort de Flaubert.
[34] Folio 47 du manuscrit gg10, transcrit dans l’édition du Club de l’Honnête Homme, vol. 6 des Œuvres complètes, 1972, p. 794.
[35] J’emprunte l’expression à Pierre Macherey, « Flaubert irréaliste », À quoi pense la littérature, Presses Universitaires de France, 1990, p. 176.
[36] Lettre à Louise Colet du 8-9 mai 1852 ; Corr., p. 86.
[37] Lettre à Louise Colet du 2 février 1847 ; Corr., I, p. 435.
[38] De natura rerum, Livre I, traduction H. Clouard, Flammarion, coll. « GF », 1964, p. 44.
[39] Édition de Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 215. Les références dans le texte renverront à cette édition.
[40] Manuscrit g 225, f° 19, transcrit dans l’édition du Club de l’Honnête Homme, op. cit., p. 750.
[41] Folio 40 du Carnet 19, cité en annexe de l’édition de référence, p. 441.
[42] Manuscrit g 225, f° 32, transcrit dans l’édition du Club de l’Honnête Homme, p. 752.
[43] La Philosophie, Paris, Reinwalde, 1879, p. 402.
[44] Manuscrit g 226, vol. 6, f° 63. Voir André Lefèvre, La philosophie, p. 393. Une édition électronique du dossier de Bouvard et Pécuchet a été réalisée sous la direction de Stéphanie Dord-Crouslé : http://dossiers-flaubert.ish-lyon.cnrs.fr/
[45] Sur la découverte du bouddhisme au XIXe siècle voir le livre de Roger-Pol Droit, Le culte du néant, Seuil, 1997.
[46] Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, Imprimerie royale, 1844.
[47] Il évoque le nom du philosophe dans une lettre à Edma Roger des Genettes du 17 juin 1874, mais il n’existe encore aucune œuvre traduite en français, la première (Essai sur le libre arbitre) ne le sera qu’en 1877. Par contre, il existe déjà un livre de Louis-Alexandre Foucher de Careil, Hegel et Schopenhauer : études sur la philosophie allemande moderne depuis Kant jusqu’à nos jours, Hachette, 1862. Flaubert ne cite pas cet ouvrage. Par contre, on sait grâce au dossier de Bouvard et Pécuchet (g 226, vol. 4, f° 55 r°) qu’il a lu un ouvrage de Ludwig Büchner, Science et nature (Germer Baillière, 1866, 2 vol.), dont le chapitre IX était consacré à Schopenhauer.
[48] Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 6 juin 1857 ; Corr., II, p. 731.
[49] Lettre à Edma Roger des Genettes du 13 juin 1979 ; Corr., V, p. 659.
[50] Manuscrit g 226, vol. 6, f° 60-61.
[51] 3 février 1880 ; Corr., V, p. 810.
[52] Lettre à Mme Tennant du 16 décembre 1879 ; Corr., V, p. 767.
[53] Voir Gisèle Séginger, « L’empire du sensible », Fiction et philosophie, Série « Gustave Flaubert » n° 6, Caen, Minard, 2009, p. 29-63.
[54] Lettre à Caroline du 21 janvier 1877 ; Corr., V, p. 174.
 



Discours scientifique et discours fictionnel dans Les Affinités électives

Avec les Affinités électives, Goethe écrit une nouvelle fois l’histoire d’une passion tragique. Au centre de la trame romanesque en effet : des amours contrariées, une union tardive qui est une vaine tentative de rattrapage, un divorce souhaité, refusé et accepté trop tard… bref une succession d’échecs du couple de Charlotte et d’Edouard, sans parler des couples qui ne peuvent se former. Mais il apparaît très vite que ce qui peut sembler une réflexion douloureuse sur le couple, sa formation ou sa destruction, donne lieu à l’investigation de tout un contexte historique et du processus qui, selon Goethe, est la marque de l’époque, la division, Scheidung. Si le poète élabore dans la forme romanesque une hantise personnelle, c’est qu’il y voit une des problématiques de l’époque de seuil que sont les années 1808-1809, lors desquelles il travaille aux Affinités électives.

En effet, le tournant des XVIIIème et XIXème siècles et le premier quart du XIXème sont, dans les domaines politique et socio-économique d’abord, dans l’espace allemand et européen du moins, un seuil. Deux événements historiques apparaissent alors essentiels à Goethe, qui trouvent dans le roman un retentissement profond : d’abord et surtout la Révolution française, ensuite la montée en puissance de la Prusse à la suite de la chute du Saint Empire Romain Germanique en 1806. Le nouvel environnement politique, social, économique contribue à l’avènement d’un homme nouveau, profondément marqué par ce qui aux yeux de Goethe est le signe de l’époque, la cassure. La Révolution française est en effet perçue par nombre d’intellectuels allemands, qu’il serait trop schématique de réunir sous l’étiquette de conservatisme, et par Goethe en particulier, comme une fracture décisive du corps social. Des esprits aussi différents que Friedrich Schlegel ou Georg Forster, par exemple, formulent cette vision de la nation révolutionnaire comme celle qui « divise », en se souvenant du rôle de premier plan que joue la France dans l’essor de la chimie : les chimistes sont alors perçus comme les artistes ou artisans de la division, de la séparation des éléments, et la nation française devient la « nation chimique », « die chemische Nation ». Elle a divisé la société, ou porté à un paroxysme les divisions existantes, et par une nouvelle législation sur le divorce, elle a favorisé la séparation juridique du couple.
La cassure est aussi à l’intérieur de l’homme, car l’époque nouvelle, engagée dans des bouleversements économiques, scientifiques et techniques considérables, impose à l’individu, à travers l’exigence de division du travail et de spécialisation, un resserrement sur un petit nombre de ses facultés, au détriment des autres. Les années de voyage de Wilhelm Meister, seconde partie du grand roman d’éducation goethéen, proposent une vaste fresque de cette ère moderne, qualifiée de « Zeit der Einseitigkeiten », l’ère du morcellement, de la spécialisation, du bornage des individus. Dans Les Affinités électives, l’homme moderne est présenté comme fragmenté, « zerstückelt ». C’est que la référence anthropologique reste, pour un Goethe encore nostalgique de l’humanisme classique, l’homme « complet », « der ganze Mensch », celui qui a le privilège de développer toutes ses facultés, que Schiller et lui avaient rêvé de former par une « éducation esthétique ». Dans les années 1808-1809, l’histoire a contraint Goethe à renoncer à cette anthropologie idéaliste, il n’exige plus de l’homme cette culture générale humaniste, cette harmonie esthétique et morale dont le modèle était à ses yeux la kallokagathia. L’ère révolutionnaire et l’ère restauratrice ont contribué à l’avènement d’un individu spécialisé, rouage utile au fonctionnement d’une machine plutôt que membre vivant d’un organisme, pour reprendre la métaphorique goethéenne. S’est constituée, essentiellement en Prusse, une société de techniciens, d’administrateurs et d’organisateurs, régie par une raison instrumentale qui est une déformation matérialiste et utilitariste de la force émancipatrice, instrument de connaissance et de conduite morale et politique des Lumières.
Les Affinités électives sont donc à la fois l’histoire d’une passion particulière et la situation spirituelle d’une époque. Cette ouverture du champ individuel à un espace plus large a conduit Goethe à abandonner la forme brève et dramatique, envisagée dans un premier temps, d’une nouvelle devant s’insérer dans Les Années de voyage. Le sous-titre de ce roman, « die Entsagenden », les renonçants, désignait justement ces hommes modernes, adaptés à l’exigence de l’époque : « Einseitigkeit ». Les nouvelles insérées devaient au contraire mettre en scène des individus « non renonçants », non adaptés, la plupart du temps agités de forces obscures poussant au désordre, les passions. Une théorie de la nouvelle voulait alors que cette forme de narration conduise avec la progression rapide du drame à un « événement inouï » qui, en l’occurrence, eût été la scène dite « d’adultère dans le lit conjugal » (II, 11). En retenant l’ampleur romanesque pour observer et raconter la genèse, le développement et l’issue mortelle de la passion d’Edouard et d’Ottilie, Goethe inscrit donc une thématique individuelle et anecdotique dans son contexte socio-économique.
 
En outre, cette thématique de la division est aux yeux de Goethe l’une des interrogations scientifiques du moment, portée par une science se développant alors selon des voies nouvelles, la chimie. Qualifier la France révolutionnaire de « nation chimique » en dit long sur l’ancrage de cette problématique dans la science de l’époque. Situé dans son contexte, le roman propose la rencontre littérairement fructueuse d’un discours scientifique et d’un discours fictionnel, d’une pensée scientifique et d’un génie poétique. Ce qui est recherché et que la forme romanesque permet, c’est une approche scientifico-poétique de l’humain, une nouvelle anthropologie, non idéaliste. Lorsque, le 4 septembre 1809, Goethe annonce la parution des Affinités électives, il souligne le poids de ses préoccupations scientifiques dans la genèse et l’élaboration de son roman :
 
Es scheint, dass den Verfasser seine fortgesetzten physikalischen Arbeiten zu diesem seltsamen Titel veranlassten. Er mochte bemerkt haben, dass man in der Naturlehre sich sehr oft ethischer Gleichnisse bedient, um etwas von dem Kreise menschlichen Wissens weit Entferntes näher heranzubringen […].[1]
 
Ce sont donc ses études, non pas de science physique stricto sensu, mais de phénomènes de la réalité physique, qui ont conduit Goethe au titre de son roman et au roman lui-même. L’individu est situé dans une nature où règne la « nécessité », l’auteur s’engage dans une étude de l’homme qu’il veut scientifique.
 
L’opposition d’une sphère de liberté morale et d’autonomie de la raison, et d’une sphère de la nécessité physique, est formulée dans le roman au chapitre 4 de la première aprtie, où est exposée la théorie dite des affinités chimiques. Normal 0 21 La discussion des trois protagonistes en présence, Charlotte, Edouard et le Capitaine, s’engage à partir d’une lecture faite par Edouard d’un livre de chimie déjà ancien. Charlotte relève d’emblée ce qu’elle prend pour un malentendu : peut-on appliquer une théorie, un vocabulaire, des notions de chimie à l’humain ? La question de l’auteur est de savoir s’il est possible d’aborder l’humain par cette voie matérialiste. Elle reste dans ce chapitre sans réponse explicite, mais fait l’objet d’une transposition audacieuse : le « cabinet de chimie » annoncé par le Capitaine n’arrivera jamais, il n’en sera plus question dans l’intrigue romanesque, mais l’expérimentation promise se fera néanmoins, c’est le roman lui-même qui deviendra laboratoire. Un chercheur en « sciences humaines » observera un phénomène de la réalité empirique, la passion d’Edouard et d’Ottilie, en se gardant autant d’élaborer une théorie que d’appliquer un modèle, deux démarches qui font violence aux phénomènes. Il présentera ses observations à un public, en l’occurrence les lecteurs, et devra donc forger un langage adéquat aux phénomènes dont il veut rendre compte.
 
Les deux maîtres-mots du chapitre I, 4 sont dans le texte allemand « Kunstwort » et « Gleichnisrede ». Le premier désigne dans la bouche de Charlotte le terme « technique », qu’elle redoute d’employer à mauvais escient, mais il suggère aussi, au niveau du narrateur, la parole de l’art, « Kunst » ; le second, « Gleichnisrede », désigne l’opération de symbolisation elle-même. Une stratégie très appuyée du narrateur maintient hors champ le texte scientifique du Suédois Torbern Bergmann auquel il est fait allusion. Charlotte n’en a pas connaissance et n’y a pas accès puisqu’il lui est interdit de lire par-dessus l’épaule d’Edouard, le Capitaine en a tout au plus un vague souvenir, le lecteur des Affinités électives n’a pas non plus accès au texte original. La théorie scientifique proprement dite est citée comme référence à une méthode et une episteme. La question posée par le romancier et au romancier est autant scientifique que linguistique et esthétique. Comment se situer en 1808-1809 par rapport aux paradigmes de l’âge classique et comment écrire une prose scientifico-poétique, à laquelle Goethe s’exerce d’ailleurs de diverses façons, en particulier dans les textes rassemblés sous le titre « Naturwissenschaftliche Schriften ». Les variations de la forme du discours (essai, poème, élégie, récit historique, autobiographie et biographie, exposé didactique, schémas et tableaux …) témoignent de la réflexions goethéenne sur le langage, en même temps d’ailleurs que de son scepticisme en la matière.
 
Au cours de la discussion sur les affinités de ce chapitre I, 4, Charlotte est la plus préoccupée de séparer le domaine de la chimie organique du domaine proprement humain, de sauvegarder une autonomie morale de l’homme, « wollen und wählen » ; le Capitaine laisse la question en suspens, Edouard joue, avec la désinvolture qui le caractérise, avec les différents plans et brouille tout. Or, si cette question de la pertinence d’une approche de l’humain par les sciences de la nature reste en suspens pour les personnages de la fiction, elle trouve chez Goethe des éléments de réponse. En 1808 en effet, il subsume ses différentes approches partielles de la nature, géologie et minéralogie, ostéologie, anatomie comparée, zoologie, botanique … dans l’étude, justement, de la botanique, parce que celle-ci « ouvre la voie vers l’humanité ». Elle lui permet de s’engager dans une investigation moderne, c’est-à-dire réaliste voire matérialiste, de l’humain, d’avancer dans son étude des sciences du vivant. Ainsi écrit-il à son ami Knebel :
 
Deine Bemerkung zu Ehren der Naturstudien gilt nicht für Jena und für diesen Moment allein ; es liegt ein viel Allgemeineres dahinter und daran. Schon fast seit einem Jahrhundert wirken Humaniora nicht mehr auf das Gemüt dessen, der sie treibt, und es ist ein rechtes Glück, daβ die Natur dazwischen getreten ist, das Interesse an sich gezogen und uns von ihrer Seite den Weg zur Humanität geöffnet hat[2].
 
Le poète a opposé un scepticisme souvent ironique aux lectures moralisantes ou religieuses de son roman, dont on pourrait croire qu’il les a lui-même suggérées. La tendance à l’idéalisation est en effet dénoncée dans le style nazaréen des peintures de l’architecte, dans les affabulations d’Edouard imaginant Ottilie élevée « au-dessus » de lui ou de Nanny voyant sa maîtresse dans un espace éthéré ; l’exigence de renoncement posée d’abord par Charlotte relève d’une définition idéaliste de l’homme qui n’est pas la perspective du narrateur ; les discours de Mittler sont des caricatures des commandements du décalogue et tuent ; l’accusation de faute morale qu’Ottilie porte contre elle-même et son idée de contrition sont des emprunts à une morale religieuse que la jeune fille croit avoir reçue de Charlotte ; enfin le grandissement mythique suggéré par le narrateur lorsqu’Ottilie passe de la faute morale au crime et l’obligation de sacrifice qu’elle en retire, dénotent aussi la distance prise par rapport à l’idéalisme. A chaque fois et comme en réponse à ces projections, le romancier oppose le constat implacable du croisement sans cesse répété du hasard et de la nécessité, s’engageant vers un matérialisme qui a choqué les lecteurs du roman. Ce qui est constamment suggéré, c’est que les décisions et les choix (« wollen und wählen ») de l’homme pourraient bien n’être que le résultat de ces entrecroisements (« Kreuz », « kreuzen », « durchkreuzen », « über Kreuz ») toujours répétés du hasard et de la nécessité.
 
Pour proposer cette approche, Goethe rassemble ses études passées, prend acte de la nécessaire diversification et spécialisation des sciences, et en même temps affirme son désir de rassembler les énergies, son souci de se tenir au courant de ce qui se produit et se discute, en restant intimement convaincu de la nécessité d’une union des forces, d’une approche synthétique. Aussi bien en Thuringe dans les années 1776-1786 qu’en Italie entre 1786 et 1788, et finalement de nouveau lorsqu’il revient à Weimar, Goethe postule dans l’infinie diversité des formes de la nature (« Versatilität ») un principe d’unité. Abandonnant son idée d’une forme originelle, et sa « lubie » (« Grille ») d’une « plante originelle » (« Urpflanze »), il conclut à la nécessité de passer d’une « morphologie » à une « physiologie » des plantes. La « loi secrète » qui rendra compte du polymorphisme de la nature est une dynamique formatrice, non plus une forme idéale. Rejetant de toutes façons les « absurdes causes finales »[3] et l’approche téléologique au profit d’une méthode « génétique », il ne se lie plus à un idéalisme ni à un formalisme, mais se tourne résolument vers une investigation « de l’intérieur ». La « morphologie » n’est qu’une « science auxiliaire » de la « physiologie », car elle s’en tient à la « forme extérieure », alors que la « physiologie » cherche à pénétrer la structure d’un organisme. Le même progrès est apporté par la chimie par rapport à la physique : alors que celle-ci décrit en surface et dans l’espace des actions mécaniques, les analyses de la chimie rendent compte des processus internes selon lesquels les constituants de la matière s’agrègent ou se séparent, construisent ou détruisent des chaînes[4]. Si la chimie semble privilégiée au début du roman c’est parce que, en tant que science de la division, elle pose pour Goethe la référence implicite à l’union, à l’unité, un retour à une unité préexistante[5] :
 
 
So beruht die neuere Chemie hauptsächlich darauf, das zu trennen, was die Natur vereinigt hatte ; wir heben die Synthese der Natur auf, um sie in getrennten Elementen kennen zu lernen.
Was ist eine höhere Synthese als ein lebendiges Wesen ; und was haben wir uns mit Anatomie, Physiologie und Psychologie zu quälen, als um uns von dem Komplex nur einigermassen einen Begriff zu machen, welcher sich immerfort herstellt, wir mögen ihn in noch so viele Teile zerfleischt haben.
 
 
La division est aux yeux de Goethe en effet l’un des deux versants d’une même opération, qu’il nomme « la vie », le résultat d’une tension antagoniste fondamentale, en termes goethéens une « polarité », observable à l’intérieur d’un organisme ou entre les organismes, au sein du vivant. Il tente de l’exprimer par des couples de verbes : « trennen – verbinden » , « trennen – vereinigen », « abstossen – anziehen » … qui se ramènent tous à « entstehen – vergehen », naître et mourir[6]. On pourrait multiplier les citations. Au soir de sa vie, Goethe résume cette activité incessante au sein du vivant comme « l’opération physico-chimique qu’est la vie » et il l’interroge d’abord par ses études botaniques, par l’étude de la « chimie des plantes » :
 
Lassen Sie mich bei der Pflanzenchemie […] mich aufhalten. Es interessiert mich höchlich, inwiefern es möglich sei, der organisch-chemischen Operation des Lebens beizukommen[7] […].
Grundeigenschaft der lebendigen Einheit : sich zu trennen, sich zu vereinen … sich zu verwandeln, sich zu spezifizieren und, wie das Lebendige unter tausend Bedingungen sich dartun mag, hervorzutreten und zu verschwinden, zu solideszieren und zu schmelzen, zu erstarren und zu flieβen, sich auszudehnen und sich zusammenzuziehen. Weil nun alle diese Wirkungen im gleichen Zeitmoment zugleich vorgehen, so kann alles und jedes zu gleicher Zeit eintreten. Entstehen und Vergehen, Schaffen und Vernichten, Geburt und Tod, Freude und Leid, alles wirkt durcheinander[8] [… ]
 
Ce que le vocable “affinités” désigne imparfaitement est en fait la manifestation d’une force déstabilisatrice et destructrice autant qu’ordonnatrice et créatrice, la vie, non séparable de la mort. L’auteur des Affinités électives réalise, en racontant une historia morbi moderne, une « synthèse » de ses travaux scientifiques et de sa poésie. La méthode à la fois analytique et synthétique du savant nourrit la réflexion du romancier et lui fournit les bases d’une écriture poético-scientifique. Et plus précisément, l’ancrage de cette réflexion dans le contexte scientifique de l’époque situe le roman à ce moment où les sciences de la nature deviennent une science du vivant. L’allusion du chapitre I, 4 à la théorie de Bergmann pose une référence historique précise, celle de l’episteme classique, présentée d’emblée comme dépassée. Le roman lui-même soulève une interrogation résolument moderne et s’oriente vers une authentique science du vivant, alors en train d’émerger[9].
 
