Les « sciences de combat » dans la poésie de Leconte de Lisle

Depuis près de 150 ans, Leconte de Lisle se trouve injustement relégué dans une Grèce de marbre. Cependant – et c’est ce qui fait pour partie l’originalité de l’œuvre – son passéisme revendiqué s’allie à des connaissances scientifiques très actuelles. Cette dimension scientifique n’a jamais été vraiment étudiée [1]. Or elle est d’autant plus intéressante qu’elle implique à la fois un engagement littéraire et un engagement politique, qui sous-tendent l’œuvre tout entière du poète.

Déjà en proclamant, dans la préface de 1852, la nécessité d’unir la science et la poésie (APD, 119), Leconte de Lisle se démarque résolument du romantisme [C’est ce qu’a également observé Ferdinand Brunetière qui oppose Leconte de Lisle aux romantiques, sur le plan de la connaissance : « on ne saurait imaginer, et je ne pense pas qu’on ait jamais vu de plus profonde indifférence que celle de Musset, si ce n’est celle d’Hugo, pour ce grand mouvement historique, philosophique, scientifique, dont ils étaient contemporains » (Nouveaux Essais sur la littérature contemporaine, Paris, Calmann Lévy, 1895, p. 169). [2]. La poésie n’est plus, selon lui, un « cri du cœur », mais se définit par la réflexion et l’érudition. Aussi les Poëmes antiques sont-ils un « recueil d’études, un retour réfléchi à des formes négligées ou peu connues » et le fruit d’un « travail spéculatif » (APD, 108-109). Leconte de Lisle conseille aux poètes de se « réfugier dans la vie contemplative et savante, comme en un sanctuaire de repos et de purification » (APD, 112). Cela, parce que toute spontanéité en poésie est provisoirement impossible : « Nous sommes une génération savante ; la vie instinctive, spontanée, aveuglément féconde de la jeunesse, s’est retirée de nous ; tel est le fait irréparable » (APD, 110). L’art ayant perdu sa « spontanéité intuitive », « c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres » (APD, 119). La science permet donc d’exhumer des formes oubliées, mais aussi de revenir à une conception de l’art selon laquelle la poésie et la science se confondent : L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse (APD, 119) [3].

Par sa préface de 1852, Leconte de Lisle prend donc, de toute évidence, le contre-pied des romantiques qui, eux, se révoltaient contre le caractère intellectuel et rationnel de la littérature classique. Il condamne sévèrement « l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères » (APD, 109). Quelques années plus tard, toute retenue disparaît et il juge « débilitantes » les émotions romantiques (APD, 146). Il parle en termes de « phtisie intellectuelle » (APD, 170), d’ « esprits avortés » et de « cervelles liquéfiées » [4] ou encore « en liquéfaction » [5]. Il méprise absolument Lamartine, notamment pour son « infériorité intellectuelle caractérisée » (APD, 169). Quant à Hugo, il est jugé « bête comme l’Himalaya » [6] ; Leconte de Lisle établit une fois pour toutes ses « extraordinaires lacunes intellectuelles » [7] et n’en démordra pas, même après le décès de son collègue. Ainsi, les compétences scientifiques de Hugo lui inspirent une remarque insidieuse dans le « Discours de réception à l’Académie française » par lequel il succède à l’illustre poète : Il est enivré du mystère éternel. Il dédaigne la science qui prétend expliquer les origines de la vie ; il ne lui accorde même pas le droit de le tenter, et il se rattache en ceci, plus qu’il ne se l’avoue à lui-même, aux dogmes arbitraires des religions révélées (APD, 217). Cette accusation pèse, de la part de ce nouvel académicien très hostile aux religions révélées. Et elle est particulièrement intéressante, en ce qu’elle établit, sur la question de la science, un lien entre le romantisme et le catholicisme en tant que religion révélée. Le même irrationalisme les caractérise tous deux, selon Leconte de Lisle. Plus loin dans le même discours, il insinue que l’attachement exclusif de Hugo « à certaines traditions, lui interdis[ait] d’accorder une part égale aux diverses conceptions religieuses dont l’humanité a vécu, et qui, toutes, ont été vraies à leur heure » (APD, 209). Ce discours, note-t-on avec intérêt, est écrit à l’occasion de la mort de Hugo (1887), déiste certes, mais qui, depuis plus de trente ans, a abjuré royauté et catholicisme [8].

Toujours dans le « Discours de réception », Leconte de Lisle affirme que les romantiques ont été incapables d’exploiter les nouveaux acquis scientifiques : Bien qu’aucun siècle n’ait été à l’égal du nôtre celui de la science universelle ; bien que l’histoire, les langues, les mœurs, les théogonies des peuples anciens nous soient révélés d’années en années par tant de savants illustres ; que les faits et les idées, la vie intime et la vie extérieure, que tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser des hommes disparus appelle l’attention des intelligences élevées, nos grands poètes ont rarement tenté de rendre intellectuellement la vie au passé. C’est donc très clairement contre les romantiques que Leconte de Lisle a élaboré sa poésie scientifique. Mais il y a plus. L’importance que Leconte de Lisle accorde à la science témoigne aussi de son engagement politique. Le poète évoque en effet régulièrement le sujet de la science dans un contexte anticlérical et il se rattache par là au mouvement républicain qui voit en l’Église la principale ennemie des sciences et même de la raison. Le projet républicain vise en effet à transformer la société en lui donnant des assises politiques, morales et sociales fondées sur la raison. Les sciences, comportant à l’époque une charge révolutionnaire non négligeable [9], sont considérées comme l’outil principal de cette transformation. Cela surtout après le renouvellement que connaît l’anticléricalisme en 1848. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les sciences deviendront en effet un des arguments majeurs utilisés par les anticléricaux contre la foi et le cléricalisme [10]. Parmi beaucoup d’autres, on peut citer Marc Bonnefoy qui affirme que La Science n’a pas d’ennemi plus acharné, plus persistant que le Catholicisme, et il ne saurait en être autrement, puisque l’essence même de cette religion est la soumission absolue à une foi aveugle, inconciliable avec le progrès sous toutes ses formes [11]. Dans la conclusion de son Histoire populaire du christianisme, Leconte de Lisle lui-même laisse entendre que le christianisme « condamne la pensée, anéantit la raison » et qu’il a « perpétuellement nié et combattu toutes les vérités successivement acquises par la science » (HPC, 140). Aussi n’est-ce pas un hasard que, dans sa poésie, Leconte de Lisle s’inspire précisément des sciences que l’Eglise condamne le plus férocement et que Jacqueline Lalouette décrit comme des « sciences de combat » : c’est-à-dire l’astronomie, le transformisme et la science des religions.

Le transformisme

Les idées transformistes, aboutissant en 1859 à l’Origine des espèces et au darwinisme, émeuvent beaucoup les milieux cléricaux et même déistes. Leconte de Lisle connaissait certainement ces idées ; le docteur Samuel Pozzi, qui a traduit en 1890 L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872) de Darwin, est un de ses familiers dans les années 1880 et on trouve des traces d’une correspondance dès 1879 [12]. Non seulement le poète connaissait ces idées, mais il s’y intéressait, comme le prouve une de ses notes, dont le contenu se trouve à la croisée de la zoologie et de la linguistique, deux « sciences de combat » selon Lalouette [13] : Les langues sont des organismes naturels qui, en dehors de la volonté humaine et suivant des lois déterminées, croissent, se développent, vieillissent et meurent. Elles manifestent donc, elles aussi, cette série de phénomènes qu’on comprend habituellement sous le nom de Vie. La Glottique ou science du langage est, par suite, une science naturelle, et sa méthode est la même que celle des autres sciences naturelles. Les résultats de la Glottique nous conduisent très décidément à l’hypothèse d’un développement insensible de l’homme au sein des formes inférieures. Des organismes, en voie d’arriver à l’humanité, n’ont pas pu se développer jusqu’à la forme du langage. Une partie est restée en chemin, et, comme tout ce qui s’arrête, est tombée dans la décadence et dans une ruine graduelle. Ce qui reste de ces êtres demeurés sans langage et arrêtés dans leur développement, forme les Anthropoïdes Gorille, Chimpanzé, Orang et Gibbon (OD, 493). Leconte de Lisle considère l’homme et l’Anthropoïde comme des frères, du point de vue de l’évolution [14]. De là à dire que l’homme descend du singe, il n’y a qu’un pas. Bien qu’on en ait beaucoup parlé [15], il est difficile de démontrer positivement l’influence du transformisme sur les poèmes animaliers. On y trouve, en revanche, de nombreux tableaux illustrant la lutte pour la survie : L’Oasis (1857), La Panthère noire (1859), Les Jungles (1855), Le Jaguar (1859), Le Rêve du Jaguar (1866), La Chasse de l’aigle (1882), Sacra fames (1879). Leconte de Lisle dédie Les Hurleurs (1855) à Alfred Jacquemart [16] et semble reconnaître par là que ce disciple du sculpteur Barye est une de ses sources d’inspiration. Cependant, les œuvres de Barye sont elles-mêmes marquées par le spectacle de la concurrence vitale [17]. Aussi, reprise de façon directe ou indirecte, l’idée de la lutte des espèces est indéniablement présente dans l’œuvre delislienne. « Si tout meurt, c’est afin que je vive » (v. 346) s’écrie le Corbeau en 1860. L’Homme lui-même participe à cette lutte et, dans Sacra Fames (1879), on apprend que La Faim sacrée est un long meurtre légitime Des profondeurs de l’ombre aux cieux resplendissants, Et l’homme et le requin, égorgeur ou victime, Devant ta face, ô Mort, sont tous deux innocents (v. 33-36).

On peut avancer que Leconte de Lisle s’est décidément inspiré de théories zoologiques nouvelles. En outre, il aborde l’animal d’une manière tout à fait neuve [18]. La nature n’est plus une mère, ni une marâtre, elle « garde pour sa part le calme et la splendeur » [19]. Le poète, du coup, n’est plus orphelin, ni révolté, mais devient simple observateur [20]. Il observe en poète, certes, mais aussi de façon très similaire au scientifique, dont les sentiments se veulent neutres face à l’objet étudié. Ainsi, Leconte de Lisle se documente avec zèle sur les animaux qu’il introduit dans ses poèmes, ce qui le distingue beaucoup d’un Chateaubriand. Tandis que celui-ci n’hésite pas à faire voler les pingouins [21], les brouillons de travail du parnassien comportent de la documentation zoologique et géographique sur l’escargot, l’ara, les abeilles australiennes et américaines, le dindon, la faune du Mexique, le poisson indien Échinéide, les différents types d’ours de par le monde, les espèces d’hippopotames africains, la girafe, les autruches et leur portée, les quatre familles de pingouins, les oiseaux marins, la faune du Canada, les éléphants indien et africain, le carcajou, etc. Le poète prend des notes similaires sur la flore et les différentes races et peuples humains. Ces données semblent être tirées des nombreux récits de voyages, souvent documentaires, auxquels donnaient lieu des expéditions lointaines, comme celles de Cook et de Bougainville. À l’image de ces grands voyageurs, Leconte de Lisle se déplace, dans ses poèmes, du désert de l’Horeb (Le Désert) aux forêts de Floride (Le Calumet du Sachem) ; il traverse les Indes (Nurmahal, La Verandah, Les Roses d’Ispahan), La Malaisie (Pantouns malais), le Nord de l’Europe (La Légende des Nornes, Le Runoïa, Le Massacre de Mona, etc.), le Nord austral (Paysage polaire) etc.

L’histoire des religions et la mythologie comparée

C’est encore dans le cadre du récit de voyage, mais dans une perspective plus historique qu’il faut considérer l’histoire des religions chez Leconte de Lisle. Le poète est d’avis, ainsi qu’il est commun à son époque, que, tout comme la faune et la flore, les peuples et les mœurs sont déterminés par la terre qui les voit naître. La mythologie comparée fait partie intégrante, à cette époque, de la science des religions, et c’est précisément en cela qu’elle constitue une « science de combat ». A l’époque, les libres penseurs entendent la substituer à la théologie. Elle marque en profondeur l’œuvre de Leconte de Lisle, qui illustrera les mythologies grecque, polynésienne, celte, nordique, amérindienne etc. On remarque avec intérêt de quelle façon l’auteur établit, de poème en poème, des parallèles entre ces diverses mythologies. Ainsi, elles comportent le plus souvent un déluge, une époque fétichiste et une époque polythéiste (Qaïn, Le Massacre de Mona, …). Leconte de Lisle est le premier et le principal poète à avoir mis en poésie cette science toute récente. La portée des études mythologiques est plus que simplement historique. Conteur de la naissance des religions, Leconte de Lisle se plaît aussi à en dépeindre les convulsions mortelles. Il déterre les dogmes morts et fossiles pour mieux disséquer les dogmes vivants ou, comme le christianisme, agonisants. C’est avec un certain goût du morbide qu’il établit dans son œuvre ce que le républicain Paul Bert a appelé une « paléontologie morale » [22]. Ce faisant il accomplit, non sans mélancolie, une des tâches que se sont données les libres penseurs : faire passer les religions sous le scalpel de l’histoire. Elles sortent terriblement diminuées de l’opération ; elles ont perdu leur visage divin et apparaissent humaines, tant dans leur origine que dans leur évolution. Elles sont, enfin, mortelles et mourantes [23]. C’est dans cette perspective qu’il faut situer les cortèges de divinités qui apparaissent dans Dies irae (1852) et dans La Paix des dieux (1888), mais aussi dans l’œuvre de l’anticlérical Jean Richepin et Théodore de Banville. Les cosmogonies mythologiques de Leconte de Lisle présentent en outre une particularité qui mérite qu’on s’y attarde : on y relève de nombreuses occurrences du mot « germe ». La première des trois déesses, dans La Légende des Nornes, décrit « l’abîme originel » où « les germes nageaient » (v. 21). Dans Le Runoïa, le Dieu suprême laisse entendre que « de l’Œuf primitif » il a fait « sortir les germes » (v. 129). Quant au Créateur du Massacre de Mona, il dit avoir été « en germe, clos / Dans le creux réservoir où dormaient les neuf Flots » (v. 103-104). La prêtresse Uheldeda conte à son peuple que « le Générateur aux semences fécondes, / Math, fit tourbillonner la poussière des mondes », « réchauffant » ainsi « le germe où dort l’humanité » (v. 365-367). Dans La Genèse polynésienne, Leconte de Lisle s’écarte de ses sources, en établissant que le démiurge Taaroa, provient de « l’œuf primitif que Pô, la grande Nuit, couva » (v. 11) [24]. Dans Bhagavat, il introduit des germes, hors du contexte cosmogonique cette fois, dans une description de la nature indienne : « les germes éclos et les formes à naître / Brisaient ou soulevaient le sein large de l’Être. » (v. 45-46). Enfin, il laisse son « dernier des Maourys » dépeindre comment

Les germes de la vie, épars au fond du sol, Pour semer leurs essaims vagabonds à plein vol, Ouvrirent par milliers les entrailles du monde (Le Dernier des Maourys, v. 58-60).

Dans ces différents poèmes, la mention de germes est un ajout, et on n’en trouve nulle trace dans les sources. Ces germes « parasites » semblent trouver place dans une tradition qui se veut scientifique. La théorie de la préexistence des germes apparaît à la fin du XVIIe siècle déjà, pour traverser les XVIIIe et XIXe siècles [25]. Sa présence dans les poèmes de Leconte de Lisle est significative et prend sens à la lumière de ses idées sur la religion. En effet, soit les germes préexistent à la divinité qui ne fait que les réveiller (La Légende des Nornes, Le Dernier des Maourys, Le Massacre de Mona), soit la divinité est elle-même conçue comme un Germe (Le Massacre de Mona, La Genèse polynésienne). À l’origine divine du monde, Leconte de Lisle substitue donc une origine matérialiste puisque le monde naît de la matière, des germes, et non pas d’une volonté extérieure.

Les sciences du cosmos

Parmi ceux que les libres penseurs ont érigés en « martyrs » morts pour la science, on compte beaucoup d’astronomes : Anaxagore, Jordano Bruno et Galilée sont du nombre. En quoi cette science est-elle remarquable dans l’optique des libres penseurs ? Peut-être simplement parce qu’elle présente un cosmos désacralisé, en concurrence avec celui qu’a créé Dieu. Selon l’anticlérical Marc Bonnefoy, « [c]’est surtout par l’astronomie que la science a réduit le Catholicisme à ses proportions mesquines et véritables ». Et de reprendre l’idée qu’avait déjà développée Voltaire dans Micromégas : Que sont toutes les conceptions théologiques devant la réalité ? Nous avons soulevé à peine un coin du voile qui nous cache les merveilles célestes et notre esprit reste en extase. Il ne s’agit plus de mettre d’un côté le ciel et de l’autre la terre, chaque regard du télescope découvre des fourmillements de mondes, et notre globe occupe infiniment moins de place dans l’étendue qu’un menu grain de sable dans le Sahara [26]. C’est bien l’avis de Leconte de Lisle, dont plusieurs poèmes sont irrigués par une veine cosmologique. Certains de ces poèmes, en particulier ceux portant sur la fin du monde, expriment un matérialisme amer et parfois même une franche hostilité envers le catholicisme, dont les textes tels le Dies Irae se trouvent parodiés. On ne s’étonnera pas que l’Église, de son côté, voie les sciences du cosmos d’un fort mauvais œil ; l’astronomie est une science qui, étudiant la naissance des mondes et leurs transformations successives, contredit formellement la Genèse. Or la naissance, les évolutions et la mort des mondes sont au cœur même des poèmes cosmogoniques, épiques et prophétiques de Leconte de Lisle (tels Le Massacre de Mona, La Légende des Nornes, etc.). Souvent l’hypothèse cosmologique ne semble être pour Leconte de Lisle que le point de départ d’une rêverie de poète. On trouve pourtant dans ses notes de travail des données astronomiques, sur le soleil par exemple, son volume et sa situation dans le cosmos, ainsi que sur Sirius dont la splendeur est « égale à 225 fois celle de notre soleil » (OD, 502). Le poète considère également le mouvement éternel de l’univers et le déplacement de la lumière provenant des corps célestes. Il a des connaissances au moins élémentaires sur la constitution de l’atmosphère. En témoignent In excelsis (1872) et le premier des Clairs de lune (1861), où on voit la lune, planète morte et sans atmosphère, dépouillée de « Sa robe de vapeurs mollement dénouées » (v. 10). Les connaissances de Leconte de Lisle en la matière apparaissent notamment dans l’utilisation qu’il fait de la cosmogonie de Laplace ; dans un de ses poèmes, La Dernière Vision (1866), il est question des « globes détachés de [l]a ceinture d’or [du soleil] » (v. 35) [27]. On trouve également un résumé de cette cosmogonie dans ses notes (OD, 485-486). Or l’hypothèse de Laplace est très populaire parmi les athées de toutes les chapelles. Proudhon écrit à ce propos que Supposer, ce qu’a démontré Laplace que l’univers subsiste par lui-même, et qu’il suffit, pour en produire les merveilles, du jeu d’un petit nombre d’éléments, c’est faire disparaître la Divinité, et avec elle la religion [28]. Auguste Comte, de son côte, opposera la cosmogonie de Laplace aux cosmogonies mythologiques, dont il déplore la « naïve absurdité » [29]. L’enjeu idéologique de cette cosmogonie que Leconte de Lisle évoque dans plusieurs écrits, apparaît donc clairement. Le sujet est loin d’être épuisé ; on pourrait également étudier les différentes hypothèses scientifiques que l’on retrouve dans les poèmes de Leconte de Lisle sur la fin du monde notamment, les théories scientifiques qu’il intègre insidieusement dans des cosmogonies mythologiques, la charge blasphématoire que cela implique, la théorie des germes, les lectures scientifiques précises de l’auteur, etc. La vision du monde que Leconte de Lisle présente dans son œuvre est en tout cas matérialiste et nie toute transcendance. Elle s’appuie sur les sciences les plus polémiques de l’époque. Au terme de ce bref exposé on peut cependant poser que, comme beaucoup de républicains, Leconte de Lisle fonde pour une grande part son anticléricalisme sur l’amour des sciences. L’Eglise n’a jamais exercé selon lui qu’une « influence déplorable sur les intelligences » (HPC140). Et c’est peut-être parce qu’il considère les romantiques comme les chantres de la monarchie et du catholicisme, qu’il est aussi intransigeant lorsqu’il déplore leurs insuffisances en matière de science.

(Universiteit Gent – F.W.O.-Vl.)

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), I,1, 2007″

La version imprimée de cette étude est disponible dans le volume « Conversations entre les sciences, les arts et la littérature », collectif dirigé par Laurence Dahan-Gaida , Presses universitaires de Franche-Comté, 2006

notes:

[1] Les critiques qui ont examiné la dimension scientifique de l’œuvre delislienne, ont exclusivement étudié l’utilisation que fait le poète des découvertes dans les sciences philologiques. Pensons notamment aux travaux d’Edgar Pich (Leconte de Lisle et sa création poétique. Poèmes antiques et Poèmes barbares, Université de Lille III, 1974) et d’Alison Fairlie (Leconte de Lisle’s Poems on the Barbarian Races, Cambridge, At the University Press, 1947). Dans La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, Casimir A. Fusil ne consacre que quelques pages à ce qu’il appelle « la poésie transformiste et hindouiste » de Leconte de Lisle (Paris, Editions scientifica, p.154-157).

[2] C’est ce qu’a également observé Ferdinand Brunetière qui oppose Leconte de Lisle aux romantiques, sur le plan de la connaissance : « on ne saurait imaginer, et je ne pense pas qu’on ait jamais vu de plus profonde indifférence que celle de Musset, si ce n’est celle d’Hugo, pour ce grand mouvement historique, philosophique, scientifique, dont ils étaient contemporains » (Nouveaux Essais sur la littérature contemporaine, Paris, Calmann Lévy, 1895, p. 169).