Il est littérairement et scientifiquement logique que le roman se développe dans un contexte létal, dans cette étude, le phénomène « vie » n’est pas séparable du phénomène « mort ». Le narrateur a dès l’incipit placé le roman sous le signe de la mort – Et in Arcadia ego – il n’est pas besoin d’insister. Les différentes tentatives des personnages de la fiction de fabriquer un espace de vie, qu’elles émanent d’aristocrates dilettantes passéistes ou d’une petite noblesse très bourgeoise, conduisent au même échec. Mais comment « représenter la mort » ? A la question des peuples et des poètes, remise sur le métier dans la première moitié du XVIIIème siècle, le romancier répond par deux propositions : soit, dans le cas d’Edouard et du vieux pasteur, le constat laconique qui enregistre avec les précautions d’usage (« man muβte ihn für tot ansprechen ») ; soit, à l’opposé, le mythe ou la légende, une métaphorique qui sera conservée par les générations comme legenda, choses à lire, et par les écrivains comme possible intertexte.
 
C’est dans ce contexte de hantise létale que se déroule la discussion sur les « affinités ». C’est Edouard, le plus fragile et labile du couple, le plus exposé, attiré depuis quelques temps par des « ouvrages scientifiques et techniques », qui par sa lecture permet d’évoquer la théorie du professeur de chimie et pharmacie Bergmann. Goethe en avait eu connaissance en 1792, soit une vingtaine d’années après sa parution, elle est donc dans le roman déjà ancienne, ce que souligne le Capitaine. Goethe qualifie cette théorie des affinités de « notdürftige Topik », c’est-à-dire y voit la marque d’un rationalisme qui prétend, faute de mieux, fixer des phénomènes énigmatiques dans une systématique réductrice, en l’occurrence quelques noms. Une volonté quasi dogmatique codifie les processus vitaux, les fixe dans des modèles censés permettre des applications, presque une programmation mécaniste. On a là un exemple de ce qu’est pour Goethe une « fausse synthèse », une hypothèse hâtivement formulée, qui en nommant et inscrivant dans une classification un phénomène naturel rigidifie celui-ci. Un propos de Goethe souvent relevé et repris pas ses interlocuteurs condamne la formulation « système de la nature » comme une « contradiction interne ». Refuser un « système de la nature » et rejeter la taxinomie, c’est tourner le dos à l’episteme classique.
 
On perçoit le niveau d’exigence du poète dont la prose travaille à la jonction du scientifique et du fictionnel, revisite les références scientifiques et esthétiques de l’époque, s’impose objectivité et presque technicité, sans renier l’affirmation d’autoréférentialité de la littérature, conquête de la modernité du XVIIIème siècle. Goethe a nommé sa pensée « gegenständliches Denken », reprenant à son compte un mot de l’anthropologue Heinroth[10] et applique cette qualification de son mode de penser à son écriture poétique, « gegenständliche Dichtung ».
 
Cette alliance de l’exigence scientifique et de la créativité poétique exige d’éviter un double écueil : le souci d’une extrême précision peut donner des formulations sèches et même réductrices, l’expression métaphorique peut noyer le phénomène dans une sorte d’aura et le fausser. Pour Goethe la langue doit nécessairement joindre ces deux extrêmes, être à double ou multiple fond, juxtaposer ou superposer plusieurs discours ; les événements de la trame narrative doivent être au plus près de la réalité sensible tout en relevant de l’ordre du discours. La mort de l’enfant Otto par exemple est dans l’ordre naturel un hasard, mais ne saurait l’être pour le poète. La narration de l’événement (II,13) montre d’une part la recherche d’une prose « objective » (« Kind und Buch, alles ins Wasser ») : la succession rapide soulignée par l’énumération, la répétition ou la juxtaposition, la substantivation extrême, l’absence de déterminatifs ; d’autre part, à la fin du chapitre, le narrateur joue à plaisir d’une surcharge symbolique : le ciel, le marbre, les étoiles, le vent, les platanes…sont autant de grilles de lecture suggérées mais dont il convient de se méfier. Un lecteur trop idéaliste, un « cœur sensible » naïf jusqu’à la « Schwärmerei », suivra, mais le lecteur moderne et averti ne cédera pas à la facilité de l’interprétation hâtive, la fausse synthèse.
 
D’autres thématiques du roman situent celui-ci à ce moment – charnière, où l’episteme classique ne suffit plus pour une approche scientifique de la nature. L’action se déroule en un lieu unique, le domaine du couple aristocrate, avec ses différents éléments, château, nouvelle maison, cabane faussement idyllique, parcs et jardins…. L’importance donnée à ces derniers, évoquant largement le XVIIIème siècle, et en particulier les considérations du « vieux jardinier » chargé de prodiguer ses soins à la végétation, renforcent la référence aux paradigmes de l’âge classique. Le vieux jardinier en effet déplore un dilettantisme moderne qui soumet le goût en cette matière aussi à des modes (« die neuen Zierbäume und Modeblumen », II, 9), il s’insurge contre une commercialisation du métier par les nouveaux venus (« Handelsgärtner »), et l’importation de nouvelles espèces faite à grands frais. Il est nostalgique d’une définition artisanale du métier, de sa limitation à des espèces connues (II, 9) et bien répertoriées, à un milieu et un horizon bien définis. Il prend donc acte des changements induits par l’essor du commerce, le développement de l’import-export, des voyages lointains, mais sans avoir l’ouverture d’esprit ni pouvoir accomplir la démarche intellectuelle qu’Ottilie suggère dans son journal intime, penser la plante, la créature dans son environnement. Il applique aux plantes qu’il connaît aussi bien qu’à celles qui sont pour lui étrangères la même « méthode » : il les nomme, il parcourt les catalogues où elles sont répertoriées (« fremde Namen »). En limitant le savoir aux acquis de l’expérience et l’observation de phénomènes de surface, par ses références répétées aux catalogues, le vieux jardinier (auquel il faudrait associer les Chartreux discrètement évoqués par le narrateur) renvoie explicitement à l’approche descriptive et taxinomique d’un Linné. Goethe poursuit tout au long de ses études de botanique la discussion avec Linné, qui a répertorié et ordonné les espèces végétales et animales selon des « caractéristiques externes » et au moyen d’une terminologie précise, mais une « nomenclature », si parfaite soit-elle, ne saurait rendre compte d’un phénomène naturel :
 
So hat Linné die botanische Terminologie musterhaft ausgearbeitet und geordnet dargestellt. […] Man wird aber nicht lange mit Bestimmung der äuβern Verhältnisse und Kennzeichen sich beschäftigen ; ohne das Bedürfnis zu fühlen, durch Zergliederung mit den organischen Körpern gründlicher bekannt zu werden. […]
Bei einer so ausgearbeiteten Nomenklatur haben wir zu bedenken, daβ es nur eine Nomenklatur ist, daβ ein Wort irgendeiner Erscheinung angepasstes, aufgeheftetes Silbenmerkmal sei, und also die Natur keineswegs vollkommen ausspreche[11].
 
Si le vieux jardinier a sa place dans l’univers de l’episteme classique, Ottilie est située dans un autre réseau de références. On peut dire d’abord qu’elle vient d’un univers domestique où chaque objet a sa place déterminée, dans un ordre précis, par rapport à la nature en général, elle est soumise et craintive, redoute la nouveauté. Pourtant, à travers son personnage, le romancier introduit des réflexions nouvelles sur la nature et l’homme et sur le cheminement qui par les sciences de la nature le mène à une science de l’homme[12]. En Ottilie il fait se rencontrer un donné, la sensibilité innée, extrême et peu ordinaire, de la jeune fille à la nature, et un événement contingent, l’expérience intérieure bouleversante de la passion. Dans ce personnage de fiction, qui fait en lui-même et sur lui-même l’expérience du heurt entre nécessité et hasard, le romancier crée une « image », une façon de représenter et de dire (« Bild », « Gleichnis ») la loi de polarité qui est pour lui au fondement de la vie de la nature, d’approcher an plus près cette opération relevant de la « physiologie ».
 
On s’arrêtera sur les remarques (II, 7) suscitées par un événement apparemment anecdotique de la seconde partie (II, 4). Luciane, dont l’existence semble entièrement tournée vers le divertissement, a oublié son singe. L’incident fait suite à une série de scènes de jeu et de représentation, les « tableaux vivants », lors desquelles des questions d’ordre moral, social, esthétique ont été portées au premier plan. Plus précisément, il se situe dans un contexte de mascarade, de travestissement et de caricature, qui pose la question du portrait, une fois encore ce que Goethe subsume dans le terme « Bild ». Mais cette évocation des singes et de la ressemblance entre eux et l’homme permet aussi au romancier de rappeler l’intérêt éveillé en lui dans les années 70 du XVIIIème siècle par la physiognomonie de Lavater, qui voulait voir une relation entre la forme d’un visage ou d’un crâne et un caractère. Vers 1805, Goethe suit de près à travers les travaux de Franz Joseph Gall un certain renouveau de la physiognomonie lié au développement de la psychologie, les recherches sur des rapports possibles entre le physique et le mental, la nature et l’esprit. Le médecin Carl Gustav Carus par exemple, et plus tard, surtout à partir des années 20, les anthropologues Stiedenroth et Heinroth seront des correspondants et interlocuteurs de Goethe rédigeant ses « Naturwissenschaftliche Schriften ».
 
L’allusion de Luciane à son singe et l’ouvrage sur les singes proposé par Charlotte sont des signes attirant l’attention du lecteur sur plusieurs problématiques, d’ordre scientifique et esthétique : la représentation plus ou moins juste ou déformante, la caricature ou le grotesque, les rapports de la nature et de l’art (ars simia naturae), l’excentricité (les Incroyables) et l’excentrique (l’action d’une vis zentrifuga dans la métamorphose). Ensuite, par une succession d’enchaînements et de glissements narratifs, l’incident qui n’est d’abord qu’un caprice de la jeune aristocrate se trouve repris et varié, on peut dire en empruntant la terminologie goethéenne « reflété » ou « réfracté »[13] (« gespiegelt ») dans une série d’aphorismes du journal intime d’Ottilie (II, 7). Les thèmes abordés ou esquissés sont : l’animal de compagnie, l’objet curieux et les cabinets de curiosité, les collections, les ouvrages-catalogues ou répertoires, les diverses espèces d’êtres vivants, familières ou exotiques, les voyages d’exploration et d’enquête, les méthodes d’étude et d’enseignement de l’histoire ou des sciences naturelles, la scala naturae et la place de l’homme. L’empan ouvert entre le premier aphorisme (« die garstigen Affen ») et le dernier (la maxime de Pope dans son Essai sur l’homme amène le dernier mot « der Mensch ») résume le projet goethéen tel que nous le voyons dans Les affinités électives : par les « sciences de la nature » vers l’homme !
Il est significatif que la position du romancier au sein de ce réseau de références philosophiques et scientifiques ne soit pas explicite, la forme aphoristique du journal masque le sujet de l’énonciation et efface pour un temps le narrateur. Par ailleurs, Goethe a repris un certain nombre des aphorismes de cette page dans d’autres contextes poétiques ou philosophiques. Il est certain que l’approche taxinomique de la nature (« einer der uns ganze Reihen untergeordneter Naturbildungen der Gestalt und dem Namen nach überliefert ») est rejetée, car Ottilie apprécie de n’avoir pas été contrainte de subir l’ancien enseignement d’histoire naturelle (Buffon). Elle se démarque aussi de l’étroitesse d’esprit de l’auxiliaire de la pension qui se limite à l’environnement qu’il connaît et opère donc selon le principe d’homologie (et – soit dit en passant – dont les positions « scientifiques » évoquent un nationalisme (« unsere echten Kompatrioten ») incompatible avec le cosmopolitisme de Goethe). Mais la juxtaposition non hiérarchisée de positions fort différentes quant à la place de l’homme, dans la nature et « à l’image de la divinité », laisse ouverte la question d’une définition seulement naturaliste de l’humain, celle du choix entre une perspective encore téléologique et une autre, qui pourrait annoncer un « évolutionnisme ».
 
Cette interrogation se trouve reformulée dans la deuxième partie de ce roman-laboratoire, lorsqu’interviennent de nouvelles figures d’expérimentateurs et que s’ouvre un nouvel espace d’expérimentation. Les deux étrangers, un aristocrate anglais, de retour de voyages et intéressé comme il se doit pour un Anglais du XVIIIème siècle (il a « un certain âge ») par les parcs et jardins, et son compagnon, réservé et observateur, curieux du monde empirique, sont nettement situés au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Ce sont des voyageurs modernes, touristes avant l’heure et collectionneurs, leur vision du monde est quasi muséale, ils profitent des débuts du libéralisme économique et disposent d’outils modernes. Le compagnon du Lord occupe un temps le devant de la scène et entre avec Ottilie dans une relation particulière, qui permet au narrateur de citer la « philosophie de la nature » dite « romantique », qui alors réactive certains aspects de l’hermétisme.
Goethe est parfaitement informé de ces théories, les Idées pour une philosophie de la nature de Schelling (1797), le magnétisme animal de Mesmer (1779), les expériences de Ritter avec l’Italien Campetti, les traitements proposés par Elisha Perkins en Amérique, puis par son fils en Angleterre, qui sont pour lui une « modification du galvanisme », les découvertes de Galvani ou de Volta en électricité… Il entend arracher ces phénomènes à la sphère de l’occulte et de la magie, dangereusement occupée par des charlatans ; il signale d’ailleurs la manipulation possible du patient en état d’hypnose lorsqu’Ottilie, qui volontiers imite et est dépendante des suggestions des autres, endormie sur les genoux de Charlotte, croit à deux reprises recevoir de celle-ci des injonctions morales (II, 14).
Les hypothèses formulées par cette « philosophie de la nature » concernant les rapports de l’individu et de la nature extérieure, de l’organique et l’inorganique, apportent au romancier un nouvel intertexte. Le terme d’affinités est repris et reste fondamental, car dans ses expériences le compagnon du Lord anglais, tourné vers la géologie et la minéralogie, la physiologie et la médecine cherche toujours ces ligatures qui se font et se défont, au sein du monde organique comme entre l’organique et l’inorganique : « Bezüge und Verwandtschaften unorganischer Wesen untereinander, organischer gegen sie und abermals untereinander » (II, 11). Les phénomènes que cet expérimentateur met au jour, l’hypersensibilité d’Ottilie aux gisements de minerais et les maux de tête que les lieux métallifères lui provoquent, les oscillations désordonnées du pendule dans sa main, sont inscrits par le romancier dans un contexte plus vaste et liés à d’autres phénomènes : l’attraction qui s’exerce entre la jeune fille et Edouard, son sommeil cataleptique, son état de transe dans la chapelle et ses visions hypnagogiques (« noch zwischen Schlaf und Wachen », II, 8), et jusqu’à la guérison de Nanny par le contact de son corps. L’ensemble de ces phénomènes fournit une représentation, image ou symbole (« Bild ») d’Ottilie, et ce personnage énigmatique de la fiction romanesque devient le lieu où est observable le processus de division / union. Les théories sur l’électricité et le magnétisme animal s’offrent alors comme une des réponses de l’époque à l’interrogation sur le phénomène de la vie :
 
Galvanische Wirkungen : […] sie wirken eminent auf Nerve und Muskel, affizieren allgemein das Auge als Licht, den Geschmack als Säure, den Muskel, indem sie zucken machen, so daβ man sich überzeugen konnte : ein fortdauernder galvanischer Prozeβ sei der Lebensprozeβ organischer Naturen. […]
 
L’homme devient donc dans Les Affinités électives « sujet » de l’expérience, à double titre, objet et sujet de l’investigation. Si Goethe avait considéré les grenouilles de Galvani comme le « galvanomètre le plus délicat », c’est maintenant l’homme, le corps humain, qui devient « le plus grand et le plus exact des appareils de physique », l’instrument de mesure et d’expérimentation d’une « physiologie de l’univers ». La suite du texte cité[14] précise :
 
Da nämlich zwei organische Naturen durch Näherungen, ja fast ideale Berührungen allgemein reizende oder soporifere Wirkungen hervorbringen. Die Schwierigkeit, hierüber reine Versuche anzustellen, wird dieses Kapitel, bis auf ein glücklich geniales Wagestück, das zu erwarten steht, noch lange zurückhalten.
 
Le projet des Affinités électives et le personnage d’Ottilie proposent cette expérience audacieuse et « géniale » qui permettrait d’observer le processus vital, c’est-à-dire la loi de « polarité » qui le fonde. L’anthropologie élaborée dans le roman est fondée sur les sciences de la nature, elle se démarque des approches « idéalistes » de l’humanisme classique et rejette les extravagances d’une imagination « romantique ». Cette diversité d’approches et de langages répond à la double exigence goethéenne, scientifique et poétique. Dans un aphorisme célèbre, Goethe se déclare « panthéiste » dans son approche de la nature, « monothéiste » dans le domaine moral, « polythéiste » comme poète[15]. Et dans la même série de « réflexions et maximes », il revendique pour parler de ces « profondeurs » de la nature (« gehaltreiche Tiefen », II, 18) qu’il explore dans son roman une pluralité de langages : « Indem wir von innern Verhältnissen der Natur sprechen wollen, bedürfen wir gar mancherlei Bezeichnungsweisen ».
 
Man bedenkt niemals genug, daβ eine Sprache eigentlich nur symbolisch, nur bildlich sei und die Gegenstände niemals unmittelbar, sondern nur im Widerscheine ausdrücke. […] man sucht daher alle Arten von Formeln auf, um ihnen wenigstens gleichnisweise beizukommen. […] Könnte man sich aller dieser Arten der Vorstellung und des Ausdrucks mit Bewuβtsein bedienen und in einer mannigfaltigen Sprache seine Betrachtungen über Naturphänome überliefern […] so lieβe sich manches Erfreuliche mitteilen.[16]
 
Or, cette définition du langage poétique comme métaphorique (« Gleichnisrede ») et ne donnant toujours que des « images » d’un réel ou référent qui reste inaccessible, situe Goethe dans une filiation néoplatonicienne qui semble contredire l’approche réaliste de l’humain où nous avons voulu voir la modernité des Affinités électives. Il importe de reconnaître l’ambivalence de la pensée goethéenne. Le poète lui-même est souvent revenu sur cette quête permanente chez lui d’un équilibre entre réalisme et … idéalisme. Le roman sur les « affinités », sur la place de l’homme dans la nature, laisse en suspens ce qui est chez le poète une inquiétude, il n’y énonce jamais, sauf sur un mode caricatural, la possibilité d’un dépassement de la tension antagoniste, qu’il nomme « Steigerung ». Il y a en effet pour lui deux façons de « penser » la nature, « materiell », « geistig »[17], car cette nature unit matière et esprit. Penser la nature comme matière permet d’y découvrir la loi de polarité comme « opération de la vie », penser cette nature comme « esprit » permet de dépasser cette tension antagoniste en y adjoignant la notion de « Steigerung ». Goethe ne renie pas son néoplatonisme ou son spinozisme, et si dans Les Affinités électives l’accent est porté sur une nature-matière, le roman n’est pas de la littérature scientifique. Il n’est pas davantage une littérature d’idées. Il reste que la densité de la réflexion, qui charge à l’extrême le texte, la profondeur symbolique, qui ouvre derrière chaque phrase sinon chaque mot des « abîmes », selon la belle formule de Karl Kraus à propos de la langue goethéenne, situent l’œuvre parmi ces productions « incommensurables »[18] dans lesquelles Goethe voit l’accomplissement de l’esprit humain.



ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X


[1] Le texte allemand des Affinités électives sera cité d’après l’édition de Hambourg (HA), de même que les références aux œuvres et textes les plus connus. Les écrits scientifiques de Goethe seront cités d’après l’édition Beutler, Artemis Verlag, Zürich, 1964 (NWS I et II). Citation : Goethe, Selbstanzeige…, in : Goethe, Die Wahlverwandtschaften, HA p. 621.
[2] Goethe, Briefe, AA, 1786-1814, 25 novembre 1808.
[3] Lettre à Zelter, 29 janvier 1830, « So hatte mich Spinoza früher [avant la lecture de Kant] schon in dem Haβ gegen die absurden Endursachen gegläubiget. Natur und Kunst sind zu groβ, um auf Zwecke auszugehen, und haben’s auch nicht nötig, denn Bezüge gibt’s überall und Bezüge sind das Leben. » (AA, Briefe 1814-1832, p. 888-889).
[4]On résume ici hâtivement un passage des études botaniques de Goethe (Botanik) intitulé Vorarbeiten zu einer Physiologie der Pflanzen. NWS II, p. 116.
[5]Analyse und Synthese, NWS I, p. 887 ss.
[6] Réfléchissant justement, dans sa Théorie des couleurs sur les apports respectifs des différentes sciences à l’étude du vivant, Goethe écrit : « Treue Beobachter der Natur, wenn sie auch sonst so verschieden denken, werden doch darin miteinander übereinkommen, daβ alles, was erscheinen, was uns als ein Phänomen begegnen solle, müsse entweder eine ursprüngliche Entzweiung, die einer Vereinigung fähig ist, oder eine ursprüngliche Einheit, die zur Entzweiung gelangen könne, andeuten und sich auf eine solche Weise darstellen. Das Geeeinte zu entzweien, das Entzweite zu einigen, ist das Leben der Natur; dies ist die ewige Systole und Diastole, die ewige Synkrisis und Diakrisis, das Ein- und Ausatmen der Welt, in der wie leben, weben und sind.” NWS I, p.199.
[7] Lettre à Wackenroder, 21 janvier 1832, AA, 1814-1832, p. 1029.
[8]Besonderes und Allgemeines, NWS II, p. 705-706.
[9] On se réfère ici implicitement à l’ouvrage de Michel Foucault, Les mots et les choses.
[10]Bedeutende Fördernis durch ein einziges geistiges Wort, in : NWS I, p. 879: « daβ mein Denkvermögen gegenständlich sei […] daβ mein Denken sich von den Gegenständen nicht sondere ; daβ die Elemente der Gegenstände, die Anschauungen in dasselbe eingehen… »
[11]Vergleichende Anatomie, Zoologie. Von den Vorteilen der vergleichenden Anatomie und von den Hindernissen, die ihr entgegenstehen. In : NWS II, p. 270.
[12] C’est le cheminement que suivent les notations du journal intime d’Ottilie rapportées dans le chapitre 7 de la seconde partie, on y reviendra.
[13] Goethe emprunte à ses études d’optique l’image des « reflets multiples », « wiederholte Spiegelungen », pour caractériser cette technique de reprise, de variation infinie de l’expression jusqu’à approcher le plus possible le « phénomène ».
[14]Zur Wissenschaftslehre, Physikalische Wirkungen, in: NWS I, p. 859.
[15] « Wir sind / Naturforschend / Pantheisten / Dichtend / Polytheisten / Sittlich / Monotheisten », Aphorismen und Fragmente, Philosophie, NWS II, p. 774.
[16]Farbenlehre, didaktischer Teil, in NWS I, p.203-204.
[17] Goethe a repris à son compte en 1828 un « fragment » de Tobler, un théologien influencé par les études de Charles Bonnet, intitulé « die Natur ». Il y voit un écho de ses propres études d’anatomie comparée et de botanique, en particulier de sa « découverte » de l’os intermaxillaire chez l’homme. Il résume sa vision d’une nature mue par deux forces « die Anschauung der zwei groβen Triebräder aller Natur : der Begriff von Polarität und von Steigerung, jene der Materie, insofern wir sie materiell, diese ihr dagegen, insofern wir sie geistig denken ; jene ist in immerwährendem Anziehen und Abstoβen , diese in immerstrebendem Aufsteigen. Weil aber die Materie nie ohne Geist, der Geist nie ohne Materie existiert und wirksam sein kann, so vermag auch die Materie sich zu steigern, so wie sich der Geist sich’s nicht nehmen läβt, anzuziehen und abzustoβen […] Goethe, NWS I, p. 925.
[18] « je incommensurabler und für den Verstand unfaβlicher eine poetische Produktion, desto besser. » Gespräche mit Eckermann, 6 mai 1827.



Le savoir médical dans Bouvard et Pécuchet

La médecine occupe une place privilégiée dans Bouvard et Pécuchet, « encyclopédie critique en farce »[1] qui met en question la possibilité de la connaissance. Flaubert lui consacre notamment une partie, le chapitre 3, et ce n’est peut-être pas un hasard si le premier notable que les deux bonshommes aperçoivent après leur arrivée à Chavignolles est le docteur Vaucorbeil, avec qui ils auront des relations complexes et souvent difficiles.
Cette importance du savoir médical est sans doute due au milieu dans lequel Flaubert a passé son enfance, à l’Hôtel-Dieu de Rouen, mais la position critique adoptée par l’écrivain à l’égard de tous les savoirs est surtout une protestation contre une époque positiviste, qui voit la littérature réaliste et naturaliste soucieuse de transmettre un savoir sur le monde.
On pourra donc montrer que dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert affirme la nécessité du savoir médical mais ironise souvent sur la compétence des thérapeutes. Il est surtout inquiet de voir émerger un biopouvoir, le corps médical étant investi d’un pouvoir politique et social sur les patients et sur la société. On essaiera d’expliquer ces prises de position par les convictions profondes de l’écrivain, liées à ses expériences et à ses options morales et philosophiques ; pour cela, on s’appuiera sur sa Correspondance.
 
On peut dire que dans toute son œuvre, et en particulier dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert, fils d’un médecin célèbre, se livre à un éloge ambigu de la médecine et du corps médical. Cette apologie est compréhensible dans la mesure où le XIXe siècle est une époque de grands progrès, qui voit les médecins de plus en plus aptes à soigner et guérir les malades. Détaché de la métaphysique, le savoir médical est devenu rationnel et, grâce à la méthode anatomo-clinique de Bichat[2], il profite des progrès de la physique et de la chimie. On voit donc Bouvard et Pécuchet se passionner pour les nouvelles méthodes et montrer « beaucoup de zèle pour la vaccine »[3]. Bien qu’ils ne possèdent aucun diplôme, les deux compères ont « l’audace d’ausculter »[4], et « au grand scandale de M. le curé, ils [ont] pris la mode nouvelle d’introduire des thermomètres dans les derrières » (p. 122).
Mais Jacques Léonard montre bien que la science médicale manque encore de rigueur et que les connaissances véritables se mêlent souvent à des pseudo-sciences d’un statut douteux : « les savoirs du XIXe siècle ne sont pas toujours des vérités scientifiques ni même des connaissances objectives ; il s’y mêle, comme à d’autres époques, beaucoup d’illusions, de croyances et de modes »[5].
Ainsi la phrénologie, qui de nos jours prête à rire, mais dont Yvan Leclerc dit que Flaubert « s’en moque tout en regrettant de ne pas y croire »[6], est pendant quelque temps l’objet des expériences de Bouvard et Pécuchet ; et malgré le scepticisme des bourgeois de Chavignolles, la théorie de Gall est justifiée par une expérience sur trois personnes prises au hasard :
La première était une paysanne, avec de gros yeux bleus.
Pécuchet dit en l’observant : – « Elle a beaucoup de mémoire. »
Son mari attesta le fait, et s’offrit lui-même à l’exploration.
– « Oh ! Vous, mon brave, on vous conduit difficilement. »
D’après les autres il n’y avait point dans le monde un pareil têtu.
La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand-mère.
Pécuchet déclara qu’il devait chérir la musique.
« Je crois bien ! » dit la bonne femme. « Montre à ces messieurs, pour voir ! »
Il tira de sa blouse une guimbarde – et se mit à souffler dedans. Un fracas s’éleva. C’était la porte, claquée violemment par le docteur qui s’en allait.
Ils ne doutèrent plus d’eux-mêmes, et appelant les deux élèves recommencèrent l’analyse de leur boîte osseuse (p. 360-361).
 
Une autre doctrine non orthodoxe, le magnétisme hérité de Mesmer, suscite un véritable engouement à l’époque romantique, mais également de violentes polémiques. Jaques Léonard étudie la manière dont certains scientifiques essaient de concilier cette pratique avec le savoir scientifique :
 
Si cette doctrine sert quelquefois de paravent à une quête spirituelle, elle se présente avant tout comme une thérapie qui aboutit aussi à des conversions somatiques étonnantes et à des transes curatives plus ou moins durables. Surmontant leur répugnance à l’égard des mystifications, même rentables, certains médecins tentent de se faire les médiateurs entre le magnétisme et la science, transposant, à coups de symboles, des notions de la physique (électricité, fluide, aimant, attraction) dans le champ du psychosomatique, ou s’autorisant des dissertations de Cabanis et de son école sur les relations du physique et du moral.[7]
 
 
Bien entendu, Bouvard et Pécuchet ne manquent pas de céder à cette mode, ce qui suscite l’ironie du narrateur :
 
Cependant par toute l’Europe, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des tables ; – et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre au moyen des escargots. La presse offrant avec sérieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crédulité. (p. 265)
 
Pourtant, les deux autodidactes remportent à nouveau une éclatante victoire sur les sceptiques, puisque la Barbée peut dire au docteur ce qui se passe chez lui à ce moment-là (sa femme « coud des rubans à un chapeau de paille ») (p. 275 – 277).
Le savoir médical conduit certes à de réels progrès, mais il est bien difficile de distinguer vraies et fausses sciences, un pseudo–savoir pouvant se révéler parfois parfaitement efficace. Sans doute faudrait-il expliquer la position de Flaubert par le parallèle (qui s’apparente hélas à une idée reçue) entre la médecine et la littérature, entre le savant et l’écrivain. Si l’on veut jouer sur les mots, on peut rappeler que le médecin est un homme de l’art… Mais plus sérieusement, on rappellera qu’à cette époque le savoir médical investit la littérature[8] et que, pour composer le chapitre médical de son dernier roman, Flaubert consulte de nombreux ouvrages et puise largement dans le Traité de médecine légale d’Orfila. Bien qu’il refuse cette appartenance, Flaubert est un écrivain réaliste qui transmet un savoir et qui reproche aux romantiques de se
contenter d’impressions ou de sentiments vagues : « Il faudrait tout connaître pour écrire », affirme-t-il dans une lettre à Louise Colet, au moment où il rédige l’épisode du pied bot dans Madame Bovary[9]. L’écrivain et le médecin sont donc proches par leur quête obstinée du savoir, mais cela n’empêche pas Flaubert de porter un regard critique sur les thérapeutes.
L’un des tout premiers textes écrits par le gamin Flaubert (en 1831-1832) est une pochade scatologique dans laquelle il s’amuse à parodier le style médical, « La Belle explication de la « fameuse » constipation »[10], ce qui révèle déjà un caractère irrévérencieux. Et à la fin de sa vie, il confiera à une correspondante des sentiments peu amènes envers le corps médical :
MM. les médecins sont d’un comique lugubre ! – et quel aplomb ! Je n’ai pas pour la gent de lettres une grande estime. Mais j’en ai encore moins pour la caste médicale.
« Nourri dans le sérail, j’en connais les détours[11] ».
 
D’ailleurs, dans son œuvre, il peint souvent des praticiens ridicules et impuissants, armés d’une pseudo- science. Le médecin de Chavignolles, Vaucorbeil (dont le nom manque un peu de noblesse) est souvent pris en défaut et n’a pas de connaissances solides. Quand Pécuchet lui demande d’expliquer « l’atomicité supérieure », il « rougit beaucoup » et lui déconseille la chimie (p. 108). Le narrateur le présente comme borné, dogmatique : « Il jugeait les choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolérait pas la moindre contradiction » (p. 96). Mais surtout, ces pseudo-savants (comme M. Homais dans Madame Bovary) sont de grands adeptes des idées reçues, et l’ignorance de Bouvard et Pécuchet accentue ce trait : « Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments leur semblèrent de la plus haute importance » (p. 113). Bien entendu, ces idées reçues alimenteront le second volume : « Nerveux : Se dit chaque fois qu’on ne comprend rien à une maladie – cette explication satisfait l’auditeur » (p. 444). Et dans les « Spécimens de tous les styles » qui fourniront la copie à Bouvard et Pécuchet, on admirera le discours fleuri et moralisateur de type « médical-génital » (p. 413) :
 
C’est à cette époque, si bien nommée la fleur de l’âge, que les deux sexes éprouvent l’un vers l’autre cette impulsion irrésistible, ce besoin impérieux de se rapprocher qui est sans contredit la source des plus douces jouissances, mais qui souvent entraîne dans des écarts que la nature réprouve, ou dans des excès funestes à la santé, indépendamment des orages qui parfois troublent cette époque de la vie et deviennent fréquemment le germe des maladies les plus graves.
(Dictionnaire des sciences médicales, article « Adolescence ». [Ms. g226 (3) f° 130])
 
 
Mais Flaubert ne se contente pas de peindre des médecins bavards, suffisants et victimes de la « bêtise » omniprésente, il montre que leurs pratiques sont souvent vouées à l’échec. Cette impuissance est patente dans le domaine des « maladies nerveuses », que l’auteur connaissait bien. Le traitement infligé par son père après la grande crise de 1844 est tourné en dérision : « Je ribote avec l’eau de fleur d’oranger, je me fous des bosses de pilules, je me fais socratiser par la seringue et j’ai un hausse-col sous la peau ; quelle existence voluptueuse ! »[12]. Et beaucoup plus tard, Flaubert tirera les leçons de sa maladie pour mettre en cause les médecins en général, et son père en particulier :
 
[…] j’ai, à mes dépens, acquis beaucoup d’expérience en fait de névroses. Tous les traitements qu’on leur applique ne font qu’exaspérer le mal. – Je n’ai pas encore rencontré, en ces matières, un médecin intelligent. – Non ! Pas un ! C’est consolant ![13]
 
 
Certes, les thérapeutes parviennent parfois à leurs fins, mais la cure paraît souvent aléatoire et l’effet inexplicable. Le magnétisme permet de guérir la Barbée, sujette à des « crises nerveuses » mais c’est « comme un miracle » (p. 269-270) ; et Bouvard, grâce à des « onctions », réussit à soigner l’herpès de Mme Bordin (p. 119)… D’autre part, le corps médical lui-même est profondément divisé, ce qui fait douter de la science. Aux organicistes parisiens disciples de Broussais, qui sont plutôt matérialistes et expliquent la maladie par l’inflammation des tissus, s’opposent les vitalistes de l’école de Montpellier, plutôt spiritualistes, pour qui la vie est un mystère et la maladie un trouble global de l’équilibre organique[14]. Ce débat est fictionnalisé par Flaubert à travers la discussion qui oppose Pécuchet à Vaucorbeil sur le problème des fièvres : le premier croit à leur « essence », résultat du « principe vital », alors que le second les fait « dépendre des organes » (p. 122). Qui plus est, les théories médicales s’expriment à travers des discours confus et contradictoires. Vaucorbeil ne trouve rien à dire qui puisse clarifier les idées des deux bonshommes, sinon que « la cause et l’effet s’embrouillent » (p. 121). Or, on sait que le principe de causalité est au fondement de la science. Comme Flaubert, sans le dire, cite les meilleurs auteurs, la bêtise n’affecte pas seulement ses personnages, mais vise la logique du savoir médical lui-même[15].
Élevé dans une famille de médecins à une époque de progrès scientifique, Flaubert n’en montre pas moins les insuffisances du corps médical et les limites de la science. Mais sa critique vise surtout un savoir qui donne à une « caste » un pouvoir sur la société. L’établissement de la IIe République conduit le médecin à tirer profit de son prestige pour se lancer dans une carrière politique, comme le montre Jacques Léonard :
 
1848 appelle le médecin à rechercher le saint chrême du suffrage universel. Le corps social est malade et le civisme exige que l’hygiéniste se porte à son chevet. La morale républicaine, romantique et humanitaire, s’enracine dans le dévouement professionnel. Au nom de la raison, de la science, du progrès et de la justice, le médecin candidat se croit l’avocat naturel du peuple ; ses amis le poussent en avant parce que sa clientèle lui donne déjà une notoriété ; ses lectures en font une sorte d’expert, capable de distinguer, dans les fièvres sociales, les accès dangereux et les crises salutaires.[16]
 
En effet, dans Bouvard et Pécuchet, on voit Vaucorbeil, comme tous les notables, tenté par la députation; mais ce n’est qu’une velléité, car le capitaine lui montre qu’il a peu de chances d’être élu (p. 222-223). Le Second Empire ne marque pas une rupture, et de nombreux médecins, sensibles à la politique de protection sociale voulue par le régime, prennent des responsabilités à tous les échelons de la vie politique[17]. Mais c’est la IIIe République qui donne vraiment au médecin le statut de notable représentant les « couches nouvelles » qui, selon Gambetta, doivent assurer le triomphe du nouveau régime. Souvent proches du radicalisme, ces praticiens sont suspectés d’irréligion : « Docteur : – Tous matérialistes ! », lit-on dans le Dictionnaire des idées reçues (p. 429). Mais loin d’être révolutionnaires, ils représentent « une bourgeoisie sûre d’elle et dominatrice » qui impose « une morale sociale assez favorable à la conciliation des intérêts de classe pour rassurer les milieux dirigeants »[18]. Flaubert fait de Vaucorbeil un agent de renseignement, à qui le préfet écrit pour lui demander s’il faut enfermer Bouvard et Pécuchet[19].
Le pouvoir politique et social du corps médical se traduit par une idéologie qui deviendra une norme dans la seconde moitié du siècle. La création d’un Comité consultatif et des conseils d’hygiène publique, la réforme de l’assistance publique de Paris, le souci de la salubrité dans les écoles et les logements, le développement des secours à domicile révèlent l’importance de la santé publique pour les gouvernements successifs, et les médecins sont la cheville ouvrière de cette politique[20].
Mais la préoccupation hygiéniste est tournée en dérision par Flaubert. Ses personnages ne réussissent pas à convaincre les paysans attachés à la routine, et ils finiront par douter eux- mêmes de leur théorie.
Pendant qu’ils attendaient Victor, ils causaient avec les passants – et par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l’hygiène, déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers.
Ils en vinrent à inspecter les nourrices, et s’indignaient contre le régime de leurs poupons. Les unes les abreuvent de gruau, ce qui les fait périr de faiblesse. D’autres les bourrent de viande avant six mois – et ils crèvent d’indigestion. Plusieurs les nettoient avec leur propre salive ; toutes les manient brutalement.
Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient dans la ferme et disaient :
« Vous avez tort. Ces animaux vivent de rats, de champagnols. On a trouvé dans l’estomac d’une chouette jusqu’à cinquante larves de chenilles. »
Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des cailloux, et ils répondaient :
« Allez donc, farceurs ! N’essayez pas de nous en remontrer ! » (p. 382-383)
 
 
Les deux copistes vont toutefois essayer d’appliquer dans leur vie les règles de l’hygiène, et comme d’habitude, ils commencent par étudier un manuel. En l’occurrence, ils tentent d’appliquer celui d’Amoros et de se mettre à la gymnastique, car ils sont séduits par les images de jeunes garçons pleins « de force et d’agilité » (p. 261). Mais bien entendu c’est un échec, et ils ne parviennent qu’à se blesser :
Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur âge. Ils l’abandonnèrent, n’osaient plus se mouvoir par crainte des accidents, et restaient tout le long du jour assis dans le muséum, à rêver d’autres occupations. (p. 264)
 
Auparavant, obsédés par le régime, ils ont appliqué les préceptes du Manuel d’hygiène du Docteur Morin et ont pris comme « idéal » Cornaro, un gentilhomme vénitien du XVIe siècle qui grâce à sa frugalité devint centenaire :
 
Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et la charcuterie, le hareng saur, le homard, et le gibier sont « réfractaires ». Plus un poisson est gros plus il contient de gélatine et par conséquent est lourd. Les légumes causent des aigreurs ; le macaroni donne des rêves ; les fromages « considérés généralement, sont d’une digestion difficile » ; un verre d’eau le matin est « dangereux », chaque boisson ou comestible étant suivi d’un avertissement pareil, ou bien de ces mots : « mauvais ! – gardez-vous de l’abus ! – ne convient pas à tout le monde ». – Pourquoi mauvais ? Où est l’abus ? Comment savoir si telle chose vous convient ? (p. 126)
 
Finalement, devant les contradictions du manuel et l’absurdité de certaines recommandations, ils se libèrent des préceptes hygiénistes dans un banquet pantagruélique :
Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du porc aux choux, de la crème, un pont-l’évêque, et une bouteille de bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche – et ils se moquaient de Cornaro ! Fallait-il être imbécile pour se tyranniser comme lui ! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son existence ! La vie n’est bonne qu’à la condition d’en jouir. – « Encore un morceau ? » – « Je veux bien. » – « Moi de même ! » – « A ta santé ! » – « A la tienne ! » – « Et fichons-nous du reste ! » Ils s’exaltaient. (p. 127)
 
À travers ces aventures burlesques et désastreuses, Flaubert se moque des hygiénistes qui s’imaginent que la médecine pourra faire disparaître la maladie, et il emprunte les expériences de ses personnages au très sérieux Traité d’hygiène de Michel Lévy, publié chez Baillière en 1844, afin de révéler « la vanité du discours médical »[21].
Mais c’est dans cette atmosphère que se constitue un biopouvoir, dont Foucault fait remonter l’émergence à la Révolution, moment ou apparaît le mythe d’une profession médicale organisée comme le clergé, ayant sur les corps le pouvoir que les prêtres exercent sur les âmes[22]. Cependant, le clergé accepte difficilement cette nouvelle autorité, et on voit Bouvard et Pécuchet s’opposer à l’abbé Jeuffroy. Mais les médecins auront également à se battre sur un autre front, et seront souvent en conflit avec des amateurs comme Bouvard et Pécuchet ou des charlatans et des guérisseurs que le peuple crédule écoute volontiers. Cet enjeu de légitimité apparaît bien dans le roman lorsque Bouvard et Pécuchet sont indignés par la prétention du médecin, qui les considère comme inaptes à acquérir des connaissances scientifiques : « De quel droit les juger incapables ? Est-ce que la science appartenait à ce monsieur ! Comme s’il était lui-même un personnage bien supérieur ! » (p. 113). La guérison du père Gouy, que Vaucorbeil n’avait pas pu soigner, leur permet de mettre en doute la validité du diplôme, ce qui suscite une vive réaction du médecin :
Le docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans son importance sociale. Sa colère éclata. – « Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice illégal de médecine! » Puis se tournant vers la fermière : « Faites-le tuer par monsieur tout à votre aise, et que je sois pendu si je reviens jamais dans votre maison ! (p. 124)
 
 
Mais même s’ils parviennent parfois à guérir, les deux compères sont ridicules lorsqu’ ils se proposent de redresser la nature. La cure d’un bossu, qu’ils attirent en lui donnant à déjeuner et qu’ils traitent avec un cataplasme, ne produit évidemment aucun résultat[23]. Cette tentative est cependant révélatrice, car elle illustre la « frénésie interventionniste » du milieu du siècle[24], la volonté de corriger la nature en fonction d’une norme : Flaubert dénonce « la science de son siècle orthopédiste et redresseur »[25]. Mais cette ambition devient bouffonne dans un domaine sensible, celui de la sexualité. Éducateurs de Victor et Victorine, les deux copistes s’aperçoivent que le garçon a « une mauvaise habitude » et se demandent s’ils doivent lui faire lire Tissot ou lui acheter « un appareil » (p. 381) – références tout à fait claires pour un lecteur de l’époque. En effet, dès le XVIIIe siècle, le docteur Tissot dénonce le « fléau » de l’onanisme, et son noble combat est relayé de 1846 à 1861 par le docteur Demeaux. Ce dernier se propose d’éradiquer « une calamité qui mine le corps social » en demandant une réforme des internats et la commercialisation d’appareillages compliqués empêchant le jeune garçon d’accéder à la zone sensible[26]. Flaubert ne manque pas d’ironiser sur cette croisade relevant de l’ordre moral, et finalement Pécuchet renonce à acheter l’appareil, car, dit-il à Bouvard, « le bandagiste croirait peut-être que c’est pour moi » (p. 382) …
Tentés par la politique et investissant progressivement ce domaine, défenseurs et promoteurs d’une idéologie hygiéniste qui deviendra une obsession, les médecins sont à la fin du siècle détenteurs d’un biopouvoir qui leur permet de contrôler la société. On comprend que Flaubert soit irrité par cette évolution, et sa réaction s’explique à la fois par sa personnalité et sa philosophie.
Flaubert n’est pas intéressé par le pouvoir (si ce n’est celui de l’écriture) et il n’a jamais rêvé de changer la société. Adolescent, il écrit à son ami Ernest Chevalier qu’il ne veut pas avoir un « état », et que s’il prend « une part active au monde ce sera comme penseur et comme démoralisateur »[27]. Très influencé par Sade, il est fasciné depuis sa plus tendre enfance par le mal, la folie et la mort, comme il l’explique à Louise Colet :
 
La première fois que j’ai vu des fous, c’était ici, à l’hospice général, avec ce pauvre père Parrain. Dans les cellules, assises et attachées par le milieu du corps, nues jusqu’à la ceinture et tout échevelées, une douzaine de femmes hurlaient et se déchiraient la figure avec leurs ongles. J’avais peut-être à cette époque six à sept ans. Ce sont de bonnes impressions à avoir jeune ; elles virilisent. Quels étranges souvenirs j’ai en ce genre ! L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! Comme j’ai pensé à tout cela, en la veillant pendant deux nuits, cette pauvre et chère belle fille ! Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui.[28]
 
C’est surtout en Orient qu’il sera enthousiasmé par l’alliance des contraires, la coexistence de la vie et de la mort qui est une condition de l’art :
Il y a deux ou trois jours nous avons été voir la léproserie d’ici. C’est hors la ville, près d’un marais d’où des corbeaux et des gypaètes se sont envolés à notre approche. Ils sont là, les pauvres misérables, hommes et femmes (une douzaine peut-être), tous ensemble. – Il n’y a plus ici de harem, de voiles pour cacher les visages, de distinction de sexes. – Ils ont des masques de croûtes purulentes, des trous à la place de nez, et j’ai mis mon lorgnon pour distinguer à l’un d’eux si c’étaient des loques verdâtres ou ses mains qui lui pendaient au bout des bras. C’était ses mains. (Ô coloristes, où êtes-vous donc ? quels imbéciles que les peintres !) Il s’était traîné pour boire auprès de la fontaine. Sa bouche, dont les lèvres étaient enlevées comme par une brûlure, laissait voir le fond de son gosier. Il râlait en tendant vers nous ses lambeaux de chairs livides, et la nature calme tout à l’entour ! de l’eau qui coulait, des arbres verts, tout frissonnants de sève et de jeunesse ( le vent du soir soufflait), de l’ombre fraîche sous le soleil chaud, puis deux ou trois poules, qui picotaient par terre dans l’espèce de basse-cour où ils sont.[29]
 
La politique hygiéniste est donc condamnée par Flaubert, car elle affadit le monde en atténuant la misère humaine : « Je suis fâché que la Salpêtrière ne soit pas plus raide en couleur. Les philanthropes échignent tout. Quelles canailles ! Les bagnes, les prisons et les hôpitaux, tout cela est bête maintenant comme un séminaire.[30]»
Le contexte familial pourrait également expliquer la critique du pouvoir médical. Certes, Gustave aimait son père, et il écrit à Ernest Chevalier après les obsèques : «Tu as connu, tu as aimé l’homme bon et intelligent que nous avons perdu, l’âme douce et élevée qui est partie »[31]. Mais la relation est peut-être moins simple qu’il n’y paraît, et on ne peut rejeter totalement l’analyse de la situation œdipienne que propose Sartre dans L’Idiot de la famille. Yvan Leclerc fait remarquer que les pères ne sont pas idéalisés dans Bouvard et Pécuchet, et que Flaubert abandonne son roman au cours du chapitre médical pour écrire les Trois contes, comme s’il fallait « d’abord tuer le père dans Saint Julien » pour pouvoir continuer[32]. Dans la Correspondance, c’est surtout le frère, qui sera le digne héritier du père, qui est agressé : « Achille est à Paris, il passe sa thèse et se meuble. Il va devenir un homme rangé, et dès lors il ressemblera à ces polypes fixés sur les rochers »[33].
Flaubert choisit donc l’Art contre la science, en particulier contre le milieu familial, mais il est également révolté par l’évolution d’une société démocratique uniformisante. Il se définit lui-même comme « libéral enragé » et il dénonce toutes les normes que la société impose à l’individu : « La médiocrité chérit la Règle ; moi je la hais. Je me sens contre elle et contre toute restriction, corporation, caste, hiérarchie, niveau, troupeau, une exécration qui m’emplit l’âme, et c’est par ce côté-là peut-être que je comprends le martyre »[34]. Comme Tocqueville, il pointe les dangers de l’égalité qui menace la liberté individuelle, et contre les préceptes hygiénistes, il revendique l’hédonisme : « La vie n’est bonne qu’à la condition d’en jouir » (p. 127).
Au-delà, c’est la méthode scientifique qui est mise en question par Flaubert. Les expériences de Bouvard et Pécuchet les conduisent au relativisme : « La science est faite, suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir » admet Bouvard (p. 129). Les théories reposent sur des simplifications, et Flaubert ironise sur la naïveté des deux compères lorsqu’ils optent pour la méthode de Raspail : « La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits. Ce qu’il y a de mieux pour s’en délivrer, c’est le camphre. Bouvard et Pécuchet l’adoptèrent » (p. 119). De plus, la théorie consignée dans les livres ne correspond pas aux observations faites sur le terrain : « Les symptômes notés par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient de voir » (p. 120). Et Flaubert conteste même la méthode analytique qui est la base de la science :
Les sciences procèdent par l’analyse – elles croient que ça fait leur gloire et c’est leur pitié. La nature est une synthèse et pour l’étudier vous coupez, vous séparez, vous disséquez et quand vous voulez de toutes ces parties faire un tout, le tout est artificiel, vous faites la synthèse après l’avoir déflorée, les liens n’existent plus, les vôtres sont imaginaires et j’ose dire hypothétiques.[35]
 
La véritable médecine n’est donc pas une science, mais un art qui repose sur l’intuition et l’induction, comme Flaubert l’explique à Louise Colet : « je suis aussi athée que toi en médecine, et plus. Mais non pas en médecins. Je ne crois pas à la science, qui est (dans son état moderne) toute d’analogie et d’instinct. Mais je crois au sens spécial de certaines bonshommes qui sont nés pour ça, et ont pioché »[36]. Bouvard, comme son compère, n’aura pas le génie de ces médecins et conclura avec scepticisme :
« Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop nombreuses, les remèdes problématiques – et on ne découvre dans les auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la diathèse, ni même du pus ! » (p. 125)
 
Mais s’ils ne révèlent pas une vérité aux deux autodidactes, tous les livres étudiés auront le même effet que la littérature et solliciteront leur imaginaire, si bien que les deux amis deviendront hypocondriaques :
Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle.
Bouvard, à l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l’action se porta sur les reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre.
Pécuchet imagina que l’usage de la prise était funeste. D’ailleurs, un éternuement occasionne parfois la rupture d’un anévrisme – et il abandonna la tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts ; puis tout à coup, se rappelait son imprudence.
Pécuchet prit une courbature à l’élagage de la charmille, et vomit après son dîner, ce qui l’effraya beaucoup. Puis observant qu’il avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait : « Ai-je des douleurs ? » et finit par en avoir.
S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le pouls, changeaient d’eau minérale, se purgeaient ; – et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les courants d’air. (ibid.)
 
Finalement, en réaction contre un siècle positiviste, Flaubert critique la prétention de la science à atteindre la vérité. Dès sa jeunesse, il dénonçait la philosophie d’Auguste Comte après sa lecture de l’Essai de philosophie positive : « c’est assommant de bêtise […] -Il y a là-dedans des mines de comique immenses, des Californies de grotesque[37] ». Yvan Leclerc voit même dans le testament de Flaubert un anti-Discours de la Méthode :
 
Les quatre règles de la méthode dirigent, en négatif, les questions et les apories de Bouvard. Les idées claires et distinctes ? Impossible d’en formuler une seule. Diviser la difficulté ? Soit, mais comment isoler les parties d’un tout sans le détruire ? « Conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples. » C’est ici le point de départ, l’objet simple qui fait problème puisque, par exemple, en ouvrant le cours de Regnault pour savoir la chimie, Bouvard et Pécuchet apprennent d’abord que « les corps simples sont peut- être composés ». « Faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales… » Va pour la revue, c’est le projet même de Flaubert, mais aura-t-elle une chance d’être générale dans un monde infini comme la bêtise ?[38]
 
Pessimiste et misanthrope, hanté par la mort et la maladie, Flaubert ne saurait adhérer au nouveau credo de la fin du siècle.
 

Très marqué, même s’il s’en défend parfois, par sa famille et son époque, Flaubert ne conteste pas la nécessité de la connaissance. Mais le savoir médical, trop souvent contaminé par la bêtise ambiante, ne saurait acquérir le statut de vérité scientifique, et le romancier se plaît à montrer des thérapeutes prétentieux allant de réussite involontaire en échec cuisant. Avant Bergson et Brunetière[39], l’auteur de Bouvard et Pécuchet s’inscrit en faux contre le positivisme et ne pense pas que le progrès scientifique puisse éliminer la souffrance et la maladie, qui sont inhérentes à la condition humaine. Mais il est surtout révolté lorsque le savoir (vrai ou faux) se monnaie en pouvoir politique ou social et permet le contrôle du corps et de l’esprit par une caste bourgeoise, médiocre et moralisatrice. Profondément attaché à la liberté individuelle, Flaubert se montre préoccupé par une évolution démocratique qui pourrait aboutir à une uniformisation, et s’opposant à toutes les tentatives normalisatrices, il affirme les pouvoirs de l’art, qui utilise certes le savoir mais le transfigure pour atteindre la Beauté.

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X



[1] Flaubert, Correspondance, tome IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p.559.
[2] Jacques Léonard, La Médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981, p.24 et p.133.
[3]Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues, édition de Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, GF Flammarion, 2011, (texte de référence), p.120. C’est en 1796 que Jenner a découvert le vaccin contre la variole.
[4] Ibid., p. 121. Le stéthoscope a été inventé par Laennec (1781-1826).
[5] Jacques Léonard, op. cit., p. 7.
[6] Yvan Leclerc, La Spirale et le monument, Paris, SEDES, 1988, p. 60.
[7] Jacques Léonard, op. cit., p.111-112.
[8] Voir l’article de Sainte-Beuve « Madame Bovary par M. Gustave Flaubert » dans Le Moniteur universel du 4 mai 1857, qui se termine par ces remarques un peu acides : « Fils et frère de médecins distingués, M. Gustave Flaubert tient la plume comme d’autres le scalpel. Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout ! ». Cité par Didier Philippot, Gustave Flaubert, Mémoire de la critique, PUPS, 2006, p.150.
[9] Lettre du 7 avril 1854 (Correspondance, tome II, 1980, op. cit., p. 544).
[10] Œuvres de jeunesse, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 10.
[11] A Léonie Brainne, [2-3 ? août 1877], Correspondance, tome V, 2007, p.269. On voit que Flaubert a beaucoup lu
Molière, mais qu’il s’amuse également à citer Racine.
[12] A Ernest Chevalier, [9 février 1844], Correspondance, tome I, 1973, p.204. De tels passages étayent l’analyse de Sartre sur les conflits œdipiens dans la famille Flaubert.
[13] A Edma Roger des Genettes, 6 [octobre 1871], Correspondance, tome IV, 1997, p.383.
14 Jacques Léonard, op. cit., chapitre 7.
[15] Yvan Leclerc, op. cit., p.81-82.
[16] Jacques Léonard, op. cit., p.219-220.
[17] Ibid., p. 226-228.
[18] Ibid., p.333.
[19] Notes de Flaubert pour la 2e partie (Bouvard et Pécuchet, p.399).
[20] Jacques Léonard, op. cit., p.224.
[21] Jean-Louis Cabanès, Le corps et la maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Paris, Klincksieck, 1991, p.182.
[22] Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1988, p.31-32.
[23] Bouvard et Pécuchet, p.119-120. On pense bien entendu à la désastreuse opération du pied bot tentée par Charles Bovary et à l’impuissance de Homais confronté à l’Aveugle.
[24] Jacques Léonard, op. cit., p.105.
[25] Jacqueline Ernst, « Le corps à l’épreuve des savoirs », dans Pierre-Louis Rey et Gisèle Séginger, Madame Bovary et les savoirs, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009, p.186.
[26] Voir Roger Kempf et Jean-Paul Aron, Le Pénis et la démoralisation de l’Occident, Grasset, 1978, p. 203-245.
[27] Lettre du 24 février 1839, Correspondance, tome I, p.37.
[28] Correspondance, tome II, p.376 (lettre du 7 juillet 1853).
[29] Lettre à Louis Bouilhet du 4 septembre 1850, écrite de Damas, Correspondance, tome I, p. 682-683.
[30] Lettre à Louise Colet du 7 juillet 1853, Correspondance, tome II, p. 376.
[31] Lettre de la fin janvier 1846, Correspondance, tome I, p. 254.
[32] Yvan Leclerc, op. cit., p.156-157.
[33] Lettre à Ernest Chevalier du [15 avril 1839], Correspondance, tome I, p. 42.
[34] Lettre à Louise Colet du [7 septembre 1853], Correspondance, tome II, p.428.
[35] Carnet de Flaubert (1841) cité par Sartre, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1971, p.1542-1543.
[36] Lettre à Louise Colet du [3 janvier 1853], Correspondance, tome II, p. 230.
[37] Lettre à Louis Bouilhet du 4 septembre 1850, Correspondance, tome I, p. 679.
[38] Yvan Leclerc, op. cit., p. 79.
[39] En 1889, Bergson publiera l’Essai sur les données immédiates de la conscience, et en 1895 Brunetière se réjouira des « faillites partielles de la science » dans son article de la Revue des Deux Mondes « Après une visite au Vatican ».
 
 

Bibliographie

– Leclerc Yvan, La Spirale et le monument. Essai sur Bouvard et Pécuchet, SEDES, 1988.

– Léonard Jacques, La Médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Aubier ,1981.

– Rey Pierre-Louis et Séginger Gisèle (éds), Madame Bovary et les savoirs, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009.

 




Cadavres postiches et mécanique des savoirs dans Bouvard et Pécuchet

 
Bouvard […] crut se rappeler que l’on fabriquait à l’usage des pays chauds des cadavres postiches.
Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des renseignements. – Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. Auzoux – et la semaine suivante, le messager de Falaise déposa devant leur grille une caisse oblongue.
Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d’émotion. Quand les planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie glissèrent, le mannequin apparut.
Il était de couleur de brique, sans chevelure, sans peau, avec d’innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou, fort vilain, très propre et qui sentait le vernis.
Puis ils enlevèrent le thorax ; et ils aperçurent les deux poumons pareils à deux éponges, le cœur tel qu’un gros œuf, un peu de côté, par derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles.
— « A la besogne ! » dit Pécuchet.
La journée et le soir y passèrent.
Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les amphithéâtres, et à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient leurs morceaux de carton […]
[T]out le village croyait maintenant qu’ils recélaient dans leur maison un véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s’assurer du fait. Des curieux se tenaient dans la cour.
Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc ; et les muscles de la face étant décrochés, l’œil faisait une saillie monstrueuse, avait quelque chose d’effrayant.[1]
 
 
Bouvard et Pécuchet nous conte l’histoire de deux compères qui, las de leur métier de copistes, décident de se cultiver. Leur soif de connaissance et l’accumulation de savoirs de tous ordres retracent l’histoire de la circulation des savoirs, leur voyage au pays de la connaissance témoignant de l’accessibilité du savoir dans le second XIXe siècle. En effet, c’est dans la deuxième moitié du siècle que la vulgarisation scientifique bat son plein, scientifiques et vulgarisateurs professionnels rivalisant d’ingéniosité pour s’attirer le public et faire fortune. Aux ouvrages diffusés en larges exemplaires s’ajoutent les conférences grand public, et les musées, qui ouvrent leurs portes depuis près d’un demi-siècle pour offrir au peuple les secrets de la nature que seuls les savants savent lire, font foisonner les modèles en tout genre[2]. Les sciences se mettent en scène comme elle se mettent en récit, une mise en culture que Bouvard et Pécuchet nous font partager à chaque nouvelle discipline qu’ils découvrent, à chaque livre qu’ils reçoivent, à chaque objet qu’ils empruntent ou achètent. Il n’est donc pas innocent que dans le monde décrit par Flaubert où les sciences s’exposent et se vendent, le parcours de Bouvard et Pécuchet soit également un voyage économique, où l’on suivra les deux comparses de la richesse à la ruine. Car en exposant le savoir, un savoir qui s’échange pour un sou, les collections de livres ou d’objets qui s’amassent chez Bouvard et Pécuchet le réifient du même coup, faisant entrer la connaissance dans le monde capitaliste où tout circule, s’échange et se monnaye. C’est bien le constat que feront les deux commis de Flaubert, ruinés, et finalement pas plus certains de savoir lire le monde à la fin qu’au début du roman.
 