[3] L’idée que, primitivement, science et poésie s’unissaient, était répandue à l’époque de Leconte de Lisle. On la retrouve par exemple chez Victor de Laprade, dans Le Sentiment de la nature avant le christianisme : « Le caractère de la science primitive, c’est donc l’universalité ; son principe, c’est l’inspiration ; son occasion et sa forme, c’est le sentiment de la Nature. […] La science morale, la science physique, la poésie, toutes les notions de l’industrie et des arts sont renfermées et forment un ensemble indissoluble dans une seule intelligence. Mais nous pouvons remonter avec certitude plus haut que Pythagore. Les livres de Moïse démontrent cette union, dans un seul esprit et sous la forme de la poésie, de toutes les connaissances d’une époque et d’une race, depuis la théologie jusqu’aux moindres procédés des arts mécaniques […]. La sagesse moderne, composée de mille petites sciences disséminées et qu’il faut laborieusement acquérir l’une après l’autre, n’a aucun rapport avec cet état de l’esprit qui constituait le patriarche, c’est-à-dire le savant, le législateur, le prêtre, le poëte des anciens jours » (Paris, Librairie académique, 1866, p. XI-XII). Dans le second tome de Cosmos, Alexandre de Humboldt se donne notamment pour objectif « d’étudier en général comment la nature a diversement agi sur la pensée et l’imagination des hommes, suivant les époques et les races, jusqu’à ce que, par le progrès des esprits, la science et la poésie s’unissent et se pénétrassent de plus en plus » (Cosmos. Essai d’une description physique du monde, trad. Ch. Galusky, Paris, Gide et J. Baudry, 1846-1859, t. 2 (1848), p. 2). Dans le troisième tome du même ouvrage, il écrit que « la région nébuleuse de la mythologie physique est, suivant la différence des races et des climats, peuplée de formes gracieuses ou effroyables qui passent de là dans le domaine des idées savantes et, durant l’espace de plusieurs siècles, se transmettent de génération en génération » (ibid., t. 3, 1ère partie (1851), p. 6). Tandis que le premier tome de Cosmos correspond à « l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse » de la nature extérieure, le second présente une histoire de « la révélation primitive de l’idéal » qu’elle contient.

[4] Jean Dornis, « Leconte de Lisle intime, d’après des notes et des vers inédits », Revue des Deux Mondes, 15 mai 1895, p. 332.

[5] Lettre de Leconte de Lisle à Henry Houssaye, 26 octobre 1890, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 15096/12 e. s.

[6] Xavier de Ricard, « Anatole France et le Parnasse contemporain », Revue des revues, 1er février 1902, p. 305.

[7] Jean Dornis, « Leconte de Lisle intime », op. cit., p. 332.

[8] Les biographes Jean Dornis et Fernand Calmettes confirment ce dont on ne peut douter en lisant les textes de Leconte de Lisle. Dornis affirme que le poète ne pardonnait pas à Hugo sa profonde ignorance des questions historiques et scientifiques et n’a jamais consenti à louer en lui « l’historien, ni le philosophe, ni le savant » (Essai sur Leconte de Lisle, Paris, Ollendorf, 1909, p. 336). Selon Calmettes, Leconte de Lisle reprochait à son illustre confrère, de n’être « ni penseur, ni savant, de faire agir et parler les peuples à contresens de leurs idées et de leurs mœurs et de cacher sous des énormités d’images une parfaite ignorance de la simple réalité des choses et des faits » (Un demi-siècle littéraire. Leconte de Lisle et ses amis, Paris, Librairie-imprimeries réunies, 1902, p. 317).

[9] Hyppolite Taine, par exemple, voit les acquis de la sciences comme un des éléments, avec l’esprit classique, de l’esprit révolutionnaire. Voir à ce sujet Les Origines de la France contemporaine [1876], Paris, Hachette, 1901, t.1, p. 265 e. s.

[10] Si, jusqu’à la veille de la Révolution de 1848, il puisait ses principes dans la philosophie des Lumières et vivait sur des systèmes de pensée que l’apologétique chrétienne se plaisait à dénoncer comme surannée, le rapport s’inverse dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le catholicisme néglige l’effort intellectuel, tandis que se produit un renouvellement des sources de l’incroyance. De nouvelles écoles de pensée, de nouveaux systèmes philosophiques arment l’anticléricalisme qui devient irréligion convaincue, incroyance systématique, athéisme irréfléchi. Le culte de la science se substitue à la religion. Le conflit séculaire du cléricalisme et de l’anticléricalisme se double d’une guerre entre foi et raison René Rémond, L’Anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Bruxelles, Editions complexes, 1985, p. 126. Ceci ne signifie pas, évidemment, que l’opposition n’existait pas avant 1848, mais bien qu’après cette date, elle sera constitutive de l’anticléricalisme. En 1836 déjà, Lamennais évoque la question dans ses Affaires de Rome : « Enfin, depuis l’époque où, par une crainte pusillanime de la pensée et même du savoir, on avait imposé des entraves arbitraires à l’élément libre de l’intelligence, la science, rompant les liens qui l’unissaient jadis étroitement à la religion, s’était développée en dehors d’elle, et, s’en éloignant de plus en plus, avait fini par se constituer en guerre ouverte avec ses doctrines. Alliée, sous ses diverses formes, à l’esprit du siècle, elle en reçut son caractère et lui prêta sa force. Le parti antichrétien se présentant comme le défenseur de toutes les libertés et le promoteur des lumières, le clergé déjà imbu, ainsi qu’on vient de le voir, de maximes différentes, confondit les erreurs d’une philosophie radicalement athée et ce qu’il y avait de plus juste et de pur dans la cause qu’elle soutenait. Il associa plus que jamais ses intérêts propres aux intérêts du despotisme, provoqua contre ses adversaires des rigueurs inquisitoriales, crut à la puissance des édits royaux et des arrêts des parlements plus qu’à celle de la vérité, et accrédita de la sorte le préjugé qui représentait l’Église comme l’ennemie des connaissances, des discussions, des recherches, de la raison enfin, et l’appui naturel de la tyrannie » (Paris, Pagnerre, 1839, t. 2, p. 83-84).

[11] Marc Bonnefoy, La Religion future, Paris, Librairie Fischbacher, 1890, p. 47.

[12] La bibliothèque de l’Arsenal conserve une lettre de Leconte de Lisle à Samuel Pozzi, datant du 31 janvier 1879, où il est question d’un rendez-vous au théâtre (Ms. 15096/51 e. s.)

[13] Jacqueline Lalouette, La République anticléricale (XIXe-XXe siècles), Paris, Seuil, 2002, p. 248-250.

[14] Jean-Baptiste Lamarck, le plus important des précurseurs de Darwin, aborde dès 1809 la question de l’origine de la langue humaine dans sa Philosophie zoologique (Paris, Dentu, 1809, t. 1, p. 356 e. s.).

[15] Casimir A. Fusil, Nina Smith, Paul Bourget, Pierre Flottes, etc. Émile Revel, par contre, nie absolument toute influence du transformisme sur le poète, dans Leconte de Lisle animalier et le goût de la zoologie au XIXe siècle (Marseille, Imprimerie du Sémaphore, 1942).

[16] Cette dédicace – comme toutes les autres d’ailleurs – n’apparaît pas dans les éditions définitives.

[17] Le titre de ses sculptures en témoigne : Lion dévorant une chèvre, Lion prêt à s’élancer, Lion au caïman, Panthère bondissant sur un cheval noir et le saisissant au cou, Indienne mordue par un Tigre, Tigre s’abreuvant, Tigre à l’affût.

[18] Au sujet de la modernité des poèmes animaliers de Leconte de Lisle, par rapport à ceux du romantisme, lire l’intéressant article de Robert O. Steele, « The avant-gardism of Leconte de Lisle », Nineteenth Century French Studies, été-automne 1989, 17, p. 318-325.

[19] La Fontaine aux lianes, v. 112.

[20] Selon Ferdinand Brunetière, les poèmes animaliers « ne traduisent rien moins en poésie que la grande révolution scientifique du siècle ; – et j’entends par ce mot la substitution en tout du point de vue naturaliste au point de vue proprement et uniquement humain, qui avait été jusqu’à nous celui de l’art comme de la science ; qui était encore exclusivement, vous l’avez vu, celui de Lamartine et de Hugo, de Vigny et même de Gautier » (« M. Leconte de Lisle », in : L’Évolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1910, t. 2, p. 169).

[21] « Évitant le mépris qui s’attache à la mauvaise fortune, je m’asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d’eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m’amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils » (René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, t. 1, p. 31).

[22] « L’histoire des religions a déjà, sur ma proposition, pris place au Collège de France. Il faudrait multiplier ces chaires de mythologie comparée. Rien de plus intéressant, que dis-je ? de plus passionnant. Rechercher par l’étude des monuments historiques, linguistiques, archéologiques, les premiers linéaments de l’idée religieuse » (Paul Bert, « La suppression des facultés de théologie catholique », in : À l’ordre du jour, Paris, P. Ollendorf, 1885, p. 242-243). Les libres penseurs entendent substituer la science des religions à la théologie. Après avoir obtenu la suppression des facultés de théologie, Bert fonde dans les anciens locaux un département de section de « sciences religieuses ».

[23] Selon Jacqueline Lalouette, la science des religions est une des principales « sciences de combat » des libres penseurs (op. cit., p. 250-255). Georges Minois voit dans l’histoire des religions une « école d’incroyance » (Histoire de l’athéisme, Paris, Fayard, 1998, p. 477 e. s.). Dans La doctrine chrétienne condamnée par la science des religions, Maurice-Louis Vernes se propose de « [f]aire ressortir, par un bref exposé des résultats obtenus au cours du XIXe siècle dans la branche nouvelle des études historiques dénommée “l’Histoire des religions”, l’incompatibilité foncière, totale, irrémédiable, de l’étude méthodique et rationnelle des croyances ou pratiques des différents cultes avec la profession de n’importe lequel d’entre eux, mais tout particulièrement des croyances chrétiennes et de l’organisation catholique romaine » (Paris, Librairie de la Raison, 1904, p. 3).

[24] Joseph Vianey, Les Sources de Leconte de Lisle, Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 266.

[25] Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle. La Génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie, Paris, Armand Colin, 1963, p. 325 e. s. Au sujet des occurrences de cette hypothèse dans la littérature, voir Hélène Tuzet, Le Cosmos et l’imagination, Paris, Corti, 1965, p. 191 e. s.

[26] Marc Bonnefoy, La Religion future d’accord avec la science, la raison et la justice, op. cit., p. 56. Hyppolite Taine, comme d’autres, reprend l’image dans Les Origines de la France contemporaine : « supposez un esprit tout pénétré des vérités nouvelles ; mettez-le sur l’orbite de Saturne et qu’il regarde. Au milieu de ces effroyables espaces et de ces millions d’archipels solaires, quel petit canton que le nôtre et quel grain de sable que la terre ! Quelle multitude de mondes au delà de nous, et, si la vie s’y rencontre, que de combinaisons possibles autre que celles dont nous sommes l’effet ! Qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la substance organisée, dans ce monstrueux univers, sinon une quantité négligeable, un accident passager, une moisissure de quelques grains de l’épiderme » (Paris, Hachette, 1901, t. 1, p. 273).

[27] Dans ce vers de Leconte de Lisle, on reconnaît, quoique très simplifiée, l’idée centrale de Laplace : les planètes sont issues de bandes équatoriales détachées de la masse solaire par suite de la condensation de celle-ci, de l’accroissement de sa vitesse rotative et de sa force centrifuge.

[28] Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la révolution et dans l’église, Paris, Garnier frères, 1858, t. 2, p. 82.

[29] « Au lieu de ces genèses théologiques, qui, dans leur naïve absurdité, créaient immédiatement notre globe tel que nous le voyons, et même avec la végétation qui recouvre sa surface, avant que le soleil et les étoiles eussent été formés, nous concevons toutes les grandes formations se succédant régulièrement dans l’ordre de leur dépendance ; et, pour l’exécution de cet immense travail, nous remplaçons l’intervention inintelligible des êtres naturels par la simple action continue des deux seuls agents universels que nous offrent à chaque instant tous les phénomènes, depuis les plus vulgaires jusqu’aux plus sublimes, la pesanteur et la chaleur » (Auguste Comte, Écrits de jeunesse (1816-1828) suivis du Mémoire sur la cosmogonie de Laplace, éds Paulo E. Berrêdo Carneiro et Pierre Arnaud, Paris, Archives positivistes, 1970, p. 592). Voir également au sujet de la cosmogonie de Laplace les Cours de philosophie positive [1830], Paris, Schleicher frères, 1908, t. 2, p. 191 e. s.




La Pensée inquiète

La pensée inquiète, ou comment s’écrit le non-savoir :
Robert Musil, Michel Rio, Botho Strauss

 

Parce qu’elle met en jeu des procédures cognitives qui diffèrent de celles de la science ou de la philosophie, la littérature se conçoit souvent comme contre-savoir poétique ou même comme non-savoir. Par là, elle cherche moins à tracer une frontière qu’à exhiber le retournement toujours possible du déjà-su en insu, des réponses admises en nouveaux questionnements, de l’irrationnel en figure possible d’une autre raison. Entre le réel mesurable et ses aspects incommensurables, il existe en effet des frontières mobiles et souvent poreuses, que la littérature joue et déjoue pour reconfigurer le champ du sensible. Habituellement, on considère que le savoir de la littérature naît de la réflexion de tous les autres savoirs en elle, qu’elle articule dans une relation triangulaire entre le réel, la vérité et la poétique [1]. Mais ce savoir, à son tour, ne fait sens qu’à s’appuyer sur l’acceptation de zones d’ignorance, de perplexités, voire d’obscurités qui font voir la part de non-savoir qui est lovée dans tout savoir. C’est que l’art ne doit pas son efficacité à la seule transmission de savoirs qu’il exposerait mais, comme nous le rappelle Georges Didi-Hubermann, à la production d’une boucle indémêlable de « savoirs transmis et disloqués, de non-savoirs produits et transformés » [2]. Ce qui exige de penser la « contrainte » du non-savoir qui agit en lui, la déchirure du singulier dans l’universel, la tache de l’obscurité dans l’évidence. Autrement dit, le texte littéraire doit être abordé comme porteur de la double puissance du su et de l’insu, du connu et de l’inconnu, voire de l’inconnaissable. Ce qui revient à interroger ce que Véronique Dufief-Sanchez a appelé « l’inquiétude proprement poétique » de chaque écrivain dans son rapport à la vérité et à l’ignorance, question qui est finalement celle des frontières toujours rejouées entre savoir et non-savoir [3].

Le non-savoir comme méthode

Avec Robert Musil, le non-savoir devient méthode. Non pas au sens cartésien du terme, mais au sens inaugural que les Grecs donnaient à ce terme, entendu comme cheminement singulier permettant d’avancer plus loin, de frayer une voie vers un but qui n’est pas donné d’avance mais qui se découvre « chemin faisant » [4]. La littérature se trouve ainsi érigée au rang de « méthodologie de ce que l’on ne sait pas » : c’est une heuristique dont la visée est de découvrir « de nouvelles solutions, de nouvelles constellations, de nouvelles variables, des prototypes de déroulement d’événements, des images séduisantes des possibilités d’être un homme, inventer l’homme intérieur » [5]. Nourrie de désir et de virtualité, l’écriture musilienne est une force de prospection et d’innovation, un outil de modélisation prédictive dont la vocation est d’anticiper sur l’événement, afin d’esquisser des cadres possibles pour une action potentielle. Mue par la question de la vérité sans être un discours du vrai, l’écriture de L’homme sans qualités tire sa radicalité de l’impossibilité de principe d’atteindre ce qui constitue pourtant son exigence la plus propre. En effet, dans la dissémination inhérente au monde moderne, la vérité n’est plus une mais plurielle : elle se tisse de relations et de corrélations, de dissonances, de décalages, voire de contradictions qui rendent le travail d’interprétation inépuisable. Ce qui caractérise la modernité selon Musil, c’est une cacophonie née du heurt entre une multiplicité de langages, d’idéologies et de systèmes de pensée qui prolifèrent sans souci de cohérence : les « myriades d’oscillations intellectuelles entrecroisées » de l’époque piquent comme « les aiguilles d’un tapissier » dans un « canevas » sans « contour et sans lisière », dessinant « ici ou là un motif qui se rép[ète] ailleurs, identique ou tout de même légèrement différent » [6]. Dans la Babel moderne, la tâche de la littérature sera dès lors de restaurer une forme d’ordre, de rétablir le sens du « colloque » en tissant des liens entre les différents langages et systèmes de pensée disponibles. Ce qui renvoie l’art de l’écrivain à l’activité proprement artisanale de tisser, lier, nouer des relations, de créer des intersections entre les champs disjoints du savoir et de la pensée.

L’homme sans qualités se présente comme une vaste simulation de la réalité discursive, qui s’élabore à travers toutes les strates de la connaissance, dans une mise à l’épreuve systématique de tous les discours savants. Musil détourne des fragments disparates de savoir pour les intégrer au tissu conjonctif de la fiction, les travaillant par le scepticisme, l’ironie et l’essayisme qui ruinent toutes les certitudes ainsi que les déterminismes qui leur donnent un caractère de nécessité. Une fois le tissage achevé, il n’y a plus d’écart entre le savoir et la fiction : tous deux n’existent plus que « dans et par la fiction » [7]. Ce qui a pour effet de ramener le savoir à sa véritable valeur : thèse philosophique ou modèle scientifique, ce n’est jamais qu’un essai, une hypothèse utile mais provisoire dont on ne peut jamais affirmer la vérité [8]. Dès lors, l’opposition n’est pas entre vérité et mensonge, mais entre la prétention de ceux qui croient à la véracité de leur discours (qu’il soit scientifique ou littéraire) et le scepticisme des autres [9]. Musil nous fait ainsi voir que science et littérature ne sont que des modélisations possibles, des discours partiaux et partiels, dont l’entrelacement critique permet de faire émerger plusieurs principes de réalité et plusieurs rapports de connaissance. En replongeant le discours rationnel dans la multiplicité des jeux de langage, il cherche moins à exhiber le caractère relatif de toute vérité qu’à faire surgir de nouveaux possibles de pensée, en jouant de la tension entre la fiction et son dehors philosophique ou scientifique. Il est convaincu en effet qu’il n’est pas d’accès à la connaissance sans épreuve de l’altérité, sans écarts créateurs de questions nouvelles, de champs problématiques inédits. D’où la nécessité de rompre avec les habitus cognitifs qui font obstacle à la capacité de connaissance : éloignant le trop familier de façon à l’appréhender comme étranger, Musil ne retourne au déjà-su qu’après un long détour, au terme duquel la pratique systématique du doute, de la contradiction, du déplacement des perspectives, a déstabilisé toutes les vérités réputées établies.

La vérité du texte, les mensonges de la fiction

Cette stratégie du « détour et du retour » est aussi celle de Michel Rio, pour qui l’expérience littéraire est avant tout affaire de dépaysement. Ecrire, c’est imaginer un « être sensible inédit, réagissant à un état nouveau de l’environnement sans restriction aucune, c’est-à-dire pas seulement celui des mœurs et des paysages, mais aussi, et peut-être surtout, celui du savoir, de la conception théorique du monde » [10]. Le dépaysement cognitif vise à suspendre le travail de la vérité en déstabilisant les savoirs acquis, les interprétations préconçues, les évidences admises. Loin de subordonner la littérature à des savoirs élaborés en dehors d’elle, Rio veut mettre « l’abstraction, l’esthétique et la connaissance » à « l’épreuve [des] organes », afin peut-être de découvrir « une vérité intime et universelle » [11]. Voilà donc le rôle cognitif de la littérature : elle replonge le savoir dans le milieu vivant de l’expérience pour confronter l’exigence d’universalité qui lui est propre à des expériences singulières n’admettant qu’un traitement particulier. Car la littérature ne vise pas « la restitution d’un savoir mais son effet sensible » [12]. Depuis le XIXème siècle en effet, la littérature se conçoit comme « un sensible traversé par une Idée », ce qui permet de parler à son propos de savoir et de vérité. Certes, cette vérité n’est pas celle que la science nous dispense sous forme de lois : ce n’est pas une vérité universelle mais une vérité singulière, elle n’est pas assertive mais problématique. C’est qu’il existe un vrai du réel qui n’est ni le vrai de la science ni le vrai de l’information. Son domaine est celui de l’expérience singulière, incalculable, de la nuance et de l’incertitude, des faits de langage non formalisables, de l’inlassable exploration des paradoxes et des enchevêtrements de l’existence humaine. C’est aussi le domaine de la littérature, où le travail de la vérité oscille entre les turbulences de la subjectivité et la force d’objectivation que comporte tout savoir, ce qui lui donne la portée d’une exigence éthique. Comme le note Musil en effet, « On nomme parfois exigence ce qui n’est ni une vérité ni une constatation purement subjective » [13]. Une exigence qui, pour la littérature, consiste non pas à réfléchir une vérité qui la précéderait ou qui existerait en dehors d’elle, mais à répondre à la complexité du réel en complexifiant la question du vrai. Ce travail de complication, elle ne le met pas seulement en œuvre, elle le réfléchit aussi dans des textes qui mettent en abyme leur propre rapport à la vérité et au mensonge.