 
Cet article se propose de retracer à son tour le portrait des savoirs et de leur diffusion, que Flaubert présente dans Bouvard et Pécuchet à partirdu « cadavre postiche » que les deux bonshommes manipulent au début du roman. Car si le père de Gustave Flaubert, Achille Cléophas Flaubert, était chirurgien chef de l’Hôtel Dieu de Rouen, une grande partie de l’histoire de la médecine du XIXe siècle s’impose tout au long de Bouvard et Pécuchet, tandis que les deux commis se lancent dans leur interminable quête, assoiffés d’un savoir qui les dépasse et qu’ils ne maîtriseront jamais. Le portrait du Professeur Larivière dans Madame Bovary, « sorti du tablier de Bichat », cède la place aux deux copistes qui s’improviseront tour à tour anatomistes, physiologistes, médecins, obstétriciens ou phrénologistes, proposant du même coup un parcours historique au cœur de l’histoire de la médecine, faisant osciller savoirs orthodoxes et hétérodoxes et mêlant représentations savantes et profanes du corps humain. En outre, le passage par l’anatomie permet à Flaubert d’ouvrir le roman sur la question de l’Homme et de ses origines, qui fait alors l’objet de nombreuses recherches et expérimentations, permettant l’émergence de nouvelles disciplines scientifiques. L’on se souvient de Diderot préconisant les vivisections humaines au nom de la recherche médicale[3], ou encore de William Hunter, le célèbre obstétricien du XVIIIe siècle, pour qui la pratique de l’anatomie demande une « inhumanité nécessaire »[4]. Mais cette « inhumanité » va susciter de plus en plus de débats sur la médecine et son usage du corps humain – ou plutôt du cadavre – au XIXe siècle, période, s’il en est, où l’on tente de resituer l’Homme dans l’ordre du vivant, des sciences médicales à la géologie et à la paléontologie.
 
Ainsi, autour du « cadavre » que les deux hommes détiennent, peut-être en toute illégalité, comme le suggère M. Foureau, vont se greffer nombre de discours sur les sciences qui émaillent le roman. Image d’une science médicale qui se professionnalise, alors que les champs disciplinaires se séparent, image aussi des tensions qui apparaissent entre un savoir médical que sa spécialisation rend abscond et une volonté de diffusion – voire de commercialisation – de ce savoir, le « cadavre postiche », dans un parallèle troublant, revisite sur le mode comique le corps humain qui échappe au savoir lorsqu’il fuit dans la mort et se putréfie. Reconstitué par la science médicale en carton-pâte, il propose une mise en image frappante de la fuite de savoirs qui semblaient, pourtant, à la portée des deux hommes : s’ils paraissent accessibles, vulgarisés ou commercialisés, leur présence obsessionnelle ne révèle finalement que leur inaccessibilité, comme en feront les frais Bouvard et Pécuchet après de multiples expériences. En analysant comment les savoirs s’agencent tout au long du roman à partir de l’exemple du mannequin anatomique que les deux bonhommes achètent, reçoivent et manipulent, nous montrerons donc comment Flaubert se sert de la science médicale et de sa construction du corps humain pour démonter les mécanismes de l’ensemble des savoirs, d’une part, et comment ce discours permet à l’auteur, d’autre part, de mettre à nu un discours littéraire fondé sur des stéréotypes, notamment physiologiques, et qui participent, à l’image du mannequin, de la constitution d’un réel artificiel. Par conséquent, à partir de l’exemple d’un modèle anatomique humain, nous soulignerons comment Flaubert soulève la question d’une représentation réaliste dans un monde où l’artifice et le faux viennent rythmer des mises en scène spectaculaires.
 
 
Montage, démontage, remontage : anatomie d’un modèle réduit
 
 
Tout au long du roman, le feu d’artifices de savoirs qui éblouissent ou déconcertent les deux comparses permet à Flaubert de faire le point sur les connaissances de son époque, évaluant ou confrontant les savoirs ou points de vue. Si les critiques de l’époque se demandent ce que Flaubert condamne – « La science ou les gens qui ne savent pas l’appliquer ? »[5] – en mettant en regard les savoirs et leurs contradictions, force est de constater qu’une des critiques de Flaubert porte surtout sur la vulgarisation, la diffusion des savoirs qui met à la portée de tout un chacun un savoir sans notice et qui mènera les deux compères à commettre nombre d’erreurs d’interprétation ou d’application des savoirs. Le roman s’ouvre sur Bouvard et Pécuchet allant voir les collections publiques et s’achève sur leur éducation des deux orphelins, les méthodes pédagogiques qu’ils expérimentent auprès de leur jeune public ressemblant de près à toutes celles qu’ils nous ont fait partager tout au long du roman. En effet, l’image des sciences que l’on découvre et assimile sans effort et d’une façon ludique – démarche pédagogique qui sous-tend, par exemple le Magasin d’Education et de Récréation crééen 1864 par Pierre-Jules Hetzel et Jean Macé – transparaît à chaque expérience, de la fabrication de jouets aux « jeux instructifs » (372) et conversations, à la mode au XVIIIe siècle, en passant par les promenades scientifiques, plus modernes, où l’on observe les deux bonshommes, herborisant, inventer des noms de fleurs au fil de leur voyage à travers la campagne. Fichée au milieu de leur muséum, la salle de classe où les enfants apprennent à lire et à compter est décorée par de nombreuses images qui doivent « frapper [l’]imagination » (389), signant l’ère d’une pédagogie fondée sur le visuel. D’ailleurs, si les conseils qu’ils lisent en matière d’éducation littéraire suggèrent d’abandonner romans et contes de fées, Pécuchet cite néanmoins le pédagogue suisse Johann Heinrich Pestalozzi (1746–1827) dont la méthode était fondée sur l’importance des sens dans la diffusion des savoirs, et tout particulièrement du visuel. Cependant, si l’éducation des enfants passe par un apprentissage de la réalité et un entraînement à ne pas confondre le réel et l’imaginaire, Bouvard et Pécuchet vont faire l’expérience de cette science amusante qui se démocratise dans le second XIXe siècle et qui s’achète un peu partout dans les villes.
 
En effet, dès les premières pages du roman, les deux compères sont confrontés à des lieux de culture scientifique qui rivalisent avec les boutiques de bric-à-brac :
 
 
Ils flânaient le long des boutiques de bric-à-brac. Ils visitèrent le Conservatoire des Arts et Métiers, Saint-Denis, les Gobelins, les Invalides, et toutes les collections publiques. […] Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant les quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec indifférence devant les métaux ; les fossiles les firent rêver, la conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les vitres, et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient des poisons. Ce qu’ils admirèrent du cèdre, c’est qu’on l’eut rapporté dans un chapeau. (61)
 
 
Le plaisir, la surprise, le fantasme ou la peur participent de l’aventure au pays des savoirs : il s’agit d’attirer l’attention ou le regard en faisant réagir physiquement le visiteur. L’allusion au chapeau nous permet de poursuivre notre entrée dans le monde de la vulgarisation scientifique. L’anecdote rattachée au végétal met en lumière l’importance de la mise en récit – et c’est bien ce que les deux comparses retiennent ici. L’univers de la vulgarisation scientifique est, en effet, au cœur du récit, Bouvard et Pécuchet s’appropriant les moyens mnémotechniques pour apprendre en s’amusant, transformant les mots en images et donnant au visuel une place de choix dans la construction du réel :
 
 
Allévy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s’exprimant par une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris frappe l’imagination au moyen de rébus ; un fauteuil garni de clous à vis donnera : Clou, vis = Clovis ; et comme le bruit de la friture fait ‘ric, ric’ des merlans dans une poêle rappelleront Chilpéric. Feinaigle divise l’univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un emblème. Donc, le premier roi de la première dynastie occupera dans la première chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment il s’appelait ‘Phar à mond’ système Pâris – et d’après le conseil d’Allévy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l’avènement de ce prince.
Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait distinct ; – et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n’avait plus d’autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. Ils cherchaient sur les murs, des quantités de choses absentes, finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu’elles représentaient. (189–190)
 
 
Ainsi, leur univers se transforme en un gigantesque texte à lire : alors que les modèles en trois dimensions envahissent leur muséum, le monde des deux hommes se voit réduit à un univers en deux dimensions qu’ils doivent déchiffrer, un phénomène qui relie de plus en plus la vulgarisation scientifique au mode romanesque et qui va permettre à Flaubert de greffer un discours sur la mimésis, comme nous le verrons. Or l’initiation à l’anatomie de Bouvard et Pécuchet incarne à merveille cet aspect du roman, se présentant comme un emblème de l’anatomie des sciences que propose Flaubert, des sciences démontables et littéralement mises en pièces.
 
Sans doute parce que l’histoire du corps est autant scientifique qu’artistique, la mécanique flaubertienne s’amorce d’une façon caractéristique en partie avec la mécanique du corps – un corps démontable, pris dans la gangue d’une vision mécaniciste, qui utilise la métaphore de la machine et des pièces amovibles pour mieux diffuser le savoir. Avant de se tourner vers la métaphysique et rejeter toute forme matérielle, à commencer par leur propre muséum, les deux hommes découvrent avidement un savoir matérialiste à souhait : Bouvard revient plusieurs fois au cours de son éducation à La Mettrie, la célèbre métaphore du mécanisme d’horlogerie rappelant la scène de leur apprentissage en anatomie, centrée sur la figure de l’homme mécanique, un assemblage de pièces amovibles.Dès les premières pages, le roman s’inscrit sous le signe du médical. L’action se déroule au début au milieu des « miasmes d’égout » et des eaux et fumées toxiques (53), Bouvard et Pécuchet se préoccupant de leurs corps, des épices susceptibles d’« incendier le corps » (53) aux « labeurs de la digestion » (58) qui incitent Pécuchet à ôter sa flanelle. La communication et l’entente entre les deux hommes se décline également sur le mode médical lorsque la nouvelle de l’héritage de Bouvard provoque un malaise chez ce dernier ou une « maladie bilieuse » (65). On voit alors la centralité du corps dans le texte flaubertien, une centralité confirmée par l’éducation des deux hommes en anatomie, physiologie et médecine, trois champs qui contribuèrent à définir l’homme comme un assemblage de pièces amovibles. En effet, le corps qui apparaît dans la littérature et les arts dans les décennies qui suivent l’essor de la pratique des dissections humaines est un corps construit par le savoir anatomique, les « stratégies épistémologiques » liées à la dissection ayant « stabilisé un regard spécifique sur le corps »[6]. Il y a donc un véritable voyage, une exportation du discours anatomique qui va servir à définir le monde – et l’humain. L’anatomie fait partie d’un vaste projet culturel, devenant la métaphore d’un monde à la recherche de ses secrets, de cette « vérité » dissimulée « sous les dehors immédiatement visibles des choses »[7], et basculant aisément de son sens propre à un sens figuré dès le XVIIe siècle et jusqu’au XIXe siècle, comme le démontre Bouvard et Pécuchet. Car c’est justement ce regard sur le corps qui lie d’amitié les deux hommes dès leur rencontre et amorce leur glorification des sciences, leur regard sur la réalité s’inspirant fortement d’une lecture anatomo-clinique du corps humain, comme lorsqu’ils observent une fille de joie, « [b]lême […] et marquée par la petite vérole » (53), ou lorsqu’ils multiplient les discours stéréotypés sur le corps. Il n’est donc pas surprenant que plus tard, l’on retrouve pêle-mêle chez eux modèles anatomiques et machine à démontrer l’art des accouchements de Mme du Coudray, sage-femme.
 
Cependant, le mannequin anatomique du Dr Auzoux qu’ils louent un temps, icône de la constitution du savoir à partir de modèles – un mode de diffusion de la science particulièrement prégnant dans le second XIXe siècle, même si les modèles anatomiques sont des outils de recherche et d’apprentissage du corps médical depuis le XVIIe siècle – signe le passage de l’outil pédagogique dans le monde de la vulgarisation scientifique. C’est notamment en mettant en lumière la façon dont le savoir anatomique se construit et se diffuse à travers les sens que Flaubert s’amuse à mettre en pièces la dissémination d’un savoir que les deux hommes ne parviennent pas à s’approprier.
 
 
Apprentis Frankenstein : les Guignols du théâtre anatomique
 
 
La connaissance anatomique repose fortement sur les sens : il s’agit de toucher les tissus et textures, d’apprécier les couleurs ou les formes, et même de sentir les chairs qui se disloquent sous l’effet de la putréfaction[8]. Mais le modèle anatomique change les règles du jeu. Il illustre d’abord le passage du savoir anatomique dans le domaine éducatif. En effet, si l’art s’empare de l’anatomie à la Renaissance pour esthétiser son iconographie, l’apparition de modèles en trois dimensions métamorphose sa diffusion en dépassant le cadre d’une communication entre savants. Voué à remplacer l’utilisation de cadavres pour les dissections et l’entraînement des étudiants en médecine, le mannequin anatomique met en lumière une science qui tente de représenter le vivant en brouillant les frontières entre réel et artificiel. La mise en scène dans Bouvard et Pécuchet est à cet égard bien caractéristique. C’est tout d’abord un véritable décor médical qui donne aux deux hommes l’envie de découvrir l’anatomie. Chez le docteur Vaucorbeil, ancien amateur de dissection, diachylum, bandes, boîte chirurgicale, sondes et écorché accueillent les deux hommes lorsqu’ils entrent dans le cabinet. Cependant, le recueil de planches anatomiques que Vaucorbeil tire de sa bibliothèque et prête aux deux comparses, ajouté au manuel d’Ernest-Alexandre Lauth (Nouveau manuel de l’anatomiste, comprenant la description succincte de toutes les parties du corps humain et la manière de les préparer, suivie de préceptes sur la confection des pièces de cabinet et sur leur conservation [1835]), déconcertent Bouvard et Pécuchet. Parce qu’ils ne voient pas suffisamment (les ligaments cachent les articulations ; « les insertions [ne sont] pas commodes à découvrir » [118]), Bouvard et Pécuchet commandent alors un mannequin anatomique disponible pour dix francs par mois à la location. Image d’un savoir qui circule (à l’instar des cours itinérants de Mme du Coudray, qui apparaissent plus tard), d’une science commerciale et d’une science qui promet de révéler les secrets cachés dans les profondeurs du corps, le modèle anatomique propose une vérité nue – une vérité à voir, sans peau ni chevelure. Le cadavre est d’ailleurs littéralement dénudé lorsque les deux hommes ouvrent la caisse, le mannequin apparaissant sous des couches de matières qui tombent ou glissent, comme par magie, de même que les organes pourront être soulevés pour que le regard ait accès aux profondeurs insondables du corps.
 
En outre, la mise en scène joue sur les émotions, de celle qui saisit Bouvard et Pécuchet à la découverte du modèle au « vertige » (121) qui les prend lorsqu’ils démontent complètement le cadavre : la révélation se fait sensationnelle. Il s’agit bien ici de marier science et théâtralisation. Le mannequin n’est que trucage, imitation du corps humain « à l’usage des pays chauds » (119), permettant de disséquer à toute heure et période, sans être gêné par les chairs en décomposition et les odeurs nauséabondes. Autant le jeu d’acteurs que l’accessoire sont d’un réalisme troublant, à en croire la rumeur qui prend l’objet pour un cadavre ou M. Foureau qui se demande si la législation les autorise à détenir l’objet, à l’apparence si proche de celle du corps humain (même si le docteur le trouve « trop éloigné de la nature » [120]). Le brouillage du réel et de l’artificiel présente ainsi une science médicale fondée sur l’illusion. Vêtus de blouses, Bouvard et Pécuchet, travaillant « leurs morceaux de carton » (119), nous proposent une pâle imitation du Dr. Frankenstein « à la lueur de trois chandelles », une mise en scène qui attire, d’ailleurs, un public en soif de « divertissement » (120). On voit ici comment Flaubert met en pièces les modes de diffusion scientifique, proposant une science sensationnelle, illustrée par un mannequin à l’œil exorbité, qui renvoie dans un reflet effrayant la pulsion scopique des amateurs d’anatomie et de sensations fortes qui se pressent à la porte, la science médicale promettant un nouveau réalisme comme sur les champs de foire où les metteurs en scène font leurs choux gras de spectacles macabres du corps en décomposition, anormal ou pathologique. Seul l’effet compte, à l’image de Bouvard et Pécuchet qui abandonnent un organe pour un autre une fois l’attrait de la nouveauté passé, comme ils glisseront d’un champ du savoir à un autre tout au long de leur épopée.
Si le jeu sur la mise en scène et l’affect montre l’importance de la sensation dans l’éducation au savoir, il démonte du même coup toute l’artificialité cachée derrière la vulgarisation scientifique. Cette mise à nu s’accélère, en outre, chaque fois que le roman met en regard des scènes d’apprentissage avec une réalité dénuée d’artifice où la chair remplace le carton. Des charognes dont Bouvard fume ses terres et qui infectent la campagne aux animaux qui subissent des expériences en tout genre lors de leur initiation à la physiologie, des images de corps souffrants ou en putréfaction viennent émailler le parcours des deux hommes au pays du savoir, bien loin du modèle propre et sentant le vernis d’Auzoux. D’une façon remarquable, la charogne de chien, qui s’agite sous l’action de la vermine grouillante, expose des membres desséchés, le rictus des babines bleuâtres rappelant les filets bleus bariolant le mannequin vernis et le buccinateur que Foureau soulève sur la table. De même, lorsqu’ils rendent visite aux pauvres, la description des malades s’inscrit en faux par rapport au cadavre postiche :
 
 
Au fond des chambres sur de sales matelas, reposaient des gens dont la figure pendait d’un côté, d’autres l’avaient bouffie et d’un rouge écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec les narines pincées, la bouche tremblante ; et des râles, des hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et de vieux fromage. (130)
 
 
On retrouve ici la figure de l’anatomiste aux sens en éveil : couleurs, sons, odeurs rythment la lecture de la pathologie, tandis que les corps paraissent tomber en pièces. Plus tard, les yeux énormes qui sortent de la tête du chat que Victor a jeté au feu font écho à la saillie monstrueuse de l’œil du mannequin, mais il ne s’agit cette fois-ci plus ni d’un jouet, ni d’un jeu.
 
C’est sans doute à travers ce jeu sur le morbide et le sensationnel qui va attirer les deux comparses vers certains savoirs et les contrastes entre mise en scène et réalité qu’il faut lire la formidable leçon de sciences que Flaubert propose. D’ailleurs, si le mannequin tend à représenter un corps d’une normalité déconcertante et qui finit par les lasser, les deux hommes passent ensuite à l’anatomie pathologique, attirés par les cas exceptionnels décrits dans le Dictionnaire des Sciences médicales, avant de trouver un jour de foire un bossu, de choisir un domestique hideux avec un bec-de-lièvre, ou de laisser « leur imagination travaill[er] » (130) pour inventer de nouvelles thérapeutiques.
 
 
Science et production en série : du moule au stéréotype
 
 
L’univers de la vulgarisation scientifique mène peu à peu les deux bonshommes à s’éloigner dans un monde de plus en plus façonné par l’imaginaire, un monde « rhétorique » (352) qui incite à une lecture à fleur de peau, même si les symptômes décrits dans les livres ne correspondent pas aux signes qu’ils peuvent lire à même le corps des patients. Cette image d’un monde médical qui transforme la réalité en texte à lire apparaît dès la scène de l’initiation à l’anatomie, où les deux savants fous se mettant en scène penchés sur leur modèle, tissent avec le mode romanesque des liens étroits. En fait, qu’ils imitent le Dr. Frankenstein ou qu’ils tentent de lire le cadavre à partir d’analogies, les deux comparses font foisonner des stéréotypes qui démontent à la fois la méthode scientifique et sa vulgarisation. À la lecture du mannequin, le brouillage de formes et de couleurs témoignant de leur propre confusion lorsqu’ils comparent le cœur à un « gros œuf » (119) ou la glande pinéale à un « petit pois rouge » (121), éloigne le modèle dans l’ordre du banal, faisant passer l’écorché de la salle de dissection à la cuisine. Le voyage participe, bien sûr, de la vulgarisation du savoir. Mais le langage stéréotypé renvoie également, dans un reflet subversif, la normalité que représente le mannequin, une normalité artificielle qui ne correspond pas à la réalité et qui transforme l’humain en automate.
 
En outre, le choix de Flaubert pour le modèle d’Auzoux est loin d’être innocent. Les écorchés d’Auzoux sont un exemple prégnant de fabrication en série à partir de moulages (moules à base de plomb) que le médecin lance à partir de 1828. Produit industriel, comparé à un jouet par les deux compères, le mannequin bascule du modèle anatomique à la poupée, image d’une production mécanique qui ne reproduit que du faux – un simulacre de cadavre destiné aux plus jeunes et qui vient faire écho au simulacre de tombeau fiché au milieu des légumes. Par ailleurs, la description des deux amateurs en plein démontage et remontage, « le menton baissé, l’abdomen en avant […], la tête dans les mains, avec [les] deux coudes sur la table » (121), crée une mise en abyme ironique, les deux personnages apparaissant eux-mêmes comme des personnages en pièces détachées offerts à la vue du lecteur. C’est bien ici que l’on aperçoit la technique flaubertienne, qui se sert du mannequin anatomique comme exemple caractéristique de ce qui se passe dans l’ensemble des champs du savoir : l’image du corps en pièces, d’un modèle réduit à une normalité artificielle, comme le mannequin le suggère, est également celle qui vient frapper les personnages, sommes de stéréotypes, de codes qui définissent l’humain et que Flaubert met à nu. Il n’est donc pas innocent que l’on puisse suivre le motif du cadavre tout au long de leur aventure : le corps humain réapparaît sous de multiples formes dans la plupart des disciplines que les deux hommes abordent, qu’il s’agisse des tombeaux, ossements, squelettes ou de la cendre humaine qu’ils exposent dans leur muséum archéologique, des morts qui disparaissent et réapparaissent de façon stéréotypée en littérature, ou du défunt qu’ils souhaitent matérialiser grâce au spiritisme et qui « décompos[era] » leurs figures (295). Le corps humain s’inscrit en filigrane tout au long du roman, captant chacun des savoirs, qu’on le démembre ou dissèque pour une leçon d’anatomie ou bien qu’il faille « disloquer » la phrase qui le met en récit, chacune de ses syllabes soigneusement « pes[ées] » (207). Le corps des personnages eux-mêmes se retrouve pris dans la gangue des savoirs, de leur mise en scène et de leur artificialité. Leur accumulation de savoirs, par le truchement de livres de vulgarisation, d’objets et de modèles scientifiques, les mènera à constituer un muséum où l’on a finalement peine à circuler et où Bouvard, déguisé en moine, tel un personnage dans un décor moyenâgeux, développera ses talents d’acteur dans le théâtre du savoir.
 
En effet, leur aventure au pays du savoir est un périple dans un univers des textes et des mots, qui n’offre en fin de compte aux deux hommes que leur propre reflet : celui de deux copistes qui accumulent des stéréotypes de façon automatique, comme ils copient la réalité. D’ailleurs, la présentation des deux commis à l’ouverture du roman joue sur la répétition du même. Aussi différents que les deux commis puissent paraître, c’est la duplication qui l’emporte :
 
 
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue. (51)
 
 
La reproduction du rythme à l’identique, les constructions en miroir gomment la différence de taille entre les deux hommes et l’impression de reflet inversé où le corps de l’un s’expose tandis que l’autre s’efface. En changeant de focale, Flaubert fait un gros plan sur le vêtement du plus grand, le chapeau et la cravate attirant l’attention vers le vestimentaire pour faire disparaître le corps, de la même façon que le vêtement camoufle le corps du plus petit. Le décor est donc campé : la reproduction annihile la différence, ouvrant le récit sur le monde de la copie. L’idée se confirme tout au long du roman, chaque description des contrastes entre les deux personnages étant gommée par les constructions à l’identique.
 
Ainsi, les différences s’effacent alors que le texte duplique les phrases de façon mécanique, le corps devenant d’une façon significative le support du discours de Flaubert sur un savoir industriel, reproduit en série, moulé en quelque sorte et diffusé en larges exemplaires. D’ailleurs, les caractères des deux hommes circulent comme des maladies pour assurer leur ressemblance : « Pécuchet contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la morosité de Pécuchet » (62). L’imagerie médicale vient se fondre dans un récit qui reproduit du même, de la copie, de l’identique. Les conversations des deux hommes, comme celle qu’ils ont à la vue d’une mariée passant en calèche un bouquet à la main, tirent l’image du particulier au général : les femmes sont « frivoles, acariâtres, têtues » (53), de même que la capitale est polluée ou bruyante. Ainsi, aux clichés qui définissent le regard des deux hommes sur la réalité répondent les savoirs dont ils s’abreuvent et qui les ramènent sans cesse au même : la chimie leur montre que tous les êtres sont composés des mêmes éléments (« ils éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’œufs, du gaz hydrogène comme les réverbères » [117]) ; l’anatomie comparée assimile le fœtus d’une femme à celle d’une chienne et d’un oiseau (157). En physiologie, ce sont les « lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments » qui les attirent, tandis qu’ils reproduisent « artificiellement des digestions » (122) ou travaillent les accouchements avec des mannequins. L’imitation, la reproduction rythment les aventures des deux compères dans les champs du savoir, toute tentative de création originale échouant systématiquement : Pécuchet, vierge, est incapable de (pro)créer et les monstres de la nature qu’ils tentent de fabriquer en croisant les espèces ne donneront finalement rien.
 
Les images de circulation infinie se voient tournées en dérision à chaque nouveau chapitre, signant la fuite du savoir bien plus que sa dissémination. Dès que leur décision de se cultiver est prise, le savoir échappe à leur corps, les narines de Bouvard « siffl[ant] » tandis que Pécuchet « en gonflant les narines pinçait les lèvres, comme s’il avait peur de lâcher son secret » (67). Si le jardinage paraît une discipline placée sous le signe du renouvellement continu (« des composts qui feraient pousser des tas de choses dont les détritus mèneraient d’autres récoltes, procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment » [77]), il est néanmoins voué à l’échec, de même que l’agriculture, où les cadavres ne représentent jamais une étape dans le cycle de la vie, de même que les images de circulation de sang (la phlébotomie des bœufs), de nourriture (le gavage des cochons) ou de déplacement (les poules dans des cages à roulettes) ne promettent que destin funeste, stérilité ou pattes brisées. Ce qui circule ne se renouvelle pas ; le savoir que l’on croit posséder reste inaccessible ; il brille d’artificialité, c’est une mise en scène à l’image de la démonstration en agriculture, où une servante, « [p]our divertir les messieurs, donne le grain aux poules » (81), son activité rythmée par des éclairages adéquats (« deux ou trois lanternes s’allumèrent, puis disparurent » [82]). Ce savoir-spectacle qui « [é]merveill[e] » les deux hommes, rêvant de « brill[er] aux expositions » ou d’être « cités dans les journaux » (98), est donc la cible de la critique de Flaubert.
 
 
Ainsi, parce que les savoirs scientifiques, loin de contribuer à renforcer la mimésis, ne mettent en scène que des représentations fausses, ils viennent rapidement faire écho aux représentations romanesques. La physiologie semble, d’ailleurs, « le roman de la médecine » (127) parce que les deux hommes ne la comprennent pas et n’y croient pas. Les sciences déforment le réel, nous dit Flaubert à travers ses deux commis, de la même façon que l’écriture romanesque, en s’appuyant sur ces savoirs, ne reproduit, finalement, que du faux, de la doxa, une image truquée de la réalité. L’exemple de la géologie et de l’histoire de la terre et ses habitants est à ce titre remarquable. La lecture des ouvrages de Marcel Alexandre Bertrand et Georges Cuvier fait foisonner l’imagination des deux hommes, qui réécrivent une histoire en « tableaux », où cataclysmes et serpents ailés créent une « féerie en plusieurs actes » (143). Nous sommes bien, ici, au cœur des écrits de vulgarisation scientifique de l’époque, la reconstruction imaginaire de mondes anciens donnant lieu à des contes fantastiques peuplés de monstres, à l’instar des ouvrages de vulgarisation scientifique emboîtant le pas à Louis Figuier dans La Terre avant le déluge (1863). Or la confrontation des essais géologiques et paléontologiques de Cuvier à Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire en passant par les saintes Ecritures, lues comme un traité d’histoire naturelle, permet à nouveau à Flaubert de faire un pied de nez au signe qui, tel le symptôme, refuse de livrer la « vérité ». En outre, à l’image des pièces du mannequin anatomique que les deux hommes ne savent pas lire, à l’image également du corps humain, le crâne ne se moulant pas sur le cerveau (375), les théories ne s’emboîtent pas. S’il faut « distinguer entre le sens et la lettre » (155), comme le conseille l’abbé, une lecture par trop littérale brouille termes, « feuillets de couches » (149) et théories, réduisant le réel à du plat, du faux, du faux-semblant.
 
Par conséquent, le croisement entre sciences et sciences humaines permet à Flaubert d’aligner le modèle scientifique et le modèle littéraire pour faire, en fin de compte, le procès de la mimésis. Le modèle anatomique qui circule est un double du cadavre qui disparaît et réapparaît dans les textes de façon mécanique. Les méthodes de pensée et de diffusion des sciences de l’époque se déclinent à l’envi sur le mode littéraire, les multiplies analogies permettant à Flaubert de brouiller les frontières entre les sciences, comme lorsque les deux hommes sont émerveillés par Balzac « comme des grains de poussière sous le microscope » (205) ou qu’ils imitent l’aspic de Marmontel dans Cléopâtre à la manière de « l’automate inventé exprès par Vaucanson » (207). L’analogie scientifique envahit le récit, fusionnant d’une plume ironique l’image du scientifique reconstituant des mondes imaginaires ou du médecin décodant le symptôme et les deux compères lisant le réel comme un livre. Si la science transforme la réalité et la rend magique, cette magie n’est qu’artifice, un monde de carton pâte, à l’image du mannequin anatomique, un univers auquel on ne peut croire qu’un temps, à l’instar de Bouvard et Pécuchet.
 
La leçon que Bouvard et Pécuchet apprennent sera finalement le constat que la reproduction en masse du savoir ne mène pas à l’érudition. La collection de savoirs, si variée soit-elle, finit toujours par être une collection du même, une reproduction à l’identique qui, à défaut d’augmenter le savoir, l’appauvrit. Entre les mains des deux copistes, « qui copient une espèce d’encyclopédie en farce »[9], le savoir se duplique à l’infini, donnant une image du roman lui-même, originellement conçu en miroir, la copie des citations de Bouvard et Pécuchet occupant le deuxième volume et reflétant même le travail de l’auteur qui prend des notes sur les 1500 livres lus pour le roman. Bouvard et Pécuchet, roman marqué au sceau de la reproduction industrielle jusque dans sa structure, fait donc le procès d’une science commerciale, que la production en série met à la portée de tous. En démontant les mécanismes de la science de son temps, Flaubert, tel Vaucanson, nous invite alors non seulement à pénétrer ses rouages, mais à regarder également la mimésis avec circonspection – une mise en mots artificielle, rythmée par les poncifs, « lieux communs » (122) et « idées reçues » (154) que les deux commis font foisonner et qui, en ne s’emboîtant pas toujours, démontent tout l’éventail des savoirs dont le roman se nourrit. Finalement, la grande aventure au pays du savoir ne ramènera les deux compères qu’à leur travail de copiste, l’échec des deux hommes signant la critique flaubertienne de la démocratisation des savoirs. Les sciences demeurent jusqu’à la fin du roman « un monopole aux mains des Riches [qui] exclut le Peuple » (290), malgré les références à Raspail, le médecin des pauvres, ou à Pestallozzi, pédagogue novateur. Ceux qui achètent la pommade Dupuytren (242), ceux-là mêmes qui déambulent au milieu des collections de l’anatomiste, ne peuvent que glisser d’un corps exposé à l’autre, comme d’un savoir à un autre, croyant à des produits miracles comme ils croient à ce qu’ils voient derrière les vitrines ou lisent dans les livres, mais sans jamais vraiment accéder à la connaissance. À l’heure où l’on tente souvent de faire rimer science et démocratie, l’image d’une connaissance qui se démocratise trop vite et de manière incontrôlée, comme elle est mise en scène dans Bouvard et Pécuchet, soulève des problématiques toujours d’actualité.
 
 
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X
 
Bibliographie
 
 
Chadarevian, Soraya de, Nick Hopwood (eds). Models: The Third Dimension of Science. Stanford: Stanford University Press, 2004.
 
Diderot. « Anatomie ». In L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751–1780. Paris. T. 1. 409–410.
 
Figuier, Louis. La Terre avant le deluge. 5ième éd.Paris : Hachette, [1863] 1866.
 
Lauth, Ernest-Alexandre. Nouveau manuel de l’anatomiste, comprenant la description succincte de toutes les parties du corps humain et la manière de les préparer, suivie de préceptes sur la confection des pièces de cabinet et sur leur conservation. 2ième édition. Paris : F.-G. Levrault, [1829] 1835.
 
La Mettrie, Julien Offray de. L’Homme Machine. 1747.
 
Mandressi, Rafael. « Dissections et anatomie ». In Georges Vigarello (dir.). Histoire du corps, 1. De la Renaissance aux Lumières. Paris : Seuil, 2005. 327–50.
–––. Le Regard de l’anatomiste : Dissections et invention du corps en Occident. Paris : Seuil, 2003.
 
Richardson, Ruth. Death, Dissection and the Destitute. Chicago & London: The University of Chicago Press, [1987] 2000.


[1] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, éd. Claudine Gothot-Mersh, Paris, Gallimard, [1950] 1979, p. 119–20. Les références suivantes à cette édition seront données dans le corps du texte.
[2] Voir Soraya de Chadarevian, Nick Hopwood (eds), Models: The Third Dimension of Science, Stanford, Stanford University Press, 2004.
[3] Diderot, « Anatomie », L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751–1780, Paris, T. 1, p. 409–410.
[4] « [Anatomy] informs the Head, guides the hand, and familiarizes the heart to a kind of necessary Inhumanity », St Thomas’s Hospital Manuscript 55, p. 182 verso, cité in Ruth Richardson, Death, Dissection and the Destitute, Chicago & London, The University of Chicago Press, [1987] 2000, p. 31.
[5] Henry Céard, L’Express, 9 avril 1881, cité in Claudine Gothot-Mersh, « Introduction », Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 19.
[6] Rafael Mandressi, Le Regard de l’anatomiste : Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003, p. 55.
[7] Ibid., p. 233.
[8] Rafael Mandressi, « Dissections et anatomie », in Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, 1. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005, p. 327–350, p. 338.
[9] Gustave Flaubert, Correspondance, supplément III, Paris, Louis Conard, 1926–54, 13 vol., 39–40, cité in Claudine Gothot-Mersh, « Introduction », Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 12.



« Said They Were Mine » : Fiction et savoir dans l’œuvre de Malcolm Lowry

 

Si l’on se souvient aujourd’hui de Malcolm Lowry, c’est d’abord au titre des fictions qui lui sont attribuées, voire à cause d’un ouvrage en particulier, Under the Volcano (1947) que l’on tient souvent pour l’un des romans de langue anglaise les plus marquants du vingtième siècle. Cela dit, la fiction telle qu’il la conçoit ne se laisse en aucun cas réduire ni à une modalité particulière de la narration, ni à un corpus de récits partageant certaines caractéristiques immanentes, si exemplaires soient”‘ils. Chez Lowry, la fiction par excellence n’est pas une dimension du texte, mais réside dans l’affirmation qu’il a pour origine l’activité de l’individu présenté comme son « auteur », dans la revendication qu’exprime la signature dont il est porteur ; en ce sens, relève de la fiction tout écrit tenu pour ressortir à un régime particulier de la propriété intellectuelle, quel que soit le genre auquel il appartient (roman, nouvelle, poème, lettre, pour citer quelques”‘unes des formes les plus pratiquées par Lowry) et sans préjuger de ses particularités sémantiques ou formelles, de la valeur de vérité des énoncés qu’il contient ni même de son éventuel recours à la narration. Ainsi caractérisée, la fiction n’entretient pas de relations privilégiées avec la littérature, puisqu’elle se définit moins comme un objet esthétique que comme une modalité du rapport au langage écrit, à la trace matérielle offerte à la contemplation et à la lecture : la question qu’elle pose est celle de la lettre et de son usage, condition de possibilité de la pratique littéraire (et donc de l’invention romanesque), mais aussi, d’abord, enjeu épistémologique dont la portée est beaucoup plus vaste.
 
En effet, c’est bien de savoir qu’il s’agit, et cela à deux niveaux. D’une part, on ne peut examiner ainsi la fonction de l’écrit sans s’interroger sur ce qu’il enseigne à son lecteur, c’est”‘à”‘dire pour commencer à son « auteur », celui qui le découvre avant tous les autres (c’est peut”‘être là son seul vrai privilège). Que me dit ce texte que j’ai sous les yeux ? Qu’a”‘t”‘il à m’apprendre sur moi”‘même, à moi qui, de temps à autre, suis tenté de me reconnaître dans ce que je lis au point de le présenter à autrui comme mon œuvre ? D’autre part, un tel questionnement comporte une dimension réflexive, propice à l’émergence d’un savoir paradoxal sur ce que savoir veut dire, sur la fiction qui rend possible l’acte cognitif et dont il ne se laisse que malaisément distinguer. Admettre que toute signature est fictive, c’est se préparer à envisager l’hypothèse que le savoir s’appuie toujours sur une fiction pour peu que son autorité dépende des modalités de sa transmission écrite, ce qui est généralement le cas dans une culture comme la nôtre. Dès lors, on comprend mieux pourquoi les textes de Lowry n’établissent aucune hiérarchie de principe entre les « vrais » savoirs (scientifique, technologique, historique, géographique, philologique…) et les savoirs « imaginaires » ou perçus comme tels, par exemple l’astrologie, l’alchimie, la théosophie ou les arts divinatoires. En tant qu’ils s’interrogent sur leurs propres conditions d’apparition, tous les savoirs sont également vrais, et cela parce qu’ils se savent tous fictifs au même degré et pour les mêmes raisons, parce qu’ils ont d’abord pour objet la fiction primordiale qui, dans un même mouvement, les constitue et les subvertit.
 
La portée philosophique du débat ainsi lancé par les textes de Lowry demande à être mesurée avec précision. La question posée est celle du logos, de sa possibilité et de ses conditions d’émergence ; et elle est abordée à partir de l’écrit, c’est”‘à”‘dire de quelque chose qui refuse de se fondre dans le logos (au sens de parole pleine, vive, jaillissante), mais sans quoi le logos (entendu cette fois comme discours raisonné) ne serait pas un objet de pensée, voire cesserait d’exister dans un monde où ce qui se dit ne fait in fine sens que par le truchement de l’écriture. « The novel […] can be regarded as a kind of symphony, or in another way as a kind of opera—or even a horse opera. It is hot music, a poem, a song, a tragedy, a comedy, a farce, and so forth. It is a prophecy, a political warning, a cryptogram, a preposterous movie, and a writing on the wall », écrit Lowry à son éditeur Jonathan Cape à propos de Under the Volcano (506), termes qu’il reprend dans la préface de la première édition française : « Ce roman […] peut être considéré comme une sorte de symphonie, d’opéra, ou même de film de cow”‘boys. J’ai désiré en faire une musique hot, un poème, une chanson, une tragédie, une comédie, une farce et ainsi de suite. […] C’est une prophétie, un avertissement politique, un cryptogramme, un film loufoque, une absurdité, une phrase sur le mur[1] » (31). Ce propos ambigu présente le discours comme sur le point d’être dépassé par la dimension proprement musicale du texte, par le traitement mélodique de la voix tel qu’on le rencontre par exemple à l’opéra ; seule la référence aux modes d’inscription les plus rétifs à la vocalisation (le cryptogramme, les lettres mystérieuses tracées sur le mur du palais de Balthazar) semble garantir la possibilité de l’articulation signifiante. Sans l’écrit, tout est musique, vocalise, symphonie, exploration voluptueuse de la sonorité pure où le mot s’abolit, et avec lui le savoir qu’il transmet. Cela dit, l’écrit ne parvient à sauver le discours qu’en le rendant étranger à lui”‘même et en lui conférant le statut d’énigme : dans sa mystérieuse autonomie, la lettre se présente sous l’aspect d’un signifiant opaque ; message « crypté », elle est la « crypte » où se terre un sens soustrait à l’audition du plus grand nombre. À ce titre, elle est l’opposé de l’Opéra ou de la salle de concert, l’un et l’autre voués à amplifier la résonance de la voix, à en exploiter le potentiel théâtral et la capacité d’interpellation.
 