Dans Alizés, roman que Michel Rio a publié en 1984, le conflit des vérités fournit au récit son matériau en même temps que son principe de structuration. L’intrigue se construit autour d’une opposition entre la vérité « éternelle » de la légende et la vérité « falsifiable » des sciences. Dans leur entre-deux se dessine en creux la place de la littérature, seul discours selon Rio « où rien n’oblige à opérer des segmentations disciplinaires de l’esprit, le seul où on puisse mélanger justement savoir et imaginaire, logique et irrationnel, intelligence abstraite et chair, aventures de la pensée et péripéties du corps, philosophie et galipettes […], et aussi individu privé et homme universel » [14]. Réinsérant savoir et fiction dans la continuité d’un même tissu intellectif, la littérature telle que la conçoit Rio a pour mission de renouer avec sa fonction d’élucidation, fonction dont elle a été dépossédée par la science qui est devenue le « lieu privilégié de la découverte » et « le noyau de la philosophie moderne » : « […] des deux laboratoires, seul le scientifique se préoccupe véritablement d’élucidation, ce qui est à mon avis aussi le rôle de la littérature, d’une manière subjective mais sans limitation de son objet. Cela a été son rôle depuis le début, et ça l’est encore, malgré les dépossessions apparentes que lui ont causé les disciplines. Elle est toujours le lieu de rencontre parfait de tout ce qui constitue l’homme. L’homme concevant et l’homme imaginant, le logicien et le rêveur » [15]. Couple emblématique de l’univers de Rio, le rêveur et le logicien n’incarnent pas seulement deux postures épistémologiques mais aussi deux attitudes possibles face à la mort. Dans Alizés, leur opposition est mise en scène comme une dispute amoureuse entre un Européen formé à la rationalité des sciences (le logicien) et une étrangère (la rêveuse) dont la pensée mythique incarne le refoulé de la culture occidentale. Or leur dialogue va achopper, précisément, sur la question de la mort qui, parce qu’elle touche à la fois aux limites de la vie et aux limites du savoir, constitue un terrain de rencontre privilégié pour la science et le mythe :

« La création littéraire était au départ une explication du monde sur une base d’informations à caractère mythique. Explication de l’incompréhensible par le merveilleux, la religion, etc. La problématique est restée la même, mais ses outils ont complètement changé avec les progrès des sciences. […] Comment élucider sa position dans l’univers, qu’elle soit philosophique, politique, historique, personnelle, sans un minimum d’informations ? Où se trouve l’information ? Dans ce que le siècle offre : la physique, la biologie et l’histoire, la science mère. On ne peut donc s’en passer. […] » [16]

La tâche de la littérature est de « répondre à l’effroi initial qui l’a fait naître, la conscience de la mort », en mobilisant toutes les ressources du savoir, tous les possibles du langage. Ce qui la voue à dialoguer avec les « disciplines de l’astrophysique et de la biologie », liées « par vocation aux inquiétudes majeures de la conscience touchant à la causalité et à la finalité universelles (vieilles histoires littéraires) » [17]. Mais sur ce terrain, elle rencontre aussi le mythe et la légende qui sont peut-être seuls capables de sublimer la violence de la mort. Comme le mythe en effet, la légende ne meurt pas : « Elle ne meurt pas parce qu’elle est irréfutable, aussi irréfutable que le rêve. Je veux dire que toute thèse soutenue par elle est aussi vraie, ou aussi fausse, que son antithèse, et qu’elle ne contient donc aucune vérité et aucun mensonge. De là, sa durée » [18]. La légende dure parce qu’elle ne se prête pas à la logique de la preuve : elle ne peut être réfutée car elle est étrangère à la vérité comme au mensonge. A l’inverse, « le savoir, ou l’esprit scientifique, étant par définition réfutable, se nourrit de sa propre destruction. Il ne peut prospérer que sur des ruines » [19]. Pour sublimer l’idée de la mort, ils inventent une éternité et un absolu qui constituent une puissante consolation pour l’homme parvenu au terme de son parcours. La science, en revanche, ne procure aucune certitude, sa vocation étant de poser des questions tandis que l’effort principal du mythe est de donner des réponses. La science cherche « la vérité des faits » tandis que la légende est en quête d’une autre vérité, non pas la vérité-vérification qui exige la conformité aux faits, mais une vérité fondée sur l’adéquation entre le sujet et son expérience. Elle sait que toute vérité n’est pas bonne à dire, qu’une « forme de vérité tue toujours […] et doit donc être tue : c’est la vérité toute nue » [20]. En opposant le scepticisme du logicien à la foi du rêveur, Rio révèle l’ambiguïté de la valeur qu’il accorde à la vérité : très élevée du point de vue épistémologique où elle s’oppose au mensonge et à l’erreur, elle est faible d’un point de vue ontologique, où la vie et le mouvement créateur l’emportent sur la vérité, toujours suspecte de complicité avec la mort. A la vérité scientifique, il oppose donc d’autres modalités du vrai, plus proches de la vérité éthique qui se fonde sur la « vérité » du sujet, ce qui la soustrait aux évaluations en termes de mensonge ou d’erreur. C’est de cette sorte de vérité que relève la littérature : héritière de la légende, dont elle a pris la relève dans le monde profane, elle ne fait pas le récit d’événements vrais mais elle reconstruit ces derniers selon les modalités plus générales du possible et du vraisemblable. Ce qui la rend libre d’intriquer vérité et mensonge ou, comme le dit la rêveuse d’Alizés, d’« obliger le mensonge à dire la vérité » [21]. Loin d’éluder les exigences liées au traitement de la vérité, la littérature montre l’impossibilité de rabattre la question du vrai sur celle du vérifiable. En effet, un texte littéraire n’est pas l’exposition romancée d’une vérité préconstruite mais un traitement spécifique du monde qui consiste à remodeler l’opposition du vrai et du faux. Le travail de la vérité dans la littérature tient tout entier dans la tension intime qu’elle crée entre eux : les faisant travailler l’un avec l’autre et l’un contre l’autre, elle fait advenir une vérité qui est sans langue propre. Empruntant au mythe sa puissance de fiction et au savoir sa puissance de vérité, la littérature nous montre qu’il existe plusieurs façons d’avoir « raison », incompatibles en raison, mais qui dans la fiction peuvent se féconder mutuellement.

A perdre la raison …

Et si la vraie question n’était pas de savoir qui a « raison » ? S’il s’agissait plutôt de perdre la « raison » pour redécouvrir un autre rapport au monde et au-delà, peut-être, des modalités de connaissance oubliées. Cette idée est le fil rouge qui parcourt toute l’œuvre de Botho Strauss. Fasciné par les découvertes des sciences contemporaines, Strauss s’est engagé dans une entreprise de traduction systématique de théories et de concepts en provenance de la physique, de la biologie, de la cybernétique et des neurosciences. L’intégration active de savoirs scientifiques dans son œuvre vise cependant moins à élucider le monde des phénomènes qu’à restaurer quelque chose qui, selon lui, fait cruellement défaut à notre époque : une vision du monde. Ce qu’il entend par là, ce n’est pas seulement un système général de représentation, mais une métaphysique permettant à l’homme de réfléchir son parcours, sa place et son rapport au monde. Par là, il semble se situer aux antipodes d’un Musil qui, précisément, reprochait à ses contemporains d’avoir substitué à l’observation exacte du monde (Welt-Anschauung) les certitudes confortables mais illusoires d’une vision du monde (Weltanschauung). C’est que l’entreprise de Musil s’inscrivait dans un contexte historique tout autre : les tendances irrationnelles de l’époque, nourries du ressentiment contre la science, avaient rendu nécessaire une clarification du langage dans le sens d’une pureté plus restrictive, favorisant ainsi l’essor du positivisme logique qui demandait « le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage ». La sympathie de Musil pour ce mouvement témoigne de son refus, face à la crise moderne de la connaissance, de conclure à un échec définitif de la raison. S’il critique les acceptions trop étroites de la rationalité, il continue d’adhérer à un optimisme épistémologique manifesté par ce que Paul-Laurent Assoun a appelé son « faillibilisme rationnel » [22]:l’exercice systématique du doute, de l’hypothèse et de la contradiction est mis au service [23]d’un « surrationalisme » qui doit permettre une nouvelle évaluation de la science comme de la littérature. Loin de vouloir relativiser ou délégitimer la raison, Musil veut montrer que l’opposition des deux principales facultés humaines – la raison et le sentiment – provient d’un défaut d’articulation, l’esprit n’étant rien d’autre que le résultat de leur mutuelle interpénétration.

« Le problème de Botho Strauss n’est pas celui de la démarcation entre la raison et les autres facultés humaines, mais celui d’une alternative à la raison instrumentale qu’il accuse de s’être lancée dans une entreprise de démystification au caractère souvent systématique et réducteur, parce que fondée sur une prétention à la lucidité absolue qui s’associe à un autre idéal, tout aussi déraisonnable dans ses prétentions, d’émancipation et de rédemption sociale. Or Strauss est convaincu de l’impossibilité de rationaliser, voire de séculariser entièrement l’expérience. D’où sa réticence face à la croyance que tout serait a priori destiné à l’intelligibilité et que toute connaissance pourrait être instrumentalisée. Les sciences elles-mêmes ont donné l’exemple en rompant avec l’esprit du positivisme pour s’ouvrir au paradigme de la complexité : renonçant à leur prétention de réduire le monde sensible à une connaissance sans reste, elles se sont rappelées à leur vocation fondamentale qui, selon Alain Boutot, « est de nous faire comprendre le réel, et pas seulement de le prédire » [24]. Désormais, les sciences n’ont plus peur de s’affronter au désordre et à l’imprévisible qu’elles rejetaient autrefois hors de leur champ, favorisant ainsi un retour du mystère là où on l’attendait le moins : « l’esprit scientifique s’est avancé jusqu’au seuil du non-maîtrisable, du non-distinguable – succédané de l’obscurité perdue -, jusqu’à une acrocomplexité auto-organisatrice et transcendant toute cause. Le mystère est donc réapparu à un degré d’abstraction bien plus haut. » [25]. Les sciences ont ainsi recréé les conditions d’un véritable dialogue avec la poésie qui, pour Strauss, est un double agent du savoir et du secret, du mystère silencieux des choses et de sa levée toujours recommencée. Le savoir de la poésie est savoir énigmatique. Il est invitation à « manger une deuxième fois du fruit de l’arbre de la connaissance » pour remonter vers une époque antérieure à la « chute », un état originel où la raison et les modalités cognitives non rationelles (foi, pressentiment, intuition) n’étaient pas encore séparées [26].

Strauss en est ainsi venu à promouvoir un modèle quasiment théologique de la connaissance – celui des illuminations mystiques – qui vise moins à se saisir d’une quelconque vérité qu’à se laisser saisir « dans la scientia Dei » [27]. La question du non-savoir dans les textes de Strauss ne se pose donc pas dans les termes d’une simple privation de savoir, mais plutôt à travers une dialectique entre un réel à saisir et l’épreuve vécue d’un dessaisissement. Au scepticisme épistémologique d’un Musil ou d’un Valéry, il oppose la quête d’une sorte de méta-langage englobant le discours des sciences pour le dépasser en direction d’autre chose : d’une « gnose » littéraire capable de tisser des liens inédits entre la science, la religion et la poésie. A ses yeux en effet, l’esprit ne pourra répondre aux défis contemporains qu’en devenant à la fois « plus technique et plus métaphysique. Ce n’est pas dans la résistance à son matériau technique, mais en co-évolution avec lui qu’il affirmera sa souveraineté. Et ce n’est pas la fantasmagorie infernale du critique de la culture, mais la sagesse du technicien qui nous accueillerait alors au bout de ce long chemin. S’y trouverait, proche du miracle, la technosophie » [28]. C’est à la poésie qu’il revient d’accomplir cette synthèse, car elle est un espace d’accueil pour les « déchets d’un langage lui-même déchu (celui de la technicité, de l’informatique) » [29], auquel elle offre la possibilité d’une conversion métaphysique. Transformant ces rebuts en fragments d’un « beau savoir », elle satisfait notre désir épistémique en même temps que notre besoin de beauté, jusqu’à ce que « se touchent les extrémités ouvertes du savoir et de la contemplation » [30]. C’est donc un nouveau partage du savoir que la poésie doit opérer, en créant des interférences entre science et mystère, en les tissant dans une boucle indémêlable de savoir et de désir : « Le savoir est convertible en mystère. Comme tout acquis, il peut être refondu en désir… Seule la poésie maintient un lien supérieur en densité fût-ce à la “connexion complexe”. La raison poétique est la conductrice du savoir qui veut s’explorer lui-même » [31]. Loin de rendre un hommage suspect à l’obscurantisme, Strauss esquisse un programme de régénération culturelle qui repose sur la possibilité de recréer des espaces de vacance et d’opacité à l’intérieur du gigantesque marché de l’arbitraire qu’est devenue la culture moderne. En effet, le véritable litige aujourd’hui n’est plus avec le discours de la science, mais avec l’hypermédialité digitale qui ramène la science comme la littérature au rang de pratiques culturelles parmi d’autres, détournant ainsi à son profit « le double travail de façonnement de soi et d’élucidation de l’être pour la conduite duquel les scientifiques et les littéraires, hier encore, se chamaillaient » [32]. Pour lutter contre le nivellement et la transparence imposés par le tout médiatique, Strauss mobilise tous les discours susceptibles d’ouvrir le langage au jeu de la différence : le mythe, la mystique, la gnose mais aussi … les sciences contemporaines qui ont révélé l’étrangeté du réel sous les apparences du familier. Il explore les espaces non maîtrisés du savoir, ses résidus non formalisables, ce qui résiste à l’explication et à la démystification, dans un effort pour penser le monde sans l’organisation dont nous le recouvrons.

D’où sa fascination pour les idiots, les illuminés, les mystiques et tous ceux « qui ont eu la grâce de l’erreur ». Ces autres de la raison se distinguent en cela qu’ils ne prétendent pas à la maîtrise du sens mais qu’ils s’abandonnent aux vertiges de « l’inconnaissance ». Face aux idéologies de l’ordre qui veulent tout ramener à la raison, ils incarnent l’expression « souveraine de la subjectivité », qui est appelée à se manifester dans les « ratés » de la pensée, les dysfonctionnements de l’intelligence, les défaillances du langage. Strauss redécouvre ainsi le sens étymologique du mot idiot : « Un idiot – une personne privée comme moi, simplement beaucoup plus radicale, l’individu à son extrême » [33]. L’idiot, c’est le simple, le particulier, l’unique, le singulier ou, comme le disent Deleuze et Guattari, c’est « le penseur privé par opposition au penseur public » [34]. Or il y a deux sortes d’idiot : le premier a été imaginé par Descartes comme figure du doute qui fonde le cogito, du travail de « démolition » qui précède toute « construction » de la pensée. L’homme sans qualités ressortit de cette première espèce de l’idiot, dans la mesure où il cherche « à se rendre compte par lui-même de ce qui [est] connaissable ou non, rationnel ou non », compréhensible ou non [35]. L’« idiot » de Strauss, en revanche, ne cherche pas à connaître par lui-même mais il veut ouvrir des espaces d’irréflexion grâce à une pensée qui titube, bégaie, trébuche mais refuse de renoncer. La vérité ne se donne pas à lui par un acte de connaissance mais par une altération de tout son être, par un devenir-autre qui le soustrait au régime de la compréhension pour le livrer à l’extase, à l’illumination, voire à l’hallucination [36]. Ce n’est plus « l’ancien idiot » (celui de Descartes) qui « voulait le vrai », mais « le nouveau » (celui de Dostoïevski) qui veut qu’on lui rende « l’incompréhensible, l’absurde » [37], le déraisonnable. Toujours en quête de nouvelles zones d’inintelligibilité derrière les apparences de rationalité, il « veut faire de l’absurde la plus haute puissance de la pensée, c’est-à-dire créer » [38]. L’inquiétude qui aiguillonne la pensée de Strauss n’est donc pas celle qui fait écrire Musil. A la recherche d’un rapport de connaissance différent, ce dernier concevait la littérature à la fois comme une modalité de la raison moderne et comme le lieu de sa mise à l’épreuve par le travail souterrain de l’altérité. Strauss en revanche semble ne plus croire à une restauration possible de la raison, qui a été dégradée par sa participation aux structures de communication et par l’emprise sur elle des réflexes de pensée. Face à l’intelligence instrumentale, ses textes préparent l’avènement de l’idiotie comme mode de connaissance alternatif, comme approche à la fois humble et totalement singulière du monde. Car le non-savoir, il le sait, peut être converti en « naïveté » créatrice.

L’idiot du savoir

Suspendu entre son désir de savoir et la contrainte de non-savoir qui travaille toute littérature, le sujet de l’écriture se découvre finalement comme « sujet d’une ignorance » [39]. Ce n’est pas un homme qui sait, mais un homme qui écrit avec ce qu’il ne sait pas : un idiot en demande de savoir. Dépris de sa propre maîtrise, l’écrivain est confronté à un hors-savoir qui le déborde en tous sens. Non seulement parce que le désir de savoir est inépuisable mais aussi parce que « l’univers impensé se défend » [40] comme le disait Henri Michaux : « toute science crée une nouvelle ignorance. Tout conscient un nouvel inconscient. Tout apport nouveau crée un nouveau néant » [41]. De sorte que savoir et non-savoir sont voués à progresser de concert dans un monde qui « n’est pas désenchantable. Plus vite que tout savoir, l’irréfléchi se renouvelle, il est inépuisable » [42]. Pour Botho Strauss, cet inlassable renouvellement de l’insu témoigne de « la jeunesse absolue de l’esprit humain », dont l’immaturité ne diminue ni avec le temps ni avec la progression de l’expérience mais se renouvelle « avec chaque acte important de la connaissance » [43]. Où l’on retrouve le sens second du mot « idiot », qui signifie aussi « déraison, immaturité, handicap du logos » [44]. L’immaturité de l’idiot ne correspond nullement à un âge physiologique ou psychologique de l’évolution : elle relève d’une décision, d’un choix qui oriente l’existence autant que la pensée vers le non-réalisé, l’indéterminé, le possible. Ce n’est pas un hasard si Musil en a fait la seule qualité d’un homme réputé ne pas en avoir. Dans son roman, l’immaturité renvoie à une indécision délibérée devant le réel, à un état de disponibilité qui vise à maintenir ouvert le champ des possibles ontologiques et épistémologiques. Prérogative des hommes sans qualités, le sens des possibles est le mode proprement singulier de l’enfance, de l’immaturité en tant que somme des atermoiements et des interrogations face à ce que Musil appelle les « desseins encore en sommeil de Dieu ». Au plan de l’écriture, il trouve sa traduction dans l’essayisme, qui suppose une attitude suspensive s’abstenant de tout penser jusqu’au bout, de conclure tout de suite, afin de laisser la vérité s’éployer dans toutes ses dimensions possibles.

Ce qui se joue dans l’immaturité comme dans le sens des possibles, c’est un rapport de constante inquiétude avec l’économie du savoir, une inquiétude féconde autant que critique, c’est-à-dire porteuse de crises et en même temps riche d’effets. Cette inquiétude agit à la manière d’un attracteur étrange, qui empêche l’écriture d’atteindre l’équilibre, de se refermer sur la clôture d’un savoir satisfait de lui-même pour, au contraire, l’ouvrir à « l’utopie de son propre infini » [45]. Ne tressant les rets du savoir que pour en libérer du non-savoir, la littérature elle crée du nouveau en mettant ses savoirs en déséquilibre, en les faisant bifurquer et varier dans chacun de leurs termes, en jouant et déjouant toutes les connaissances acquises jusqu’à ce qu’émerge une configuration inédite. La littérature fait en « défaisant » [46] : elle défait les séparations catégorielles aussi bien que les unifications pacifiantes, pour promouvoir un autre partage du sensible et restructurer autrement l’espace commun. C’est d’ailleurs là sa « politique » qui, selon Jacques Rancière, consiste précisément à intervenir « en tant que littérature dans le découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit » [47].

Ouvrant l’espace d’une réflexion active sur l’ordre du savoir, la pensée romanesque peut finalement être définie comme « ce travail critique profond qui fait tourner en un scénario les débats et questions qui sont la structure des champs de savoir et des argumentations » [48]. On passe ainsi de la question de la vérité posée à la fiction à la caractérisation de cette dernière comme modalité du savoir et comme mise à l’épreuve de ce savoir. Comme l’écrit Jean Bessière, « le récit de fiction est inévitablement une interrogation sur le savoir qu’il expose » [49], ce qui le met en position d’exercer sur lui-même les vertus dynamiques de la critique. Loin de refléter passivement les savoirs existants, comme en un miroir, la littérature affirme sa primauté créatrice en se déployant dans leurs interstices, en suivant leurs lignes de fuite, bref en faisant surgir des problèmes dans le champ ordonné de la connaissance. Or comme tout savoir sur le monde passe par le langage, et cela même s’il y a un monde au-delà des discours, la littérature nous donne finalement « un savoir du monde dans lequel elle apparaît et dans lequel elle persiste » [50]. Un savoir où se donne à voir le paradoxe fondateur de toute littérature qui, selon Michel Deguy, est d’être à la fois « transport d’illusion ET désillusion active, véhicule mythologique ET intégration de savoir, […] : la littérature enchante en désenchantant et réenchantant à nouveaux frais de réflexion et de savoir » [51]. Tel pourrait être finalement l’enjeu de l’épistémocritique : penser le savoir, mais aussi le non-savoir qui travaille la littérature de l’intérieur, l’expérience de dessaisissement dont nous faisons l’expérience chaque fois qu’un texte remet en cause ce que nous croyions savoir.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), I,1, 2007

notes:

[1] Alain Vaillant (dir.), Ecrire/savoir : littérature et connaissances à l’époque moderne, éds Pinter, 1996, « Introduction », p. 7.

[2] Georges Didi-Hubermann parle ici des images de l’art, mais ce qu’il en dit se laisse aisément transposer au travail du non-savoir dans le texte littéraire. Voir Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 15.

[3] Véronique Dufief-Sanchez (dir.), « Eléments pour une épistémocritique », in Les écrivains face au savoir, Editions universitaires de Dijon, 2002, p. 5-15, citation p. 7.

[4] Pour reprendre les termes de François Jullien dans Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la philosophie, Paris, Seuil/Coll. Réplique à, 2007, p. 16-17.]. Le but que Musil assigne à la littérature n’est pas de « conjurer l’angoisse de l’inconnu » mais de briser les limites des savoirs transmis en engageant la pensée dans « un champ où il n’y a d’entrée de jeu aucun terme aux inconnues, aux équations et aux possibilités de solution »[[ Robert Musil, « La connaissance chez l’écrivain. Esquisse », dans Essais, conférences, critiques, aphorismes et réflexions, textes choisis et présentés par Philippe Jaccottet d’après l’édition d’Adolf Frisé, Paris, Seuil, 1984, p. 83.

[5] Ibid, p. 83.

[6] Robert Musil, L’homme sans qualités I, trad. fr. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1982 (1956), p. 378.

[7] Marc Petit, « Iles sonnantes, îles flottantes », Quai Voltaire n° 5, printemps 1992, p. 5-12. Citation, p. 12.

[8] Ibid, p. 9.

[9] Ibid, p. 10.

[10] Michel Rio, Rêve de logique, Seuil, Paris, 1992, p. 71-72.

[11] Michel Rio, Le principe d’incertitude, Paris, Seuil, 1993, p. 25 et p. 92.

[12] Michel Rio, Rêve de logique, Seuil, Paris, 1992, p. 73.