L’approche ainsi adoptée par Lowry n’est pas sans présenter des affinités avec celle de son contemporain Heidegger et de certains de ses héritiers, au premier chef Derrida. Comme le note le penseur de La Dissémination dans son commentaire de Platon, l’écrit coupe le discours de son origine et le condamne à errer « comme un hors”‘la”‘loi, un dévoyé, un mauvais garçon, un voyou ou un aventurier » (165) ; aussi la « vérité de l’écriture » ne se distingue”‘t”‘elle pas de « la non”‘vérité » (83) et demeure”‘t”‘elle dans un indécidable entre”‘deux, celui”‘là même, peut”‘être, qu’explore la fiction de Lowry. Du reste, note aussi Derrida, il n’y a pas là l’effet d’un simple hasard, d’une coïncidence qui aurait fait entrer l’humanité dans l’ère de l’écrit alors qu’elle aurait tout aussi bien pu se contenter des formes d’expression orales, puisque « la parole […] est déjà en elle”‘même une écriture » (De la grammatologie 68). C’est pourquoi il prête attention aux analyses de Heidegger pour qui, d’emblée, « la langue ou la parole […] se dédit, […] se défait ou se détraque, […] déraille ou délire, se détériore, se corrompt tout aussitôt et tout aussi essentiellement » (Heidegger et la question 114).
 
Ce parallèle est instructif, ne serait”‘ce que parce qu’il dissuade de traiter l’obsession du plagiat largement attestée chez Lowry comme le simple effet d’une névrose personnelle : si la confiscation toujours possible d’un « signifiant à la disposition de tout le monde » (La Dissémination 165) et donc susceptible d’être arraisonné par le premier venu joue un tel rôle dans sa réflexion sur la littérature, il ne faut pas rechercher à cela des explications psychologiques, mais y voir l’expression lucide d’une interrogation sur ce qu’il en est de l’esprit humain dès lors que l’homme accepte de se définir, via une tradition écrite, comme un « animal doué de logos ». Cela dit, il importe également de situer précisément le niveau où la question se pose dans les textes de Lowry, et de noter qu’il se distingue de celui où se déploie l’analyse philosophique. Lowry n’examine pas le logos à la lumière d’une réflexion sur « l’écriture » considérée comme un concept problématique (éventuellement voué à produire les conditions de sa propre déconstruction), ni à celle d’une interrogation sur ce qu’« est » le geste d’écrire (quand bien même il en ressortirait qu’il existe entre la pratique de l’écriture et la pensée de l’être une antinomie indépassable). Chez Lowry, il n’y a pas d’écriture, il n’y a que des écrits singuliers, des cas particuliers impossibles à identifier autrement que sur le mode pragmatique : est écriture non ce qui est en adéquation avec une idée générale, mais ce qui fait office de trace lisible dans un contexte donné, sujet à des déterminations concrètes qui ne se retrouvent telles quelles nulle part ailleurs (d’où sans doute le privilège accordé dans son œuvre à la fiction romanesque, où la question de l’écrit n’est abordée qu’en situation). En d’autres termes, il ne s’agit pas d’opposer, aux savoirs fictifs, une compréhension exacte de ce que serait la fiction dont ils seraient tous issus, ni même, à l’instar de Derrida, la prise de conscience du trouble que cette interrogation sème dans toute enquête destinée à clarifier ce qu’il en est au juste du savoir en tant que tel. Il n’y a pas de savoir du particulier, seulement une expérience : l’écrit, chez Lowry, n’est pas l’enjeu d’une réflexion théorétique, mais un objet trouvé que l’on cherche tant bien que mal à s’approprier ; il est une étape d’un parcours de vie singulier et, à ce titre, s’avère indissociable d’un certain rapport au corps, à l’existence concrète de l’individu incarné qu’est le lecteur. Ainsi, même si la fiction apparaît bel et bien dotée d’une valeur épistémologique, ce n’est pas à l’ignorance, à l’incertitude ou à l’erreur qu’elle a in fine affaire, mais à la mort : en dernière analyse, la question du savoir apparaît chez Lowry comme le prolongement d’une interrogation éthique liée au terrible pressentiment de la finitude.
 
L’énoncé le plus concis de cette problématique se trouve dans « The Plagiarist » (« Le Plagiaire »), un court poème mis en chantier en 1939”‘1940, alors que Lowry termine la première version de Under the Volcano, puis achevé en 1945”‘1946, au moment où il met la dernière main à son grand roman. La deuxième section de ce texte de vingt”‘quatre vers se présente ainsi :
 
See the wound the upturned stone has left
In the earth ! How doubly tragic is the shape
Swarming with anguish the eye can’t see nor hear.
It is a miracle that I may use such words
As shape. But the analogy has escaped.
Crawling on hands and sinews to the grave
I found certain pamphlets on the way.
Said they were mine. For they explained a pilgrimage
That otherwise was meaningless as day[2].
 
On observera tout d’abord que ce poème écrit à la première personne du singulier ne doit pas être lu comme un texte autobiographique, même si l’on sait que l’homme Malcolm Lowry vivait dans la peur panique d’être accusé de plagiat (cette crainte était du reste tout sauf irrationnelle puisqu’il avait dû faire face en 1935 aux griefs d’un certain Burton Rascoe, qui lui reprochait à tort ou à raison d’avoir reproduit des passages d’une de ses nouvelles dans Ultramarine [1933], son premier roman ; Bowker 192”‘193). De prime abord, on serait plutôt tenté d’avancer qu’il s’agit du monologue dramatique d’un personnage archétypal, figure d’un drame allégorique à la manière de Robert Browning : le « je » du poème est un masque porté par un acteur dont il dissimule le visage et travestit la voix, il est le déguisement d’un individu qui ne s’appartient plus, puisqu’il n’intervient que pour faire don de sa plume à l’être de fiction qu’il convoque. Tout dissuade en effet de reconnaître une projection du « moi » auctorial dans un poème dont il ressort que se prétendre auteur, c’est avant tout réagir à l’absence de l’autos (et donc à l’impossibilité de l’autobiographie), autrement dit se reconnaître incapable de rien posséder en propre, à commencer par les mots que l’on écrit.
 
Ainsi, il y a là un masque ; mais quel est”‘il ? La persona adoptée est d’une identification incertaine ; on ne peut en parler qu’en termes négatifs, en indiquant ce qu’elle n’est pas. Le titre précise qu’il s’agit d’un plagiaire, voire du Plagiaire par excellence, mais cela ne rend pas le personnage plus facile à cerner puisque la seule chose que l’on sait de lui, c’est que les termes qu’il emploie ne sont pas les siens. Lyrique non moins que dramatique, le texte recourt ici au discours direct, comme pour donner au lecteur l’illusion d’avoir affaire à la parole authentique d’un sujet dont il recueille sans intermédiaire les désolants aveux. Pourtant, dans le même temps, le poème creuse entre l’énonciateur et l’énoncé un abîme difficile à franchir, de sorte que la teneur de ce qui est avancé ne renseigne pas sur celui qui, ici, dit « je ». Un paradoxe analogue se fait jour dans la première partie du poème lorsqu’un narrateur donne la parole au plagiaire dont les propos sont reproduits entre guillemets, comme dans un dialogue de roman : entreprise étrange si l’on songe que l’on reproche justement au plagiaire de n’avoir rien à dire.
 
Ce poème se prête à une lecture allégorique, a”‘t”‘on suggéré d’abord ; de fait, l’accent mis sur un type humain plus que sur un individu, l’allusion à un mode de comportement qui interroge de manière générale l’éthique de la littérature rendent cette hypothèse plausible. Pourtant, on s’aperçoit bien vite qu’il convient de la traiter avec une certaine prudence. L’allégorie est une modalité de la mise en rapport, puisqu’elle établit un lien entre deux niveaux distincts de signification ; or c’est ici le travail de la déliaison qui prime. Le poème, de par son sujet, procède à une mise en abyme de la distance qui sépare l’auteur, dépourvu de « soi » et incapable de réflexivité, du personnage au profit duquel il s’efface. Or ce personnage est lui”‘même errant, indistinct, sans identité, exclu de la sphère du langage, en quelque sorte hors « je ». Par principe et sauf exception miraculeuse, les mots lui sont interdits, y compris, suppose”‘t”‘on, le pronom de la première personne : « It is a miracle that I may use such words/As shape » — étrange formulation où le modal « may » dit la permission (accordée par qui ?). L’auteur se cache derrière un masque qui recouvre entièrement son visage ; or ce masque est entièrement lisse : au lieu de donner à voir d’autres traits que ceux de l’instance auctoriale, il montre ce qui demeure quand il n’en reste plus aucun, et le déguisement ne donne pas accès à une identité d’emprunt puisqu’il contribue au contraire à les abolir toutes. Dans ces conditions, on peut sans doute continuer à discerner dans ce texte quelque chose qui s’apparente à une variante de l’allégorie, mais à condition de préciser qu’il dessine ainsi la figure de ce qui justement rend l’allégorie impossible. « The analogy has escaped », note le « je » comme pour diagnostiquer le mal dont souffre un monde où l’on ne peut être sûr de rien, excepté de ce qui s’oppose à toute forme de rapprochement analogique. Certes, la formulation laisse entendre qu’une comparaison existe, même si elle se dérobe : il y a du langage (on le voit bien, puisque le texte est là, sous nos yeux), quelque chose est toujours”‘déjà articulé, ainsi que le suggère aussi la prière du plagiaire qui, au vers 3, s’exclame « Oh Great Articulate[3] », comme pour confirmer qu’au commencement il ya le Verbe. Ce n’est pourtant pas suffisant, car dans ce texte, c’est l’existence des mots qui, paradoxalement, oppose à la volonté de dire l’obstacle le plus infranchissable : le langage est partout sauf là où « je » suis, et « je » ne parviens pas à « m »’en saisir. Par conséquent, l’expérience que « j »’en ai est celle de la désarticulation, de la perte du logos, de l’échec de la ratio entendue comme faculté d’instaurer entre les choses ou entre les mots des rapports de signification.
 
Dire « m »’est interdit, et pourtant le poème existe : « je » parle. Cette parole ne s’appuie sur rien, excepté sur son propre arbitraire : « Said they were mine ». « Je » « me » donne, en le faisant, le droit de parler, par le truchement d’un énoncé performatif qui pourtant ne fonde rien, si par fondement on entend une assise solide, suffisante pour conférer une légitimité à l’édifice qu’elle soutient. Toute la difficulté naît, on l’a vu, de l’impossible rencontre entre le « je » et le dire ; or dans la phrase où « je » déclare que ces mots sont les « miens », le pronom de la première personne est élidé. Ce tour n’est pas sans évoquer la Verneinung ou dénégation freudienne, par laquelle le sujet oppose un déni vigoureux à une assertion que les termes mêmes auxquels il a recours confirment en sous”‘main : « je » prétends dire, mais en l’occurrence le dire ignore tout du « je », hormis qu’il fait défaut. L’énonciateur recourt à l’image, qualifiée de « tragique », de la pierre arrachée dont l’empreinte demeure visible dans la terre ; de fait, cet adjectif convient très bien à une situation où, via la figure, l’incompatibilité entre le « je » et les mots revient hanter l’énoncé qui, en un geste d’hybris, prétendait les surmonter.
 
Cette tragédie, on le notera, coïncide avec la naissance d’une fiction, c’est”‘à”‘dire d’un discours dont on ne peut évaluer a priori la capacité à renseigner son destinataire sur le monde extérieur. La phrase« Said they were mine » est l’aveu d’un mensonge, mais elle n’est pas elle”‘même mensongère, puisqu’en la prononçant « je » ne prétends pas faire illusion aux yeux de quiconque, pas même aux « miens » — différence essentielle avec la Verneinung freudienne dont il importe peu que personne ne soit dupe, pourvu que le locuteur demeure sourd à la véritable teneur de ce qu’il a dit. La situation est plus complexe : « j »’admets avoir menti ; en d’autres termes, « j »’apprends à « mon » interlocuteur que « j »’ai affirmé quelque chose que « je » savais inexact, tout en reconnaissant aujourd’hui ce qu’il en était de « mon » mensonge d’alors. Ce brouillage des frontières entre le vrai et le faux signale que « je » me situe en”‘deçà de cette opposition et que par conséquent celle”‘ci ne peut pas s’appliquer au discours que « je » tiens. Ici, le dire n’opère pas sur le mode de l’affirmation, mais sur celui de l’allégation, du reste d’emblée présentée comme douteuse : faut”‘il « me » croire quand « je » reconnais avoir menti, puisque « je » « me » présente du même coup comme quelqu’un dont les propos ne sont pas dignes de foi ? Un certain scepticisme semble être ici de mise, réaction naturelle à une parole dont il est impossible d’évaluer a priori la fiabilité puisqu’elle ne s’autorise que d’elle”‘même, de l’activité d’un énonciateur dépourvu de toute autorité, y compris sur les mots qu’il profère. Cela ne signifie pas nécessairement que cette parole soit irrationnelle ni absurde ; au contraire, un lecteur de Stanley Cavell observerait sans doute qu’elle est incertaine précisément parce qu’elle met à nu l’ambition exorbitante avec laquelle le discours de la raison, y compris sous les formes non poétiques du langage commun, se prétend en prise sur les choses (Domenach 503). Comme le note Cavell, il est toujours possible de douter de la véracité de tout ce qui se dit — a fortiori quand ce dire est ouvertement paradoxal, comme c’est le cas dans ce texte — car notre relation première au monde n’est pas fondée sur la certitude, sur l’appréhension intellectuelle et l’énoncé du vrai, mais sur la reconnaissance qu’il existe quelque chose en dehors de nous : « the human creature’s basis in the world as a whole, its relation to the world as such, is not that of knowing, anyway not what we think of as knowing » (241)[4]. En d’autres termes, si fiction il y a dans le poème de Lowry, celle”‘ci pourrait bien se retrouver, moins visible certes mais sous une forme identique, dans toute parole quelle qu’en soit la teneur — de sorte que tout logos se déploie sur fond de ce qui échappe au logos, et que la question préalable à l’émergence du savoir même le plus avéré n’est pas épistémologique, mais métaphysique, puisqu’elle touche aux limites de notre être.
 
On note bien, du reste, que l’enjeu ne consiste pas, chez Lowry, à disqualifier la cognition, mais plutôt à la mettre à sa juste place. « […] [T]hey explained a pilgrimage/That otherwise was meaningless as day », notent les deux derniers vers — formulation intéressante puisque la lumière du jour est, au moins depuis Platon, une des métaphores stéréotypées du vrai. Ici, le voir, à lui seul, est dépourvu de valeur épistémologique : il faut encore qu’il y ait les mots (les écrits, « certain pamphlets »), et surtout que ces mots soient revendiqués par un « je », acteur du « pèlerinage » qu’ils sont censés expliquer. Savoir, c’est expliquer le vécu singulier de l’individu en le rapprochant des principes généraux que véhicule le langage, lui qui, tout comme Dieu, est de tous temps et de tous lieux (« Oh Great Articulate, everywhere abroad[5] », implore le plagiaire dans la première partie du poème). La fiction a pour fonction problématique d’opérer cette mise en rapport, de relier ce que je vis dans mon corps (« hands and sinews ») à ce qui se dit ailleurs sans que « j »’y sois nommément désigné. À strictement parler, cette tâche est impossible puisque, comme on l’a vu, il n’a dans le discours de rapport, de ratio ou de logos que sur fond d’écart irréductible, d’arraisonnement du verbe au profit de l’énonciateur que sur fond d’une désappropriation sans appel. Pourtant, cela ne dissuade ni ne dispense d’essayer. A minima, à défaut de parvenir à comprendre qui « je » suis, il « me » reste toujours la ressource de chercher à savoir ce qu’il en est de cet échec, d’expliquer comment « je » m’y suis pris pour tenter de me rapprocher du but et d’identifier les obstacles rencontrés en chemin. Dans le poème de Lowry, ce retour réflexif justifie l’emploi du prétérit qui marque la distance entre l’instant évoqué (celui où « je » revendique certains écrits comme « miens ») et l’instant de l’énonciation, celui où son évocation a lieu : « Said they were mine ». Non seulement le texte attire ainsi l’attention sur le lien indissoluble entre savoir et fiction, mais il suggère que cette fiction est nécessairement narrative puisqu’elle postule — hypothèse risquée, le poème le montre bien — l’existence d’un « je » à qui arrive d’abord une chose, puis l’autre. Par fiction narrative, l’on n’entend pas forcément le récit romanesque ni quoi que ce soit que l’on puisse enfermer dans les limites d’un genre littéraire prédestiné, le cas de ce poème lyrique le prouve. Cette formulation renvoie plutôt à la narration embryonnaire que tout discours comporte dès lors qu’il opère un retour explicite sur les moments successifs de sa propre élaboration. En ce sens, le récit romanesque n’est pas une modalité parmi d’autres de l’expression verbale, mais la tentative délibérée de pousser plus avant l’exploration d’une voie ouverte dès lors qu’il y a parole ; il est l’effort accompli en vue de compenser l’impossibilité ou l’échec du dire au moyen d’un discours qui, a contrario, dit cette impossibilité même.
 
On notera que, dans le texte de Lowry, tout cela passe avant tout par l’écriture. Non que le « je » soit plus légitime quand il se fait entendre dans le discours oral, ni que les mots « m »’appartiennent davantage quand je les prononce au lieu de manier la plume : le texte parle bien de ce qui se passe quand « je » fais usage des mots (« that I may use such words »), sans autre précision. Cela dit, en établissant de manière incontestable que le langage est un objet trouvé, telle la pierre arrachée au sol, l’écrit favorise le retour réflexif sur ce qui permet ou freine son appropriation. C’est ce que suggère la première partie du poème :
 
The fake poet sat down in his gilt
Took borrowed plume and wrote this humble verse.
« Oh Great Articulate, everywhere abroad,
To whom the soaring bridge and symbol road
Are attestation, […]
Some oblique and unique greatness yield
To him who plagiarised a book on stealing[6]. »
 
Les deux vers sur lesquels se termine ce passage font entendre le premier aveu du plagiaire, à distance de l’expression « Said they were mine » qui dès lors sonne comme un ajout ou une explicitation. On notera que cette « humble » évocation d’un crime relatif à l’écriture a pour particularité de faire elle”‘même appel à la médiation de l’écrit ; la faute est donc répétée en même temps qu’avouée puisque le scripteur manie une plume d’emprunt, « borrowed plume ». Ainsi, le texte achève de tracer un cercle vicieux dans lequel la seconde reconnaissance de culpabilité, « Said they were mine », ne s’inscrit pas avec la même évidence : « je » mens, puis « j »’admets que « j »’ai menti, mais cet aveu est à nouveau un mensonge qu’il va falloir avouer à son tour, etc. — situation qui non seulement oblige à recourir à la narration (puisque les retournements qui la définissent ne peuvent être évoqués que successivement), mais qui, de surcroît, impose à ce récit de tourner en rond. Surtout, « je » suis bien obligé de reconnaître à cette occasion que le plagiat « me » permet d’exister et, simultanément, « me » renvoie au néant. Par définition, le plagiaire s’attribue abusivement la paternité d’un écrit ; par conséquent, il n’est pas stricto sensu coupable de plagiat quand il se contente de parler (même si les mots qu’il emploie ne sont pas les siens), ce qui pourrait faire accroire qu’il « m »’est possible de « m »’exprimer en mon propre nom. En revanche, l’écriture ne connaît que des mots empruntés ; le « je » lui”‘même n’y a d’existence qu’oblique (« some oblique and unique greatness yield ») comme si elle n’admettait que l’oratio obliqua, appellation du discours indirect dans la rhétorique classique. Le sujet — c’est à cela sans doute qu’on le reconnaît — revendique son unicité, celle du monarque qui va s’asseoir sur son trône doré (« gilt ») pour y jouir de sa solitude grandiose. Il n’en reste pas moins que ce terme anglais désigne ce qui n’a de l’or que la surface, mais non l’épaisseur substantielle : la royauté dont il s’agit est factice (« fake »), et l’éclat dont le « je » impérial s’environne n’est que le rayonnement visible de la faute (« guilt », homophone de « gilt ») qui le constitue. En d’autres termes, c’est l’écriture qui, le plus clairement, révèle que l’on ne peut espérer acquérir un savoir du « je », et cela pour la bonne raison que le « je » n’existe pas : il se présente comme l’effet d’une action qui suscite un sentiment de culpabilité et non comme une entité susceptible d’être pris en compte de manière autonome. Pas de « je » sans écriture, a”‘t”‘on dit, mais pas d’écriture qui, du même coup, ne vise à expulser le « je » de la sphère de l’être, ou si l’on préfère qui n’œuvre à sa mise à mort : « Crawling on hands and sinews to the grave », note l’énonciateur — expression ambiguë puisque ramper (« crawling »), c’est se déplacer comme le jeune enfant qui n’a pas encore appris à marcher, mais c’est aussi, dans ce poème, le dernier geste du mourant.
 