[13] Robert Musil, L’homme sans qualités I, op. cit., p. 306

[14] Entretien de Michel Rio avec J. Savigneau, Le monde, 12 novembre 1993.

[15] Ibid. Rio avait déjà développé cette opposition dans Rêve de logique : « Cette affaire de savoir et d’être sensible définit ce qui est pour moi le couple fondamental et de la fiction : le rêveur et le logicien. […] La fiction, plus particulièrement le roman, est le lieu d’action idéal de ces deux principes. Le rêveur invente une éternité et un absolu constamment détruits par le logicien, qui peut à son tour être contaminé par la mélancolie ou l’amour. De cette sorte d’intégralité de l’individu contemporain, seule la fiction peut rendre compte », Rêve de logique, Seuil, Paris, 1992, p. 72-73.

[16] Michel Rio interrogé par Fabrice Lanfranchi et Jean-Claude Lebrun, « Michel Rio ou écrire le principe d’incertitude », L’Humanité du 16 septembre 1999.

[17] Michel Rio, Rêve de logique, op. cit., p. 84.

[18] Michel Rio, Alizés, Paris, Balland/Folio, 1984, p. 94-95.

[19] ] Ibid., p. 94.]. Le savoir est sans au-delà, il ne « débouche que sur lui-même, sur sa propre continuation jusqu’à la mort de celui qui sait, puis de tous ceux qui savent ». La légende et le mythe ont au contraire « un but unique : le triomphe de la vie sur la mort »[[ Ibid., p. 72.

[20] Henri Atlan, A tort et à raison. Intercritique de la science et du mythe, Paris, Seuil, 1986, p. 352.

[21] Michel Rio, Alizés, op. cit., p. 70.

[22] Selon une formule célèbre de Rudolf Carnap, qui considérait la métaphysique comme un succédané de l’art.

[23] Alain Boutot, L’invention des formes, Paris, éditions Odile Jacob, 1993, p. 315.

[24] Alain Boutot, L’invention des formes, Paris, éditions Odile Jacob, 1993, p. 315

[25] Botho Strauss, L’Incommencement, Réflexion sur la tache et la ligne, trad. fr. de Colette Kowalski, Paris, Gallimard, 1996 (1992), p. 89-90.

[26] Botho Strauss, Personne d’autre, trad. fr. de Claude Porcell, Paris, Gallimard, 1989 (1987), p. 150.

[27] Georges Didi-Hubermann, Devant l’image, op. cit., p. 30

[28] Botho Strauss, Personne d’autre, op. cit., p. 143.

[29] Botho Strauss, L’Incommencement, op. cit., p. 127.

[30] Botho Strauss, Fragments de l’indistinct, trad. fr. de Claude Porcell, Paris, Gallimard, 1995 (1989), p. 65.

[31] Ibid, p. 66.

[32] Alain Finkielkraut, Nous autres, modernes, Paris, Ellipses/Ecole polytechnique, 2005, p. 172.

[33] Personne d’Autre, op. cit., p. 134

[34] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, éd. de Minuit, 1991, p. 61

[35] Ibid., p. 61.

[36] On perçoit ici un écho à la tradition chrétienne de l’idiotie, en particulier à l’idée d’« ignorance docte » qui valorise la vérité simple et nue de l’ignorant, du profane, de l’idiot, laquelle s’exprime avec naïveté, en toute simplicité. Voir l’article d’Olivier Pot, « L’idiot de la famille ou l’animalité ressuscitée », Les figures de l’idiot, sous la dir. de Véronique Mauron et Claire de Ribaupierre, éds Léo Scherer, 2004, p. 208-223, p. 216.

[37] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, op. cit., p. 61.

[38] Ibid.

[39] Pour reprendre l’expression de Jérôme Roger dans « Désaliéner les savoirs : Michaux entre science et nescience », in Les écrivains face au savoir, op. cit, p. 141-155.

[40] Henri Michaux, Passages, Paris, Gallimard/L’imaginaire, 1998 (1950), p. 235. Cité par Jérôme Roger, ibid., p. 141.

[41] Henri Michaux, Passages, Paris, Gallimard/L’imaginaire, 1998 (1950), p. 235. Cité par Jérôme Roger, ibid., p. 141.

[42] Botho Strauss, Congrès. La chaîne des humiliations. Trad. fr. de Hans Hildenbrand et Laurent Valette, Paris, Christian Bourgeois éd., 1994 (1989), p. 56.

[43] Ibid., p. 65.

[44] Jean-Yves Jouannais, L’idiotie. Art, vie, politique – méthode, Paris, Beaux-arts magazine/livres, 2003, p. 14. Rappelons ici que l’immaturité est aussi une caractéristique de l’idiot de Dostoïevski, qui est un adulte resté enfant. Son esprit d’enfance agit comme une force subversive de résistance et de dislocation face aux normes du monde adulte qu’il refuse

[45] Jérôme Roger, « Désaliéner les savoirs : Michaux entre science et nescience », in Les écrivains face au savoir, op. cit., p. 142.

[46] Selon l’expression de Jacques-David Ebguy dans « Le travail de la vérité, la vérité au travail : usages de la littérature chez Alain Badiou et Jacques Rancière. », in « Les philosophes lecteurs », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°1, février 2006, URL :http://www.fabula.org/lht/1/Ebguy.html

[47] Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007.

[48] Jacques Neefs, « Bouvard et Pécuchet, la prose des savoirs », TLE n° 10 : « Epistémocritique et cognition », 1992, p. 139.

[49] Jean Bessière, « Savoir et fiction. Impropriété, aporie et pertinence de la fiction », dans Fiction et connaissance. Essais sur le savoir à l’œuvre et l’œuvre de fiction, Catherine Coquio et Régis Salado éd., Paris, L’Harmattan, 1998, p. 159-174 ; citation p. 160.

[50] Jean-Jacques Lecercle, « La fonction cognitive de la littérature », in Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, L’emprise des signes. Débat sur l’expérience littéraire, Paris, Seuil, 2002, p. 184.

[51] Michel Deguy, „De la méprise (Quid pro quo ?)“, in Le malentendu. Généalogie du geste herméneutique, sous la dir. de Bruno Clément et Marc Escola, PUV, 2003, p. 203-215, citation p. 205.

 




L’anthropomorphisme dans la poésie scientifique

En 1855, alors qu’il a une solide réputation d’homme de lettres mais aucune expérience de poète, Maxime Du Camp s’essaye aux vers en publiant des Chants modernes [1]. La préface de ce recueil est le manifeste d’une certaine idée de la modernité poétique, en rupture avec le romantisme aussi bien qu’avec la doctrine de l’Art pour l’Art. Sans citer de nom, Du Camp critique durement les gloires poétiques du moment et les tendances récentes en visant notamment Gautier et Leconte de Lisle. Il écrit en effet trois ans après la parution d’Émaux et camées de Théophile Gautier et des Poèmes antiques de Leconte de Lisle. Il déplore tout d’abord le formalisme des poètes contemporains, leur débauche stylistique qui ne parvient pas à masquer l’absence de « pensée », l’absence de « foi ». Il ne remarque pas que la nouvelle poétique, romantique ou pittoresque, certes souvent virtuose, constitue en elle-même une révolution idéologique. Ou plutôt, il feint de l’ignorer car, grand ami de Théophile Gautier et de Flaubert, que cette préface agaça beaucoup, il ne pouvait pas ne pas être au fait de la pensée de ces écrivains. Il dissocie donc le style de la pensée exprimée pour critiquer un excès de style chez certains et appeler à remettre à l’honneur les idées, et tout particulièrement une pensée « moderne ». En effet, le reproche essentiel de ce réquisitoire est formulé contre le passéisme des poètes contemporains. Selon lui, la poésie a pour mission de chanter le présent et de faire espérer en l’avenir. Or, la littérature de la première moitié du XIXe siècle a selon lui manqué de courage, elle a été lâche ; car au lieu de marcher en avant, comme un hardi pionnier qu’elle devrait être, elle est retournée en arrière. N’osant pas se frayer une route nouvelle et s’avancer résolument vers l’avenir, elle a repris facilement la vieille voie tracée où elle flaire les pistes des anciens, semblable à un chien qui a perdu son maître. Au lieu de vêtir le costume moderne et de prendre la tunique blanche des lévites, elle s’est affublée de toges usées et de pourpoints troués au coude. C’est une mascarade puérile et qui ferait rire si elle n’était pas si triste [2] .

À sujet moderne, rhétorique ancienne

Du Camp s’est en effet montré assez réceptif aux idées saint-simoniennes et à la philosophie du Progrès. Il appelle donc de ses vœux une poésie capable de chanter le présent dans ce qu’il a de plus spécifique, et selon lui, de plus exaltant : les sciences et les techniques. Vient alors une formulation remarquable de sa critique, un trait plaisant bien fait pour marquer les esprits : On découvre la vapeur, nous chantons Vénus, fille de l’onde amère ; On découvre l’électricité, nous chantons Bacchus, ami de la grappe vermeille. C’est absurde ! Ces deux antithèses méritent qu’on s’y attarde tant elles sont programmatiques. Tout d’abord, Du Camp oppose deux inventions récentes à deux entités de la mythologie antique ; c’est donc le moderne qui est joué contre l’ancien. Mais il y a plus : il oppose aussi le mot propre à la périphrase précieuse qui a tourné au cliché. Il semble que se dessine, en parallèle à la critique idéologique du passéisme, une satire du style néo-classique, comme si l’expression périphrastique ampoulée était le signe d’une culture obsolète et d’une pensée dépassée. Pourtant, Du Camp n’approfondit pas cette intuition. Il ne poursuit pas sa satire des tournures stylistiques néo-classiques car il semble bien qu’il n’ait pas vraiment établi de lien entre esthétique et idéologie. Ainsi, lorsqu’il passe à la mise en pratique de se principes poétiques, il a beau consacrer une partie de ses poésies à des sujets incontestablement modernes, son style est ridiculement désuet. Ainsi, dans une section intitulée « Chants de la matière », il fait parler la Vapeur personnifiée. Puis, après une longue prosopopée de la Vapeur, où celle-ci vante ses propres mérites, d’autres entités technico-scientifiques prennent la parole :

Écoutez-les ces voix vaillantes
Qui chantent toutes nos splendeurs
Disant aux races défaillantes
Quelles sont déjà leurs grandeurs !
Écoutez, c’est le Chloroforme
Qui dit : « J’ai tué la douleur ;
Pendant que l’instrument difforme
Taille les chairs avec lenteur,
Je prends l’esprit et je l’enlève
Loin de tout contact douloureux
Et je l’emporte comme un rêve
Dans le pays des songes bleus !

Après le Chloroforme, la Vapeur reprend la parole pour introduire « sa sœur jumelle » :

Écoutez, c’est ma sœur jumelle,
C’est ma sœur l’Électricité
Qui vole et passe d’un coup d’aile
Au travers de l’immensité !
Elle passe comme un orage,
En criant son nom sous les cieux,
Et laisse loin dans le nuage
La vieille Iris des anciens Dieux !
Pacifique enfant du tonnerre,
Elle travaille incessamment,
Sans bruit, sans éclat, sans colère,
Et sans troubler le firmament ;
Nageant au sein des mers profondes,
Bravant rocher, péril, écueil,
Elle galope sur les mondes
Et les traverse en un clin-d’œil.
Écoutez, c’est le Gaz agile
Qui dit sur sa tige de fer :
« Gardez vos mèches et votre huile,
« Je sais brûler tout seul dans l’air ! »
Écoutez la photographie
Qui parle et réclame à son tour :
« Tous les crayons, je les défie !
« Et mon seul maître c’est le jour !
« Les contours les plus difficiles,
« Les dessins qu’on n’ose aborder
« Ne me sont jamais indociles,
« Et je n’ai qu’à les regarder ! »

Un peu plus loin, les découvertes scientifiques forment un chœur qui proclame :

« Nous centuplons les sens de l’homme,
« Et l’Éden lui sera rendu ;
« Sans péché qu’il morde à la pomme
« Pendant à l’arbre défendu.
« À cet arbre de la science
« Qu’il se nourrisse nuit et jour ;
« Qu’il apprenne avec confiance
« À vivre de joie et d’amour !
« Nous le poussons sur cette route
« Qu’on voit là-bas dans le lointain,
« Vers le pays où meurt le Doute,
« Où germe le Bonheur certain !
« Arrivés enfin sans blessure
« Dans ce pays qu’on cherche encor,
« Nous ouvrirons d’une main sûre
« Les deux portes de l’âge d’or ! »

Du Camp magnifie les découvertes scientifiques et les progrès techniques parce qu’ils sont la matière de l’histoire présente et parce qu’il veut y lire les ferments d’un avenir qu’il croit radieux. Mais ce faisant, il reconduit massivement et avec la plus grande naïveté une forme d’expression typique de la pensée classique, la personnification, ici déployée sous une de ses formes les plus spectaculaires, la prosopopée. N’est-ce qu’un hiatus entre fond et forme – pour peu qu’une telle distinction ait un sens – ou le symptôme d’un problème plus profond ? Les différentes figures ou familles de figures que sont la personnification, l’apostrophe (ou allocution), la prosopopée et encore une certaine sorte d’allégorie ont en commun de mettre en œuvre une forme de pensée, ou topos, que l’on peut dire anthropomorphique. C’est attribuer à une entité inanimée des traits humains, et particulièrement le don de parole ou de pensée. On reconnaît là un point de jonction entre la pensée religieuse, tout spécialement polythéiste ou animiste, et l’expression poétique. C’est en effet dans le cadre du discours religieux que se sont élaborées la plupart des grandes personnifications fondatrices des mythologies. Le XIXe siècle n’ignorait d’ailleurs pas que l’origine des mythes est indissociable de l’origine des langues en ce que l’action de nommer avait d’abord été un geste d’explication du monde par un recours à des analogies, naturelles et surnaturelles. Ce moment historique de fondation mythopoïétique des religions allait d’ailleurs être au centre de la réflexion théorique de Mallarmé [3]. Il est également le moment fondateur de la pensée anthropomorphique. Car il n’y a rien de paradoxal à ce que la pensée religieuse de la divinité soit anthropomorphique : on peut concevoir, par exemple, le dieu Apollon comme une incarnation-représentation du principe solaire, mais la forme visible et intelligible de ce dieu est analogue à celle d’un homme (certes extraordinairement grand et beau). Ainsi, Pierre Daru, un académicien du début du XIXe siècle, sur les encouragements du physicien Laplace a thématisé ce procédé dans son poème sur l’astronomie [4] :

D’un bout du monde à l’autre, éclairés ou sauvages,
Les peuples au soleil ont voué des hommages ;
Tous ils ont adoré, sous mille noms divers,
Dans le père du jour le dieu de l’univers. …
Vœux impuissants de l’homme offerts à la matière !
Le dieu n’entendait pas la stérile prière [5].

Il explique ensuite que la science a détrôné ce faux dieu et que c’est l’homme qui est devenu roi de l’univers. Néanmoins, cela n’éradique pas la personnification du soleil :

Tous les peuples pourtant ont de ce culte antique
Gardé, sans le savoir, l’image symbolique [6].

Il explique à l’appui ce qui reste de paganisme saisonnier, par exemple, dans le calendrier des fêtes chrétiennes. Suivant le même ordre d’idées, tout son deuxième chant est un rappel des origines mythologiques des constellations, placé dans la bouche d’Orphée qui « décrit aux Argonautes la Sphère céleste ». Cette œuvre illustre bien l’idée qu’une prise de conscience épistémologique poussée n’a pas de conséquence immédiate sur la rhétorique du poème scientifique. En effet, d’autres arguments pèsent dans le sens d’un conservatisme poétique : l’autorité de la tradition, la topique mythologique, l’intérêt mnémotechnique de l’allégorie, l’attrait romanesque des mythes et de leurs personnages, etc. Alors même que l’auteur revendique la caution scientifique que représente son appartenance à l’Académie, qu’il fait valoir les relectures et vérifications de son manuscrit par d’authentiques scientifiques, il ne cède en rien sur l’anthropomorphisme de ses représentations. On est donc bien encore en plein régime néoclassique, dominé par une volonté didactique très sérieuse et recourant sans complexe aux moyens traditionnels de la poésie. Le discours scientifique ne se substitue pas à l’imagerie anthropomorphique mais lui offre plutôt une caution, un nouveau soubassement épistémologique. Ainsi Daru peut-il donner cette présentation du système solaire :

Plus ou moins éloignés du monarque suprême,
Chacun reçoit ses feux en tournant sur soi-même.
Enfin les plus puissants, courtisans couronnés,
De leurs propres sujets marchent environnés. …
La terre aime en Phœbé sa compagne fidèle ;
De quatre astres suivi Jupiter étincelle ;
Etc [7].

L’anthropomorphisme est donc aux origines des mythologies et, de ce fait même, aux origines de la science, si l’on veut bien admettre que l’on appelle science toute explication du monde. Chaque élément et chaque phénomène de la nature, voire chaque activité humaine, chaque sentiment, etc. se voyant attribuer les traits, la parenté et l’histoire d’un personnage, le système du monde s’explique par analogie avec le microcosme des divinités. Or, le trait qui retient particulièrement mon attention dans cette analogie anthropomorphique est qu’elle place au fondement de l’explication du monde des intentions, sinon humaines du moins calquées sur les intentions humaines. Ainsi, l’explication mythographique du monde n’est pas tant causaliste que fondamentalement intentionnaliste. Le rôle central de l’intention dans le discours didactique explique d’ailleurs qu’il n’y ait guère, de ce point de vue, de différence à faire entre cultures polythéistes et cultures monothéistes. Le monothéisme peut en effet être considéré comme une synthèse plus ou moins achevée des différentes personnalités divines en une seule, leur intentionnalité globale prenant alors le nom de Création. On verra d’ailleurs que le réemploi des personnifications païennes ne pose aucun problème aux auteurs de culture chrétienne tant elles constituent naturellement une déclinaison des aspects du dieu unique. L’essentiel, pour l’anthropomorphisme religieux et didactique, reste que l’on puisse situer une intention créatrice. Si l’on admet facilement que la poésie en général et la poésie didactique en particulier héritent l’anthropomorphisme d’un système de croyance, il est en revanche plus délicat de comprendre pourquoi l’expression anthropomorphique subsiste bien au delà de l’ère de croyance en question, c’est-à-dire au moins jusqu’au XXe siècle. On constate en effet que l’usage didactico-scientifique de la personnification est bien représenté non seulement chez les poètes chrétiens mais encore dans une ère culturelle que l’on peut dire matérialiste et chez des auteurs qui n’affichent plus aucune dépendance à l’égard d’une culture religieuse. C’est qu’il faut reprendre le problème à la base et ne pas traiter l’anthropomorphisme comme un moment historique de la culture mais plutôt comme une forme de discours transhistorique et par conséquent assez indépendante de la croyance religieuse. Cette proposition n’est d’ailleurs pas contradictoire avec ce que l’on vient de dire des origines antiques du discours mythopoïétique. Il faut simplement dissocier un moment originel (donc peu ou prou mythique…) où la personnification pouvait apparaître comme l’expression immédiate d’une croyance et une histoire au long de laquelle la personnification et ses variantes élaborent des relations diverses au fond culturel qui leur est contemporain. Cette distinction semble d’autant plus naturelle qu’en fait, dès l’Antiquité, les mêmes auteurs peuvent d’une part tenir des discours scientifiques causalistes, d’autre part afficher du respect pour une mythologie religieuse anthropomorphique et intentionnaliste. Il n’est donc pas question d’un « progrès », de l’anthropomorphisme à la science moderne et au matérialisme, mais bien plutôt de la coexistence de différents discours. Autrement dit, et pour me résumer, chaque époque peut avoir son propre système d’explication du monde et néanmoins employer pour l’exprimer une forme a priori archaïque, la personnification ; les relations entre expression poétique anthropomorphique et discours scientifique sont donc à réinventer dans chaque contexte. Chaque moment, voire chaque auteur, a ses propres raisons de personnifier principes naturels, entités physiques et inventions scientifiques. Partant de ce principe, je me propose d’étudier les avatars poétique de l’anthropomorphisme didactique au cours d’une période, de la seconde moitié du XVIIIe siècle à la première moitié du XXe siècle ; j’isole ce corpus pour différentes raisons, dont l’une est qu’il me semble adéquat pour observer les manifestations d’un facteur culturel singulièrement important qui est la montée en puissance de la pensée matérialiste.

Une poétique matérialiste ?

Un exemple, mis en regard des Chants modernes de Du Camp et de ses jolies prosopopées, devrait achever d’exposer le problème qui se pose. Ce sont Les Fossiles de Louis Bouilhet [8].

À quelques années du recueil de son camarade Du Camp, Bouilhet publie en effet un long poème retraçant pour l’essentiel l’apparition de la vie sur Terre. La faible place qui y est accordée aux procédés de la personnification s’explique par l’adhésion effective à des principes scientifiques et poétiques absolument opposés à l’anthropomorphisme. En bon matérialiste, Bouilhet est touché par le développement de la paléontologie et la reconnaissance croissante des théories évolutionnistes. Il se détourne à sa manière du créationnisme et de l’idée d’une volonté créatrice du monde, s’inscrivant d’ailleurs clairement dans le moment historique du discrédit des religions :

Mais l’homme manqua d’air, l’homme étouffa d’ennui.
Et, repoussant le dieu qui s’attachait à lui,
Du temple à deux battants ouvrit les portes sombres !…
Un flot bleu de soleil illumina les ombres,
Et, debout sur le seuil, jetant au loin ses yeux,
Il but à pleins poumon le vent libre des cieux !
Le monde bruissait comme un essaim d’abeilles,
L’avenir se levait dans des teintes vermeilles…
Il s’élança d’un bond vers les destins nouveaux ;
Là, préludant sans peur à ses rudes travaux,
Il brisa, pour toujours, les croyances bénies
Sous le marteau fatal des grandes ironies,
Et sa rébellion, comme un vent furieux,
Emporta dans l’oubli le dernier de ses dieux !
Pareil au noir mineur qui marche sous la terre,
L’homme accrocha sa lampe au fond de tout mystère,
Et, pour trouver le mot du Fatum souverain,
Il fit passer le monde à son creuset d’airain ;
Ses fourneaux où, la nuit, grinçaient des feux sonores,
Allumaient tout à coup de lugubres aurores,
Tandis qu’on entendait, dans l’ombre des cités,
Râler entre ses bras les éléments domptés !
Alors, sur ton sein nu posant sa main brutale,
Nature, il déchira ta robe virginale !

On peut certes s’étonner que cette profession d’athéisme aboutisse à une discrète personnification des éléments (qui « râlent ») et une moins discrète apostrophe à la Nature. Mais il faut noter d’une part que l’allégorie de la Nature se limite à deux vers, d’autre part que sa formulation trahit, sinon de l’ironie, du moins une ostensible jubilation dans la grandiloquence allégorique. Bouilhet se permet sans doute ce jeu kitsch avec l’allégorie de la Nature en vierge dénudée parce qu’il est plus que largement contrebalancé par de longues descriptions concrètes. Ainsi, l’apparition de la vie sur Terre est retracée, étape après étape, non pas suivant le récit biblique de la Genèse mais selon le récit qu’en donne la paléontologie. Succédant au long silence d’un monde désert, la vie végétale se répand d’abord dans les mers avant d’investir le monde terrestre et de s’y épanouir. Puis vient le règne animal :

Le sable cependant, fermente au bord de l’onde,
La nature palpite et va suer un monde [9].
Déjà, de toutes parts dans les varechs salés
Se traîne le troupeau des oursins étoilés ;
Voici les fleurs d’écaille et les plantes voraces,
Puis tous les êtres mous, aux dures carapaces,
Et les grands polypiers qui, s’accrochant entre eux,
Portent un peuple entier dans leurs feuillages creux.
La vie hésite encore, à la sève mêlée,
Et, dans le moule antique, écume refoulée !
Sur la grève soudain, parmi le limon noir,
Une chose s’allonge, épouvantable à voir :
La masse, lentement, sort des vagues humides,
Un souffle intérieur gonfle ses flancs livides,
Et son grand dos gluant, semé de fucus verts,
Comme un mont échoué, se dresse dans les airs !
Elle monte ! elle monte ! et couvre les rivages !
Sous le ventre ridé sonnent les coquillages,
La patte monstrueuse, aux gros doigts écaillés,
S’étale lourdement sur les galets mouillés !

La description se poursuit amplement et puise ses détails dans les travaux vulgarisant les découvertes scientifiques selon une méthode que le poète partageait notamment avec son ami Flaubert. La richesse poétique tient ici aux détails concrets, aux épithètes matérielles, aux informations vraies (ou du moins garanties par la science). C’est une poésie pleinement pittoresque et néanmoins didactique qui se déploie ainsi sous une forme inédite, que Bouilhet et Flaubert qualifiaient d’« exposante ». Casimir Fusil pense pouvoir affirmer que les connaissances de Bouilhet mises en œuvre dans Les Fossiles se limitent au livre de Cuvier surles Révolutions de la surface du globe, ce qui le situerait à l’opposé des théories évolutionnistes alors en plein essor [10]. Il a en effet raison de noter que les informations zoologiques et botaniques des Fossiles ne diffèrent pas de ce qu’écrit Cuvier. Peut-être a-t-il encore raison de comparer le plan du poème à la théorie des créations successives, encore ce point est-il déjà discutable : Bouilhet est loin d’être clair dans sa façon d’évoquer la succession des temps primitifs et les divisions du poème suggèrent plus sûrement la séparation de « tableaux » qu’une chronologie précise. Enfin – et surtout – ses choix descriptifs et stylistiques eux-mêmes trahissent l’influence de la théorie de l’évolution, dans sa version globalement lamarckienne plutôt que déjà darwinienne. Le ressort dramatique du poème, lorsqu’il décrit les origines des espèces, associe en effet la lutte pour la vie et la reproduction. Une fois la vie animale sortie des océans pour prendre possession des terres et de l’air, c’est un spectaculaire combat de plésiosaure avec des ptérodactyles qui illustre l’essence de la vie animale. Enfin, après cette scène digne des batailles épiques, un temps plus paisible et non moins significatif est ménagé pour le spectacle de l’accouplement de deux oiseaux :

Mais, au-dessus des bois, l’un l’autre s’appelant,
Deux oiseaux d’écarlate, au vol étincelant,
Se suivent dans les cieux, fendant avec leurs ailes
De l’espace azuré les vagues éternelles !
Puis, glissant de la nue, ainsi qu’un large éclair,
S’abattent, à grand bruit, sous le feuillage vert !…
Le cri rauque et perçant de leurs gorges gonflées
Expire mollement en cascades roulées ;
Leurs yeux ronds semblent d’or, mille frissons joyeux
Font, sur les sables fins, palpiter leurs pieds bleus,
Et, dans le tourbillon des ailes qui frémissent,
Leurs becs impatients se cherchent et s’unissent !
L’air est chaud, le ciel lourd, de moment en moment,
Les buissons autour d’eux, s’écartent lentement
Et l’on voit flamboyer leurs plumages superbes
Comme un rouge incendie, entre les hautes herbes !…

Jusque dans la sensualité appliquée à la faune préhistorique et ses mœurs nuptiales, le matérialisme de Bouilhet semble exiger une poétique adéquate, c’est-à-dire l’assomption de la description concrète, voire réaliste. Et je reviendrai bientôt sur la révolution que cela supposait dans l’esthétique du poème didactique. Mais je dois noter pour l’instant que l’audace de Bouilhet connaît également des limites et que ces limites sont bien significatives du problème rencontré. Voici en effet comment il expédie l’apparition de l’homme sur Terre :

Comme un germe fatal par la vague apporté,
Au bord des grandes eaux quand l’homme fut jeté,
Il roula, vagissant, sur la plage inconnue.

Certes il y a quelque logique, après avoir montré que la vie végétale puis la vie animale étaient sorties de l’eau, à en faire sortir l’homme tout aussi bien. Mais cela constitue tout de même une sérieuse entorse – la seule réellement significative – au principe réaliste adopté jusque là. Il ne s’agit pas pour Bouilhet de se rallier au créationnisme quand il touche au point le plus délicat qu’est l’origine de l’humanité. Mais il renonce à exposer sa filiation simienne et y substitue une image qui rappelle au mieux le naufrage d’Ulysse aux rivages des Phéaciens et évoque, au pire, une nébuleuse allégorie de la parturition. Je n’en conclus qu’une chose ; c’est que le refus global de l’anthropomorphisme, s’il coïncide remarquablement avec le développement d’un nouveau pittoresque didactique, n’entraîne pas immédiatement un abandon parfait de toute forme de périphrase. Ce court-circuitage de la naissance de l’humanité en est l’exemple le plus parlant. Mais comme il est apparu que Bouilhet ne se réfugie pas derrière quelque dogme religieux ni une batterie de clichés mythologiques, il faut ici expliquer sa réticence par un choix poétique personnel. En l’absence d’informations précises sur la culture scientifique de Bouilhet, on peut se référer à celle de son ami Flaubert pour risquer une extrapolation [11]. Il est clair que pour ce dernier, il ne s’agit « pas de faire un tableau des sciences modernes et de s’en prendre à la science de son temps mais d’explorer l’imaginaire des savoirs [12] ». Flaubert connaissait, de première ou de seconde main, les travaux de Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire ou encore, la Lettre à Buffon d’Élie Bertrand qu’il cite dans Bouvard et Pécuchet mais il avait aussi lu les livres de Félix-Archimède Pouchet sur la génération spontanée et les travaux paléontologiques de son fils, Georges Pouchet [13]. Cela n’empêche que, dans La Tentation de Saint-Antoine comme dans Bouvard et Pécuchet, il ne fait que butiner çà et là les théories qui présentent le plus d’intérêt pour leur potentiel pittoresque, comique ou dramatique. Que l’homme descende du singe, voire du poisson, est exploité pour amener une discussion polémique à son comble sans que la question soit pourtant tranchée [14]. Et s’il semble que Flaubert penchât, comme la plus grande partie de ses contemporains, pour la théorie de la génération spontanée, c’est peut-être plus pour son caractère mystérieux et poétique que parce qu’il la trouvait plus plausible. Ainsi, on peut penser que Bouilhet, se trouvant à peu près dans la même situation épistémologique que Flaubert, prit comme lui le parti de ne pas trancher sur la question épineuse de l’origine de l’humanité. Et comme le ton de son poème n’était pas celui de Bouvard et Pécuchet, il n’était pas opportun d’y faire apparaître une controverse scientifique. Le pittoresque dominant dans son œuvre se serait mal accommodé d’une prise de position polémique sur ce point précis [15]. Partout ailleurs, un savoir relativement consensuel ou un syncrétisme scientifique de bon aloi pouvaient raisonnablement alimenter sa création, ménageant évolution et génération spontanée, genèse scientifique et cycles diluviens par exemple ; mais sur le point particulièrement sensible de l’origine de l’humanité, la licence poétique consiste à suspendre le jugement et puiser à la ressource inaliénable de la poésie, l’image. Il n’empêche que Les Fossiles manifestent une petite révolution dans la poésie scientifique, à savoir l’assomption du matérialisme comme principe poétique. Avant l’apparition de l’homme sur la scène terrestre, les acteurs sont les végétaux et les animaux pour eux mêmes, sans qu’il leur soit supposé une intention anthropomorphique, ni intérieure (une volonté), ni extérieure (Dieu). La poétique « exposante » adhère alors à l’idée évolutionniste sans même avoir à la professer : c’est l’expression de la vitalité animale et le récit qu’elle suscite qui donne à sentir les mécanismes immanents de l’évolution. Même une fois que l’homme survient, lui-même arrive vite au stade (les Lumières) où, rejetant l’illusion d’une intentionnalité transcendante, il s’abandonne au chaos des déterminations historiques qui précipitent la fin de son ère. Nul besoin d’anthropomorphisme, dès lors, car l’impression de chaos est d’autant plus horrifiante qu’elle est sous tendue par un pur jeu de forces, fatal mais non divin. Car il y a en effet quelque chose d’horrifiant à voir la nature s’animer d’elle-même et à sentir les êtres à la merci de lois impitoyables car froidement scientifiques. Les déterminations actancielles des « héros » du poème sont en rupture avec une certaine convenance classique. La question classique de la convenance Il semble en effet que l’on puisse tenir pour un facteur important du maintien de l’anthropomorphisme à travers les âges l’exigence de personnages convenables. Or cette exigence a commencé à devenir problématique avec le développement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, de la poésie descriptive. Pour le dire vite, la nature pouvait bien devenir le sujet d’un poème, à condition qu’elle assume le statut d’un personnage et qu’il en soit de même pour chacune de ses parties, de l’homme au ver de terre, des planètes à la vapeur, de la gravité à l’électricité. A contrario, la critique massive que subit la poésie descriptive, et par là-même tout un pan de la poésie scientifique, porte sur l’inconvenance de son objet. D’où, par exemple la violente ironie d’Emmanuel Viollet-le-Duc :

Décrivez, décrivez, peignez, peignez sans cesse ;
Qu’à la fin d’une image une image se presse :
Un insecte, une fleur, un caillou, chaque objet
Peut d’un poëme entier devenir le sujet ;
Mais le sujet n’est rien ; il vous faut sans méthode
À vos descriptions marier l’épisode.
Ce qui fut dédaigné, ce qu’on méprise encor
Peut, sous d’adroites mains, devenir un trésor ;
Le vers agrandit tout ; une phrase élégante
Cache d’un vil objet l’image dégoûtante.
Un vermisseau paré d’un mot ambitieux
S’élevant du bourbier s’ennoblit à nos yeux [16].

La personnification apparaît donc bien, face à une telle critique, comme le moyen, sinon efficace du moins ingénieux, de pallier deux problèmes inhérents à la poésie scientifique. Elle donne de la dignité à l’objet et lui confère le statut de sujet, insufflant ainsi une apparence d’action (à défaut d’une authentique « histoire »). On peut alors appréhender le problème qui se pose à Saint-Lambert lorsqu’il entreprend, à la fin des années 1760, d’écrire Les Saisons. Il formule lui-même le danger d’une poésie strictement descriptive, qui risquerait d’ennuyer le lecteur et préconise en premier lieu de représenter, dans le cadre de la nature, les actions de l’homme champêtre [17]. Encore se préoccupe-t-il aussi de la dignité des paysans devant animer le décor de la nature : il ne faut pas décrire les paysans misérables mais seulement les « paysans aisés » car ils ont « des mœurs » et ce sont « des philosophes auxquels il ne manque que la théorie [18] ». D’une manière générale, la poétique de Saint-Lambert est entièrement gouvernée par l’idéalisation. Il entend certes s’inspirer de l’esprit encyclopédiste pour aborder de nouveaux objets, récemment éclairés par les découvertes de la science, mais il ne va pas jusqu’à remettre en cause l’exigence, en poésie, d’un sujet noble [19]. Et plutôt que d’adapter son style à la médiocre dignité de son objet, il fait tout pour hausser son objet à la dignité du style poétique. C’est pourquoi l’idéalisation qui sélectionne et transforme les objets de la nature pour qu’ils correspondent mieux à leur essence, ou encore le choix du paysan « aisé », voire « noble », se complètent d’un attirail complet de tournures anthropomorphiques. De manière absolument systématique, tous les aspects de la nature sont personnifiés, le plus souvent en empruntant les noms du panthéon romain : Bacchus, Pomone, Cérès et nombre d’autres sont invoqués. Mais l’anthropomorphisme se dispense parfois de la référence antique en s’appliquant à l’« Automne » ou encore, sans même de majuscule, au soleil :

Et toi, brillant soleil, de climats en climats
Tu poursuis vers le Nord la nuit et les frimas ;
Tu répands devant toi l’émail de la verdure :
En précédant ta route, il couvre la nature [20] ;

L’apostrophe, dans ce cas comme dans tant d’autres analogues, ne saurait se justifier par l’indication de Fontanier, qui y voit, suivant la tradition des rhéteurs, le moyen d’exprimer une vive émotion. Le poète a peut-être cherché à varier sa description, à y insuffler un peu d’énergie. Il ne faut pas non plus négliger qu’un effet d’autorité naît de ce que les objets étudiés et décrits sont en quelque sorte pris à témoins du discours ainsi tenu sur eux. C’est la logique déroutante mais efficace de ce que l’on pourrait appeler la description à la seconde personne : l’objet acquiesce silencieusement, par son silence même, à sa propre description. Mais je crois que Saint-Lambert a surtout voulu prêter de la dignité à son objet. Pensons en effet qu’il suit généralement les recommandations de Fénelon dans sa Lettre sur les occupations de l’Académie [21]. Il y avait lu, comme tous ses contemporains versés dans l’art poétique, la touchante page où Fénelon loue le Virgile des Géorgiques d’avoir su rendre émouvante la peste des animaux, tout particulièrement dans ces vers :

it tristis arator, Maerentem adjungens fraternâ morte juvencum,
Atque opere in medio defixa relinquit aratra [22].

Car comment rendre un bœuf plus émouvant qu’en lui attribuant une expression humaine ? Mais il est non moins évident qu’en cédant au pathétique par la voie de l’anthropomorphisme, avec la caution virgilienne, la poésie descriptive s’éloigne de ses ambitions encyclopédistes, c’est-à-dire scientifiques. L’abbé Jacques Delille en a conscience et, comme l’écrit Michel Delon, « pour Lebrun, pour Chénier et pour tant d’autres, c’est parce qu’il est philosophique que leur siècle doit être poétique [23]. » C’est le savoir nouveau qui doit fonder une poétique nouvelle. En premier lieu, un effort est fait pour acclimater dans la poésie le « mot propre » en lieu et place de la périphrase précieuse ou des métaphores obscures. Mieux encore que le mot propre, ce serait le développement de la description concrète de la chose, avec tous les moyens de la poésie, pour en donner des « images » frappantes. Delille a en effet bien compris la crise poétique à laquelle il devait s’affronter : Ce sont ces images qui donnent aux idées abstraites de la morale et de la métaphysique un corps, une figure, un vêtement, comme je l’ai dit dans le premier chant de ce poème : Tout entre dans l’esprit par la porte des sens. Et sous ce rapport, on peut dire que la poésie est matérialiste ; ces rapprochements peuvent se faire par la peinture immédiate des objets moraux ou physiques, ou par la voie indirecte des comparaisons, qui transporte la pensée de l’un à l’autre [24]. « Matérialiste » : le mot est lâché ! C’est en effet la tendance qui doit nécessairement s’imprimer à la poésie descriptive. Mais ce n’est pas qu’un principe épistémologique : le poète doit le traduire en une poétique. Or, ce n’est qu’un demi succès chez Delille, qui reste prisonnier de l’impératif de noblesse. Il ne saisit visiblement pas que la personnification omniprésente est un écueil à cette nécessaire poétique matérialiste. Il conçoit plutôt, selon un principe de correspondances des choses abstraites et concrètes, ou comme il l’écrit « physiques » et « morales », une systématique des figures qui personnifie l’inanimé et, réciproquement, matérialise l’immatériel. Aussi ne voit-il nul obstacle à la personnification de l’imagination, personnage principal du poème auquel il donne son nom : L’Imagination, poème en huit chants. C’est même une façon de répondre à l’exigence de noblesse du sujet : le type de personnification qu’il adopte est typique du genre traditionnel de l’éloge. Quelle que soit la nature de l’objet loué, le seul fait qu’il mérite des éloges lui confère la dignité d’une personne. Plus généralement, par ailleurs, tout dans le poème est susceptible d’être personnifié et l’anthropomorphisme prend des tournures diverses, ténues ou massives, discrètes ou incongrues, comme en témoignent ces vers :

L’art s’avance à grands pas ; mais c’est peu que ses soins
Satisfassent aux cris de nos premiers besoins ;
Bientôt accourt le luxe et sa pompe élégante ;
Du lion terrassé la dépouille sanglante
Dès long-temps a fait place aux toisons des brebis ;
Un jour un noble ver filera ses habits [25].

La nature a-t-elle une âme ? Mais il y a plus qu’un procédé lorsque la personnification tend à rendre compte d’une problématique proprement épistémologique, celle de la nature de la vie. Il semble en effet qu’affleure la question de la différence entre l’animation des machines et le mouvement animal dans ces vers sur l’invention de l’horlogerie :

L’ombre, le sable et l’eau lui mesuraient les jours,
Un balancier mobile en divise le cours ;
Des rouages savans ont animé l’horloge ;
Et la montre répond au doigt qui l’interroge.
Quel dieu sut mettre une âme en ces fragiles corps ?
Comment sur le cadran qui cache leurs ressorts,
Autour des douze sœurs qui forment sa famille,
Le temps, d’un pas égal, fait-il marcher l’aiguille ?
Art sublime ! par lui la durée a ses lois ;
Des heures ont un corps, et le temps une voix [26].

La question de la nature de la vie est connexe à celle de la définition des trois règnes. Ce problème scientifique et philosophique, abordé par Delille dans Les trois Règnes, est également l’objet des vers de Lebrun-Pindare :

Rien ne périt, tout change, et mourir c’est renaître.
Tous les corps sont liés dans la chaîne de l’être.
La nature partout se précède et se suit.
Voyez comme sa main des ombres de la nuit
Teint lentement le jour qui pas à pas recule,
Et semble les unir par un doux crépuscule.
Dans un ordre constant ses pas développés
Ne s’emportent jamais à des bonds escarpés.

Ainsi, c’est d’abord le principe de continuité qui est affirmé, à la faveur d’une personnification assez simple de la nature. Mais ce principe a d’importantes conséquences philosophiques, donc poétiques, comme le montrent les vers qui suivent :

De l’homme aux animaux rapprochant la distance,
Voyez l’homme des bois lier leur existence.
Du corail incertain, né plante et minéral,
Revenez au polype, insecte végétal.
Sur l’insecte étonnant l’être se ramifie,
Et présente partout les germes de la vie ;
De son corps divisé soudain réparateur,
Il renaît plus nombreux sous un fer destructeur.
Telle à nos yeux la glace, en mille éclats brisée,
Rend mille fois l’image entière et divisée [27].

Ce continuisme fonde dès lors la généralisation de la personnification, ou plutôt de ce que l’on pourrait appeler l’« animation » de toute la nature. Bien sûr, le fonds rhétorique traditionnel offre à cette animation une gamme d’expressions prêtes à l’emploi : la personnification, l’allégorie et l’apostrophe. L’anthropomorphisme oscille donc, au sein de la même œuvre, entre une sourde animation de toute la nature et un recours sans nuance aux divinités antiques. Ainsi, la page qui suit celle que je viens de citer en appelle à Thétis et Neptune pour évoquer la mer. Mais Michel Delon a raison d’estimer que, dans ses vers sur l’astronomie, Lebrun « transforme l’ancienne mythologie de l’Olympe en une imagerie nouvelle, fondée astronomiquement et poétiquement saisissante [28]. » En fait, les relations entre science et poétique sont à double sens et, lorsqu’il touche à son plus haut degré d’accomplissement, le poème scientifique du XVIIIe siècle fait de la fable et de la figure les nouveaux arguments d’une cosmologie pananimiste. C’est ce que montre brillamment Jean-Marie Roulin en prenant l’exemple des discours tenus sur le cas problématique de la plante nommée « sensitive [29] ». Son enquête arrive à la conclusion que « l’anthropomorphisme est difficile à éviter dans les sciences de la nature ; il pose problème dès que la métaphore qui est utilisée pour appréhender ou comprendre un phénomène est utilisée à son tour comme une nouvelle preuve [30]. » À ce degré de collusion ou de collaboration de la poésie et du discours scientifique, on ne peut plus concevoir un simple décalage entre un état de la science et des exigences rhétoriques ou, plus naïvement encore, une incapacité de la poésie à rendre compte de la technicité scientifique. La figuration et l’affabulation constituent à part entière des moyens d’élaboration, sinon des théories scientifiques, du moins de l’imaginaire qui les sous-tend. Peut-être doit-on alors parler d’une « rhétorique profonde » de l’anthropomorphisme, au sens que Fernand Hallyn a donné à cette expression, appliquée au processus d’élaboration des découvertes scientifiques dans les discours [31]. Ainsi, à l’articulation du XVIIIe et du XIXe siècle, la motivation profonde de l’anthropomorphisme dans le poème scientifique n’est plus tant l’intentionnalisme qu’une sorte de vitalisme ou de pananimisme, notablement anticartésien. Or, si cette idée perdura assez longtemps, en trouvant des formes dans lesquelles se ressourcer au moins jusqu’au début du XXe siècle et au bergsonisme, en revanche, la question plus proprement poétique du descriptif et de l’emploi du mot propre allait être nettement réévaluée par le romantisme. Du Camp et Bouilhet, en effet, ne sont pas parfaitement représentatifs de la révolution poétique qui a lieu en la matière au XIXe siècle. Si Bouilhet développe sans retenue la description pittoresque, en revanche, ni l’un ni l’autre n’admettent franchement l’usage du mot propre et, sur ce sujet, leur position n’est guère éloignée de celle de Saint-Lambert, un siècle plus tôt [32].