Entre ce qui apparaît à la lecture de « The Plagiarist » et Under the Volcano, les analogies sont frappantes. Tout d’abord, le roman développe une narration circulaire, construite de telle sorte que le premier chapitre fait office d’épilogue autant que d’introduction : il se déroule un an après les faits racontés dans les onze suivants ; ainsi, la dernière page renvoie à la première et la lecture est vouée à demeurer interminable. Deuxièmement, cette structure cyclique apparaît liée à l’enfermement du protagoniste dans une culpabilité sans nom ni cause assignable qui dépasse par son intensité tout ce que le récit de sa vie semble justifier ; liée au simple fait d’exister plutôt qu’au souvenir d’une action précise, la conscience de la faute est notamment figurée par une usurpation d’identité, puisque celui que la narration appelle le Consul n’a plus le droit de porter ce titre depuis que la Grande”‘Bretagne, son pays, a rompu ses relations diplomatiques avec le Mexique où il réside. Troisièmement, le récit ainsi structuré a pour sujet l’interminable destruction d’un sujet, sa mise à mort progressive — assassinat ou suicide, on ne sait, puisque les événements qui le mènent à sa perte se présentent à la fois comme une série de tragiques injustices et comme l’effet d’une entreprise d’auto”‘destruction délibérée. En même temps, la narration met l’accent sur sa remarquable résilience : le personnage dont il s’agit n’a pas d’autre mode d’existence que son épuisement même ; en persévérant dans la voie qui mène à la perte de soi, il persévère dans l’être, comme s’il n’y avait pas pour lui de différence entre ce qui le tue et ce qui le fait exister. Enfin, tout cela apparaît lié, dans Under the Volcano, au rapport que le protagoniste entretient avec l’écriture, clef d’un savoir fictif qui se substitue à l’appréhension de l’inconnaissable. « [I]t is perhaps a good idea under the circumstances to pretend at least to be proceeding with one’s great work on “Secret Knowledge,” then one can always say when it never comes out that the title explains this deficiency[7] », note”‘t”‘il dans une lettre à son épouse Yvonne (39) — aveu désabusé d’une pratique du faux”‘semblant qui recourt à une science fictive pour justifier, sous couvert de logique, l’impossibilité du dire.
 
Au chapitre III de Under the Volcano, le Consul feuillette avec Yvonne un magazine d’astronomie, discipline qu’elle a étudiée à l’Université de Hawaii.
 
A magazine she’d been reading dropped to the floor. […] The magazine was the amateur astronomy one she subscribed to and from the cover the huge domes of a observatory, haloed in gold and standing out in black silhouette like Roman helmets, regarded the Consul waggishly. « The Mayas, » he read aloud, « were far advanced in observational astronomy. But they did not suspect a Copernican system. » He threw the magazine back on the bed and sat easily in his chair, crossing his legs, the tips of his fingers meeting in a strange calm, his strychnine on the floor beside him. « Why should they ? . . . What I like though are the “vague” years of the old Mayans. And their “pseudo years,” musn’t overlook them ! And their delicious names for the months. Pop. Uo. Zip. Zotz. Tzec. Xul. Yakin. »
« Mac, » Yvonne was laughing. « Isn’t there one called Mac ? »
« There’s Yax and Zac. And Uayeb : I like that one most of all, the month that only lasts five days. »
« In receipt of yours dated Zip the first !— »
« But where does it all get you in the end ? » The Consul sipped his strychnine […]. « The knowledge, I mean. One of the first penances I ever imposed on myself was to learn the philosophical sections of War and Peace by heart. That was of course before I could dodge about in the rigging of the Cabbala like a St. Jago’s monkey. But then the other day I suddenly realised that the only thing I remembered about the whole book was that Napoleon’s leg twitched — » (81”‘82)[8]
 
Dans ce passage, se rencontrent plusieurs savoirs au statut apparemment très différent, au fil d’une énumération qui chemine du plus incontestable au plus incertain, de la certitude positive au questionnement le plus hasardeux. Tout d’abord, le magazine évoque la science astronomique des anciens Mayas, qu’il compare avec bienveillance à celle des Occidentaux modernes (figurée par les dômes de l’observatoire et par l’allusion au système copernicien). La narration en profite pour mentionner les connaissances d’ordre anthropologique sur lesquelles ces mêmes Occidentaux s’appuient pour aborder les cultures étrangères et le passé lointain. Ce savoir au second degré, qui relève de l’histoire des idées scientifiques, semble tout aussi fiable que les compétences des astronomes mayas puisque le Consul se montre capable de réciter par cœur leur calendrier et d’en décrire avec précision les particularités. Le personnage évoque ensuite sa connaissance d’un corpus ésotérique dont le Zohar est la pièce maîtresse. Un glissement s’opère ici, de l’histoire des sciences à celle des idées religieuses : en effet, le savoir révélé que transmet la Kabbale n’est pas scientifique, ni au sens des modernes, ni à celui des Mayas car il n’est pas fondé sur l’observation, à la différence de l’astronomie précolombienne. Cela dit, le Consul dit la connaître aussi bien que le calendrier maya ; plusieurs fois évoquées dans le roman, ses connaissances en matière de philologie hébraïque sont présentées comme tout à fait sûres. Enfin, au terme de cette gradation, le personnage évoque sa fréquentation de la littérature et s’attarde sur un cas particulier, celui de Guerre et Paix. C’est alors que, pour la première fois, ses connaissances sont prises en défaut : le roman de Tolstoï confronte cet esprit encyclopédique à une limite, qui est d’abord celle de ses facultés de mémorisation.
 
Il n’est sans doute pas indifférent que la question de la mémoire se pose à propos d’un texte littéraire, c’est”‘à”‘dire d’un ouvrage qui doit sa légitimité culturelle au rapport réflexif qu’il entretient avec sa propre nature de document écrit, à la différence par exemple de l’article de journal dont la fonction se résume à transmettre des informations pertinentes : ici se laisse percevoir un écho du Phèdre de Platon, et notamment du célèbre passage où le roi d’Égypte, devant la nouvelle invention qu’est l’écriture, s’inquiète de l’amnésie qu’elle risque de causer parmi les humains. Qui plus est, la littérature est représentée en l’occurrence par un roman historique riche en développements philosophiques, autrement dit par un récit qui, à l’intrigue inventée, mêle une part de vérité (par exemple en évoquant Napoléon), et qui fait de ce mélange l’occasion d’un questionnement explicite sur le rapport entre savoir, logos et fiction. Ici se joue le drame du Consul qui, malgré ses qualités de lecteur, se découvre incapable de s’approprier ce que l’écriture articule, et qui par conséquent doit se satisfaire des aléas d’une existence corporelle dont les dérèglements pathologiques annoncent sa mort inévitable (« Napoleon’s leg twitched », se remémore”‘t”‘il en sirotant la boisson à base de strychnine que son demi”‘frère Hugh lui a recommandée dans le vain espoir de soigner son alcoolisme).
 
Ce moment ne marque pas seulement le terme d’une progression soigneusement ménagée ; c’est aussi celui où devient explicite une interrogation déjà présente aux étapes antérieures. A posteriori, on s’aperçoit en effet que tous les autres savoirs énumérés dans ce passage ont eux aussi trait aux diverses modalités de l’écriture. Autant qu’une mystique, la Kabbale propose une herméneutique ; elle illustre une approche de l’Écriture sainte que gouverne le rapport à la lettre, d’où la pratique de la gematria à laquelle le Consul fait allusion dans d’autres passages du roman. Quant aux plaisanteries d’Yvonne sur le calendrier maya, elles reposent sur la combinaison humoristique de noms de mois pour le moins exotiques avec les formules toutes faites de la correspondance d’affaires (« In receipt of yours dated Zip the first ! — »). Cela n’a rien pour surprendre puisque l’astronomie est d’abord évoquée par le truchement d’un magazine illustré dont le Consul cite un extrait à voix haute : le savoir scientifique se trouve donc associé dès l’abord à la maîtrise de la lecture, censée permettre à quiconque en dispose de s’approprier ce qui est écrit et de l’incorporer à son propre discours. En fin de compte, il n’y a dans ce passage de savoirs que médiatisés par l’écriture, ce qui suggère que les inquiétudes suscitées par le travail littéraire de la lettre ne sont pas sans conséquences pour eux tous : à un certain niveau, il n’y a pas de différence entre ce qui reste du propos philosophique développé dans Guerre et Paix et ce que nous savons de la course des astres, car tout cela, du discours de vulgarisation (« amateur astronomy ») à la réflexion la plus ésotérique, est renvoyé par l’action corrosive de l’écrit au statut de construction incertaine, à l’instar des « pseudo”‘années » et des mois de cinq jours qui confèrent au calendrier maya, pourtant fondé sur l’observation du ciel, l’allure d’une divertissante fiction borgésienne.
 
« But where does it all get you in the end ? » demande le Consul. « The knowledge, I mean. » (82) « Cui bono ? » (« À quoi bon ? ») interroge à son tour Hugh au chapitre IV (102) en écho à un célèbre passage de Cicéron (Ackerley & Clipper 157). Questions rhétoriques, car ce que le texte montre, c’est que le savoir n’est pas tout, ni même peut”‘être l’essentiel. Ce n’est sans doute pas un hasard si, du grand roman de Tolstoï, les souvenirs du Consul ne retiennent qu’un fragment infra”‘signifiant, le tressautement nerveux d’une jambe, notation invérifiable qui, à la manière d’un effet de réel, renseigne moins sur tel ou tel aspect de la campagne de Russie qu’elle ne renvoie, sans autre précision, à l’existence du monde où la littérature va puiser de quoi donner forme à ses fictions. Synecdoque d’une expérience de vie, la jambe de Napoléon est aussi l’illustration exemplaire de la résistance qu’oppose le particulier à la généralisation ; elle interrompt la continuité du discours narratif ou argumentatif et, dans ce roman qui propose une vision panoramique de l’histoire enfin rendue intelligible, elle traduit l’insistance avec laquelle le détail dans sa singularité excède toutes les interprétations pour se graver seul dans la mémoire du lecteur, abstraction faite du contexte susceptible de lui donner un sens. En d’autres termes, renvoyée par les souvenirs imprécis du Consul à son statut d’objet trouvé, cette vision fugitive n’est pas sans présenter des affinités avec la lettre, avec la marque inscrite sur la page, qui certes peut se prêter au travail de l’interprétation à condition qu’elle soit comprise comme l’un des éléments d’une articulation signifiante, mais qui se présente par ailleurs comme un tracé singulier, doté d’irréductibles idiosyncrasies en vertu desquelles elle fournit la matière d’une expérience plutôt que d’un savoir. Dès le chapitre I, la narration prend soin de signaler que le destin du Consul est d’abord celui de l’écrit et que les vrais héros de ce roman ne sont autres que les signes dont le texte se compose, à la faveur d’un jeu sur le mot anglais « character » qui désigne à la fois le « personnage » et le « caractère d’imprimerie » : « [T]here was no mistaking […] the hand, half crabbed, half generous, and wholly drunken, of the Consul himself, the Greek e’s, flying buttresses of d’s, the t’s like lonely wayside crosses save where they crucified an entire word, the words themselves slanting steeply downhill, though the individual characters seemed as if resisting the descent, braced, climbing the other way. » (35)[9] Jacques Laruelle se fait cette réflexion alors qu’il cherche, en parcourant de vieux papiers, à comprendre ce qui a causé la perte de son ami disparu un an plus tôt ; comme le signale l’allusion à la Grèce, son ambition est d’élaborer un savoir de la tragédie, d’en faire le moment spéculatif d’un parcours qui, à l’instar de la Crucifixion, se donne l’absolu pour horizon. Cela dit, sa remarque signale aussi que l’écrit est toujours du côté du singulier, du reste irrécupérable qui subsiste à l’issue de toute tentative d’interprétation : du « e » grec (« ε ») à son équivalent latin, la différence ne se laisse pas expliquer par l’écart entre deux significations, mais par le rapport particulier du corps écrivant (« hand ») à la lettre dans sa matérialité, par les modalités concrètes de la rencontre entre un individu promis à la mort et les marques qu’il découvre au bord de la route (« wayside crosses »), à charge pour lui de s’y retrouver ou de s’y perdre. « Crawling on hands and sinews to the grave » : c’est bien cela, disait déjà « The Plagiarist », qui définit d’abord le trajet incertain de la fiction.
 
Annexe
« The Plagiarist »
 
The fake poet sat down in his gilt
Took borrowed plume and wrote this humble verse.
“Oh Great Articulate, everywhere abroad,
To whom the soaring bridge and symbol road
Are attestation, and to whom the ship is
As a poem man wrote to the sea
Dedicated to man’s trade and foundering,
As a poem and—multitudinously inscribed—
To the ubiquitous foundering of man
And if my heart refused to freeze in a rhyme,
At least my suffering was not more fake than iron.
Some oblique and unique greatness yield
To him who plagiarised a book on stealing.”
Who exhausted not its usefulness at once
In that it serves us as a symbol of life and death.
 
See the wound the upturned stone has left
In the earth! How doubly tragic is the shape
Swarming with anguish the eye can’t see nor hear.
It is a miracle that I may use such words
As shape. But the analogy has escaped.
Crawling on hands and sinews to the grave
I found certain pamphlets on the way.
Said they were mine. For they explained a pilgrimage
That otherwise was meaningless as day.
(204-205)
 
 ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X
 
Ouvrages cités
 
Ackerley, Chris, et Lawrence J. Clipper, A Companion to Under the Volcano, Vancouver, UBC Press, 1984.
Bowker, Gordon, Pursued by Furies : A Life of Malcolm Lowry, Londres, HarperCollins, 1993.
Cavell, Stanley, The Claim of Reason : Wittgenstein, Skepticism, Morality, and Tragedy, Oxford, Oxford University Press, 1979.
Derrida, Jacques, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.
———, Heidegger et la question. De l’esprit et autres essais, Paris, Flammarion, 1990 (1987).
———, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972.
Domenach, Élise, « Stanley Cavell : les chemins de la reconnaissance », Revue Philosophique de Louvain 96-3 (1998), pp. 496-511.
Lowry, Malcolm, Au”‘dessous du volcan, Stephen Spriel (trad.), Paris, Gallimard, 1959 (1947).
———, lettre à Jonathan Cape du 2 janvier 1946, Sursum Corda ! The Collected Letters of Malcolm Lowry, Sherrill E. Grace (éd.), vol. 1 (1926”‘1946), Londres, Jonathan Cape, 1995, pp. 498”‘528.
———, « The Plagiarist », The Collected Poetry of Malcolm Lowry, Kathleen Scherf (éd.), Vancouver, UBC Press, 1992, pp. 204”‘205.
———, « Préface », Au”‘dessous du volcan, Stephen Spriel (trad.), Paris, Gallimard, 1959 (1948).
———, Under the Volcano, Londres, Picador, 1990 (1947).


[1] Devenue proverbiale, l’expression anglaise « writing on the wall » fait directement référence à l’épisode biblique du festin de Balthazar (Dn 5:1”‘34), ce que la traduction française ne laisse qu’imparfaitement percevoir.
[2] « Voyez la blessure que la pierre retournée a laissée / dans la terre ! Qu’elle est tragique, doublement tragique, cette forme / où pullule une angoisse que l’œil ne voit ni n’entend. / C’est un miracle qu’il me soit permis d’employer des mots / tels que “forme”. Mais l’analogie s’est enfuie. / Alors qu’à la force du poignet, les muscles bandés, je me traînais jusqu’à la tombe / je trouvai certains opuscules sur mon chemin. / Déclarai qu’ils étaient miens. Car ils expliquaient un pèlerinage / qui autrement était aussi dénué de sens que la lumière du jour. » (Ma traduction)
[3] Cette expression est difficile à traduire. En anglais, « articulate » est un adjectif qualifiant une personne qui s’exprime avec aisance. Ici substantivé, il désigne le « Grand Orateur » divin, à cette réserve près que le terme « articulate » fait étymologiquement référence à l’articulation signifiante, ce qui n’est pas le cas de cette traduction possible.
[4] « [L]es relations de la créature humaine au monde dans sa totalité, son rapport au monde en tant que tel, ne se fondent pas sur la connaissance, du moins pas au sens où nous entendons ce terme » (ma traduction).
[5] « Everywhere abroad » = « présent de toutes parts ».
[6] « Le faux poète s’assit parmi ses dorures / se saisit d’une plume empruntée et écrivit ces humbles vers. / “Oh Grand Orateur, présent de toutes parts, / dont le pont qui s’élance vers le ciel et la route symbolique attestent l’existence, / […] accorde quelque grandeur, oblique et unique. / à celui qui plagia un livre sur le vol.” » (Ma traduction)
[7] « [C]’est une bonne idée peut”‘être, vu les circonstances, de feindre pour le moins de poursuivre son grand travail sur le “Savoir Secret” car on peut toujours dire, s’il ne paraît jamais, que le titre en explique l’absence. » (Au”‘dessous du volcan 93)
[8] « Un magazine qu’elle lisait tomba par terre. […] Le magazine était cette revue d’astronomie d’amateurs à laquelle elle était abonnée, et de dessus la couverture les dômes énormes d’un observatoire, détachant en noir leur silhouette de casques romains auréolés d’or, lorgnaient le Consul gouailleusement. “Les Mayas,” luit”‘il tout haut, “étaient fort avancés dans l’astronomie d’observation. Mais ils ne soupçonnaient pas l’existence d’un système de Copernic.” Il rejeta le magazine sur le lit et s’assit à l’aise, jambes croisées, les bouts des doigts unis dans un calme singulier, sa strychnine à terre près de lui. “Pourquoi l’auraient”‘ils soupçonnée ?… Mais ce que j’aime, ce sont les années “vagues” des vieux Mayas. Et leurs “pseudo”‘années”, faut pas rater ça. Et leurs délicieux noms de mois. Pop. Uo. Zip. Zotz. Tzec. Xul. Yaxhin.” / “Mac”, Yvonne riait. “N’y en a”‘t”‘il pas un appelé Mac ?” / “Il y a Yax et Zac. Et Uayeb : j’aime entre tous celui”‘là, le mois qui ne dure que cinq jours.” / “Au reçu de votre honorée en date du 1er Zip ! —” / “Mais où nous mène tout cela en fin de compte ?” Le Consul buvait à petits coups sa strychnine […] “Le savoir, je veux dire. L’une des premières pénitences que je me sois jamais imposées fut d’apprendre par cœur la partie philosophique de La Guerre et la Paix. Bien sûr c’était avant que je ne puisse voleter de”‘ci de”‘là dans les agrès de la Kabbale comme un singe de St. Iago. Mais voilà que l’autre jour je me rends compte soudain que la seule chose que je me rappelais de tout le livre, c’est que Napoléon avait un tremblement dans la jambe…” » (Au”‘dessous du volcan 158”‘159)
[9] « [I]l n’y avait point à se méprendre, même dans la clarté indécise, sur l’écriture mi”‘ample mi”‘recroquevillée, et totalement ivre, du Consul lui”‘même, les e grecs, les d en arcs”‘boutants, les t comme des croix solitaires au bord de la route, sauf quand ils crucifiaient tout un mot, les mots mêmes dégringolant une côte à pic, quoique chaque lettre à part parût résister à la pente et, se raidissant, grimper en sens contraire. » (Au”‘dessus du volcan 86)