La recherche du mot propre

À la fin du XIXe siècle, l’influence du matérialisme et du positivisme se font sentir dans les poèmes scientifiques et l’on peut sans doute lier, à cette occasion, le refus de l’anthropomorphisme et l’adoption du mot propre, même dans sa plus haute technicité. Le mot propre, en réaction contre une figure rhétorique trop conventionnelle, oblige à retremper le lexique en son étymologie, à chercher en elle un nouvel imaginaire, plus en phase avec les attentes de la science contemporaine. Ainsi lit-on ceci chez Richepin [33] :

Des corps simples à la cellule, à la monère,
Par quels chemins passa la substance ternaire,
Puis quaternaire, pour s’albuminoïder
Et s’agréger, vivante, on n’en peut décider.
Le carbone de l’air, alors en abondance
Dans l’atmosphère encore irrespirable et dense,
Avec les gaz de l’eau d’abord combina-t-il
Ou l’âcre ammoniaque ou l’azote subtil ?
Ou bien est-ce plutôt par le cyanogène
Que se noua l’anneau primitif de la chaîne,
Gaz instable, mobile et propice aux hymens ?

On observe certes encore l’usage classique de l’épithète homérique dans « l’âcre ammoniaque ou l’azote subtil », mais c’est plutôt un clin d’œil à l’ancienne poétique qu’une réelle allégeance. Il en va de même pour la trace d’anthropomorphisme, dans le dernier vers cité, qui paraît bien ironique et comique. Car Richepin a certes recours, parfois, aux vieilles figures anthropomorphes dans ce poème scientifique, « La gloire de l’eau » ; mais son but ultime est de convertir son lecteur à une compréhension matérialiste et moderne de la nature, ce qui implique de renoncer aux personnifications comme à des superstitions aliénantes [34]. En fait, une fois assumé l’emploi du mot propre, qui alterne avec les figures mais tend à les supplanter, celui-ci peut devenir le point de départ d’une recherche lexicale en nette rupture avec la pudibonderie onomastique des néo-classiques.

René Ghil illustre bien, à la transition entre XIXe et XXe siècles, cette tendance à repousser les limites de la néologie scientifique et montre ainsi sa continuité avec l’invention poétique :

Mais, en ruptures de l’emport périphérique qu’il rend tangentielles, ce qui tourne et pèse, exprimant l’être du Multiple allotropique – de l’onde d’expansives volves du moins-dense s’environnait, quitté de son pantèlement. Et se roulant agglomérée en sa genèse : la voration solaire et seule, avait tourné dans les lenteurs et dans le déliement immense de ses Anneaux : départs après départs, entré dans son épars enroulement, – solitairement centré !… Soleils ! pulpes agglomérant leur graine ! centres nouveaux et nûment mêmes d’où vont rompre de mêmes et nouvelles gemmations ! ô traîne en points stellés du remuement des plénitudes Soleils ! et autour des Soleils de qui vous êtes la loin-astreinte vague allant des amplitudes de vos ellipses s’entre-pesant, qui au long de vos axes premiers tressaillez des tempêtes de l’Origine ! – alors que des inquiétudes de ses éternités, son unité répond [35] … L’apostrophe de ces derniers vers s’adresse aux soleils et non plus au soleil, ce qui bouleverse le sens de l’anthropomorphisme tout en manifestant en quelque sorte un point de vue post-copernicien. Il ne s’agit plus du centre du monde humain, mais de l’immensité inhumaine de l’univers. Le soleil ne peut donc plus être comparé à un monarque ou un dieu et s’il garde quelque chose de l’humanité, c’est plutôt en référence à la foule, à une masse impressionnante. Remy de Gourmont avait bien saisi la dimension utopiste de Ghil et parlait à son propos d’« une sorte de positivisme panthéiste et optimiste [36] ». S’il y a encore chez lui des restes d’anthropomorphisme, c’est parce qu’il voit dans l’amour non seulement un sentiment humain mais une force universelle, un prinicpe physique fondamental. Il avait en effet dépassé, semble-t-il, l’antagonisme qui, tout au long du XIXe siècle, avait opposé le positivisme scientifique à un certain sentimentalisme humaniste. Du scepticisme anti-scientifique aux limites de la science Les inventions dues à une poétique plus matérialiste ou plus démocratique souffrent d’importantes nuances du fait que l’adhésion aux explications scientifiques du monde ne supposent pas automatiquement l’abandon du discours anthropomorphique, ne serait-ce qu’en vertu d’un œcuménisme ou d’un syncrétisme ne voulant se priver d’aucune ressource intellectuelle et poétique. Des décalages sont donc apparus entre épistémologie et poétique, car des doutes étaient formulés, mettant en cause la prérogative qu’auraient les sciences, pour exactes soient-elles, à réformer les représentations du monde. Ainsi, on avait beau prendre acte de la révolution copernicienne, on n’en avait par forcément admis les conséquences :

L’homme a dit : les cieux m’environnent, Les cieux ne roulent que pour moi ; De ces astres qui me couronnent, La nature me fit le roi ; Pour moi seul le Soleil se lève, Pour moi seul le Soleil achève Son cercle éclatant dans les airs ; Et je vois, souverain tranquille, Sur son poids la terre immobile Au centre de cet univers [37]. Fier mortel, bannis ces fantômes, Sur toi-même jette un coup d’œil. Que sommes-nous, faibles atomes, Pour porter si loin notre orgueil ? Insensés, nous parlons en maîtres, Nous qui, dans l’océan des êtres Nageons tristement confondus ; Nous, dont l’existence légère Pareille à l’ombre passagère Commence, paraît, et n’est plus ! Mais quelles routes immortelles Uranie entr’ouvre à mes yeux ! Déesse, est-ce toi qui m’appelles Aux voûtes brillantes des cieux ? Je te suis. Mon âme agrandie, S’élançant d’une aile hardie, De la terre a quitté les bords : De ton flambeau la clarté pure Me guide au temple où la nature Cache ses augustes trésors [38].

Malfilâtre se défie de l’orgueil humain qui a vidé l’univers d’entités supérieures et transcendantes. Même s’il ne rétablit pas un panthéon cosmologique, il suggère bien la nostalgie d’un univers dans lesquel l’homme aurait une position privilégiée. Il ne s’agit pas de rétablir l’erreur ptoléméenne mais de reprendre possessionde l’univers, si ce n’est par le dogme, par la science. Dans ce contexte, la figure d’Uranie est ce qui permet un réenchantement humaniste de l’univers. Les tentatives pour concilier le discours scientifique et l’intuition religieuse sont nombreuses. À l’autre extrêmité du siècle, la solution proposée par Jean Lahor a sans doute quelque chose d’ironique ou de désespéré, mais elle a le mérite de ménager tout en les articulant le discours scientifique sur l’univers et une conception religieuse de la Création. En effet, le poème en prose « L’illusion », après avoir donné une description scientifique de l’univers, formule cette proposition [39] : Or de naissance en naissance ne pourrions-nous remonter jusqu’à Dieu, et à une heure première, où les Voies Lactées et les énormes Nébuleuses, l’Univers immense, reposaient aussi, comme des rêves près d’éclore, en la nuit muette de son cerveau ? L’objectivité de la science n’est pas réellement réfutée mais plutôt contournée par un autre type de raisonnement, faisant appel à l’imagination et à la fiction. Le savoir sur la nature ne serait en fait, selon une assez banale hypothèse philosophique, que la justification d’une illusion primordiale, celle de l’existence du monde. C’est sans doute là un avatar « fin de siècle » d’un doute plus ancien, mais qui avait pu prendre une tournure moins métaphysique, plus pragmatique. Ce que met en doute Népomucène Lemercier, dans son « Dialogue entre Copernic et la Terre », c’est la force de conviction des représentations scientifiques face aux images mythologiques [40] :

LA TERRE
Ainsi tu brises donc l’antique firmament,
Ceinture de cristal pur, voûte de diamant,
Dont les clous d’or…
COPERNIC
Erreur ! songes de l’ignorance,
Vains prestiges des sens dupes de l’apparence !
LA TERRE
Crois-tu les détromper ?

Le débat entre science et anthropomorphisme se dramatise en effet quand il prend la forme d’une alternative radicale, opposant au pananimisme une négation pure et simple de l’âme. On comprend mieux, en effet, la rémanence de l’animation de toute chose si l’on s’aperçoit que les termes du débat sont outrés : la science matérialiste ne s’est pas contentée de vider la nature des intentions créatrices divines, elle a si bien traqué toute essence spirituelle qu’elle a pu, aux yeux de beaucoup, aller jusqu’à nier l’existence de l’âme humaine. Maintenir deux ordres de discours, et deux modes de compréhension du monde distincts, la science et la poésie, a dès lors un enjeu moral préoccupant. Victor Hugo l’expose ainsi, après avoir opposé le doute en l’existence de l’âme et le doute scientifique [41] :

Entre deux doutes prendre avec amour celui
Qui m’abaisse et m’emplit de cendre et non de flamme,
Et vouloir être brute ayant le choix d’être âme !
Ah ! la science est belle et sublime, et je hais
Quiconque met obstacle à ses profonds souhaits ;
Elle prend dans le piège auguste de ses règles
Les vérités au vol comme on prendrait des aigles ;
Elle sonde le fait, le chiffre, l’élément ;
Elle est vaste à ce point qu’il semble par moment
Que son puissant compas fait le tour de l’espace.

Mais cette puissance n’autorise pas la science à priver l’homme de ce qui fait sa grandeur, de ce qui lui donne sa dignité, l’âme. Il me semble que, très globalement, la stratégie discursive de Hugo n’est pas strictement argumentative mais aussi poétique : en représentant tout l’univers traversé par un souffle, il fonde poétiquement l’évidence de l’âme. Dans un autre poème de La Légende des siècles, Hugo critique la superstition, et notamment ses anthropomorphismes, avant de rendre hommage aux sciences et en particulier à l’astronomie, cette science des « rêveurs » [42] :

Est-il rien de plus surprenant
Qu’un rêveur qui demande au mystère tonnant,
À ces bleus firmaments où se croisent les sphères,
De lui conter à lui curieux leurs affaires,
Et qui veut avec l’ombre et le gouffre profond
Entrer en pourparlers pour savoir ce qu’ils font…

Je ne crois pas que ce soit par hasard que Hugo emploie justement à ce moment-là une personnification de la nature pour la figurer dialoguant avec le scientifique. Dans cette étrange relation d’égal à égal, l’âme de chacun se mire en celle de l’autre et se donne ainsi à voir. Même en l’absence de Dieu, et surtout du dieu à barbe blanche dont Hugo se moque bien, on trouve toujours à qui parler en s’adressant aux cieux ! Aussi déiste que républicain, Hugo devait bien réconcilier la science et la foi en l’âme humaine. Mais une telle réconciliation pouvait aller plus loin encore, et dans un sens bien étranger à l’idée que Hugo s’en faisait. L’enthousiasme anthropomorphique et ses implications idéologiques Dans le domaine astronomique, particulièrement favorable à l’anthropomorphisme du fait d’une longue tradition, le problème se pose de manière particulièrement aiguë, du partage des prérogatives entre science et fable. Le ciel est en effet le symbole éternel du mystère et de ce qui dépasse la clairvoyance humaine. Il est également, certes, l’occasion de découvertes particulièrement spectaculaires puisque l’on peut parler à son propos d’« autres mondes », avec toutes les conséquences théologiques et imaginaires que cela implique. Il n’est que de voir l’émotion suscitée par les premiers pas d’un homme sur la Lune, en 1969, pour se rendre compte de l’enjeu poétique que représente l’espace. Rien d’étonnant à ce que la « famille » des astres suscite le lyrisme enthousiaste de Jean Rameau dans sa « Prière au soleil [43] » :

Au nom de la Lumière, au nom du Ciel immense,
Au nom de l’astre jaune, Arcturus le charmeur,
Au nom de l’astre blanc, Sirius, qui commence,
Au nom de l’astre rouge, Aldébaran qui meurt,
Ô Soleil, astre blond, Père ardent des neuf Terres,
Roi doré des cieux bleus qu’honorent les couchants,
Toi qu’escorte le chœur des globes tributaires
Et que suit l’œil pieux des fleurettes des champs…
Toi le creuset géant où bout l’âme des mondes,
Toi le cœur formidable et ruisselant de jour
Qui propulses vers nous, par explosions blondes,
Toute la Vie, et tout l’Espoir, et tout l’Amour ! …

On est certes là à l’opposé de la poésie scientifique : le poète n’a guère d’ambition didactique et s’efforce visiblement de réenchanter l’espace, dernier bastion du mystère et d’une certaine poésie. En cette fin de XIXe siècle, la poésie pouvait en effet se donner pour tâche de rétablir la part de mystère, aussi bien dans l’intériorité subjective que dans le silence éternel des espaces infinis. Et la forme énonciative de la « prière » n’est pas anodine car elle projette sur son objet les connotations de la divinité. On retrouve donc ici le lien profond entre anthropomorphisme et religiosité. Profond, ce lien l’est car il ne s’agit pas seulement de la représentation des divinités sous la forme humaine, mais plutôt de l’idée, notamment religieuse, d’une intention transcendante gouvernant le monde. C’est l’idée qui, étendue de la religion à la politique, justifie la forme de pouvoir de la monarchie. En effet, alors qu’une conception du monde fonctionnant selon des « lois » naturelles semble plus affine à l’idée de République, l’idée de transcendance met en continuité l’anthropomorphisme cosmique et le pouvoir personnel. C’est en tous cas ce qu’illustre « La découverte de la vapeur » de Jean Lesguillon [44] Écrivain courtisan du Second Empire, Lesguillon avait donné à lire à l’Académie ce poème où il mêle l’éloge des sciences et des techniques à la flatterie politique. Sa structure est un enchaînement de discours anthropomorphiques, ou reposant sur l’idée de volonté transcendante. Car ce que met en évidence ce poème, c’est que l’anthropomorphisme trahit principalement une pensée de la transcendance toute puissante, divine ou politique. Le premier temps est l’apparition d’un « génie » dans un songe de Napoléon :

« Lève-toi, lui dit-il ; vois, je suis la science !
D’un pouvoir inconnu je t’offre l’alliance ;
Viens, je tiens en mes doigts les clefs de l’univers,
Vainqueur des continents, sois le vainqueur des mers [45]. »

L’infortuné empereur n’a pas suivi le conseil de la science et se voit expliquer comment la vapeur lui eût permis la victoire maritime sur l’Angleterre. Il imagine quelles auraient alors été l’étendue et la nature de son pouvoir :

« Calme au sein de ma force et de sa majesté,
L’Empire grandissait sous mon éternité !
Deux maîtres seuls enfin portaient le diadème :
Bonaparte ici-bas ! là-haut le roi suprême !
La vapeur ! mon problème eût été résolu !
La vapeur ! j’étais dieu ! Dieu ne l’a pas voulu ! »

Et le poète reprend :

« Non, Dieu n’a pas voulu, Sire ! Sa prévoyance
Gardait pour d’autres temps ce fruit de la science. »

Et de décrire les progrès matériels et sociaux que la vapeur est censée avoir apportés au long du siècle. La vapeur, en devenant « l’esclave » de l’homme, aurait en effet permis la libération de celui-ci. Or, l’exposé didactique de l’importance historique de cette forme d’énergie n’est pas tout et, en l’occurrence, c’est même un cliché au-delà duquel il faut voir une signification idéologique bien plus particulière. La Science, Dieu et l’Empereur forment une sorte de trinité omnipotente dont la Vapeur est l’esclave. Dans ce cadre, la personnification permet d’établir des équivalences et des relations très significatives. Deux plans sont distingués : celui des dominants et celui des dominés. Curieusement, les hommes semblent échapper à cette topologie sommaire : ils étaient naguère dans l’esclavage du travail mais ont été émancipés par l’asservissement de la Vapeur. Sont-ils pour autant libres ? L’histoire a répondu à l’utopie techniciste, et à la propagande bonapartiste, en replaçant les hommes entre le marteau et l’enclume que sont l’empereur et le travail, tout mécanisé fût-il. Ainsi, le surplus de dignité dispensé généreusement par la poésie à la science ou au monarque, les égalant à Dieu, occulte un effet pervers, ou dommage collatéral de la personnification, qui est la relativisation de la dignité humaine. Car le sophisme de Lesguillon ne prend pas et la maladresse de l’un de ses vers produit d’ailleurs une ambiguïté parlante : L’homme est la liberté ; la vapeur, l’esclavage ! En voulant dire que la vapeur prend sur elle le fardeau qui incombait aux hommes, le poète nous fait penser malgré lui que la vapeur n’apportera qu’une intensification du travail pour les hommes. En effet, de tels raccourcis logiques sont dangereux : vapeur = esclave = esclavage, tout cela prend la tournure d’un jeu d’analogies sans queue ni tête, dont le principe directeur n’est plus assuré. Au cours du moment de transition qu’est la fin du XIXe siècle, la personnification a pris le risque de se réduire à une pure forme rhétorique, une figure ornementale dont les incidences explicatives sont soit négligées soit mal maîtrisées. Elle devient alors disponible à tous les retournements, les jeux et les critiques. Irrévérence et anthropomorphisme ludique : des astres familiers Si, au XVIIIe siècle, la personnification avait pu être invoquée pour conférer plus de dignité à un sujet inanimé et lui appliquer des fragments narratifs, voire des épopées entières, la fin du siècle suivant semble avoir retourné les valeurs de l’anthropomorphisme. Lorsqu’il chante sa « haine du soleil », Barbey d’Aurevilly dit le haïr « comme un homme » pour ravaler sa dignité, pour saper sa prestance métaphysique [46] :

Alors, je me disais, en une joie amère :
« Et toi, Soleil, aussi, j’aime à te voir sombrer !
Astre découronné comme un roi de la terre,
Tête de roi tondu que la nuit va cloîtrer ! »
Demain, je le sais bien, tu sortiras des ombres !
Tes cheveux d’or auront tout à coup repoussé !
Qu’importe ! j’aurai cru que tu meurs quand tu sombres !
Un moment je l’aurai pensé !
Un moment j’aurai dit : « C’en est fait, il succombe,
Le monstre lumineux qu’ils disaient éternel !
Il pâlit comme nous, il se meurt, et sa tombe
N’est qu’un brouillard sanglant dans quelque coin du ciel ! »
Grimace de mourir ! grimace funéraire !
Qu’en un ciel ennuité chaque jour il fait voir…
Eh bien, cela m’est doux de la sentir vulgaire,
Sa façon de mourir ce soir !
Car je te hais, Soleil, oh ! oui, je te hais comme
L’impassible témoin des douleurs d’ici-bas…
Chose de feu, sans cœur, je te hais comme un homme !
L’être que nous aimons passe et tu ne meurs pas !
L’œil bleu, le vrai soleil qui nous verse la vie,
Un jour perdra son feu, son azur, sa beauté,
Et tu l’éclaireras de ta lumière impie,
Insultant d’immortalité.

À rebours du drame solaire mallarméen, qui fait du coucher du soleil le symbole d’un drame métaphysique, Barbey le dédramatise et le vide de sa portée symbolique. Dans les deux cas, le coucher du soleil a trait à la finitude humaine, mais la figure opère en sens inverse : en personnifiant le soleil, Barbey le rend vulgaire. Certes, ce poème n’a pas de prétention didactique et développe son paradoxe en prenant prétexte d’une méditation sur la mort de l’être cher ; mais il indique assez bien quelles valeurs peuvent s’associer, à la faveur de la causticité fin-de-siècle, à l’anthropomorphisme. On trouve une déclinaison plus légère de ce thème chez Laforgue. Il y a bien de la dérision dans sa « Marche funèbre pour la mort de la terre » qui déjoue par la personnification la grandiloquence des prophéties apocalyptiques [47]. La mort de la terre semble ne pas avoir une portée extraordinaire. Mais cet ordinaire-là est très remarquable car il occulte le problème que pose un discours d’après la mort de la terre, c’est-à-dire qu’il occulte la question du locuteur :

Ô convoi solennel des soleils magnifiques,
Nouez et dénouez vos vastes masses d’or,
Doucement, tristement, sur de graves musiques,
Menez le deuil très-lent de votre sœur qui dort.
Souviens-toi de tes dieux ; des sombres cathédrales,
Des vitraux douloureux, des cloches, de l’encens,
Et de l’orgue entonnant les hosannah(s) puissants,
Et des mystiques fleurs dans les douceurs claustrales ;
Oh ! souviens-toi du siècle où l’Homme a tant douté
Et puis s’est trouvé seul, sans Justice et sans Père,
Perdu dans l’Éternel, seul avec sa misère… –
Mais dors, c’est bien fini, dors pour l’éternité [48].

Peut-être est-ce la voix d’un dieu, ou plutôt d’un homme qui anticipe avec froideur et distance un moment bien ultérieur à sa propre disparition. L’apostrophe personnifiante permet ce ton dégagé en évoquant la possibilité d’un dialogue d’égal à égal. Mais pour Laforgue, certes, le destin de la terre évoque tout de même le destin de l’humanité, et notamment le siècle où elle s’est retrouvée « sans Justice et sans Père », c’est-à-dire précisément privée de ses mythes anthropomorphes, religieux et laïcs. La badinerie sera donc bien plus accomplie chez un Jacques Prévert qui déclarera sur le ton de la plaisanterie [49] :

Le soleil est amoureux de la terre
La terre est amoureuse du soleil
Ça les regarde
C’est leur affaire

Parodie de mythologie ou allégorie de la loi de la gravité – et sûrement les deux à la fois – ces vers ludiques ont enfoui sous des trésors de jubilation poétique la tradition des poèmes astronomiques et cosmologiques. Or, celle-ci connaît pourtant quelques résurgences, jusqu’au XXe siècle. Ainsi chez Queneau, qui associe le goût des discours savants à l’irrévérence gouailleuse [[Petite Cosmogonie portative [Gallimard, 1950], O. C., t. I, « Pléiade », Gallimard, 1989, p. 203-204, v. 167-188.]] :

Soleil couperosé chevelu tacheté
semé de grains de son roux radiant rayonneux
père très attentif d’une tribu docile [« Le système solaire et la ronde des planètes »] ils cyclent consciencieux toupies acrobatiques
champions sélectionnés zigzaguant dans le ciel
leurs boucles pour un autre ont gueule d’astragale
car leur sport déconfit leur mouvement spirale
mais les malins ont vu l’astuce planétaire
et leurs paris sont bons ils reviennent à l’heure
à la minute à la seconde au siècle au jour
les coureurs obstinés dans la froideur des jours
la roulette est vaincue et le banquier fort riche
ne cesse de payer sans deviner qu’on triche
le commerçant peut rêver la putain dormir [« Mercure et Vénus »]
le colonel fumer du tabac caporal [« Mars »]
des gamins divaguer en un jeu machinal [« Les astéroïdes »]
le fonctionnaire bâille et le vieillard somnole [« Jupiter et Saturne »]
ce féroce pédé se calme le zizi [« Uranus »]
le marin tout au loin lugubre se désole [« Neptune »]
de naviguer si près du bout de l’infini
car il ne connaît pas le mineur endurci [« Pluton »]
qui fonce aveuglément dans la fosse des nuits

Dans le chant III de cette Petite cosmogonie portative, au titre antithétiquement ambitieux et modeste, Queneau s’explique, sous la forme d’une prosopopée d’Hermès, sur son intention, ou plutôt son absence d’intention [50]. Il ne prétend pas au didactisme mais se laisse plutôt aller à écrire de la poésie sur les sujets qui l’intéressent, plaçant ainsi à l’origine de son texte, non les lieux communs de la poésie romantique, mais les centres d’intérêt d’un érudit émancipé des convenances poétiques. Qu’il s’adonne à l’anthropomorphisme pour traiter des planètes est presque étonnant, tant les autres sujets de sa cosmogonie trahissent plus de documentation scientifique que d’emprunt à l’ancienne rhétorique. Mais il est irrévérencieux envers son Olympe stellaire et laisse sentir que les entités anthropomorphes ont surtout vocation à susciter des plaisanteries un peu grossières. Cela n’empêche pas le contenu scientifique de se développer dans les intervalles puisque, dans les vers cités ci-dessus, les personnifications encadrent des allusions aux problématiques astronomiques des siècles passés. Le personnel mythologique est donc réduit ici à un rôle ornemental, dans le registre grotesque. Ce faisant, il contribue au projet poétique de Queneau qui n’est pas d’un poème didactique mais d’une science « envisagée comme thème poétique [51] ». On reconnaît là l’orientation d’un Flaubert et d’un Bouilhet, mais cela laisse voir aussi une nouvelle formulation du problème des poétiques du XXe siècle, qui est celui du didactisme en poésie ou plus généralement du savoir véhiculé par la poésie.

Critiques de la mythologie

Comment tout tenir ensemble ? Révolution du lyrisme, révolution scientifique, abandon des cadres rhétoriques et des modèles classiques en littérature, critique du scientisme… tout cela lance un défi considérable au poète scientifique de la Belle Époque.

En réponse à cela apparaît une attitude naïve, celle par exemple d’Henri Allorge en son Âme géométrique de 1906 [52]cette date, Allorge ne semble avoir pris acte ni de la révolution scientifique ni de la révolution poétique qui ont eu lieu. Il continue, sans presque d’apport personnel, une rhétorique séculaire. Il cite en épigraphe une phrase de son préfacier, Camille Flammarion, figure tutélaire de la science et du didactisme du XIXe siècle : Il faut n’avoir jamais ressenti le frisson de l’Infini et de l’Éternité, ce frisson dont on est parfois surpris de sortir vivant après en avoir été traversé, pour oser accuser la Science d’être l’antipode de la Poésie [53] Flammarion, en ces mots, faisait allusion à une autre figure tutélaire chère aux sciences et aux lettres, Pascal, et argumentait une énième fois sur la dignité littéraire des objets scientifiques. Or, de tels argumentaires sont paradoxaux : ils révèlent en fait que le poète n’est pas prêt à assumer pleinement le prosaïsme de ses objets et à poétiser non pas malgré ce prosaïsme mais à partir de lui. S’agissant des objets abstraits de la géométrie, Allorge invoque la « Blanche Muse, Géométrie [54]dans l’espoir que cette sorte d’invocation ait encore un sens, voire un prestige. De même, l’anthropomorphisme omniprésent dans son recueil sous la forme de l’apostrophe, et parfois même sous la forme de la personnification, trahit un manque de confiance en le bien fondé de son choix poétique.

LE POINT [55]

Œil du monde, fleur de l’espace,
toile au tableau noir des nuits,
C’est par toi que naît et s’efface
Toute chose aux champs infinis.
Essence de l’être suprême,
Signe de la Divinité,
C’est toi le sublime poème
De toute la réalité !

L’impersonnalité de l’objet scientifique n’est pas tout à fait assumée alors même que l’on perçoit une réelle créativité poétique dans ses désignations. Le poète cherche en effet toujours à développer une analogie ou un symbolisme qui rattache même l’objet le plus abstrait à une signification humaine, voire à des topoï littéraires :

L’ASYMPTOTE [56]

Tout rêve d’infini s’exprime en ce dessin.
Asymptotes : l’amour, l’idéal, l’espérance,
Dieu, l’âme, le bonheur : asymptotes immenses !
Poursuivre l’impossible est l’éternel destin !

Dans un recueil ultérieur, Allorge s’est attaqué à plus difficile encore, l’électricité sous l’angle de ses applications utilitaires [57] y traite, toujours en vers, de l’aspirateur, du four électrique, de l’interrupteur [58] etc. Dans ce recueil nettement postérieur à L’Âme géométrique, il semble s’être un peu libéré de la rhétorique néo-classique et il perçoit parfois le caractère poétique moderne des objets techniques. Il n’en demeure pas moins que l’idée anthropomorphique reste un trait incontournable de sa conception de la poésie scientifique. C’est donc ainsi qu’il parle du télégraphe électrique :

Pourtant il contient, dans sa rouge âme de cuivre,
Une force terrible et docile à la fois
Comparable à l’Esprit qui dort au fond du Livre.

Dans la préface de ce livre, Édouard Schuré résume la croyance profonde d’Allorge en parlant d’une « âme universelle » qui animerait la nature de nombreuses manières, allant de la force qui organise la structure des cristaux jusqu’à l’âme humaine en passant par les règnes végétaux et animaux. C’est ce principe « animique » qui est censé réconcilier sciences et poésie en faisant apparaître la parenté essentielle, donc la dignité, des phénomènes naturels. Cet argument ou ses variantes sont très courants depuis des siècles et il est remarquable qu’il ne soit pour l’instant pas renversé. C’est toujours la nature qui est hissée au rang de l’homme et jamais l’homme et son « âme » qui sont ramenés au niveau de déterminations naturelles strictement matérielles. Le travail du matérialisme dans la culture, en ce début de XXe siècle, n’a donc pas encore suscité de renversement poétique dans la poésie scientifique. Il faut reconnaître que les révolutions qu’a subies l’énonciation lyrique ne semblent pas devoir affecter de la même manière le discours didactique.

Les problèmes qui se posent sont néanmoins très bien perçus et analysés par un amateur de poésie didactique de grande envergure en la personne de Maurice Klippel [59]. Avant de publier ses deux tomes de Poésies philosophiques en 1937 et 1938 à la Librairie Vrin [60], celui-ci avait publié en 1921 Poésie et philosophie. Les origines de la pensée philosophique, chez Alcan puis, en 1934, La Mythologie, origine des connaissances et ses rapports avec les progrès de l’esprit humain aux Éditions d’Hippocrate. Rompu à la philosophie et à la mythologie comparée, accueilli par des éditeurs philosophiques et scientifiques, Klippel abordait donc le genre de la poésie didactique avec les armes d’un intellectuel confirmé et reconnu. Son esprit d’analyse le pousse à distinguer les différentes modalités de la poésie didactique et à séparer, dans une sorte de traité philosophique versifié, remarquablement construit, les types de discours. Ainsi, Klippel répartit dans la structure de son ouvrage les parties explicatives et les parties descriptives, les thèmes philosophiques et d’autres plus proprement scientifiques. Par ailleurs, il ne renonce pas à l’anthropomorphisme mais l’analyse comme tel avant de le mettre en œuvre. Son idée maîtresse, exposée dans une préface intitulée « La Poésie unie à la Philosophie », est que ces deux discours traitent de la même chose avec des moyens partiellement et localement divergents. La figure et la fable, ainsi que la mise en œuvre formelle de la poésie versifiée et rimée sont des adjuvants au discours didactique mais ne rendent pas, par eux-mêmes, la poésie radicalement étrangère à la philosophie. Et cette dernière recourt d’ailleurs à l’occasion aux fables et aux figures. Dans un chapitre portant précisément sur l’anthropomorphisme, il rapproche les cultures monothéistes, polythéistes et animistes en expliquant que leur tropisme anthropomorphique est une tendance, en continuité avec l’attitude scientifique, à chercher une explication du monde [61] :

Trouver des Dieux, ou Dieu, c’est conclure à la cause
En voyant les effets. La plus petite chose
Et la plus effrayante ont un dieu dans leur fond :
Atomes et soleils par lui tournent en rond.
Ainsi l’esprit humain devant toute puissance
D’une cause invisible affirma la présence [62].

Passé ce stade mythologique et religieux, les représentations évoluent mais conservent à travers l’histoire un trait anthropomorphique jusque dans les discours scientifiques. Même si l’âge de la Providence puis l’âge de la Raison succèdent au moment proprement mythologique, les représentations semblent résister à l’évolution philosophique. Cette rémanence repose sur une confusion plus ou moins consciemment entretenue entre l’idée de cause et celle d’intention. Mais Klippel, en poète scientifique acquis à cette nécessaire licence conceptuelle, adopte par intermittence le discours anthropomorphique et intentionnaliste. C’est le cas par exemple lorsqu’il donne une longue série de poèmes sur Apollon et Dionysos, incarnant respectivement l’Esprit et la Vie [63]. Un tel moment représente l’aspect le plus philosophique, c’est-à-dire le plus abstrait de l’ouvrage. En revanche, les moments les plus scientifiques et concrets excluent tout anthropomorphisme. Ils reposent sur deux types de discours. Le premier est purement explicatif et se fonde sur l’usage sans restriction du mot propre. Ces passages équivalent en fait à des textes de vulgarisation scientifique mis en vers. D’autres, dont on pourrait juger qu’ils sont plus « littéraires », sont dans le style de la description pittoresque. Ainsi lorsqu’il traite de « La nature à l’état sauvage [64] » :

Des immenses forêts occupant les tropiques
Se déroulent au loin en aspects magnifiques.
L’opulente nature, avec la majesté,
S’y montre dans l’essor de sa fécondité,
Et d’elle-même offrant la plus vivante image,
Foisonne dans l’ardeur de sa force sauvage.
Les arbres refoulés par des arbres nouveaux
Dans l’élan de la vie intriquent leurs rameaux ;
Les faibles et les forts en croissant se confondent,
Dans leur diversité les espèces abondent,
Des feuillages divers de forme et de couleur
Mélangent leur ton sombre à leur claire pâleur ;
Ce n’est que rarement qu’une espèce isolée
Occupe un cercle étroit à part de la mêlée.

Ce passage montre assez clairement que le style pittoresque a pour vocation de rendre sensible le processus vital en œuvre et de donner une épaisseur concrète, un contexte, aux lois naturelles énoncées dans d’autres segments du texte. Une qualité « littéraire » de l’écriture peut ainsi être le relais, ou le préalable, de l’exposé didactique mais, dans les parties scientifiques du poème, la poésie a un rôle plus fondamental encore. Il apparaît en effet que, dans l’enquête sur les origines des espèces, par exemple, la science a besoin de l’imagination et ce non seulement pour prolonger les constats par des hypothèses mais aussi pour transformer en spectacle sensible les indices collectés par les scientifiques. Le « ptérodactyle antédiluvien » illustre ce principe car

Tout fut dans la Nature et jusqu’à ces mensonges
Que l’homme ne peut voir que dans le fond des songes [65] !

Suit une longue description qui n’est pas sans rappeler celle de Bouilhet. On y sent seulement plus de scrupule dans le détail et peut-être moins de talent. Ce que Klippel a de commun avec Bouilhet, c’est la conviction que la science doit produire des représentations parlantes et non seulement des constructions abstraites. Elle est donc un défi à l’imagination. Mais alors que Bouilhet jouait principalement du pittoresque et du lyrisme, Klippel a quasiment renoncé au lyrisme et y a substitué le discours didactique. Il est donc arrivé à un moment historique où il se sent obligé de distinguer différents types de discours et leurs prérogatives respectives mais continue malgré cela à les faire coexister au sein d’un même projet littéraire. Cette cohabitation des genres se fait au prix d’une minutieuse partition et d’une table des matières dont l’arborescence évoque les traités scientifiques. Publiée chez un authentique libraire philosophique, sous la plume d’un authentique scientifique, cette œuvre représente sans doute l’épilogue flamboyant de l’histoire du poème scientifique comme genre. Certes, quelques exemples ultérieurs prolongent à peine cette histoire, mais l’ouvrage de Klippel est sans doute le dernier à représenter une telle réussite éditoriale en tant que véritable traité en vers. Surtout, il marque la fin d’une période en contenant en lui-même à la fois la justification historico-philosophique du genre et la nécessité, pour l’esprit scientifique du XXe siècle, d’y séparer différents types de discours. Mais plus qu’un réel point d’arrêt, on peut considérer que Klippel dresse une sorte de bilan et formule la problématique qu’aura à traiter la génération suivante. Il s’agit en effet de reconsidérer les représentations de la culture scientifique, et en particulier ses personnifications, pour les mettre en cohérence avec les nouvelles modalités de l’expression poétique. En somme, Klippel préparait le terrain à Francis Ponge : celui-ci allait devoir mener à son terme la critique déconstructrice de l’anthropomorphisme et accepter le caractère fondamentalement matérialiste de la science moderne.

Ponge : de la critique de l’anthropomorphisme à l’anthropomorphisme critique

En 1954, Francis Ponge accepta une commande de la Compagnie d’électricité qui voulait promouvoir auprès des architectes l’idée de concevoir les bâtiments modernes en prévoyant pleinement et efficacement leur électrification. Ponge republia le texte de cette plaquette en 1961 dans son recueil poétique Lyres, ce qui atteste qu’il le considérait comme une œuvre ayant le même statut poétique que les divers poèmes de ce livre. Ce qui m’intéresse particulièrement est que ce texte mêle des énoncés figurés, dont certains personnifient l’électricité, à des énoncés réflexifs qui analysent ou critiquent l’anthropomorphisme poétique appliqué aux entités scientifiques et techniques. Ponge ne se dérobe pas au passage quasiment obligé du rappel étymologique de la figure d’Électre [66]. Il sacrifie ainsi à un rite de la culture classique, ou un réflexe de l’homme de lettres qui « connaît ses classiques » et va même jusqu’à développer la parenté du personnage mythique. C’est d’autant plus amusant que la figure d’Électre n’est qu’indirectement liée à l’histoire de l’électricité puisque le mot dérive en fait d’electron, l’ambre jaune. Ainsi, même dans l’analyse étymologique, un biais anthropomorphique se fait jour. Mais il est patent, voire ostentatoire, que l’exposé mythologique est parfaitement gratuit. En tous cas, il n’amène aucune remarque sur la pertinence étymologique des mots « électron » et « électricité ». Aucune motivation n’est invoquée pour ce rapprochement de la réalité technique et du personnage mythique. Ponge semble saluer au passage une culture qui est devenue stérile mais demeure dans le paysage culturel à l’état de vestige, de monument. L’anthropomorphisme mythologique est désactivé et il signale néanmoins, fût-ce en creux, un fonctionnement immémorial de la langue. Ce fonctionnement mythopoïétique, Ponge ne lui tourne pas tout-à-fait le dos. Il s’en amuse plutôt et se plaît à le faire jouer avec quelque distance autocritique, voire ironique. Prenant acte du tournant majeur qu’ont pris les sciences depuis le début du XXe siècle, il se situe dans un moment de fondation d’une nouvelle culture, de nouveaux mythes, analogue au moment de naissance des mythes antiques :

Nous voici donc revenus, dirai-je, à un temps tout pareil à celui des Cyclopes, bien au-delà de la Grèce classique, bien au-delà de Thalès et d’Euclide, et presque au temps du Chaos. Les grandes déesses à nouveau sont assises, suscitées par l’homme sans doute, mais il ne les conçoit qu’avec terreur. Elles s’appellent Angström, Année-Lumière, Noyau, Fréquence, Onde, Énergie, Fonction-Psi, Incertitude. Elles aussi, comme les divinités sumériennes, stagnent dans une formidable inertie mais leur approche donne le vertige. Et sur leurs tabliers sont inscrites les formules, en écriture abstraite, en hautes maths [67]

. Le ton caractéristique de Ponge mêle un humour froid au jeu sur les références culturelles. Il a retenu quelques lexies typiques de la science moderne mais dont le champ sémantique est suffisamment ouvert pour activer des connotations suggestives, notamment dans le domaine religieux. Ainsi, le parallèle entre invention scientifique et mythogenèse tire visiblement sa substance de l’usage des mots. L’emploi de la majuscule à l’initiale n’est que l’indice le plus visible de la mythification mais elle suggère la possible insertion des lexies dans des discours et des récits mythiques. Ponge souligne bien le paradoxe de l’origine de ces nouvelles divinités « suscitées par l’homme » mais que celui-ci ne « conçoit qu’avec terreur », comme si l’homme avait autant besoin, et simultanément, de fiction et de vérité, d’une fiction aliénante et d’une vérité émancipatrice. C’est un peu fort, sans doute, et il y a une bonne part de provocation dans ce raccourci. Surtout, Ponge fait remarquer plus loin la différence fondamentale entre science et religion, et par conséquent l’irréductibilité d’un mythe scientifique à un mythe religieux. C’est que les sciences sont divulguées et non mystérieuses, appliquées et donc pratiques. S’agissant tout particulièrement d’électricité, et notamment de l’électricité appliquée à l’architecture domestique, le mythe scientifique semble s’effacer devant la familiarité de l’usage de la science. Contrairement à la croyance religieuse, toujours sujette au doute, la science fait quotidiennement ses preuves : tout au long de son texte, Ponge ne cesse de se décrire allumant et éteignant la lumière, jouant sur ce changement, significativement aisé, des conditions matérielles de l’écriture. Il invite ainsi son lecteur à apprivoiser la figure anthropomorphe de l’électricité. Celle-ci est en effet personnifiée avec quelque développement [68]. Ce n’est plus la « fée électricité » de l’époque 1900 car elle ne s’attache plus de connotations surnaturelles. D’abord comparée à une prostituée, puis à une servante, elle n’est pas, en fait, une des « grandes déesses » qu’il mentionnait plus haut. Et même lorsqu’elle prend quelque grandeur, celle d’une « princesse », elle reste accessible :

L’électricité, certes, est une princesse, et qu’elle ait le teint du cuivre ne me déplaît pas. Exact. Mais pourtant les yeux bleus, s’il vous plaît, ou plutôt un certain reflet bleu, à fleur de sa peau de cuivre. Très bien. Cela marche même avec ce que nous savons [69], que la molécule de cuivre ionisée est bleue, tandis qu’à l’état neutre elle était rouge. Mais pourtant cette princesse est aussi une domestique : comment vais-je arranger ça ? […] Il suffit de saisir entre le pouce et l’index la petite oreille froide de cet enfant, pour qu’aussitôt, déchirant sa robe de soie qui se placarde, les ailes étendues, aux murs et au plafond, une éblouissante personne, sa mère, – est-ce notre princesse hindoue, en est-ce mille, sont-ce mille esclaves qui se précipitent toutes nues à notre service ? Quel ennoblissement, quel plaisir procure une telle domesticité ! Quel luxe d’être servi par cette grande figure métaphysique, vêtue de soie bruissante et frémissante, et d’ailleurs nue, coiffée d’aigrettes, parée de rivières de diamants ! […] On me dit qu’elle me sert comme elle sert tout le monde, et que le moindre paysan peut se l’offrir. En effet, c’est une prostituée, mais que m’importe, puisque jamais elle ne perd rien de sa distinction, de son éloignement par principe [70].

Il y a bien de la désinvolture dans cette personnification, et non un culte de type religieux. Le ton est familier et l’érotisation de la figure dénote bien une forme de rapprochement. Même du point de vue du savoir scientifique, il n’est plus question de mystère hermétique : dans une note de bas de page, Ponge renvoie au savoir sous sa forme la plus vulgarisée et la plus accessible, la célèbre collection « Que sais-je ? ». Or, si ce n’est certes pas la première fois qu’un poète donne des notes de bas de page à ses poèmes, il y a néanmoins quelque chose de plaisant et de remarquable à justifier une figure par la référence à un manuel de vulgarisation scientifique ! Le plus important me semble qu’il indexe de ce fait sa manière d’écrire sur un savoir constitué. Il reconnaît et thématise le fait que la poésie dépend, plutôt directement qu’indirectement, d’un contexte épistémologique et scientifique. Ainsi, s’agissant de l’électricité, il note qu’elle a avant tout généré une représentation de la littérature et des « métaphores instituantes [71] » qui orientent le style : Tout cela a joué, dans tous les arts, en faveur d’une certaine rhétorique : celle de l’étincelle jaillissant entre deux pôles opposés, séparés par un hiatus dans l’expression. Seule la suppression du lien logique permettant l’éclatement de l’étincelle. Poésie et électricité s’accumulant dès lors et restant insoupçonnables jusqu’à l’éclair, voilà qui marche avec l’esthétique des quanta. Et bien sûr qu’aucun hymne ou discours dans le style soutenu n’est plus possible, quand triomphe, en physique, le discontinu. Tel est l’état de fait qui doit être bien observé des architectes, car on ne saurait revenir en arrière : il s’agit d’une modification irréversible du goût [72]. Cette solidarité des sciences et des arts amène logiquement à envisager les développements à venir et à mettre en perspective la pratique d’écriture contemporaine. Ponge se situe lui-même dans une ère, mathématique et rhétorique, euclidienne, c’est-à-dire une ère où les figures rhétoriques sont cohérentes avec une manière de représenter le monde selon une géométrie particulière. Ainsi formerons-nous un jour peut-être les nouvelles Figures, qui nous permettront de nous confier à la Parole pour parcourir l’Espace courbe, l’Espace non-euclidien [73]. [Il n’est pas certain qu’écrire ceci en 1954 soit une preuve de clairvoyance. On pourrait répondre à Ponge que le modernisme a déjà eu lieu, de même que le futurisme ou encore Dada, et que la géométrie non euclidienne n’est alors plus d’une très grande actualité. Sa prophétie pourrait même le condamner lui-même en révélant son propre anachronisme. Mais le défi n’est pas de suivre le progrès scientifique au jour le jour, et la portée du propos de Ponge ne doit pas être cherchée dans une application immédiate de sa thèse à sa pratique d’écriture ; il faut plutôt reconnaître, me semble-t-il, que son mérite est d’ouvrir, en homme de lettres, une réflexion sur la prégnance de la pensée scientifique et technique dans la culture, jusque dans l’écriture poétique qui était naguère considérée comme la plus étrangère à la science. On peut considérer que Ponge représente une nouvelle étape, et peut-être l’une des dernières, dans la trajectoire de la personnification scientifique en poésie. Chez lui, il ne reste à peu près rien de l’intentionnalisme, religieux ou animiste, qui sous-tendait la tradition de l’anthropomorphisme. L’homme a fait de l’électricité – et il peut en aller de même des autres découvertes modernes – sa servante, sa prostituée et sa princesse [74]. Il la modèle à plaisir, sous sa plume, et y trouve le reflet de sa propre intention, de son propre désir.

Dans le texte de Ponge, l’homme semble pouvoir être confiant en son génie et jouir de ses inventions. À la veille de la construction de la première centrale nucléaire en France, le poète n’a guère de raison de faire le lien entre électricité et énergie nucléaire [75]. C’est un moment de répit, idyllique, certes après Hiroshima, mais avant les prises de conscience écologiques, propice à l’épanouissement d’un matérialisme confiant. Ces figures de l’électricité, de même que le traitement ludique des astres par Queneau, indiquent l’orientation prise par la poésie scientifique lorsque le genre didactique à proprement parler a laissé la place à la poésie sur thème scientifique [76]. Ce n’est pas que l’univers soit absolument désenchanté et « vide ». C’est plutôt que, dans l’incessant renouvellement de ses mythes, l’homme fait une pause. Pour penser à nouveau l’univers à son image, il faudrait peut-être qu’il se pense à l’image d’un Dieu perdu de vue, ou encore qu’il surmonte l’antagonisme entre lui et la Nature, révélé par la pensée écologique. Mais sans doute la science contemporaine l’encourage-t-elle plutôt à se penser lui-même à l’image de l’univers, c’est-à-dire à dissoudre la spécificité humaine, et notamment l’intention, dans les lois de la nature. En effet, après le poème didactique, le nouveau sujet lyrique s’avoue lui-même objet de science. Fondation Thiers / EA 4089 « Sens, textes, histoire » (Paris-Sorbonne) nwanlin@normalesup.org

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), I,1, 2007

notes:

[1] Voir une présentation de ce recueil et sa contextualisation historique par Jean-Pierre Bertrand : « La poésie à vapeur : Les Chants modernes de Maxime du Camp », Le Poème fait signe, URL :http://www.fabula.org/colloques/doc…

[2] Je citerai ici très longuement des textes dont il n’existe pas d’édition papier accessible. On peut trouver le texte de Du Camp sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France :http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bp…

[3] Voir sur ce point Bertrand Marchal, La Religion de Mallarmé, José Corti éditeur, 1988.

[4] Dans la préface de son poème, Daru rapporte que Laplace lui aurait dit ceci : « Dans notre siècle, où tous les esprits tendent vers l’étude des choses positives, la littérature semble appelée à parcourir une carrière nouvelle. Son rôle est de populariser les sciences, de les présenter dépouillées des formes qui les rendent inaccessibles à un si grand nombre d’intelligences. » (L’Astronomie, poème en six chants, Firmin Didot frères, 1830, préface III-IV.)

[5] Ibid., p. 26-27.

[6] Ibid., p. 28.

[7] Ibid., p.186-187.

[8] Dédié à Flaubert, d’abord paru dans la Revue de Paris en 1854 et repris dansFestons et astragales en 1859 et lisible sur le site de Jean-Baptiste Guinot :http://perso.orange.fr/jb.guinot/pa… . Après des études de médecine interrompues, Louis Bouilhet (1821-1869), qui se concevait poète, fut professeur de grec et de latin, puis conservateur de la bibliothèque de Rouen.

[9] Il faut probablement comprendre ici que Bouilhet se rallie à la théorie de l’hétérogenèse (couramment appelée « génération spontanée ») selon laquelle la vie animale peut naître d’éléments non animaux.

[10] C. Fusil, La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, Éditions Scientifica, 1918, p. 141.

[11] Dans Bouvard et Pécuchet, le récit des origines du monde rappelle assez nettement le poème de Bouilhet. (éd. de Cl. Gothot-Mersch, « Folio », Gallimard, 1979, p. 142-143). S’il est certain que Flaubert connaissait ce poème, on peut aussi suggérer que lui et Bouilhet partageaient les mêmes sources.

[12] Gisèle Séginger, « Forme romanesque et savoir. Bouvard et Pécuchet et les sciences naturelles »,Revue Flaubert, n°4, 2004,http://www.univ-rouen.fr/flaubert/1…Elle montre dans cet article que l’apport des sciences naturelles n’est pas tant le fond des théories que l’élaboration d’un roman selon la structure tabulaire et paradigmatique de la botanique linnéenne.

[13] Judith Wulf explique en quoi Flaubert a pu s’inspirer des travaux de Félix-Archimède Pouchet (dernier promoteur de l’idée de génération spontanée contre Pasteur) et de son fils Georges Pouchet (professeur d’anatomie comparée au Museum d’Histoire Naturelle) dans « Les sciences naturelles dans La Tentation de saint Antoine : entre esthétique et épistémologie »,Revue Flaubert, n°4, 2004,http://www.univ-rouen.fr/flaubert/1…

[14] Flaubert avait d’ailleurs fait entrer Darwin dans son anthologie de clichés : « DARWIN : celui qui dit que nous descendons du singe. », Le Dictionnaire des idées reçues, à la suite de Bouvard et Pécuchet, éd. cit., p.504. Par ailleurs la structure globale du poème se fonde sur une conception cyclique et diluvienne de l’histoire de la Terre. Mais cette idée n’est pas mise en œuvre comme une opinion à illustrer, plutôt comme le principe d’organisation du récit, dirigé vers une fin apocalyptique.

[15] Par ailleurs la structure globale du poème se fonde sur une conception cyclique et diluvienne de l’histoire de la Terre. Mais cette idée n’est pas mise en œuvre comme une opinion à illustrer, plutôt comme le principe d’organisation du récit, dirigé vers une fin apocalyptique.

[16] Emmanuel N. L. Viollet-le-Duc,Nouvel art poétique, poème en un chant, chez Martinet, 1809, p. 15-16.

Les notes du poème explicitent la critique de la poésie descriptive et didactique : l’auteur invoque Aristote pour fonder la poétique sur l’action et en conclut qu’un « ouvrage en vers, pittoresque, descriptif, ou didactique, comme on voudra, n’est pas un poème, ni même une belle chose. » (p. 35-37)

[17] Voir le « Discours préliminaire » qui précède Les Saisons, poème, Froment, [1769] 1825, p. XIV.

[18] Ibid., p. XIV-XV.

[19] Sur la conjonction d’une inspiration encyclopédiste et d’un projet esthétique, voir Luigi De Nardis, Saint-Lambert : scienza e paesaggio nella poesia del Settecento, Roma, Ateneo, 1961, notamment p. 121-142 : « L’Arcadia enciclopedista ».

[20] Ibid., « Le Printemps », p. 3-4.

[21] Voir la section V, « Projet de poétique » dans Lettre sur les occupations de l’Académie…, Librairie classique d’Eugène Belin, 1879, p. 36-57, en particulier p. 52-53 sur les effets pathétiques de la personnification chez Virgile.

[22] Géorgiques, III, v. 517-519, qu’É. de Saint-Denis traduit ainsi : « Triste, le laboureur s’en va dételer le jeune taureau affligé de la mort de son frère, et laisse sa charrue enfoncée au milieu du sillon. » (Les Belles Lettres, coll. « Budé », 1982, p. 56.)

[23] Michel Delon, « Préface » à l’Anthologie de la poésie française du XVIIIe siècle, coll. « Poésie », Gallimard, 1997, p. 15.

[24] Préface à L’Imagination, Lebigre frères, [1806] 1834, p. 12, citée par M. Delon, loc. cit., p. 19.

[25] Ibid., p. 165.

[26] Ibid., p. 165-166.

[27] La Nature ou le Bonheur philosophique et champêtre, chant III : « Le Génie », cité par M. Delon, op. cit., p. 192.

[28] Loc.cit., p. 14, à propos de La Nature, ou le bonheur philosophique et champêtre.

[29] Jean-Marie Roulin, « Les plantes ont-elles une âme ? La sensitive de Descartes à Delille », Études de lettres, Lausanne, janvier-mars 1992, en particulier p. 92-102.

[30] Ibid., p. 96.

[31] Voir notamment Les Structures rhétoriques de la science de Kepler à Maxwell, éd. du Seuil, coll. « Des Travaux », 2004.

[32] Sur les périphrases et les métaphores de Saint-Lambert pour éviter le mot propre, voir Wil Munsters, La Poétique du pittoresque en France de 1700 à 1830, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », Genève, Droz, 1991, p. 122-125, en particulier p. 125 : « Que ce soit cette fidélité au vocabulaire traditionnel, la persistance de la métaphore élevée ou le recours au merveilleux, tout témoigne de sa volonté de respecter les limites consacrées par le Bon Usage. Tout compte fait, son style est le reflet fidèle de sa théorie de l’imitation de la nature. »

[33] Jean Richepin, « La Gloire de l’eau », La Mer, Fasquelle, 1886 [reprint Gallimard, 1980], p. 327.

[34] Voir notamment son plaidoyer contre les « mystiques théories » (ibid., p. 329-339) suivi d’une prosopopée de l’eau elle-même (p. 339-344) : la personnification est ici censée jouer contre la croyance religieuse et porter le discours matérialiste.

[35] René Ghil, Le Dire du mieux, Le meilleur devenir, 1889, cité dans la précieuse anthologie due à Jean-Pierre Luminet, Les Poètes et l’Univers, Le Cherche Midi éditeur, 1996, p. 258.

[36] « René Ghil », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898.p. 182.

[37] Système de Ptolomée. [[sic, note de l’auteur

[38] Jacques Malfilâtre, Odes, « Le Soleil fixe au milieu des planètes. Ode. »,Œuvres, chez Léopold Collin libraire, an XIII – 1805 [fac-similé Phénix éditions, 1999], p. 149-151.

[39] Jean Lahor (Henri Cazalis), « L’Illusion », La Gloire du Néant, Lemerre, 1896, p. 157-158.

[40] L’Atlantiade ou la théogonie newtonienne, poème en 6 chants, 1812, cité par J.-P. Luminet, op. cit., p. 352-353.

[41] « Les grandes lois », La Légende des Siècles, 1859-1883, coll. « Bouquins », éditions Robert Laffont, p. 569-570.

[42] « La comète », ibid., p. 425.

[43] La Chanson des étoiles, Ollendorf, 1888, p. 13-14. Remarquer également dans le même volume le poème intitulé « La mort de Dieu » qui en donne une remarquable vision anthropomorphique très concrète.

[44] « La découverte de la vapeur », Les Couronnes académiques, Arnauld de Vresse éditeur, 1861, p. 1-14. Jean-Pierre-François Lesguillon (1799-1873) a commencé par travailler à L’Almanach des muses de 1830 à 1833 puis a dirigé La Lanterne magique de 1833 à 1836. Il s’est surtout fait connaître par ses pièces de théâtre, notamment des drames historiques. Il a beaucoup écrit pour les concours des académies de province, ce qui forme le contenu des Couronnes académiques. Il a recherché la bienveillance de Napoléon III par divers moyens et notamment en recueillant des poésies à lui dédiées ou en écrivant un poème sur la naissance du prince impérial (comme Théophile Gautier). [[« La découverte de la vapeur », Les Couronnes académiques, Arnauld de Vresse éditeur, 1861, p. 1-14. Jean-Pierre-François Lesguillon (1799-1873) a commencé par travailler à L’Almanach des muses de 1830 à 1833 puis a dirigé La Lanterne magique de 1833 à 1836. Il s’est surtout fait connaître par ses pièces de théâtre, notamment des drames historiques. Il a beaucoup écrit pour les concours des académies de province, ce qui forme le contenu des Couronnes académiques. Il a recherché la bienveillance de Napoléon III par divers moyens et notamment en recueillant des poésies à lui dédiées ou en écrivant un poème sur la naissance du prince impérial (comme Théophile Gautier).

[45] Ibid., p. 4.

[46] « La Haine du soleil » [1886],Poussières [1897], Œuvres romanesques complètes, t. II, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1966, p. 1197-1199.

[47] « Marche funèbre pour la mort de la terre » [1903], Le Sanglot de la Terre. 3 : Poèmes de (variations sur) la mort, Œuvres complètes, t. I, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986, p. 341-345.

[48] Ibid., p. 342-343.

[49] « Soyez polis » [1941], Histoires [1946], Œuvres complètes, « Pléiade », Gallimard, 1992, p. 823-824.

[50] « Mais je ne l’ai pas conçu, du tout, il s’est conçu tout seul, enfin, c’est un poème un petit peu… surréaliste, disons. Enfin, surréaliste dans le sens où il n’a pas de, d’intention, enfin… Là, aucune. », « Notice », (ibid., p. 1236)

[51] « Ce n’est pas un poème didactique, c’est la science envisagée comme thème poétique. », « Notice », ibid., p. 1235.

[52] L’Âme géométrique, poésies avec une lettre-préface de M. Camille Flammarion, Plon Nourrit et Cie, 1906, 49 p. Henri Allorge (1878-1938), auteurs de romans populaires et pour la jeunesse publia des romans de science fiction, des textes de vulgarisation scientifique et, outre le recueil poétique déjà cité, Le Clavier des harmonies, transpositions poétiques, Plon-Nourrit et Cie, 1907 et des Petits poèmes électriques et scientifiques, préface de l’auteur et avant-propos d’Édouard Schuré, Perrin, 1924.

[53] Stella, XXII, Flammarion, 1897.

[54] Op. cit., p. 16.

[55] Ibid., p. 19.

[56] Ibid., p. 36.

[57] Petits poèmes électriques et scientifiques, éd. cit.

[58] Ce dernier prépublié dans L’Art Ménager, avril 1927, p. 43.

[59] Maurice Klippel (1858-1942) était un médecin réputé pour ses travaux en neurologie, psychiatrie, histologie, etc. Il publia de nombreux ouvrages et articles spécialisés au long de sa carrière et, une fois à la retraite, des essais historiques et philosophiques.

[60] Poésies philosophiques, 2 vol., J. Vrin, 1937-1938.

[61] Déjà Saint-Lambert expliquait la divinisation des forêts par les peuples anciens dans Les Saisons, éd. cit. p. 52 et la note p. 80-81. Lui-même, malgré son explication rationnelle, n’hésite pas à faire une description des bois fortement anthropomorphique : « Et vous, forêt immense… Tout semble autour de moi plein de l’Être-Suprême… »

[62] Op. cit., t. II, p. 90.

[63] Ibid., p. 193-200 : « L’Esprit et la Vie en contraste ».

[64] Ibid., t. I, p. 171.

[65] Ibid., t. II, p. 165.

[66] « Texte sur l’électricité » [1954],Lyres, coll. « Poésie-Gallimard », [1961] 1980, p. 82.

[67] Ibid., p. 89.

[68] Ibid., p. 95-97.

[69] Collection : « Que sais-je ? », passim. [note de l’auteur

[70] Op. cit., p. 95-97.

[71] J’emprunte cette expression à Philippe Ortel qui l’emploie pour évoquer l’influence de l’imaginaire photographique sur l’écriture littéraire :La Littérature à l’ère de la photographie, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 2002, p. 145.

[72] Ibid., p. 98-99. Certes, quelques lignes plus bas, Ponge s’amuse de sa propre idée et la nuance en avertissant du danger qu’il y aurait à prendre trop au sérieux de telles images.

[73] Ibid., p. 90.

[74] Sur les représentations de l’électricité dans la culture et la conscience française, voir Alain Beltran et Patrice A. Carré, La Fée et la Servante. La société française face à l’électricité XIXe-XXe siècle, préface d’Alain Corbin, Belin, 1991.

[75] La construction du premier réacteur nucléaire en France, à usage civil et militaire, fut décidée en 1952. Les travaux commencèrent en 1955 et s’achevèrent en 1956.

[76] Voir néanmoins la nette composante didactique dans le récent texte d’Alexandre Wajnberg (journaliste scientifique, comédien et écrivain) 8 minutes 19 secondes. Perles d’étoiles. Poème scientifique, coll. « Traverses », Les Impressions Nouvelles, 2002.




Photos

Outil pour la science, véritable « rétine du savant » (Jules Janssen, 1877), l’appareil photo est aussi un moyen de penser, d’aborder le monde, de se l’approprier, d’être-là, d’assumer un point de vue, de s’accommoder sur un réel devenu photogénique, digne ou tout simplement capable d’être photographié. Est vrai ce qui peut être photographié. Ou : la vérité est dans l’épreuve. Devenue l’aune de la preuve, elle débarrasse l’histoire des miracles, tout en fabriquant – dans son royaume de spectres – de nouveaux leurres pour les croyances mystiques.
Parmi toutes les applications pratiques et les politiques institutionnelles, parmi les images qui font rêver et qui font vendre, parmi les portraits de soi-même et les effigies de l’Autre, aucune rencontre avec la photographie ne fut aussi durablement polémique que celle avec « l’Empire des Lettres » (Paul Valéry, 1939). Combinaison paradoxale comme lui du réel et de la fiction, la photographie est le double de la littérature. Au moyen de son statut de témoin objectif, de document neutre, elle est science et savoir, mais grâce à l’opérateur, il y a subjectivité, choix, aveuglement, orgueil et tout l’inconscient de son identité et de sa tâche à accomplir dans la société.

Quand le photographe souhaite narrer, faire une mise en scène, illustrer le poème, le conte, le roman, il assume alors une fonction littéraire et s’allie aux mots. Mais l’écrivain, pendant au moins cent ans, refusa majoritairement une telle proximité, voyant dans cette illustration des valeurs inverses à celles de la page écrite. Suivent une foule de manifestes où l’invention de Daguerre sert de repoussoir, où un usage métaphorique est fait de « la seule notion de Photographie » (Valéry) ; et dans la fiction on met en scène le professionnel, être louche, dérisoire, caricatural et dangereux. Mais en même temps, le roman, des deux côtés de la Manche, des deux côtés de l’Atlantique, le conte, le poème, sont contaminés par les nouvelles images si détaillées, les corps instantanés : le narrateur se fait œil (Thomas Hardy), naît alors le point de vue, un point de vue qui est loin d’être omniscient (Henry James), qui voit le monde se transformer en images fixes (Georges Rodenbach), un point de vue multiple et fragmentaire (James Joyce)… L’influence de l’avènement de la photographie sur les Lettres va bien plus loin encore, mais pour saisir cette histoire il fallut créer une discipline, la photolittérature, et s’allier un groupe de recherche axé sur la création pure, l’Ouphopo (Ouvroir de photographie potentielle).

Paul Edwards
Université de Paris 7

Auteur de Je Hais les photographes ! Textes clés d’une polémique de l’image 1850-1916, Paris : Anabet, 2006.




La Deuxième vie de Michel Pétrovitch

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* Septembre 2007-mars 2008
Université de Bordeaux III
_Journées d’étude: «Lire, choisir, écrire : la vulgarisation des savoirs du Moyen Age à la Renaissance. Du 20 septembre 2007 au 20 mars 2008». Programme complet: http://www.cometes.org/
_2007/06/20/lire-choisir-ecrire
_-la-vulgarisation-des-savoirs-
_du-moyen-age-a-la-renaissance

* Mars 2008
Appel à contribution
L’équipe de recherche Traverses de l’université Stendhal-Grenoble 3 organise, dans le cadre d’un projet pluriannuel sur « Sciences, techniques, pouvoirs, fictions : discours et représentations XIXème-XXIème siècles », un
colloque international les 13, 14 et 15 mars 2008 sur le thème :
« Médecine, sciences de la vie et littérature ».
* Théâtre:

Adam et Ève, de M. Boulgakov au Théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis

* Décembre 2006

Revue

Alliage, no 59, Décembre 2006. Dossier sur « Médiation et culture scientifique », un autre sur « Couleurs », plus divers articles et chroniques. Courriel: alliage@unice.fr

* Livre

Conversations entre la littérature, les sciences et les arts, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006.
Collectif sous la direction de Laurence Dahan-Gaida. Choix de textes présentés en 2004 au congrès de la Society for Sciences, Literature and the Arts

* Séminaire Flaubert 2006-2007
Flaubert. Littérature et savoirs. II

Samedi 24 mars 2007

10h00-13h00
Claire Salomon-Bayet : « Flaubert et les sciences »

14h30-17h30
Françoise Mélonio : « Flaubert et la pensée libérale au XIXe siècle »

Cette séance se déroulera à l’ENS, 45 rue d’Ulm
Amphi Rataud

Martine Mesureur-Ceyrat
ITEM (CNRS-ENS)
Equipe Flaubert
4, rue Lhomond, 75005 Paris
Tél. 01 44 32 18 93
Mél : Martine.Mesureur-Ceyrat@ens.fr
http://www.item.ens.fr